Abstracts
Résumé
Cette étude situe le roman de Patricia Godbout dans la continuité de ses travaux historiques et théoriques l’ayant amenée à dépouiller de nombreuses archives d’écrivaines et d’écrivains. De celles-ci aux archives familiales dont la narratrice du roman se trouve la dépositaire se révèle pourtant une distance qui est l’espace même du romanesque. Plus que l’histoire d’une famille, Bleu bison devient l’exploration d’une surabondance documentaire qui confinerait apparemment au chaos si elle ne trouvait son foyer en la narratrice elle-même, attentive à recueillir finement des traces, surtout celles de son frère, artiste inaccompli qui s’est donné la mort. L’archivage aura au bout du compte restauré une continuité et une certaine unité.
Mots-clés :
- Patricia Godbout,
- Bleu bison,
- archives,
- histoire,
- famille,
- art,
- chaos
Article body
S’il n’est pas rare que des universitaires surtout connus pour leurs recherches savantes en viennent à publier des romans, la publication de Bleu bison par Patricia Godbout demeure un phénomène assez singulier, à la fois par son caractère tardif dans une carrière axée essentiellement sur l’histoire, la théorie et la pratique de la traduction, mais surtout par le lien très particulier que ce récit entretient avec les travaux antérieurs de son auteure. Ce qui peut sembler au départ comme un « saut » inattendu dans la création littéraire, voire comme une rupture permettant de quitter le monde plutôt cérébral de la recherche universitaire pour la sphère beaucoup plus intime et chargée d’affects de la vie familiale, se révèle plutôt comme un déplacement riche en continuités avec des enjeux antérieurs concernant la recherche et, notamment, les travaux importants menés par Patricia Godbout sur les archives d’écrivaines ou d’écrivains.
Pourtant, le roman impose d’entrée de jeu un choc du réel dont le moins qu’on puisse dire est qu’il se situe aux antipodes de tout registre scientifique, réflexif ou même simplement lyrique. « J’ai fait pipi sur la chaise du dentiste. J’ai cinq ans et je viens de me faire arracher toutes les dents » (Godbout, 2017 : 7). L’ouverture au présent donne l’impression que c’est l’enfant elle-même qui raconte avec une simplicité naïve cet « accident » à la fois trivial et comique, comme si la narratrice sentait le besoin de placer dès le départ son récit à une très grande distance de toute culture intellectuelle et savante. Certes, nous aurons tôt fait de constater, dès les phrases suivantes, qu’il s’agit en fait d’un récit rétrospectif dont la narratrice sans doute adulte n’est pas encore identifiée ni située. Il n’empêche que ce commencement est davantage qu’une fausse piste : elle impose un registre que l’on retrouvera tout au long du roman, celui de la vie ordinaire, physique et matérielle, soumise à l’évidence première des objets et des corps, à leurs besoins et leurs usages. Cette vie ordinaire, la plus prosaïque qui soit, c’est celle des relevés de comptes qu’une personne continue de recevoir après sa mort; ce sont les chaises pliantes et le parapluie que le frère de la narratrice garde dans le coffre-arrière de sa voiture et qui permettront à leur mère vieillissante et fatiguée de « s’assoir, pas très loin du trou » (31) où on enterre son fils; c’est un salon funéraire dont le plafond se met à couler alors que l’on rend les derniers hommages à la mère décédée; ou encore, c’est une armoire de cuisine en train d’être vidée et où l’on découvre une boîte remplie d’épices et de fines herbes dont la narration prend soin de faire l’inventaire : cannelle, girofle, gingembre, thym, sarriette, tout en mentionnant non seulement le titre d’un vieux livre de cuisine en anglais trouvé dans la même armoire, mais en précisant qu’il contient des recettes de « donuts, gingerbreads et hot biscuits » qu’on appelait dans la famille des « biscuits chauds » (87). Les exemples ne manquent pas de tels détails qui appartiennent à ce qu’on pourrait appeler la prose des jours et donnent à tout le roman sa qualité de proximité et de familiarité.
