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1 L’État et l’économie de marché

Aucun doute ne subsiste chez les économistes et les juristes quant à l’interaction des phénomènes indissociables de leurs champs d’études respectifs. Par ailleurs, il est également reconnu que les mêmes chercheurs montrent une certaine réticence à surmonter les limites de leur discipline de manière à relativiser l’autonomie du droit et de l’économie[1].

En effet, si le droit et l’économie cherchent à comprendre l’agir humain soit pour simplement le connaître et l’expliquer, soit dans le but de l’encadrer ou encore d’encourager ou de décourager des comportements, il faut convenir qu’ils le font en se basant sur des hypothèses et des prémisses apparemment inconciliables. Cependant, il est temps de le reconnaître, dès lors que l’être humain est considéré comme un être rationnel et qui prend des décisions économiques reposant sur des analyses coût-avantage, la science économique peut contribuer, et elle y arrive effectivement, de manière substantielle à l’action du législateur et de l’interprète des normes juridiques. C’est ainsi que, en créant des règles pour régir le comportement humain, le législateur peut s’appuyer sur un outil essentiel en vue de la détermination des sanctions, même compensatoires, aptes à garantir l’effet des politiques publiques ou de l’ordre constitutionnel[2]. De son côté, l’interprète de la loi commence, en utilisant les hypothèses économiques, à s’appuyer sur une méthode capable de permettre l’atteinte des résultats souhaités et de garantir les valeurs constitutionnelles.

Il convient toutefois de noter qu’une interaction réelle entre ces deux domaines fait face à des difficultés sérieuses sur le plan des concepts et des prémisses. L’une de ces difficultés a trait à leur différence d’approche concernant le facteur temps : le droit présente à la base une tendance tout à fait stabilisatrice, qui valorise et consacre le principe de sécurité juridique, tandis que la nature essentiellement dynamique des faits économiques conduit à l’élaboration d’un encadrement sensible à cet aspect. C’est ainsi que le droit économique a développé son assise. En effet, cette discipline juridique présente, parmi ses principales caractéristiques, la maniabilité et la souplesse de ses règles afin qu’elles puissent réguler des faits dynamiques[3].

De nouvelles données s’imposent actuellement au droit économique et comportent un véritable défi à la pertinence et à l’efficacité de l’encadrement juridique des faits économiques : parmi ces données, se trouve la complexité croissante des faits économiques. Outre leur dynamisme, les faits économiques opposent aujourd’hui au droit de nouveaux aspects, dont il doit tenir compte. Parmi eux, se distingue le phénomène dit de la « nouvelle économie », englobant les entreprises, les produits et les pratiques technologiques, qui impose une révision du cadre juridique de données premières telles que l’espace, le temps et le contrat[4].

Certes, il est aisé de comprendre que, d’une manière ou d’une autre, l’étude des interactions entre le droit et l’économie a toujours été présente. En particulier dans un passé récent, c’est-à-dire après les grandes guerres du xxe siècle, beaucoup de discussions ont porté, et c’est encore le cas d’ailleurs, sur les limites et l’importance d’une intervention plus ou moins poussée de l’État dans l’économie. Dans un contexte d’État de droit, une telle intervention, pour être légitime, nécessite la conception et l’efficacité de règles juridiques relatives aux faits économiques.

À cet égard, nous observons un phénomène que certains auteurs décrivent comme la persistance d’un mouvement « pendulaire » ou « ondulatoire » en ce sens que dans l’histoire de l’humanité domine parfois une plus grande croyance dans le marché, et parfois une plus grande croyance dans l’État en tant qu’agent limitatif nécessaire de l’action du pouvoir économique privé. Par contre, à certains moments de l’histoire, il y a valorisation de la libre entreprise et de l’initiative, qui privilégie le pouvoir économique privé, et cela, souvent en réaction à un régime autoritaire ou comme un moyen de consolider des valeurs individualistes. En contrepartie, à certains autres moments, la nécessité d’une ingérence de l’État dans le marché s’impose comme un moyen de sauvegarder des valeurs sociales, notamment une répartition plus égalitaire de la richesse, ou de contenir des comportements agressifs du pouvoir économique privé.

Plus récemment, l’émergence et la consolidation d’une économie mondiale et de marchés régionaux, tout comme l’expansion des communications et de la technologie, ont été à la fois les fruits et les stimulants de l’économie de libre marché, dans laquelle les acteurs économiques privés prédominent.

2 La crise étatsunienne de 2008

La crise étatsunienne de 2008 a été l’une des principales causes de la reprise des discussions sur le rôle de l’État dans l’économie. Les défenseurs du libre marché ont reproché aux consommateurs leur comportement économique imprudent, leur attribuant la responsabilité de la crise[5]. De leur côté, les partisans d’un État plus interventionniste ont attribué la responsabilité de cette crise à l’absentéisme de l’État durant les dernières décennies.

