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La question des justiciables non représentés (JNR)[1] devant les tribunaux est actuellement au centre des préoccupations des communautés politique et juridique ; c’est du moins ce que permet de penser le foisonnement de formations professionnelles[2], de publications scientifiques[3] et de services qui leur sont destinés[4]. Le phénomène n’est cependant que rarement replacé dans son contexte social et politique, ce qui a pour effet de passer sous silence la complexité des enjeux qu’il implique. Au-delà des problèmes de coûts et de délais largement documentés[5], la question fondamentale demeure de savoir de quelle justice il s’agit, et, surtout, pour qui elle agit.

Si les acteurs judiciaires considèrent généralement la représentation par avocat comme la situation idéale, du point de vue tant de l’accès à la justice que de l’efficacité du système judiciaire[6], les moyens censés assurer le recours aux services juridiques se révèlent peu nombreux. La littérature mentionne timidement la question d’un droit fondamental à l’avocat[7], celle-ci ayant été traitée à quelques reprises par les tribunaux au début des années 2000[8]. Au Canada, le droit constitutionnel d’être représenté par un avocat ne peut être mis en oeuvre, le plus souvent en matière criminelle, que dans la situation où une violation anticipée des droits constitutionnels peut être établie et lorsque la représentation par avocat est nécessaire pour assurer l’équité du procès[9] ; même en ce cas cependant, il n’est pas absolu[10].

La doctrine et la jurisprudence sont ainsi traversées de tensions très évidentes : entre le rôle fondamental des avocats dans le système judiciaire et le fait que leurs services sont de facto la plupart du temps inaccessibles ; entre l’idée que la non-représentation s’avère un choix[11] et ses conséquences négatives sur les JNR eux-mêmes ; entre ces dernières et l’absence de reconnaissance d’un droit fondamental à l’avocat[12]. Ces tensions mettent implicitement en question les fondements du système contradictoire, qui reposent sur la capacité des parties à présenter leurs preuves et leurs arguments, faisant l’impasse sur la qualification juridique de la non-représentation. Or c’est là un enjeu central : agir seul est-il un simple choix ou, au contraire, l’exercice d’un droit assorti de garanties judiciaires en vue de la pleine égalité ?[13]

Notre réflexion s’inscrit dans une démarche de recherche en cours sur la situation des JNR au Québec. Alors que la doctrine québécoise sur la question est rare et ne traite pas de la situation dans son ensemble, nous croyons essentiel de faire l’état des lieux à partir de la jurisprudence[14]. L’analyse inductive des décisions nous a amenés à dégager trois principales pistes d’analyse : le droit à l’avocat, le statut juridique de la non-représentation et le rôle d’assistance du tribunal. Nous traiterons ici du deuxième de ces thèmes[15].

Nous ferons d’abord le point sur la reconnaissance du droit d’agir seul par la jurisprudence en matières criminelle et civile, ainsi que des limites de cette reconnaissance. Nous soulèverons par la suite les conséquences de ces limites, notamment le caractère discrétionnaire de la mise en oeuvre de ce droit. Nous observerons alors que la non-représentation est habituellement considérée comme un choix par les tribunaux, civils comme criminels, et donc tel un privilège plutôt qu’un droit à protéger. Cette perception, qui se manifeste à travers le caractère discrétionnaire et variable de la reconnaissance d’agir seul en tant que droit, a d’importantes conséquences sur les JNR, notamment celle de devoir assumer les risques liés à la violation de leurs droits judiciaires. Enfin, nous constaterons qu’il semble y avoir un écart manifeste entre la perception des tribunaux et l’état des connaissances sur la réalité socioéconomique des JNR.

1 L’état du droit d’agir seul : de l’ambiguïté de la qualification juridique

La question du statut juridique de la non-représentation a été peu discutée dans la jurisprudence. Il est cependant possible, à partir de quelques décisions clés[16], d’en brosser le tableau.