L’intrigue de Bleu bison est simple, même si elle fourmille de détails, d’anecdotes et de personnages mineurs et qu’elle ne se plie guère à la chronologie. À première vue, la narratrice Mélissa, traductrice de profession, entreprend de raconter son enfance et l’histoire de sa propre famille, dont les parents sont originaires de la Baie des Chaleurs en Gaspésie et se sont installés dans le quartier de Verdun à Montréal, avec une parenthèse de quelques années en Ontario alors que le père y travaillait comme bûcheron, avant la naissance de la narratrice. C’est la figure du père, travailleur de la construction, sculpteur et ébéniste dans ses temps libres, qui occupe tout le premier chapitre, à partir d’un événement qui déterminera un demi-siècle de vie : le déménagement de la famille dans un bungalow construit de ses mains à « La Prairie Beach » sur la Rive-Sud de Montréal. Nous retrouverons cette maison tout au long du récit et davantage encore dans sa seconde moitié, quand viendra le temps de la vider des innombrables objets et documents qu’elle contient.
Tout va très vite en ce début de roman : la vie du père, son enfance, sa migration de la Gaspésie à la ville, ses voyages dans l’Ouest, son mariage, son assiduité aux Chevaliers de Colomb, son plaisir de « goss[er] des bas-reliefs et des bustes africains », tout cela est traité en quelques pages et se conclut par sa mort à l’hôpital. À cette mort survenue il y a plusieurs années s’en ajoute une autre qui vient tout juste de se produire et qui est de nature beaucoup plus tragique : celle du frère cadet de la narratrice, Louis, dont un ami a découvert le corps dans sa voiture à demi ensevelie dans la neige. Artiste talentueux mais douloureusement inaccompli, cultivé mais instable, habitué des drogues, il s’est donné la mort et il devient dès ce moment la figure centrale du récit. Un peu plus loin, c’est la mère qui décédera à son tour. Ce qui s’annonçait comme une simple autobiographie familiale s’écrit donc sous l’angle de ce qui reste des trois disparus, jusqu’à la liquidation complète de la maison familiale où Louis avait conservé un atelier et un grand nombre d’objets personnels.
Plutôt que de se dérouler de façon linéaire, le récit se construira comme une cueillette incessante de traces, de souvenirs, d’objets et d’anecdotes. Cette trame rejoint une expérience on ne peut plus commune, que la plupart des personnes d’un certain âge ont connue ou connaîtront tôt ou tard : celle de devoir vider un appartement ou une maison après la mort d’un père, d’une mère ou d’un autre proche, de se retrouver devant une foule d’objets, de bibelots, de meubles, d’oeuvres d’art hétéroclites, d’ouvrir des tiroirs, des armoires ou des boîtes en y trouvant tant des objets d’utilité que des documents souvent intimes : lettres, photos, journaux personnels, notes diverses.
Ce qui paraît par contre beaucoup moins habituel, c’est l’usage du terme de « documents » qu’emploie la narratrice pour désigner ce qu’elle recueille et accumule. Ce mot surgit dès le premier chapitre où il s’impose avec force dans la langue du père, qui vient de construire le bungalow de La Prairie où emménage la famille : « Verdun […] n’était plus qu’un lointain souvenir. Les pièces nues de la maison, il les meublerait lui-même et gosserait même dans le bois quelques bibelots et bas-reliefs. Il appelait ça des documents » (8). On ne désigne pas ordinairement des objets que l’on fabrique, qu’ils soient utilitaires ou artistiques, par un tel terme que le texte prend d’ailleurs soin de souligner. Outre que la désignation de « document » s’applique très souvent au domaine juridique ou administratif, par exemple aux attestations d’identité et de statut civil, le mot a aussi une valeur de témoignage ou de preuve : on « documente » un événement, une affaire, afin d’en éclaircir le contexte et les circonstances, on « documente » une recherche pour en étoffer les fondements, la substance, l’argumentation, la signification. En employant ce terme au sujet d’activités présentes, le père donne l’impression d’être déjà en train d’archiver sa propre pratique d’artiste amateur et jusqu’à sa vie elle-même. Chose frappante, la