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Par définition, la décision de s’inscrire à tel ou tel programme universitaire de 1er cycle est prise en majorité par de jeunes gens qui ne fréquentent pas encore l’université. Peut-être sont-ils conseillés par leurs parents qui, pour la plupart, n’ont pas non plus une expérience fine ou récente de l’université. De cela, on peut déduire que les perceptions qui incitent un.e cégépien.ne à choisir un programme, en histoire ou pas, ont peu à voir avec ce qui se passe réellement à l’intérieur de l’université, et bien plus à voir avec les perceptions qui circulent dans l’espace public. Dans les médias, par exemple.

Se peut-il que l’image publique de l’histoire influe sur l’envie des candidats de s’inscrire ou non à un programme d’histoire ? Si oui, il faudrait documenter cette image et s’en préoccuper. Je soumets ici deux idées. La première concerne le visage public de la discipline historienne et ses conséquences : je me risque ici à produire quelques données, à en proposer une typologie et à les commenter. La seconde idée est plus prosaïque : elle concerne la relation entre nos départements d’histoire et le baccalauréat en enseignement secondaire. En tant qu’historien universitaire moi-même et pour éviter les faux-semblants, je m’autoriserai à parler au « nous » pour désigner la communauté historienne.

Le visage public de l’histoire

On doit se préoccuper de l’image publique de l’histoire, c’est-à-dire des représentations des métiers de l’histoire et du champ d’action de l’historien.ne qui circulent dans l’espace public. Cette image informe le préjugé du grand public sur ce que les historien.ne.s font – ou ne font pas – et sur ce à quoi un diplôme d’histoire mène – ou ne mène pas.

Je me préoccupe de cette perception, car je constate trois choses. D’abord, je vois, au sein des « sciences humaines et humanités », un glissement des inscriptions vers les programmes perçus comme étant plus directement ancrés dans l’action sociale et dans les grands enjeux actuels. C’est ce que suggère l’essor de programmes de 1er cycle qui tirent leur épingle du jeu malgré le recul global des inscriptions (voir les textes de François Guérard et de Louise Bienvenue dans le présent dossier). En études féministes, l’effectif étudiant de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et de l’Université d’Ottawa a plus que doublé entre 2013 et 2018[1]. Il y a dix ans, des professeurs de science politique observaient qu’au sein de leurs programmes, « l’approche traditionnelle… cède la place à une approche davantage axée sur l’engagement et la politique comparée, qui intègre théorie et pratique[2] ». La vogue des cultural, ethnic ou diversity studies sur les campus anglo-saxons est de cette nature. Si on relie cette tendance aux mobilisations « jeunes » qui secouent la société civile, on peut présumer que les millénariaux, du moins la frange intéressée aux sciences humaines, ne sont pas tant obsédés par l’employabilité que simplement pragmatiques et orientés vers l’action.

C’est d’ailleurs très bien : mon second constat est que l’histoire qui se pratique dans nos départements répond fort bien à cette exigence. En raison des compétences pratiques associées à l’histoire – traiter divers types d’information, réaliser des analyses critiques –, mais aussi et plus simplement en raison de l’évolution fulgurante de nos contenus d’enseignement depuis trente ans. Le renouvellement du corps professoral ou les sujets de maîtrise montrent l’étendue et l’actualité des questions abordées en histoire, qui incluent des thèmes aussi brûlants que la politique environnementale, l’aménagement des villes, la migration, la médicalisation et diverses formes d’intersectionnalité. Loin d’être une dérive « présentiste », cet attrait pour des objets politiquement « chauds » s’accompagne le plus souvent d’une relation mature, pacifiée, entre la science et l’engagement social[3]. Bref, je pense que la discipline historienne s’est donné la capacité réelle et décomplexée d’intervenir de façon critique sur un vaste éventail d’enjeux actuels, directement pertinents pour le débat public[4].