Dans ce débat, la relation entre l’économie et le droit renvoie à des questions de portée générale. C’est ainsi que les limites de la réglementation et de la régulation de l’économie, le contenu des règles juridiques qui influent, directement ou indirectement, sur les faits économiques, de même que les outils et les méthodes d’interprétation des lois régissant les phénomènes qui ont un impact sur l’économie nationale, reviennent sur la table. Par ailleurs, de nouveaux défis se présentent aux autorités, aux entrepreneurs, aux économistes, aux juristes et aux interprètes de la loi.

3 Le droit et l’économie de marché aujourd’hui

Trois branches du droit se distinguent de nos jours par leur importance et ont fait l’objet d’une réflexion et d’une réglementation dans les États qui privilégient le libre marché : 1) le droit de la consommation ; 2) le droit de la concurrence (connu dans certains pays sous le nom de « législation antitrust ») ; et 3) le droit de la propriété intellectuelle.

Le niveau de développement des économies nationales contemporaines dépend en grande partie de la façon dont les États réglementent la relation entre les entreprises et les consommateurs, ainsi que la relation de concurrence entre les entreprises et la protection des technologies mises au point par les entreprises. Définir, dans chacun de ces domaines, le degré optimal d’intervention de l’État, celui qui est le mieux adapté aux besoins nationaux, représente un enjeu important. Peuvent en dépendre, d’une part, la vigueur du développement du pays ou, d’autre part, le déclenchement d’une crise économique interne. De même, étant donné le contexte actuel de mondialisation et de régionalisation croissante, la teneur générale de la réglementation sur ces questions se répercute sur le succès plus ou moins vif des entreprises nationales sur le marché mondial. Par conséquent, non seulement ces trois secteurs de l’encadrement juridique ont des effets réels sur les progrès du développement économique national, mais encore sont-ils en mesure de positionner les entreprises nationales au sein du marché mondial d’une manière qui les favorise ou leur nuit. Ces secteurs constituent donc des disciplines centrales dans l’état actuel des relations économiques entre les pays.

4 La protection des consommateurs et la crise économique

Nous venons de le rappeler, et certains analystes l’affirment, en ce qui a trait à la crise étatsunienne de 2008, les consommateurs ont été à l’origine de son déclenchement parce qu’ils avaient contracté des prêts de manière irresponsable, en se sachant incapables de payer leur dette[6]. Ce point de vue conduit à s’interroger sur la capacité des consommateurs de déclencher des crises économiques très importantes et appelle une certaine réflexion sur l’encadrement juridique de l’offre de crédit à la consommation.

Il ne faut pas sous-estimer la capacité des consommateurs de déclencher des crises économiques de grande envergure. Une économie de marché est justement soutenue par la capacité de consommation. L’exercice de cette capacité peut évidemment prendre des propositions considérables et engager le développement ou la croissance de l’économie nationale dans des voies très diverses.

De même, il est raisonnable de s’interroger sur la nécessité de fixer des limites légales dans l’encadrement du crédit à la consommation. De nombreux législateurs nationaux s’y sont attachés et ont limité la publicité sur le crédit et l’offre de crédit. Au Brésil, bien que la doctrine ait abondamment discuté de la question, ce n’est que tout récemment qu’a été constatée une évolution dans le sens d’une réglementation en la matière[7].

La controverse autour de l’affirmation attribuant aux consommateurs la responsabilité de la crise de 2008 porte sur le degré de rationalité qu’il faut attribuer aux décisions des consommateurs d’emprunter au-delà de leur capacité de payer. Pour pouvoir affirmer en toute rigueur scientifique que c’est bien là la cause réelle du déclenchement de la crise, il est essentiel de mieux comprendre comment se prend la décision des consommateurs. Afin d’y arriver, la science économique et la psychologie ont été mises à contribution. Plus récemment, le courant de pensée appelé « économie comportementale » a jeté un peu plus de lumière sur le sujet en montrant la pertinence de données d’origine comportementale et psychologique.

Cette approche interactive entre le droit, l’économie et la psychologie permet de constater et de comprendre le rôle des défaillances cognitives humaines, des mécanismes d’optimisme excessif, ou de la difficulté à tenir compte d’avantages futurs liés à des sacrifices immédiats. Elle permet aussi de mettre en évidence les moyens d’encourager ou de décourager certains comportements et de saisir les conséquences réelles de la mise en place d’un cadre normatif donné[8].

