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– L’infectiologue : Il fait beau aujourd’hui. N’est-ce pas?

– Le biochimiste : Oui, effectivement. Mais depuis quand observes-tu une chose pareille? D’habitude, tu ne vois rien de ce qui se passe autour de toi, sinon des microbes, des bactéries et des virus.

– I : Bah, la vie change. On voit des choses qu’on ne voyait pas avant. Pourtant, elles étaient là.

– B : J’entends un gars qui est sur le bord de la retraite. Tu n’as quand même pas envie de prendre ta retraite?

– I : Pourquoi pas. En tant qu’infectiologue, j’ai fait tout ce que j’avais à faire. J’ai eu une carrière de chercheur enviable, mais sans éclat. À part quelques collègues, personne ne me connaît.

– B : Justement, pourquoi tu ne tentes pas de produire un vaccin contre le Covid-19? Tu pourrais devenir célèbre.

– I : C’est quoi d’être célèbre pour un scientifique? Tu es célèbre seulement si tu apparais dans les médias fréquemment. Et tu apparais dans les médias seulement si ta gueule est sympathique.

– B : Tu es vraiment pessimiste. Fais-moi confiance, si tu développes un vaccin qui réussirait à éradiquer une pandémie, c’est clair que tu seras perçu comme un héros. C’est la planète entière qui saura que tu es un grand infectiologue.

– I : Peut-être. Mais il y a déjà une pléthore de chercheurs qui se penchent sur ce défi. On ne sera pas les seuls si notre équipe s’y mettait.

– B : Ce n’est pas compliqué. C’est une occasion en or. Profitons-en. Nous pourrions faire rapidement des tests. Nous pourrions même les faire sur nous-mêmes pour ne pas perdre trop de temps. Je connais même des gens autour de moi qui seraient prêts à se porter volontaires comme cobaye. Une fois qu’on aura trouvé une piste intéressante, on pourra suivre les protocoles.

– I : Le risque est grand de créer du tort à des personnes vulnérables.

– B : Bah, peut-être. Il faut souvent sacrifier quelques personnes pour en faire bénéficier plusieurs.

– I : Mais c’est quand même de la tricherie.

– B : Ben voyons donc. Qui ne triche pas? Tu le sais mieux que quiconque.

– I : Même si plusieurs contournent les règles, ce n’est pas une raison pour tricher.

– B : Penses-y deux fois. C’est la gloire qui t’attend. Elle est là au bout de ton nez.

– I : Écoute-moi bien. Toi, tu es jeune, tu as tout à gagner, tandis que moi j’ai tout à perdre.

– B : C’est plutôt le contraire. Moi, en tant que biochimiste, j’ai tout à perdre et toi tout à gagner. Vois-tu, si je perds, c’est ma carrière qui est foutue. Toi, si tu perds, ce n’est pas grave, car tu es en fin de carrière. C’est toi-même qui viens de le dire. Tu veux prendre ta retraite.

– I : Pas tout à fait. Car si je perds, c’est toutes mes recherches précédentes qui seront à risque d’être discréditées. De toute façon, je ne me sentirais pas confortable dans ma conscience. Je préfère être méconnu et me sentir intègre que célèbre et pervers. De toute façon tout se sait en ce monde. Ce n’est qu’une question de temps. Et plus tu joues gros, plus tu risques de tomber de haut.

– B : Tu parles comme un infectiologue qui sait de quoi il parle.

– I : Ce n’est pas sorcier, il y a plein d’exemples de chercheurs qui ont perdu la face.

– B : Mais tu oublies tous les autres qui s’en sortent plutôt bien.

– I : J’ai l’impression d’entendre le diable qui laisse miroiter le miracle. C’est sûr que la tentation est toujours là, mais je ne peux pas. Ce n’est pas honnête.

– B : Je ne te demande pas de faire un vol de banque, de cacher tes avoirs dans des abris fiscaux, ni de produire un vaccin inefficace. Mais seulement d’aller plus vite.

– I : Tu vois, pour moi, inefficace, ce n’est pas seulement un vaccin de piètre qualité. Ce sont des gens qui décèdent en pensant qu’ils étaient immunisés. La recherche scientifique c’est plus que ce qui se passe dans une éprouvette. Il y a des vies humaines.

– B : Bah, des vies humaines. De toute façon, les gens qui vont mourir, ce sont des gens déjà en fin de vie qui décéderont dans l’année qui suit. C’est quand même drôle. Les gens sont prêts à se prémunir de l’aide médicale à mourir, mais ne prendraient pas le risque d’un vaccin qui, dans le meilleur des mondes, les protégerait, tandis que nous sommes déjà dans le pire scénario.

– I : Ce n’est pas possible. C’est vendre mon âme. Je suis certain que j’en ferais une dépression.