Là où ça se gâte, et c’est mon troisième constat, c’est que cette actualité de l’histoire reste peu visible dans l’espace public – elle ne fait pas suffisamment partie du « visage public » de notre discipline. Ce sentiment est partagé : il est au coeur du History Manifesto (2014) des Britanniques Jo Guldi et David Armitage[5], de la récente sortie de l’historien canadien Thomas Peace[6] ou d’autres textes programmatiques qui revendiquent la prise en compte des analyses historiennes dans l’élaboration des politiques publiques[7]. Plus que de vibrants plaidoyers, cependant, c’est d’une stratégie et d’objectifs clairs dont nous avons besoin. Un matériau empirique pourrait-il aider à nous éclaircir les idées ?

À ma connaissance, il n’existe pas d’évaluation empirique de la présence historienne dans l’espace médiatique[8]. Pour pallier provisoirement ce manque, j’ai bricolé un protocole rapide et mené une exploration à petite échelle. J’ai lancé une requête dans l’outil de recherche Eurêka pour recenser les occurrences du terme « historien* » dans quatre quotidiens franco-québécois – La Presse, Le Devoir, Le Droit, Le Soleil – durant la période du 1er janvier 2019 au 13 novembre 2019[9]. Il en est résulté la cueillette de 435 occurrences, réduites en un corpus de 378 occurrences après élimination des doublons. J’ai ensuite distribué ces occurrences selon la typologie – largement ad hoc – illustrée en Figure 1.

Figure 1

Occurrences du mot « historien* » dans quatre quotidiens franco-québécois (n=378)

Occurrences du mot « historien* » dans quatre quotidiens franco-québécois (n=378)
Source : Base de données Eurêka, période du 1er janvier au 13 novembre 2019, recherche réalisée le 14 novembre 2019

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Comme on le voit, 306 occurrences, soit 81 % du corpus, tombent dans l’une des quatre principales catégories du graphique. C’est de ce sous-corpus de 306 articles de journaux franco-québécois, qui mettent tous en scène un.e historien.ne en action, que je souhaite discuter.

Définition des catégories

Précisons d’abord les définitions qui sous-tendent ces quatre catégories[10]. La « valorisation d’un patrimoine » désigne les articles qui montrent un.e historien.ne contribuer à la patrimonialisation d’un lieu ou d’un objet, qui en acquiert une distinction particulière sur la base de son rapport au passé[11]. Ces articles décrivent souvent explicitement l’objet comme « patrimonial » : le rôle de l’historien.ne dans le texte est de valider cette désignation ou de revendiquer la préservation du lieu ou de l’objet en cause — par exemple, les cas du Château Laurier, des maisons anciennes, des objets d’art.

Deux catégories tournent autour de la formule « objet de mémoire[12] ». L’expression désigne un élément du passé – bataille de Vimy, lutte pour le suffrage féminin, etc. – qu’on présume constituer une référence culturelle relativement partagée. La signification attribuée à cet élément du passé peut être présentée par l’historien.ne comme a-problématique – évidente, conventionnelle et/ou fixe – : en ce cas, l’article recensé a été classé dans la catégorie « vulgarisation d’un objet de mémoire ». On trouve dans cette catégorie des textes où l’historien.ne sert à offrir une chronologie factuelle de la Seconde Guerre mondiale, à commémorer l’aventure d’Apollo 11 ou à rappeler la fondation de la ville de Boischâtel. Dans d’autres cas, la signification de l’objet de mémoire est présentée par l’historien.ne comme problématique – disputée, plurielle et/ou changeante – : en ce cas, l’article recensé a été classé dans la catégorie « discussion critique d’un objet de mémoire ». On trouve dans cette catégorie des textes où l’historien.ne expose les débats sur l’héritage politique de Maurice Duplessis, critique l’invisibilisation des femmes en histoire de la littérature ou analyse les mémoires contestées du génocide arménien. Notons que la distinction entre vulgarisation et discussion critique n’implique pas de jugement de valeur : bien que féru de critique comme tout honnête historien.ne, il m’arrive souvent de présenter un élément du passé comme un fait conventionnel et fixe, pour des raisons pratiques ou parce qu’il m’apparaît comme tel.