Soulignons d’entrée de jeu que, si le droit d’agir seul[17] est reconnu, sa reconnaissance n’est pas homogène[18]. Une différence notable distingue les matières criminelle et civile, tant par rapport à leurs fondements juridiques qu’en ce qui a trait au degré de protection, au contexte d’application et aux intérêts sous-jacents en cause.

1.1 Le droit d’agir seul en matière criminelle : un droit fondamental à portée limitée

La reconnaissance par les tribunaux canadiens et québécois du droit des accusés[19] d’agir seul en matière criminelle ne fait aucun doute : la très forte majorité des décisions recensées soulignent l’existence de ce droit dont bénéficie tout accusé dès lors qu’il est apte à subir son procès[20]. La jurisprudence mentionne ainsi le « droit d’agir seul[21] » et le « droit fondamental […] d’agir seul[22] ».

1.1.1 La nature et l’origine du droit d’agir seul en matière criminelle

Codifié à l’article 651 du Code criminel, le droit d’agir seul est aussi un « principe fondamental [du] système de droit criminel[23] » issu de la common law. La Cour d’appel du Québec[24], en s’appuyant sur le compte rendu historique effectué par la Cour suprême des États-Unis dans la décision Faretta v. California[25], rappelle que ce droit est reconnu depuis plusieurs siècles par les tribunaux anglais[26]. Le droit de l’accusé d’agir seul dans un procès criminel a été énoncé en 1944 en termes explicites dans la décision R. v. Woodward[27] de la Court of Criminal Appeal du Royaume-Uni, où il était question d’un accusé à qui le droit d’agir seul avait été dénié[28]. On y exposait la règle de common law selon laquelle « no person charged with a criminal offence can have counsel forced upon him against his will ». La Cour suprême du Canada a repris ces précédents de la common law dès 1949 dans l’arrêt de principe Vescio c. La Reine[29], lequel affirme que la possibilité pour l’accusé d’agir seul constitue un « principe fondamental [du] droit criminel [canadien][30] ».

S’il semble donc acquis que l’accusé a le droit d’assurer sa propre défense, il n’en reste pas moins que la Cour suprême ne s’est jamais prononcée sur la question de savoir si ce droit est expressément protégé par la Charte canadienne des droits et libertés[31]. En 1991, soit après l’adoption de la Charte, la décision R. c. Swain[32] a confirmé l’arrêt Vescio c. La Reine en réitérant l’existence du droit d’agir seul, ainsi que son statut de principe de justice fondamentale[33], sans préciser toutefois son statut constitutionnel. La décision R. c. Peepeetch[34] de la Cour d’appel de la Saskatchewan, citée ensuite par la Cour d’appel du Québec[35], a cependant établi qu’il s’agit d’un droit constitutionnel protégé par l’article 7 de la Charte : « Thus by choosing to represent himself, which is a constitutionally protected right, the appellant effectively gave up the right to effective assistance of counsel[36]. » Or, la rareté des décisions sur le sujet et l’absence de positionnement clair de la Cour suprême laissent imaginer que le débat n’est pas clos. Il est toutefois possible de penser qu’en raison de la complexité juridique des enjeux qu’elles supposent, les accusés agissant seuls seraient peu enclins à soulever des questions constitutionnelles dans leurs poursuites judiciaires.