5 La protection de la libre concurrence et les défis actuels

Le régime juridique de la concurrence entre les entreprises — élément clé dans une économie de marché — passe présentement par un processus d’approfondissement et de raffinement des concepts, des méthodes et des théories. Même dans les États où la théorie du « laisser-faire » est prédominante et où domine la croyance en la capacité du pouvoir économique privé de promouvoir le développement économique, le droit de la concurrence se présente comme un outil essentiel dans la conduite du marché, ne serait-ce que pour légitimer ce pouvoir économique privé.

Toutefois, l’époque actuelle présente en ce domaine aux États de nouveaux défis à relever, par leurs lois et leurs autorités de surveillance. Des actes et des comportements anticoncurrentiels sont aujourd’hui le fait de sociétés ayant des dimensions mondiales ou transnationales, et ils touchent différents États dans des proportions diverses. Les cartels internationaux sont devenus une réalité permanente, ce qui entrave les enquêtes et relativise l’effet des sanctions imposées par tel ou tel État. C’est donc dire qu’il y a une réalité de coopération et de convergence des intérêts du secteur privé, alors que, pour compliquer les choses davantage, il n’y a pas d’équivalent dans le secteur public. En effet, la coopération et la convergence des politiques entre États sont encore limitées et balbutiantes, puisque des valeurs, notamment constitutionnelles, introduisent des divergences et des différences entre leurs politiques respectives.

Cet état de choses favorise encore plus l’exercice du pouvoir économique privé, qui se renforce d’ailleurs progressivement au détriment des lois et de l’action limitative des pouvoirs publics. Dans ce contexte, la sanction par un État d’un comportement illicite au regard de son système juridique s’affaiblit et perd de son importance. Elle comporte également le risque de représenter pour le pays qui l’impose une perte de compétitivité, ou de le priver des avantages découlant de la présence de l’entreprise au sein de son marché intérieur.

À tout cela s’ajoutent les nouvelles modalités technologiques de l’entreprise, qui lui confèrent un caractère éphémère et relativisent les notions d’espace, de bien, de produit, de prix, de publicité, de contrat, de responsabilité civile, etc., ce qui augmente d’autant la complexité du régime de la concurrence. En effet, le marché virtuel et les biens virtuels présentent des défis non seulement aux législateurs et aux lois, mais aussi aux responsables de leur application et à leurs interprètes[9].

Enfin, il convient de relever le problème difficile de la mise en convergence des politiques de protection des consommateurs et de protection de la concurrence. Bien que celles-ci soient sans aucun doute complémentaires, parfois le manque de correspondance entre les actions de l’État dans l’un et l’autre domaine entraîne de la confusion et des coûts inutiles pour les entreprises, ce qui les décourage d’investir dans un marché donné[10].

6 La propriété intellectuelle et l’économie de marché

Au moment de compléter le triptyque des disciplines juridiques essentielles à l’économie de marché contemporaine, il convient de constater que le droit de la propriété intellectuelle n’a cessé, au cours de l’histoire, de prendre de l’importance et de susciter de nouvelles et constantes préoccupations de la part des autorités nationales.

Indispensable pour l’encouragement de l’innovation et du progrès technologique d’un pays, une protection suffisante de la propriété intellectuelle peut constituer l’instrument d’une politique économique efficace en vue de développer le marché. Par contre, s’il est mal utilisé, le droit qui en découle peut signifier une forme d’abus ou de maintien du pouvoir du marché à des niveaux illégitimes. Dans cette dernière hypothèse, il devient un facteur « désincitatif » pour le développement du marché intérieur.

Les travaux contemporains d’analyse économique du droit présentent des approches novatrices et proposent de précieuses intuitions pour l’élaboration d’un régime approprié de la propriété intellectuelle en réponse aux défis actuels[11]. La mise en oeuvre de la politique de propriété intellectuelle se répercute à son tour sur la politique de protection de la concurrence ; ces deux politiques doivent se concilier, sous peine de se neutraliser mutuellement[12].

7 Une brève description de la discipline du marché brésilien d’aujourd’hui

7.1 La protection des consommateurs

Jusqu’à l’entrée en vigueur de la Constitution brésilienne en 1988[13], l’encadrement juridique de la consommation au Brésil s’est fait de manière indirecte et peu systématique, quoique depuis les années 70 la société civile ait donné naissance à des associations de protection des consommateurs et que certaines entités étatiques aient formé une structure administrative vouée au même objectif. Cependant, l’environnement juridique de l’époque n’était pas propice. Le régime juridique du contrat favorisait dans ce domaine le principe de libre initiative et la mise à l’écart de l’État.