Enfin, la catégorie « discussion critique d’un enjeu autre que mémoriel » désigne la discussion d’éléments du passé qu’on présume ne pas appartenir au répertoire commun des références mémorielles partagées, et que l’historien.ne met en discussion explicitement pour contribuer à un débat d’actualité. On trouve dans cette catégorie des textes où l’historien.ne recourt à l’histoire pour éclairer des débats sur la persistance du racisme, l’appropriation culturelle, les gouvernements minoritaires, le principe de précaution en écologie, la domestication de l’environnement ou le projet d’un lien routier entre Québec et Lévis.

Discussion

Je suis conscient d’abandonner ici certaines des nuances que ces distinctions requièrent, ou qu’elles requerraient dans un autre type de discussion. J’estime que, dans le contexte précis de la présente discussion, ces nuances se révéleraient plus inhibitrices qu’utiles. Deux raisons peuvent être invoquées ici : d’abord le caractère exploratoire de la démarche, puis le fait que je crois raisonnable d’assumer que les perceptions circulant dans l’espace public y voyagent sous une forme plus brute que délicate[13].

Sans exagérer la validité des données présentées, je crois qu’elles montrent deux constats. D’une part, dans les journaux, le personnage de l’historien.ne est très majoritairement associé.e à un rôle qu’on peut qualifier d’ « animation culturelle » sur le passé, c’est-à-dire orienté vers la mise en valeur du patrimoine, la vulgarisation factuelle ou la discussion critique d’objets de mémoire. À elles seules, les discussions factuelles ou critiques sur des objets de mémoire représentent 81 % du sous-corpus retenu, soit 248 occurrences. C’est une très bonne chose : cela signifie que la corporation historienne réussit à rendre visible un rôle qu’elle joue bien, qui est socialement important et dans lequel travaille une portion importante de nos diplômé.e.s. Les efforts pour valoriser « l’histoire publique » ou pour transporter la vulgarisation historique vers de nouveaux médias (comme s’y emploie un Laurent Turcot, par exemple) semblent porter fruit.

D’autre part, et c’est moins positif, la capacité de l’histoire à enrichir un plus vaste éventail de débats, autres que strictement mémoriels, est beaucoup moins visible. À peine 58 occurrences – 19 % du sous-corpus, 15 % du corpus total – montrent un.e historien.ne capable d’intervenir sur des questions d’actualité qui ne sont pas a priori des enjeux mémoriels. L’aptitude de l’histoire à nourrir l’action sociale et le débat public reste donc sous-estimée. Ce qui me paraît encore pire, et un peu bizarre, c’est que ce potentiel semble encore moins associé aux historien.ne.s basé.e.s au Québec. C’est ce que signale la Figure 2.

Mettons le graphique en contexte : dans notre sous-corpus de 306 occurrences, les textes montrant des historien.ne.s basé.e.s au Québec représentent 242 occurrences, soit 79 % du sous-corpus. Les 64 autres occurrences, soit 21 % du sous-corpus, mettent en scène des historien.ne.s basé.e.s ailleurs dans le monde, souvent en Europe. Or, le Graphique 2 montre que les enjeux non mémoriels ne concernent que 16 % des interventions d’historien.ne.s du Québec (38 sur 242), contre 30 % des interventions d’historien.ne.s basé.e.s hors du Québec (19 sur 64). Pour le dire simplement : lorsqu’un.e historien.ne intervient dans les journaux sur un enjeu autre que mémoriel, il y a proportionnellement plus de chances qu’il s’agisse d’un.e historien.ne basé.e à l’étranger.