Au Québec, l’arrêt de principe sur la question du statut juridique du droit d’un accusé d’agir seul est Québec (Procureur général) c. B.S.[37]. Dans cette affaire, la Cour d’appel est saisie d’un pourvoi par le Gouvernement du Québec qui conteste une décision lui ordonnant de payer les frais de l’avocat nommé par la Cour en vertu du Code criminel[38], alors que le juge de première instance a contraint B.S., accusé d’avoir commis deux agressions sexuelles, à être représenté par avocat pour les contre-interrogatoires des victimes mineures[39]. Pour le Gouvernement du Québec, le fardeau financier de cette représentation forcée doit incomber à B.S. : « l’accusé qui en a les moyens et qui refuse d’assumer les honoraires de l’avocat doit supporter les conséquences de son choix, soit une renonciation à son droit au contre-interrogatoire[40] ». Après une analyse du « droit d’un accusé d’agir seul », la Cour d’appel conclut que ce « droit fondamental » est « bien campé dans notre système de justice criminelle[41] » : la responsabilité de payer revient donc à l’État[42]. L’accusé ayant choisi d’exercer son droit fondamental d’agir seul, il en découle nécessairement le droit de mener le contre-interrogatoire des témoins assignés par les procureurs de la Couronne. Les dispositions particulières sur le contre-interrogatoire de témoins mineurs doivent être interprétées comme des exceptions à cette règle générale : leur application ne résulte en rien de la volonté de l’accusé, et il serait injustifié de le contraindre à payer les honoraires d’un avocat qui lui est imposé[43]. La Cour d’appel affirme maintenir le principe de très grande latitude pour ce type de décision puisque le tribunal n’a pas le pouvoir de fixer les honoraires[44].

1.1.2 Les limites et les exceptions au droit d’agir seul en matière criminelle

Malgré sa reconnaissance formelle en matière criminelle, le droit d’agir seul est tributaire des contextes de pratique, ainsi que des principes et des dispositions législatives qui limitent son exercice. La complexité des instances amène quelques fois les juges à conseiller à un accusé de recourir aux services d’un avocat en dépit de sa décision d’agir seul[45]. De même, un accusé admissible à l’aide juridique ne peut bénéficier de conseils juridiques (ou de mandats à portée limitée) tout en agissant seul : aucune disposition dans la Loi sur l’aide juridique et sur la prestation de certains autres services juridiques[46] ne va en ce sens[47].

Le Code criminel prévoit la possibilité d’interdire à un accusé de procéder lui-même au contre-interrogatoire si le juge estime que cette restriction est nécessaire pour obtenir du témoin « un récit complet et franc des faits sur lesquels est fondée l’accusation[48] ». Le juge qui statue sur une telle requête doit prendre en considération plusieurs facteurs tels que l’âge du témoin, l’existence d’une déficience mentale ou physique, la nature de l’infraction alléguée, la nature de la relation entre le témoin et l’accusé ainsi que toutes autres circonstances jugées pertinentes[49] ; une ordonnance similaire pourra aussi être rendue si le témoin est mineur[50], ou encore la victime alléguée de harcèlement criminel[51] ou d’agression sexuelle[52]. Avant d’imposer à un accusé la représentation par avocat, le tribunal doit cependant évaluer si la bonne administration de la justice exige que cet accusé effectue lui-même le contre-interrogatoire[53]. Dans la décision Bernes c. La Reine[54], la Cour d’appel infirme un verdict de culpabilité et ordonne la tenue d’un nouveau procès en partie aux motifs que le juge d’instance n’avait pas pris la peine de s’interroger sur la possibilité que l’accusé, qui agissait seul, dirige lui-même le contre-interrogatoire et qu’il aurait dû consulter les parties avant de statuer sur la question[55]. Ainsi, « le juge a erronément agi comme si la loi ne permettait, en aucun cas, le contre-interrogatoire par l’accusé lui-même[56] ».

Une autre restriction au droit d’agir seul se trouve aux articles 672.24[57] et 672.5 (8)[58] du Code criminel qui prévoient que, s’il existe des motifs raisonnables de croire que l’accusé est inapte à subir son procès, le tribunal doit lui désigner un avocat[59]. L’inaptitude à subir son procès est définie comme l’« incapacité de conduire sa défense[60] », ce qui peut prendre la forme suivante : « l’impossibilité de faire la distinction entre les divers plaidoyers possibles, de comprendre la nature et le but des procédures, de communiquer rationnellement avec son procureur ou de témoigner si nécessaire[61] ». Dans ces situations particulières, l’avocat est imposé à l’accusé puisque celui-ci « est incapable de prendre une décision éclairée[62] ». Il faut noter que ces articles, contrairement aux dispositions sur le contre-interrogatoire des témoins mineurs[63], énoncent expressément que la responsabilité de payer les frais de représentation incombe à l’État[64].