narratrice, loin de s’en étonner, ne tarde pas à reprendre le terme à son compte : « Quand on a emménagé dans notre nouvelle maison, à Pâques de l’année 1961, celle-ci contenait encore très peu de documents » (9). Lorsqu’en toute fin de chapitre, elle raconte être arrivée trop tard à l’hôpital pour assister à la mort de son père, elle conclut en insistant de nouveau sur le terme : « Il nous resterait de lui quantité de documents dont il avait rempli la maison, quelques photos, nos souvenirs. La trace de lui dans notre être même » (p. 16; c’est la narratrice qui souligne). Les documents sont ici une affaire de famille particulièrement intense et la mère elle-même semble engagée dans ce travail presque archéologique de fouille et de conservation, notamment au sujet de son fils Louis, ce qui semblerait assez naturel étant donné sa fin tragique si Mélissa ne précisait qu’il s’agit en fait d’un phénomène antérieur à celle-ci :
Maman a une façon bien à elle d’entretenir des liens avec les documents du passé de son fils. Même avant la mort de Louis, elle pouvait surgir dans le salon, une boîte à la main, en interrompant une conversation, pour me rendre un bout de papier, une photo, qu’elle avait trouvés dans les piles et les amas divers qui forment un ensemble hétérogène et mystérieux au plus creux de sa chambre, ensemble qui m’a toujours effrayée.
50
Ce passage concernant la mère de Mélissa et de Louis est des plus révélateurs. D’abord, après les références aux « documents » du père, il situe encore plus clairement la passion d’archiver dans une filiation dont la narratrice est l’héritière. On pourrait même dire que cette scène de la mère brandissant des documents prélevés dans une masse confuse constitue en fait une mise en abyme du récit entier tel qu’il est raconté par Mélissa, elle qui ne va cesser à son tour d’extraire du magma familial des fragments ayant une valeur affective et qui sont porteurs de sens. L’autre composante, c’est le mystère même de cette masse et le sentiment d’effroi qu’elle suscite : le vocabulaire utilisé par la narratrice tend à donner à ces documents conservés par la mère à la fois une hauteur, qui se traduit en « piles », en « amas », et une profondeur qui situe ce trésor mémoriel « au plus creux de [l]a chambre ». D’où vient que cela puisse être « effrayant »? Sans doute de la quantité elle-même et de son caractère chaotique, mais peut-être aussi du potentiel de secret et de dissimulation qu’il représente. En effet, la narratrice ajoute que sa mère évoquait parfois des documents, une lettre ou une carte d’anniversaire par exemple, « mais sans les produire » (50), comme si cette omission relevait d’une absence de preuve et jetait un léger soupçon sur l’authenticité de la pièce. Sans doute l’honnêteté de la mère n’est-elle pas mise en cause, mais tout concourt ici à faire de la documentation familiale une sorte de site archivistique et archéologique dont aussi bien la teneur que les contours sont indéterminés, inépuisables et proprement vertigineux.
À un récit familial classique structuré par une progression temporelle depuis l’enfance, se substitue donc une trame fragmentaire qui soumet entièrement l’histoire familiale à la médiation de l’archivage, tenant pour beaucoup au hasard des fouilles et des trouvailles et allant dans le sens d’une multiplication irrésistible des pièces découvertes. La continuité entre ce récit familial et les recherches universitaires de Patricia Godbout menées sur quelques décennies est évidente mais il faut l’étudier d’un peu plus près. On le sait, la pratique de la traduction s’est toujours accompagnée chez elle d’une perspective historique solidement étayée. L’ouvrage majeur paru en 2004, Traduction littéraire et sociabilité interculturelle au Canada (1950-1960), donne en référence une dizaine de fonds d’archives et de centres de recherche ayant permis de documenter le parcours de certains pionniers de la traduction littéraire. D’autres travaux subséquents (dictionnaire, édition critique) supposent une même démarche archivistique, mais il est plus important encore que cette démarche se soit accompagnée d’une réflexion théorique et critique approfondie.