Figure 2

Localisation des historien.ne.s intervenant sur des enjeux autres que mémoriels et objets de leurs interventions dans quatre quotidiens franco-québécois (n=58)

Localisation des historien.ne.s intervenant sur des enjeux autres que mémoriels et objets de leurs interventions dans quatre quotidiens franco-québécois (n=58)
Source : Base de données Eurêka, période du 1er janvier au 13 novembre 2019, recherche réalisée le 14 novembre 2019

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On peut même croire que l’écart aurait été plus grand si l’année politique 2019 n’avait pas été dominée par les débats sur la laïcité de l’État : en effet, cette circonstance a suscité la publication de nombreux textes montrant quelques historiens – surtout Gérard Bouchard et Yvan Lamonde – intervenir sur cette question d’actualité. Sans ce débat, les interventions d’historien.ne.s basé.e.s au Québec sur des enjeux autres que mémoriels auraient été franchement minoritaires et ce créneau n’aurait quasiment mis en scène que des historien.ne.s basé.e.s à l’étranger.

La cuvée 2019 laisse aussi entendre que l’intervention des historien.ne.s du Québec couvre un éventail de thèmes franchement étroit – 72 % portent sur la laïcité ou l’identité – tandis que les historien.ne.s de l’étranger sont associé.e.s à une palette plus riche et diversifiée. Dans les journaux, ce sont donc surtout des historien.ne.s de l’étranger qu’on voit intervenir sur les retombées actuelles de l’esclavage, le patronage, la montée de l’extrême droite, le mouvement #MoiAussi ou, dans pas moins de cinq textes différents, sur l’alimentation et l’industrie agroalimentaire. Par contraste, les textes qui montrent des historien.ne.s du Québec évoluer sur cette patinoire plus large sont beaucoup plus rares. On en compte tout au plus une dizaine, fort intéressants par ailleurs, qui éclairent des enjeux comme le travail féminin, les armes à feu, l’avortement, le glyphosate ou la raréfaction du service ferroviaire en région éloignée.

Redialectiser passé, présent et futur

Comment le lectorat des quotidiens francophones est-il amené à envisager le métier d’historien et son champ d’action ? Selon ces données, ce public devrait croire deux choses : d’une part, l’apport de l’histoire à l’action publique est relativement marginal ; d’autre part, quand il existe, cet apport est rarement le fait d’historien.ne.s basé.e.s au Québec. L’apport des historien.ne.s du Québec à un spectre élargi de débats publics reste ainsi peu visible pour le grand public, en dépit de la réalité de nos départements. Les jeunes qui rêvent de lier les sciences humaines et l’action sociale sont, sans surprise, portés à voir ailleurs.

Cette faible visibilité du potentiel historien me semble un problème et, pour parler franc, un échec. Un échec difficile à justifier puisqu’il existe une « demande » : les médias sont visiblement ouverts à ce type de contribution, susceptible d’attirer les millénariaux qui ont, comme nous, « le futur dans les veines », pour reprendre le mot d’E.H. Carr. De celui-ci au History Manifesto, l’appel n’est pas très différent et certainement pas moins pertinent qu’au temps de Carr :

Dans un contexte marqué par la croissance des inégalités, la crise de la gouvernance mondiale et les conséquences climatiques de l’activité humaine, le recours à des échelles d’enquête plus étendues devient nécessaire pour comprendre ne serait-ce qu’un peu mieux les nouveaux cadres qui façonnent nos vies […] Une discussion renouvelée sur le passé, le futur, et le futur du passé, est déjà en germe […] Mais pour répondre à cet appel à écrire et discuter sur le passé et le futur, il importe d’intervenir dans l’espace public, de manière à ce que les idées puissent être aisément partagées[14].

Apprendre à rattacher avec rigueur passé, présent et futur n’a rien d’une lubie pour le citoyen d’aujourd’hui : c’est un impératif pratique, facile à comprendre.

À cet effet, mon hypothèse est la suivante : concevant les sciences humaines comme une voie d’accès à l’action sociale, des jeunes excluent l’histoire, non pas à cause de ce qu’elle est, mais à cause d’une image publique dissimulant l’étendue de ce que les départements d’histoire ont à offrir. Si cette hypothèse est valable, cela suggère différentes solutions.