Dans l’une des nombreuses décisions liées au procès de Valeri Fabrikant, la Cour d’appel du Québec statue sur la possibilité pour le juge d’instance d’ordonner la fin de la défense d’un accusé qui agit seul, et de lui interdire de plaider, si son comportement est tel qu’il nuit à l’intégrité du système de justice[65]. Cette mesure draconienne est imposée avec prudence car, si l’on empêche l’accusé de présenter la preuve et les arguments juridiques nécessaires à la démonstration de son innocence, les risques d’atteinte au droit d’agir seul et à une défense pleine et entière sont importants. S’appuyant notamment sur la jurisprudence de tribunaux canadiens et anglais[66], la Cour d’appel décide alors que, bien que l’accusé qui agit seul doive bénéficier d’une certaine latitude du fait qu’il ne maîtrise pas la « science légale[67] », des comportements exceptionnellement perturbateurs dénotent une renonciation à l’exercice du droit à agir seul de même qu’à une défense pleine et entière[68]. Le fait qu’un accusé soulève de nombreux arguments jugés non pertinents par le tribunal peut également être un motif qui justifie la décision de mettre fin à une défense[69]. Bien qu’elle soit exceptionnellement appliquée, cette interdiction a néanmoins créé un précédent important qui a été utilisé à quelques reprises[70].

Si le droit d’agir seul est admis en droit criminel, la reconnaissance de son statut constitutionnel demeure ambiguë et sujette à débat, tandis que sa mise en oeuvre se trouve fortement limitée par des restrictions et des exceptions. Dans la jurisprudence civile, c’est sa reconnaissance même qui est sujette à controverse.

1.2 Le droit d’agir seul en matière civile : une fatalité inévitable

C’est en matière civile que les JNR seraient les plus nombreux[71]. Pourtant, alors que la possibilité d’agir seul est législativement prévue et parfois explicitement invoquée, la jurisprudence s’y révèle, paradoxalement, beaucoup moins développée qu’en matière criminelle.

1.2.1 La nature du droit d’agir seul en matière civile

L’article 23 du nouveau Code de procédure civile prévoit que « [l]es personnes physiques peuvent agir pour elles-mêmes devant les tribunaux sans être représentées ; elles doivent le faire dans le respect de la procédure établie par le Code et les règlements pris en son application » devant les tribunaux de première instance comme d’appel[72]. Dans le cas très particulier de la Division des petites créances de la Cour du Québec, la non-représentation est obligatoire[73]. En matière administrative, le droit d’agir seul n’a pas de fondement législatif[74].

Si le nouveau Code de procédure civile prévoit que le fait d’agir seul est une simple possibilité, l’interprétation littérale de l’article 61 de l’ancien Code ne permet pas de conclure quant à son statut juridique[75]. Ce sera donc par l’étude de la jurisprudence que nous tenterons de circonscrire la portée de cette disposition. Pour la Cour suprême[76], « le législateur québécois a fait un choix législatif qui […] reconnaît le droit d’une personne physique de se représenter elle-même[77] » : le principe a été repris à de multiples reprises par les tribunaux québécois[78].

La reconnaissance du droit d’agir seul pose comme corollaire la question des obligations de l’État et des institutions judiciaires de garantir la mise en oeuvre et l’effectivité de ce droit ; elle est traitée par la Cour suprême dans l’affaire Fortin c. Chrétien[79]. Dans cette affaire, fruit d’une saga judiciaire[80] opposant le Barreau du Québec au président du Club juridique de Laval (ex-avocat radié du tableau de l’ordre), la Cour suprême s’est prononcée sur la légalité des recours préparés en contravention des dispositions sur les actes réservés par la Loi sur le Barreau[81]. Malgré la nullité du contrat liant le Club juridique au JNR[82], la Cour suprême conclut ceci :

[La] nullité de la convention visant la rédaction des actes de procédure ne saurait affecter la validité des actes de procédure présentés au tribunal dans le cadre d’un recours en justice. Il s’agit non seulement d’un acte juridique distinct qui appartient au justiciable, mais également [de] la concrétisation du droit de ce justiciable de se représenter seul comme le prévoit le Code de procédure civile en matière d’administration de la justice[83].