Un article publié par Patricia Godbout en 2006 paraît à cet égard particulièrement éloquent et il paraît même annoncer la quête documentaire qui traversera Bleu bison, en même temps que ce texte paru dans une revue savante révèle déjà l’écrivaine qui peut parler de son propre travail avec une rare sensibilité et des images qui donnent à la théorie une couleur personnelle et chaleureuse – cela, dès le paragraphe d’ouverture :
Je fouille dans les papiers de Louis Dantin, d’Alfred DesRochers, de John Glassco, comme on fouillerait dans les tiroirs d’une commode : convoqués par moi, leurs fantômes se lèvent. Une fois réveillés, ils ne veulent plus se rendormir. Je les fréquente, je reconnais leur main d’écriture. De retour à la maison, je parle d’eux comme si je les connaissais, je prononce leur nom. Je n’aime pas qu’on dise à leur sujet des demi-vérités, des approximations. À la lecture de leurs lettres, je célèbre ce que je crois être une parenté d’esprit.
Godbout, 2006 : 18
Ce qui frappe dans une telle entrée en matière, c’est d’abord le naturel avec lequel s’impose l’image de la maison. Dépouiller les archives des écrivaines et des écrivains, c’est comme entrer dans leur maison et jusque dans le secret d’un bureau ou d’une chambre, y ouvrir un tiroir, une armoire, une boîte pour en extraire des documents jusque-là cachés. Puis, c’est rapporter chez soi non seulement un peu de ce qu’on a trouvé (sans doute a-t-on pris des notes, fait des photocopies), mais c’est ramener la personne même de ces écrivains devenus pour ainsi dire des proches qui nous habitent. Quand on a lu Bleu bison, on est frappé par l’analogie qui apparaît entre la chercheuse dépouillant les archives d’écrivaines ou d’écrivains connus et la Mélissa du récit ouvrant tiroirs, armoires et boîtes dans la maison familiale pour ensuite transporter leur contenu dans sa propre maison au risque d’un grand encombrement. Dans les deux cas, l’archivage se situe dans un espace domestique qui affirme le désir d’une proximité. Les écrivains nommés par Patricia Godbout deviennent des proches, la cueilleuse d’archives croit les connaître comme s’ils étaient des membres d’une famille, ce que vient suggérer l’évocation d’une « parenté d’esprit ».
Naturellement, tout n’est pas si simple. L’ouverture de l’article de 2006 donne à cette approche familiale de l’archive un ton qui tient davantage du désir, de la croyance, voire de l’illusion, que de l’affirmation catégorique. Toute la suite du texte tendra d’ailleurs à jeter un doute sur ce rapport de proximité et de vérité. Il y a d’abord le sentiment d’effraction et d’indiscrétion que suscite forcément l’acte de fouiller dans des papiers intimes qui n’ont jamais été produits pour être exhibés et dont les autrices et les auteurs ont parfois carrément souhaité la destruction. Il ne s’agit pas de manuscrits de récits ou de romans comme chez Kafka, mais plutôt de documents non littéraires en tant que tels, par exemple de lettres que se sont échangées les poètes A.J.M. Smith et John Glassco, dans lesquelles les compères émettent des opinions désobligeantes au sujet d’une consoeur poète. À ce problème d’ordre éthique (peut-on évoquer ou pire encore reproduire une lettre que son auteur a commandé à son destinataire de brûler!), s’ajoutent des enjeux touchant l’utilisation et la finalité des documents recueillis. En effet, si un grand nombre de ceux-ci servent à comprendre la genèse et le sens de l’oeuvre en gestation, d’autres qui ne sont pas reliés à l’oeuvre et lui sont souvent postérieurs apparaissent comme des résidus, des fragments peu utiles, sinon pour alimenter une curiosité qui pourrait sembler malsaine. Enfin, le désir d’une familiarité aux allures domestiques se heurte au problème d’une infidélité fondamentale liée à l’acte même d’écrire. Car on dépouille en général des fonds d’archives pour écrire quelque chose (un article, un livre : essai, biographie, récit), et cette écriture a beau être « nourri[e] de bonnes intentions et assoiffée d’authenticité » (Godbout, 2006 : 22), les distorsions de tous ordres sont inévitables, tant dans la sélection des pièces, dans leur mise en perspective que dans la simple chronologie qui est presque immanquablement une reconstruction.