D’une part, il nous faut mieux valoriser, dans les différents médias, l’apport de l’histoire à un plus large spectre d’enjeux sociaux. J’apprécie beaucoup les interventions individuelles d’historien.ne.s comme Carl Bouchard, Denyse Baillargeon, Yves Gingras, Francis Langlois, d’étudiantes comme Marilyne Caouette ou du rappeur-diplômé Webster. Toutefois, il faut aussi employer à cette fin des véhicules collectifs tels que l’Institut d’histoire de l’Amérique française, nos départements et nos revues savantes : ils doivent assumer un rôle systématique de soutien à une plus grande visibilité publique de l’histoire[15]. Cette visibilité aiderait autant à attirer les inscriptions qu’à réaliser le potentiel de l’histoire pour enrichir le débat public. Il existe certes des obstacles à cela. La délocalisation parfois excessive de nos objets thématiques – qui aide tant à publier à l’international – rend parfois plus laborieuse notre insertion aux discussions québécoises, mais il reste qu’on peut facilement prendre le Québec comme point de départ pour des interventions à la portée plus vaste : l’historien de Concordia Steven High me semble un exemple à suivre sur ce point[16].

D’autre part, la face visible de nos départements devrait mieux expliciter l’ancrage social de l’histoire et sa relation à l’actualité. Je pense aux sites web, aux catalogues de cours, aux objectifs des programmes de 1er cycle — tout ce que consulte un futur étudiant qui magasine son avenir. Sans forcer la note, ne pourrait-on pas infléchir nos intitulés de cours pour montrer les liens que nous faisons déjà, par exemple, entre histoire et actualité ou entre les espaces québécois et transnationaux ? Ce serait bien simple. Pour des raisons de rigueur autant que d’image, ce renvoi au présent devrait aussi s’accompagner d’une réflexion plus explicite sur notre rapport à l’actualité. Nous la tenons déjà, cette réflexion : en donnent l’exemple les débats en cours sur la relation toujours renouvelée entre mémoire, présentisme et histoire du temps présent[17]. De toute façon, la crainte d’un excès de présentisme ne nous dispense pas de cette réflexion, dont on ne saurait se priver dans nos activités plus mémorielles ou patrimoniales[18].

Je ne plaide donc pas du tout pour une réorientation de la discipline historienne. Je suggère de mettre en valeur toutes les facettes de ce que nous sommes déjà, pour que notre image publique reflète la relation active, à la fois nuancée et volontaire, que nous travaillons fort pour entretenir avec le présent. Les petits tableaux compilés ici sont bien artisanaux : le corpus utilisé présente des limites évidentes (les grands quotidiens ne sont qu’un aliment de la diète informationnelle des 18-24 ans) et les biais induits par la méthode employée n’ont pas été évalués. Un chantier plus soutenu fournirait une lumière plus riche. Toutefois, pour l’instant, ils nous suggèrent quelques voies d’avenir bien pratiques.

En aparté : l’Univers social et nous

Ma seconde réflexion est plus expéditive. Je pense que la communauté historienne doit mettre à jour sa relation avec le baccalauréat en enseignement secondaire (BES) en univers social, et en tirer un plan d’action. On connaît les débats passés sur le BES et l’histoire au secondaire[19]. Un large pan du débat concernait la place congrue des cours encore offerts par les départements d’histoire aux futur.e.s enseignant.e.s du secondaire[20]. Pour dire les choses clairement : puisque les facultés d’éducation n’autorisent pas les futur.e.s enseignant.e.s à suivre plus que l’équivalent d’un certificat en histoire, la création du BES à la fin des années 1990 a imposé aux départements d’histoire une perte sèche de leur clientèle.