L’argument principal des demandeurs portait sur l’accessibilité à la justice[84] : le Code de procédure civile protégerait les droits d’agir seul et « à l’accessibilité au système de justice[85] » ; interdire le recours sur la base d’une dérogation au monopole d’exercice des membres du Barreau violerait ces deux droits, outre que cela porterait atteinte au droit de présenter le meilleur recours possible dans les circonstances. Pour la Cour suprême, au contraire, le droit d’agir seul ne constitue pas une mesure d’accès à la justice et l’argument selon lequel celui-ci forme l’assise juridique permettant à des JNR de bénéficier de l’assistance de non-avocats est invalide, voire néfaste, pour le système judiciaire et l’effectivité des droits[86]. Le fait d’agir seul se révèle plutôt une fatalité, un dernier recours, pour celui qui n’a pas les moyens de s’offrir les services d’un avocat dont le rôle s’avère essentiel à la fois pour le système judiciaire et pour la défense des intérêts des justiciables[87] :

Ainsi, s’il est éminemment louable de favoriser l’accessibilité à la justice et s’il est vrai que d’offrir aux justiciables la possibilité de se représenter seuls et de présenter les actes de procédure qu’ils jugent appropriés constitue la reconnaissance du libre arbitre des justiciables et, dans une certaine mesure, une piste de solution, on ne saurait affirmer qu’il s’agit d’une fin en soi […] [Les non-avocats offrant des services juridiques] ne sauraient en aucune façon remplacer l’avocat. Celui-ci, en tant qu’officier de justice, joue un rôle essentiel dans notre système de justice, au niveau de la représentation des droits des justiciables devant les tribunaux, mais également à l’étape préalable de règlement à l’amiable des litiges[88].

Contrairement à l’interprétation qui règne en matière criminelle, et conformément au libellé du nouveau Code de procédure civile qui parle de « possibilité d’agir seul », le droit d’agir seul en matière civile constituerait plutôt le droit de ne pas être empêché d’agir seul. Loin de bénéficier d’un statut constitutionnel, il n’est pas interprété par les tribunaux comme un principe d’ordre public et n’emporte aucune obligation positive pour l’État et les tribunaux, notamment quant à l’effectivité des recours intentés.

1.2.2 Les limites et les exceptions au droit d’agir seul en matière civile

En plus des limites inhérentes à sa nature, le droit d’agir seul en matière civile fait l’objet de nombreuses exceptions. Selon l’article 87 du nouveau Code de procédure civile, plusieurs types de demandeurs doivent obligatoirement être représentés par procureur :

  • les personnes morales[89] ;

  • le curateur public, les gardiens et les séquestres[90] ;

  • les représentants d’intérêts collectifs lorsqu’ils agissent en cette qualité[91] ;

  • les agents de recouvrement et les personnes qui ont acquis à titre onéreux les créances d’autrui[92] ;

  • les sociétés en nom collectif ou en commandite et les associations[93] ;

  • les personnes qui agissent pour le compte d’autrui[94] ;

  • les personnes qui représentent les membres d’un recours collectif[95].

Ces exceptions peuvent avoir comme conséquence l’incapacité réelle d’ouvrir un recours judiciaire pour les personnes morales qui ne disposent pas des ressources financières leur permettant de payer les services d’un avocat[96], ce qui peut être particulièrement pernicieux en cas de faillite, notamment pour une petite entreprise[97].

Alors que le droit de représenter une personne devant les tribunaux (que ce soit une personne morale ou physique) est réservé aux avocats[98], les mineurs ont l’obligation d’être représentés par leur tuteur, sauf en cas d’autorisation par le tribunal[99].