La lucidité toute professionnelle dont témoigne l’article publié par Patricia Godbout en 2006, onze ans avant la parution de Bleu bison, est d’un grand intérêt pour le roman de 2017. Tout se passe comme si le désir de domesticité et de familiarité, exprimé dans l’article pour être ensuite rapidement déconstruit, trouvait désormais dans la fiction ou l’autofiction un espace où s’accomplir réellement : nous ne sommes plus dans la maison métaphorique des écrivaines ou des écrivains mais dans une maison réelle et dans une « parenté » tout aussi réelle. En outre, les enjeux éthiques touchant l’indiscrétion, l’infidélité et la distorsion des faits occupent une place très réduite dans Bleu bison. La narratrice a beau évoquer au passage un « sentiment de profanation » en découvrant la collection de pièces de monnaie gardée par son père, on en est déjà à la seconde moitié du récit et ce n’est que très tardivement qu’elle manifeste, au sujet de carnets de croquis de son frère Louis retrouvés dans des caisses, un sentiment d’effraction et d’interdit :
Je me décide à les prendre dans mes mains, un à un, à les humer, à les parcourir. Aussitôt, de façon saisissante, je me trouve en sa compagnie. Et en même temps je me sens comme une intruse qui fouillerait sans permission dans ses papiers intimes. Car ces carnets n’ont pas été laissés grands ouverts sur la table. Mais c’est tout comme […]. Ces carnets constituent, je m’en rends compte, des points d’ancrage de son activité artistique, intellectuelle, journalière.
Godbout, 2017 : 116
On observera que cette réticence tardive, porteuse de culpabilité, est immédiatement désamorcée par une justification d’ordre génétique : ces carnets cachés donnent à comprendre, comme un livre ouvert, la démarche de Louis. Néanmoins, d’une manière générale, la narratrice de Bleu bison semble libre de telles préoccupations, ce qui est somme toute normal puisque, contrairement à la chercheuse qui signait Patricia Godbout, Mélissa ne se mesure pas à des figures consacrées de la vie littéraire, mais se donne pour tâche de mettre au jour les documents de figures inconnues qui n’ont pas fait oeuvre ou qui l’on fait soit dans un cadre domestique comme le père, soit de manière inchoative, brouillonne et sans accéder à la notoriété, dans le cas de Louis. L’archivage devient dans ce cas un travail motivé par l’amour familial et par la rédemption d’un artiste qui a bousillé sa propre vie et dont les promesses artistiques sont restées inaccomplies.
Mais du même coup, l’archiviste affronte une nouvelle difficulté, dont n’est certes pas exempt tout travail intellectuel et particulièrement tout dépouillement d’archives : cette difficulté, c’est celle d’une accumulation irrésistible qui confine au chaos. Lorsque l’on travaille sur des figures connues qui ont fait oeuvre, la multiplication pléthorique des documents est certes un problème, mais le chaos demeure néanmoins balisé par l’oeuvre réalisée; même des pièces postérieures à celle-ci se révèlent souvent signifiantes par l’éclairage a posteriori qu’elles fournissent sur les oeuvres réalisées, sur l’itinéraire de l’artiste ou de l’écrivain, ou encore sur la place qu’il a occupée dans l’espace littéraire ou dans la société. Tel n’est pas le cas dans Bleu bison où de telles balises sont beaucoup moins claires, puisque le seul membre de la famille qui s’est engagé dans une activité artistique susceptible de le mener à une oeuvre achevée et de lui procurer la notoriété a plutôt succombé lui-même au désordre, ne parvenant jamais à obtenir quelque appui pour réaliser ses projets d’ailleurs brouillons et en général abandonnés, se livrant à la consommation de drogues qui auront ruiné sa santé, avant qu’il en vienne à se donner la mort.