Si, après un quart de siècle d’existence, le BES en univers social s’était révélé un franc succès pour la société québécoise, il n’y aurait aucune raison de revenir sur le sujet. Cependant, en réalité, son bilan est, pour le moins, autrement plus mitigé. Les lacunes criantes du BES nous autorisent à parler, de façon tout à fait légitime, de leur effet négatif sur la viabilité de nos propres programmes de 1er cycle en histoire.

Plus que sa création déjà ancienne, ce sont les difficultés actuelles du BES qui ont un effet désastreux sur les départements d’histoire. Certes, dès sa naissance, le BES a sabré les crédits d’histoire des futur.e.s enseignant.e.s et ce fait seul pouvait être jugé scandaleux. Mais la calamité d’aujourd’hui, c’est que, après avoir échoué à intéresser les jeunes à l’histoire, le BES en univers social subit un franc effondrement de ses inscriptions[21]. Plus prononcé que celui des départements d’histoire, il y participe considérablement en raréfiant les apprenti.e.s enseignant.e.s qui fréquentent nos classes. Pire : par un effet de spirale descendante, cette chute pousse les programmes de BES à se replier encore davantage sur eux-mêmes en grappillant autant qu’ils le peuvent les quelques crédits que nous dispensons encore. C’est à tout le moins l’expérience connue par mon propre département, et je la crois partagée avec d’autres universités.

Bref, le BES tend à imposer aux départements d’histoire le poids de ses propres échecs en rognant encore plus sur la formation en histoire des professeur.e.s d’histoire de nos enfants. Cela n’est bon ni pour les départements d’histoire, ni pour les futur.e.s enseignant.e.s.

Le moyen de ces rapines est le tout-puissant Comité d’agrément des programmes de formation à l’enseignement (CAPFE). Cet organisme ministériel a pour tâche d’agréer les programmes de formation des maîtres comme le BES, et, puisqu’il a ainsi droit de vie ou de mort sur les programmes, il use de cette position pour dicter ses conditions aux universités. À l’Université du Québec à Trois-Rivières, c’est la visite d’inspection du CAPFE qui a permis au BES en univers social de régler ses problèmes en transférant des crédits du département d’histoire vers celui d’éducation. Jusqu’à récemment, ce comité semblait le véhicule privilégié des plus zélés représentants des sciences de l’éducation.

Mais cela pourrait changer. La réalité du moment, c’est que les promesses du CAPFE – il devait assurer la formation d’enseignant.e.s compétent.e.s en nombre suffisant et garantir aux universités de juteuses cohortes d’inscrit.e.s – se transforment en désastre pour tout le monde. Le ministère de l’Éducation, qui a consenti au CAPFE ses pouvoirs, doit maintenant gérer une grave pénurie de main-d’oeuvre et diverses insatisfactions quant à la qualité des enseignant.e.s. Après s’être pliées aux quatre volontés du Comité, les universités se retrouvent avec des facultés d’éducation gonflées à l’hélium, mais sans clientèle. En outre, l’opinion publique est saturée de jugements négatifs à l’endroit des sciences de l’éducation et de leurs modes pédagogiques[22].

Ce contexte ouvre une fenêtre politique que la communauté historienne doit exploiter pour demander qu’on arrête les frais. La pétition lancée en février 2020 par l’Institut d’histoire de l’Amérique française[23], qui demande au ministre de l’Éducation de faciliter l’accès des diplômé.e.s d’histoire au métier d’enseignant, va dans cette direction. Cependant, un front commun réunissant aussi les revues et les départements d’histoire augmenterait les chances de succès et rendrait possible une stratégie à long terme. Outre l’accès à l’enseignement, ce front commun devrait demander publiquement l’abolition du CAPFE, ou au moins une réduction drastique de son autorité. Les arguments ne manquent pas. Cette demande ne remet pas en cause l’existence du BES : ce n’est pas la question. Mais elle restaurerait entre les départements d’histoire – et d’autres disciplines – et le BES un rapport de force plus équilibré, qui laisserait les universités libres de prendre des décisions plus mesurées en matière de formation des maîtres.