Outre ces obligations, certaines dispositions confèrent au tribunal, s’il considère que la représentation par avocat est nécessaire pour assurer la sauvegarde des intérêts d’un JNR mineur ou majeur inapte[100], le pouvoir d’ordonner, même d’office[101], l’ajournement de l’instruction afin qu’un procureur soit nommé[102]. Il peut alors rendre toute ordonnance afin de s’assurer de la représentation, par exemple :

  • ordonner la nomination d’un avocat en particulier ;

  • ordonner à l’avocat de jouer un rôle de liaison entre son client et ses parents ;

  • ordonner à la mère du client d’assister son avocat[103] ;

  • fixer les honoraires et déterminer à qui en incombera le paiement[104].

Celui qui exerce le droit d’agir seul a l’obligation de « connaître ou [de] tenter de connaître un tant soit peu les notions du droit substantiel, non que les dispositions du Code de procédure civile et les Règles des tribunaux[105] ». Pour les règles procédurales, il doit se conformer aux délais de rigueur[106], notamment dans le cas de requêtes pour permission d’appeler[107] ou de contestations d’une demande en justice[108], outre qu’il doit fournir les actes de procédure de la contestation liée et ses annexes, ainsi que les pièces et les dépositions nécessaires à l’examen des questions en litige[109].

Conformément au principe d’égalité de traitement entre les parties, les JNR ont le devoir de se conformer aux exigences inhérentes au déroulement de l’instance judiciaire. Que ce soit en matière criminelle ou civile, ils ne doivent pas utiliser les poursuites judiciaires de façon à déconsidérer l’administration de la justice ; ils ne doivent pas non plus agir de manière à « entraîner des coûts exorbitants pour régler un litige[110] », sans quoi ils pourraient s’exposer à une condamnation pour abus de procédure[111].

Finalement, la déclaration de quérulence est un risque auquel les JNR font face[112] d’une double façon. Dans un premier temps, elle semble parfois utilisée comme moyen de négocier avec des JNR afin de les inciter à être représentés par avocat, ce qui constitue une limite à l’exercice du droit d’agir seul[113]. Dans un second temps, il est généralement tenu pour acquis que « l’équation “quérulent [=] partie non représentée” se vérifie en pratique dans l’écrasante majorité des cas[114] ». Dans un article paru en 2003[115], le professeur Yves-Marie Morissette, maintenant juge à la Cour d’appel, fait de la non-représentation une caractéristique distinctive du plaideur quérulent. C’est en se fondant sur cet écrit doctrinal que la jurisprudence de la Cour d’appel a établi que la non-représentation fait partie des huit critères pour déterminer la quérulence[116]. Les JNR y sont donc particulièrement exposés[117].

L’analyse de la jurisprudence démontre que la reconnaissance du droit d’agir seul se confronte à un spectre d’interprétations et d’applications qui rend sa mise en oeuvre généralement inconsistante. Si les tribunaux n’hésitent pas à parler de « droit », la portée des garanties judiciaires qui y sont associées permet de constater qu’il est, dans les faits, le plus souvent traité comme un choix. Des différences marquées sont cependant à souligner entre matière civile et matière criminelle : alors que le droit d’agir seul n’y a pas le même fondement juridique, les décisions en matière civile ne lui reconnaissent généralement aucune garantie judiciaire, au contraire de la jurisprudence en matière criminelle.

2 Du droit au choix d’agir seul : quand le statut juridique ne présume pas de la réalité

L’étude de la jurisprudence met en lumière non seulement le fait que les JNR sont désavantagés par rapport aux parties représentées par avocat, parfois au péril de leur capacité d’agir, mais également que les tribunaux sont très au fait de ces désavantages. Or, ils semblent considérer qu’il s’agit de risques qui sont intrinsèquement liés au fait d’agir seul et dont les conséquences incombent aux JNR, plutôt que des situations qui requièrent leur intervention pour rétablir l’équilibre entre les parties. Si le droit d’agir seul est reconnu, il n’est donc pas assorti de mise en oeuvre pour autant.