Un exemple typique des nombreux ratages de Louis est l’anecdote que raconte la narratrice au sujet d’un projet d’exposition qu’elle a conçu avec Louis et qui aurait fait dialoguer les oeuvres picturales de celui-ci avec des poèmes et des petites proses de Mélissa. Louis venait alors de se voir refuser sa « millième demande de bourse » (56), sa soeur était visiblement engagée dans le projet et lui-même avait déjà réservé des dates dans une galerie. Très vite cependant, tout s’effondre : au sortir d’une visite chez le médecin, Louis écrit à sa soeur qu’il se sent « disjoncté physiquement et effrayé », il a les tripes nouées et il s’affuble par dérision de noms d’animaux, « vipère, rat, chat perdu […], loup ébouriffé », selon une habitude qui sa soeur connaît bien et qu’elle considère comme « un présage funeste » (56-57). L’exposition envisagée n’aura évidemment jamais lieu.
À la lumière de tels événements, il n’est pas étonnant que dès le début de sa collecte des documents et autres objets de Louis, Mélissa parle d’un « fouillis indescriptible » (20), une expression qui va résonner dans tout le récit et qui ne s’applique d’ailleurs pas uniquement à l’artiste inaccompli qu’a été son frère. On l’a vu, ce sont des « piles » et des « amas » que la mère conserve dans le secret de sa chambre; il y a de quoi se perdre dans « le fouillis de ses possessions » (80). Plus le récit progresse, plus les objets hétéroclites s’amoncellent et plus le chaos donne à Mélissa le sentiment d’être submergée, prise dans un « maëlstrom » : « On fait des cartons, encore des cartons […]. La grande dispersion est entamée. Mouvement centrifuge inexorable, destruction d’artefacts à des degrés et des vitesses variés, auxquels je contribue tout en me donnant des airs d’archiviste et de conservatrice en chef » (79-80). Difficile de ne pas mesurer, dans ces propos ironiques, la continuité quelque peu tordue qu’il y a entre les travaux de recherche de Patricia Godbout et le récit en train de de déployer. On est toujours dans la collecte et le dépouillement de documents, mais tout autant dans la dispersion et la destruction, révélant une « archiviste » complètement débordée, presque engloutie par ses propres fouilles.
Ce désarroi croissant fournit au récit une tension dramatique soutenue et il nous situe du même coup à la source de la réussite romanesque de Bleu bison. Pourtant, en mettant en oeuvre, dans sa logique archivistique même, une dynamique de l’accumulation chaotique, le récit ne risquait-il pas de courir à sa perte? Ce risque, on le sent dans la fréquence de la forme énumérative : à plusieurs moments, raconter équivaut à inventorier, au hasard des découvertes, au gré des fouilles. Certains chapitres (8, 9 et 15) font une grande place au pur inventaire des objets et documents trouvés : liste de titres et de notes de lecture dans les affaires de la mère, « quantité incroyable de choses du sous-sol » (77) concernant le père, objets de métal et de bois, livres, outils, bibelots, et ainsi de suite. Comme si cela ne suffisait pas, Mélissa se trouve en même temps encombrée par « le trop-plein de l’appartement de [s]a fille Laure » (91) d’où elle rapporte chez elle d’innombrables sacs, ce qui lui donne le sentiment d’une « désorganisation permanente ». En fait, c’est toute la progression du récit qui repose sur l’accumulation non seulement d’objets et de documents (lettres, photos, notes diverses), mais aussi d’une multiplication d’anecdotes, de moments de vie remémorés ou rapportés, au hasard des découvertes et des conversations, dans un désordre qui aurait pu désintégrer le récit lui-même. Pourquoi n’est-ce aucunement le cas? Qu’est-ce qui empêche le chaos de prévaloir?