– B : Ben voyons donc. Il n’y a rien là. Tu parles comme si la vie avait une valeur. Ce n’est pas compliqué. On naît, on mange, on baisse et on meurt. C’est tout. Nous n’avons pas à nous questionner sur des enjeux existentiels. Ni à écouter notre conscience. De toute façon, c’est quoi ça la conscience? N’est-elle pas uniquement un outil à notre disposition pour s’adapter au monde et survivre du mieux que l’on peut?

– I : Je ne sais pas. J’ai des doutes.

– B : C’est justement cela le problème, tu penses trop. Ton devoir moral c’est de tout faire pour trouver une solution à un problème technique. C’est le sens de l’éthique de la recherche scientifique. Alors, la fin justifie les moyens. De toute façon, on est tous des Prométhée qui volent le feu.

– I : Justement, ils sont là mes doutes. Tu oublies que Prométhée a été puni pour son geste.

– B : Peut-être, mais c’est toute l’humanité qui en profite encore aujourd’hui. Il me semble que cela en valait la peine.

– I : C’est une manière de voir les choses. Et si on se disait que, depuis ce vol, les hommes ne se posaient plus les bonnes questions. Ils se sentent immortels. Alors, à quoi bon se questionner sur le sens de l’existence.

– B : Sauf, que pour nous, il ne s’agit pas seulement de se sentir immortels, mais de le devenir. Imagine-toi un vaccin qui assurerait l’immortalité, ou disons, pour être plus modeste, un vaccin qui nous donnerait cinquante ans de plus à vivre.

– I : Je veux bien, mais dans quelle condition? Cinquante ans de plus sans qualité de vie, ça ne vaut pas le coût. Je ne prendrais pas le risque. Tu oublies que c’est grâce à l’idée bien présente dans notre esprit, celle qu’un jour on va mourir, que les choses s’éclairent un peu mieux pour nous. Tu es peut-être trop jeune pour le sentir. Pour toi, c’est sûrement une question un peu abstraite. Tu vois, pour moi, c’est une question que je ressens dans mes tripes. Statistiquement, il me reste à peine quinze ans à vivre. Cette idée me jette par terre.

– B : Ben voyons donc, tu es en pleine forme. Encore hier, dimanche, tu t’es flanqué cent cinquante kilomètres de vélo. Pas si mal pour un gars de soixante-dix ans.

– I : Tu devrais savoir que cela ne donne aucune garantie pour la suite.

– B : C’est vrai, mais tu ne pars pas avec deux prises contre toi comme une personne qui se retrouve avec de multiples comorbidités.

– I : De toute façon, ce que tu me suggères, c’est l’appât du gain.

– B : Ce n’est quand même pas la pomme d’Adam.

– I : Au contraire, c’est justement cela que tu me proposes : une nouvelle chute de l’humanité.

– B : Ouah, tu vois grand. Je ne me projette pas jusque-là.

– I : Penser, c’est voir les choses à la hauteur de l’universel.

– B : Alors, je ne dois pas penser beaucoup.

– I : C’est ce que je pense.

– B : C’est drôlement prétentieux de ta part. Monsieur l’infectiologue pense. Lui, il pense, tandis que les autres, la masse, ne sont que des Eichmann. Dis-toi bien qu’effectivement la masse des gens n’a pas le loisir ou le luxe de penser. Ils sont en mode de survie.

– I : Je ne te parle pas d’une activité intellectuelle. Je parle de ce qu’est une vie humaine.

– B : Et c’est quoi?

– I : C’est en grande partie un dialogue avec notre propre conscience. C’est comme si je lui posais des questions et que celle-ci me répondait. Peu importe ce que je fais, mon métier, ma profession, mes intérêts dans la vie, il y a toujours quelque chose à l’intérieur de nous qui nous parle.

– B : Oh là là, monsieur est devenu philosophe!

– I : Et pourquoi pas? Ce sont des questions philosophiques qui n’appartiennent pas qu’aux philosophes. Ces questions habitent toutes les consciences humaines.

– B : Dans ce cas, moi le biochimiste, je pense autant que toi. Alors, ne dis pas que je ne pense pas.

– I : Disons que tes questions et les réponses que tu te donnes se limitent plutôt à ce que tes sens te fournissent.

– B : On croirait entendre Platon!

– I : Ce n’est pas lui qui parle en moi. En fait, ce qui me fait penser, ce sont ces événements comme la pandémie. Ces événements produisent une brèche dans ma conscience.

– B : Comme moi, le biochimiste, qui te parle de faire avancer la recherche à tout prix.

– I : Oui, mais ta proposition ne me fait pas autant réfléchir comme cette pandémie de la Covid-19.

– B : Alors, tu es d’accord avec ma proposition.

– I : Je n’ai jamais dit cela. Je dis seulement que les événements comme la pandémie nous amènent un éclairage nouveau sur l’humain, si on se laisse interroger, évidemment.

– B : Eh bien, pour moi, ce n’est qu’un problème qui trouvera son issu dans des solutions techniques.