2.1 Le droit d’agir seul : un droit sans garanties judiciaires

En matière civile, le droit d’agir seul est directement associé à la responsabilité des JNR de respecter les exigences substantielles et procédurales[118], et semble être implicitement lié au fait que la non-représentation constitue un choix. Comme corollaire de cette responsabilité, le droit d’agir seul n’est lié à aucune obligation judiciaire formelle. Les tribunaux affirment par exemple que, « [l]orsqu’un justiciable entend exercer ses droits sans être représenté par avocat, il a l’obligation de prendre les moyens pour suivre les règles s’appliquant à ses procédures[119] ».

L’attribution de cette responsabilité n’est pas sans conséquence puisque des JNR peu rompus aux spécificités du processus judiciaire sont susceptibles de faire différentes erreurs qui pourraient compromettre leur capacité d’agir. L’analyse de la jurisprudence démontre que les tribunaux sont conscients des conséquences sur les droits des JNR, mais qu’elles ne constituent généralement pas une raison suffisante pour intervenir[120]. Ils considèrent que c’est un risque que les JNR acceptent de courir par le simple fait de leur non-représentation[121] ou que leurs erreurs sont tout bonnement inévitables. Dans l’affaire Azar c. Concordia University, la Cour d’appel attribue les difficultés procédurales éprouvées par l’appelant à son statut de JNR — et à son absence de formation juridique — sans toutefois lui permettre d’y remédier pour amender sa requête[122] : « the fact that Mr. Azar acts on his own behalf renders his task a more challenging one that if he was assisted by counsel. That, however is an inevitable consequence for any self-represented litigant[123] ». Le tribunal reconnaît ainsi le fait que les JNR sont désavantagés devant les tribunaux par rapport aux justiciables représentés par avocat, mais il ne propose pas de mesures pour assurer l’équilibre des parties.

Par ailleurs, la question de la gestion des ressources judiciaires pourrait expliquer, du moins en partie, cette interprétation de l’équité procédurale. Dans l’arrêt Deschênes c. Valeurs mobilières Banque Laurentienne, le tribunal rejette l’appel d’une demande en révision judiciaire jugée hors délai en s’appuyant sur les principes de responsabilité énoncés par la Cour d’appel de l’Alberta selon lesquels les parties non représentées doivent assumer les conséquences de ne pas avoir retenu les services d’un avocat et les tribunaux ne doivent pas leur allouer des ressources disproportionnées[124].

En matière criminelle, la jurisprudence sur le devoir d’assistance des tribunaux est plus développée, établissant certains liens entre le droit d’agir seul et les droits judiciaires. Ainsi, l’assistance du tribunal doit permettre aux accusés de donner plein effet à leur défense, notamment quant aux règles de preuve et quant aux objectifs et aux paramètres des différentes étapes du procès[125]. Pour la Cour d’appel du Québec, « [l]e juge de première instance, en acceptant qu’un accusé se défende seul, assume des responsabilités additionnelles[126] ». Le tribunal, en tant que « gardien de l’équité des procédures[127] », doit rendre effectif le droit à une défense pleine et entière[128]. L’incapacité d’un accusé agissant seul à mettre pleinement en oeuvre ses droits à contre-interroger[129], à interroger et à convoquer des témoins[130] qui découlerait du défaut du tribunal à l’assister peut être assortie de réparation. Dans la décision Leblanc, la Cour d’appel s’appuie sur les principes du Conseil canadien de la magistrature selon lesquels les JNR ne doivent pas être empêchés d’obtenir réparation parce que la présentation de leur cause comporte un défaut mineur ou facile à corriger[131]. La décision énonce que le juge doit veiller à l’égalité d’accès au système judiciaire, et ce, que les accusés soient ou non représentés.