L’art narratif de Patricia Godbout est d’une admirable réceptivité : malgré le débordement de choses hétéroclites qui ne cesse de s’amplifier, le récit trouve son foyer dans une écriture capable de tout accueillir, avec un respect et une dignité qui accordent à chaque objet, à chaque fragment, à chaque document leur importance, sans forcer l’unité d’un portrait d’ensemble. Le récit nous maintient dans le régime du composite et du hasard, de l’imprévisible et du discontinu, mais cela est tout autant un plaisir tranquille que le drame d’une désintégration. L’impression qui s’en dégage est celle de trois vies entremêlées (celles du frère, de la mère et du père) faites d’une myriade de moments épars trouvant leur centre dans la conscience vigilante et aimante de la narratrice. Il y a de la beauté dans cette fragmentation, même si la question de son sens finit par se poser : « Qu’est-ce que je cherche en compulsant ces documents? en retournant toutes les pierres? Je veux trouver ou retrouver mon chemin vers quoi? » (117) Cette question tardive surgit du fait que la maison familiale est désormais presque vide; en réalité, Bleu bison suspend longtemps le moment de la poser, comme si l’auteure qui a tant fréquenté les archives littéraires voulait, dans sa compilation des documents familiaux, approfondir l’énigme même de l’archivage. Pourquoi, à quelles fins?
Sans doute y a-t-il dans ce questionnement le sentiment que si notre propre vie tend intérieurement à se constituer en récit, ce sont la discontinuité et les fragments mémoriels épars qui l’emportent. À plus forte raison, les vies de nos proches nous échappent, du moins dans la mesure où toute reconstruction d’un fil narratif cohérent relève largement de l’illusion et de la fiction. Pourtant, l’accumulation des fragments et des moments épars n’est pas vaine, car une singularité s’y configure, celle d’une famille singulière, hésitant entre les bricolages kitsch du père et les aspirations à l’art du fils génial, mariant la sédentarité (la maison) et le nomadisme (le séjour en Ontario, les voyages dans l’Ouest du père et du fils), et surtout pratiquant d’une manière souvent compulsive la conservation et l’archivage de sa propre vie. Homme de l’instabilité et de l’aléatoire, Louis jette sur cette famille la grande ombre tragique d’un échec à la fois artistique et existentiel, lui qui n’est pas parvenu à habiter le monde, à se donner vraiment une maison.
Nous plaçant presque d’entrée de jeu devant son suicide, il est clair que le récit de Mélissa se mesure à la réalité et au mystère d’un tel échec. Le désordre, le fouillis, le ratage incarné par Louis est de ce point de vue rédhibitoire et l’archivage effréné de ce qu’il a laissé derrière lui pourrait en être la simple confirmation désolante. Une des beautés de Bleu bison consiste à maintenir présent l’horizon d’une oeuvre demeurée pour l’essentiel inchoative. Dans son article de 2006, Patricia Godbout reprenait à son compte le propos de Jacques Derrida selon qui « les documents d’archives [sont] des ruines en devenir » (Godbout, 2006 : 22). Mais, ajoutait-elle, ces ruines « participent de la fabrication d’un récit[,] ils nourrissent la fiction ». Il est difficile de ne pas voir dans le personnage de Louis la réalisation achevée de cette vision de l’archivage. La masse des documents qu’il a laissés derrière paraît souvent ne constituer que les ruines d’une oeuvre jamais accomplie. Seul le récit de Mélissa peut sauver ce magma du désastre, et il est révélateur que plus la maison familiale se vide de ses objets, suscitant un sentiment d’encombrement et de non-sens chez Mélissa, plus les documents de son frère apparaissent comme les préparatifs ou les alentours d’une oeuvre que lui-même n’avait jamais complétée ni rassemblée, mais que l’exposition posthume organisée par ses soeurs dans la maison familiale viendra mettre au jour. Au-delà de cet événement salvateur, le « grand déballage » (Godbout, 2017 : 114) ne cesse certes de se poursuivre, mais désormais, le chaos se trouve balisé par l’oeuvre en gestation; les objets, esquisses et notes de lecture retrouvées prennent un sens en tant que « notes de terrain ». Quant aux dessins découverts dans le « Little Canadian Sketchbook » de Louis, ils sont bien au-delà de la simple esquisse et ils révèlent une série d’oeuvres à part entière, parfois d’une excellente qualité. Ce « Don Quichotte cultivé » qu’était Louis, « emmuré dans le carcan de la honte et de l’échec » (126), se trouve plus que jamais intégré au monde de l’art et de la culture, à travers l’inventaire de ses lectures (Rimbaud, Brautigan, Cohen, Cortazar), des références à la peinture chinoise ou à des peintres comme Géricault et Millet. Son suicide même trouve un écho dans deux tableaux de Rembrandt à l’occasion d’une visite que fera Mélissa au Rijksmuseum d’Amsterdam.