La législation nationale de protection des consommateurs remonte à 1990 et est entrée en vigueur en 1991. Connue sous le nom de Code de défense des consommateurs (CDC), la Loi no 8.078/90[14] se voulait un microsystème de protection des consommateurs, applicable à toutes les relations juridiques de consommation : relations contractuelles et extracontractuelles, responsabilité civile, encadrement de la publicité et du crédit, création d’infractions criminelles relatives à la consommation. Le CDC, objet de fierté nationale en raison de sa souplesse et de son efficacité, est considéré comme une loi avant-gardiste, adaptée à la réalité brésilienne et apte à modifier les comportements.

Basé sur des principes reconnus, le CDC a pour assise le principe de vulnérabilité des consommateurs. Celle-ci est présumée dans toutes les relations de consommation. Le but de ses règles, à partir de cette prémisse, est de rétablir l’équilibre entre les sujets de la relation de consommation (fournisseur/consommateur) et de jouer par conséquent un rôle nettement protecteur. Le CDC fait ainsi partie des lois de nature sociale, dont l’objet est la protection d’un sujet de droit (le consommateur) et non d’un rapport juridique (la relation de consommation).

Bien qu’il soit doté d’une efficacité reconnue et qu’il constitue un code à vocation permanente puisqu’il repose sur des principes reconnus, le CDC appelait une modernisation, vingt ans après sa promulgation initiale. Le Sénat fédéral en a pris l’initiative. Il a constitué une commission de juristes experts dans ce domaine et lui a demandé de soumettre des propositions à cet égard. Dans les discussions, ont été ajoutés aux sujets à traiter dans le nouveau texte le régime du commerce électronique et le surendettement des consommateurs. La version définitive du rapport de cette commission a été déposée à la présidence du Sénat le 15 mars 2011.

7.2 La protection de la concurrence

La protection de la concurrence au Brésil, quoiqu’elle existe sous une forme encore peu développée, remonte aux années 30[15]. Cependant, ce n’est qu’en 1994 que les lois et les autorités administratives compétentes ont trouvé un climat et des outils favorables à l’élaboration d’une politique efficace de l’État sur cette question : la Loi no 8.884/94[16] est entrée en vigueur au moment de la stabilisation de la monnaie après une période d’inflation violente dans un marché ouvert, et au commencement de la réorganisation des institutions consécutive à l’entrée en vigueur de la Constitution démocratique de 1988.

Appropriée au moment de sa création, cette loi, après presque deux décennies d’application, s’est révélée peu efficace par rapport aux réalités nouvelles : l’autorité administrative responsable exigeait une nouvelle structure susceptible de la renforcer et de mieux l’outiller pour faire face aux pratiques novatrices. En outre, il était nécessaire de la doter de nouveaux mécanismes en vue de rendre ses actions plus efficaces. C’est ce qui a conduit à l’adoption de la Loi no 12.529/2011[17] qui restructure ce qui est appelé le « système brésilien de protection de la concurrence ». Ce texte aborde la concurrence elle-même de manière plus sensible aux réalités actuelles. Au terme du délai de 180 jours de vacatio legis, la nouvelle loi est entrée en vigueur en juin 2012. Son objectif est clairement de moderniser la politique nationale pour répondre plus précisément aux dysfonctionnements induits par les pratiques anticoncurrentielles actuelles.

7.3 La protection de la propriété intellectuelle

Le régime brésilien de la propriété intellectuelle, objet d’une loi[18] appliquée par une autorité administrative spécialisée, fait face à des problèmes nouveaux, en particulier en ce qui concerne son interrelation avec les questions de concurrence, compte tenu des objectifs nationaux et des valeurs constitutionnelles mis en cause.

Le débat a notamment été lancé par une affaire en cours devant le Conseil responsable de l’application de la Loi sur la protection de la concurrence[19], soit l’« affaire des pièces automobiles ». Celle-ci oblige à revoir les limites et le rôle de la politique nationale de protection de la propriété intellectuelle dans la poursuite du développement économique du pays et sa convergence avec d’autres politiques publiques.

Conclusion

On assiste actuellement dans le monde (et au Brésil en particulier) à la révision et à la modification du rôle de l’État par rapport à l’économie. Des initiatives de révision et d’adaptation des politiques publiques, notamment celles qui traitent de l’économie, doivent être constamment relancées et leurs conclusions mises en oeuvre en temps opportun, ce qui peut se révéler très exigeant.

Dans le cas précis du Brésil, les politiques et les lois fédérales qui, dans le cadre fixé par la Constitution, constituent les fondements de l’économie de marché sont manifestement en pleine révision. Les lois des années 90, adoptées en fonction de cette étape du développement économique du pays, semblent aujourd’hui dépassées et appellent un réexamen de leur finalité initiale.