– I : Tu crois que nous ne devrions pas y penser plus qu’il ne faut. Que nous pourrons un jour, pas très éloigné, reprendre notre vie comme si rien ne s’était passé.

– B : C’est à peu près cela. De toute façon, tu as probablement raison, moi les soubresauts existentiels, ce n’est pas mon fort.

– I : En autant que tu reçoives ta paie comme à l’habitude.

– B : C’est à peu près cela.

– I : Les autres comptent peu.

– B : Oui, mais il ne faut pas en faire un plat. C’est déjà assez difficile comme cela pour nous les biochimistes.

– I : Finalement, c’est pour cela que tu es prêt à tout pour arriver à tes fins.

– B : Si tu veux.

– I : À l’évidence, nous ne vivons pas sur la même planète.

– B : Pourtant, nous travaillons ensemble depuis une quinzaine d’années.

– I : Il fallait seulement une situation à la limite de notre imagination pour qu’on se rende compte que nous ne pensons pas pareil, que nous n’avons pas les mêmes valeurs.

– B : Mais cela ne signifie pas que tu as raison. Je ne connais rien à la philosophie, mais l’un de mes copains est justement philosophe ou disons qu’il enseigne la philosophie. Un jour, il m’a dit que pour Hegel, la raison avance dans l’histoire en se servant des passions humaines.

– I : Et alors!

– B : Si nous acceptons cette prémisse, qu’est-ce qui laisse croire que mes plans ne seront pas au service de la raison ou de l’humanité, même si je suis un pervers comme tu le dis si bien.

– I : Ne le prends pas si mal. Je voulais seulement dire que ton plan était un peu tordu. Mêmediabolique. Effectivement, je te le concède. Comment savoir? De toute façon, on ne s’en sortira pas. Dans ce cas, je préfère le pari de Pascal.

– B : Ne viens pas mêler Dieu avec tout cela.

– I : Je réfère à Pascal par analogie. Je préfère me mettre au service de ma conscience même si celle-ci me trompe. Au moins, je n’aurai pas l’impression d’avoir vendu mon âme.

– B : Pour moi, il n’y a pas d’âme, de Dieu, de conscience. Il n’y a que des désirs, des intérêts personnels à défendre. Un point c’est tout.

– I : C’est une façon de voir.

– B : Il n’y a rien de scientifique dans tout ce que tu dis. C’est étonnant de la part d’un infectiologue de ton envergure.

– I : Là n’est pas la question.

– B : C’est quoi alors la question?

– I : C’est une question éthique. Il ne faut pas tout mêler.

– B : Bon, en plus d’être un pervers, le Diable en personne, quelqu’un qui ne pense pas, je mêle tout maintenant.

– I : Je veux seulement dire la chose suivante. Ce n’est pas parce que nous pouvons trouver une solution technique à un problème que nous devons nécessairement le faire. Pour moi, ce n’est pas une justification.

– B : Ça prendrait quoi pour te faire entendre raison?

– I : Je suis d’accord que sauver des vies est une chose importante pour tout être humain. Mais je crois aussi que la mort fait partie de la vie et qu’elle mérite qu’on y réfléchisse un peu plus. Je crois qu’une réflexion sur la mort peut nous éclairer sur le sens de notre vie.

– B : Pourrions-nous alors faire une pierre-deux-coups?

– I : Qu’est-ce que tu veux dire?

– B : Faire tout notre possible pour créer un vaccin tout en maintenant vivant la question éthique du sens de la vie et de la mort.

– I : Bien sûr. Mais je ne crois pas que cela soit possible.

– B : Pourquoi?

– I : Lorsque nous sommes en santé, nous oublions facilement certaines choses importantes de la vie. Nous tenons tout pour acquis, ce qui nous rend souvent téméraires.

– B : Alors, elle est où la solution?

– I : Je ne sais pas. Peut-être que les questions de sens sont réservées seulement à un certain groupe de gens.

– B : Un groupe d’élite?

– I : Non, seulement un groupe de gens marginaux. Et même là, je ne suis pas certain.

– B : Monsieur l’infectiologue doute encore!

– I : Oui, toujours. Il serait peut-être plus juste de dire que tous les êtres humains se posent ces questions, mais à des niveaux différents.

– B : Alors, ce ne serait pas une question de nature, mais de degré.

– I : C’est à peu près cela.

– B : Finalement, il y a de la place pour tout le monde. Et c’est cela qui compte.

– I : Oui, en autant qu’il puisse y avoir des lieux de réflexion. Et cela c’est moins certain dans une société de consommation comme la nôtre qui vante les mérites de la suractivité et de la performance.

– B : C’est drôle, je ne me sens pas bien tout d’un coup. J’ai mal partout dans mon corps.

– I : Merde. Tu dois te faire tester dès maintenant.

– B : On se calme. Ce n’est pas une mort annoncée. De toute façon, il n’y a pas de remède.

– I : Je me sens impuissant.

– B : Peut-être pas!