La manière de la romancière n’est jamais celle de la magnification et de la mythification à outrance : toutes ces références sont livrées par petites touches, sans jamais en occulter le caractère désordonné et sans se complaire dans les stéréotypes de l’artiste maudit ou du génie méconnu. Les « ruines » n’en ont pas moins donné un récit qui trouve sa plus éloquente finalité dans le fait qu’il parvient, au bout du compte, à faire coïncider l’entreprise littéraire de Mélissa et l’oeuvre artistique de son frère. Bleu bison est en effet un double titre : celui du récit signé par Patricia Godbout et celui d’un montage pictural réalisé par Louis, superposant à l’image d’un bison couché dans la plaine celle d’une femme en bleu qui devrait être en position allongée sur le côté mais qui se trouve plutôt en position verticale, appuyée sur sa tête autant que sur son coude. Cette oeuvre intrigante illustre la couverture du roman publié par Leméac en 2017, et c’est dire à quel point la trajectoire erratique et brouillonne de Louis finit par trouver son terme dans l’unité d’une oeuvre littéraire qui a su en accueillir les ruines et les situer dans une quête de continuité, de filiation et de sens. Quand on observe, sur la page des crédits, que cette illustration en couverture est l’oeuvre de Denis Godbout, frère de l’auteure, on comprend que ce voyage narratif dans le « grand maëlstrom » des archives familiales veut réaliser plus fondamentalement une autre synthèse, celle de la fiction et de la réalité, là où la littérature peut faire en sorte que le chaos ne soit pas le pur indice d’une désintégration terminale et que la mort soit encore la vie. Ne parlons pas d’une victoire, ce qui serait trahir la conclusion de la narratrice elle-même, typiquement prudente et réservée au moment où le récit de son archivage familial se termine et où elle prépare sa propre maison et son jardin pour l’hiver. Si l’accumulation frénétique de fragments du passé conduit à une résolution, celle-ci ne peut être encore qu’un projet, un désir, une hypothèse :
Sans trop y croire, j’appelle néanmoins de mes voeux une sorte de réconciliation, une remise en harmonie en moi de multiples images et impressions qui s’entrechoquent. Dans cet espace lumineux, loin des passions, s’exprimeraient des émotions subtiles mises au service de la quête d’une certaine paix.
127
En attendant, au-delà de son frère qui n’a pu trouver sur terre sa vraie demeure, il reste à Mélissa à habiter le monde. Et cette Mélissa, on s’en doute, est une soeur fictive de Patricia Godbout.
Appendices
Note biographique
Pierre Nepveu est poète, essayiste, biographe de Gaston Miron et co-auteur d’une anthologie de la poésie québécoise. Il a enseigné la littérature aux universités de Sherbrooke et d’Ottawa, avant de poursuivre une carrière de plus de trente ans à l’Université de Montréal. Auteur d’une dizaine de recueils de poèmes qui lui ont valu deux prix du Gouverneur général, il a aussi publié plusieurs essais, dont L’Écologie du réel (1988), Intérieurs du Nouveau Monde (1998) et, le plus récent, Géographies du pays proche (2022).
Bibliographie
- GODBOUT, Patricia (2006), « Vérité des archives, mensonge du récit », Journal of Canadian Studies /Revue d’études canadiennes, vol. 40, no 2, printemps 2006, p. 18-29.
- GODBOUT, Patricia (2017), Bleu bison, Leméac.