Le devoir d’assistance du tribunal n’est cependant pas absolu, et il « faut reconnaître au juge du procès une bonne mesure de discrétion en cette matière[132] ». Cette discrétion justifie l’imprévisibilité des mesures effectives d’assistance, car celles-ci dépendent de l’appréciation que le tribunal fait des besoins des JNR ou des circonstances dans lesquelles ces derniers agissent. En matière disciplinaire, dans l’affaire Ménard c. Gardner, la Cour d’appel explique en effet que l’intensité du devoir d’assistance peut varier, « car tous les justiciables ne sont pas également démunis devant la justice et prétendre le contraire serait faire injure à leur intelligence[133] ». Ainsi, l’expérience judiciaire antérieure, et donc l’idée selon laquelle un JNR pourrait ne pas avoir besoin d’information, peut moduler le niveau d’assistance offert par le tribunal[134]. Aux yeux de la Cour d’appel, le tribunal doit proposer « une aide raisonnable pour [que le JNR] puisse faire valoir toute défense qu’il peut avoir, tout en évitant d’agir comme son avocat, au risque de perdre l’impartialité essentielle à l’exercice de ses fonctions[135] ».

2.2 Du droit au choix : des conséquences d’agir seul

Le fait d’agir seul est régulièrement reproché aux JNR par les tribunaux. Deux cas de figure sont observés : soit la non-représentation est considérée comme une situation évitable, choisie par les JNR, soit elle est envisagée tel un droit, mais dont l’exercice pose problème.

Ainsi, les tribunaux prennent souvent la peine de mentionner que les JNR agissent seuls de leur propre gré, en insistant sur le fait qu’il leur est loisible « d’être représenté[s] par avocat, si tel [est leur] désir[136] ». Les tribunaux affirment par exemple que « l’appelant choisit de se représenter seul, ce qu’il a le droit de faire, mais [que] sa méconnaissance des règles procédurales, sa personnalité et son état de santé vont caractériser les 20 jours d’audition consacrés à l’enquête[137] ». Le champ lexical employé ici est celui de l’autodétermination, avec des mots comme « choix » et « volonté », donnant lieu à des déclarations selon lesquelles un accusé peut « choisir de se représenter seul sans l’assistance d’un avocat[138] » ou que les droits à l’assistance d’un avocat et d’agir seul sont « mus par la seule volonté de l’accusé[139] ».

Ainsi, paradoxalement, les notions de droit et de choix peuvent se côtoyer dans le même raisonnement. C’est le cas dans l’affaire Glozarian c. Association des policiers provinciaux du Québec, où le tribunal estime que les arguments du JNR sont mal fondés et en conclut que sa situation « résulte des choix mal avisés qu’il a faits en tentant d’obtenir lui-même la sanction de ces droits[140] ». L’irrégularité de la procédure peut donc être directement associée à l’exercice par le JNR de son droit d’agir seul : « Il agit sans avocat, ce qui est son droit, mais sans connaître ou tenter de connaître un tant soit peu les notions du droit substantiel, non plus que les dispositions du Code de procédure civile et les Règles des tribunaux[141] ». Ici, les termes employés sont bien ceux des « droits », mais le tribunal les relie au défaut de connaître les règles et non aux obligations et aux recours qui devraient logiquement y être associés[142].

Ce discours sur le droit d’agir seul, jumelé à l’indétermination du contenu de l’obligation d’assistance du tribunal et à la discrétion associée à sa mise en oeuvre, permet d’attribuer les conséquences juridiques et personnelles de la non-représentation au JNR : « celui qui choisit d’agir sans avocat doit en assumer les inconvénients et ne peut ordinairement pas se plaindre des conséquences de sa méconnaissance du droit, incluant les règles de preuve et de procédure, du moins lorsqu’il a reçu l’aide que le tribunal doit lui apporter[143] ».

Les risques juridiques liés à la non-représentation sont pourtant clairement mis en évidence par les tribunaux. Outre le risque stratégique[144] ou rattaché au manque d’« expérience ou de formation[145] », des risques peuvent induire des conséquences majeures telles que des erreurs dans la détermination des intérêts en cause[146]. Les JNR apparaissent ainsi vulnérables[147], désavantagés[148], « dépassés par la nature technique et la précision du processus judiciaire[149] ». Les décisions leur seraient généralement défavorables[150].

Les conséquences de la non-représentation et de l’absence d’assistance — telles que le dépassement des délais procéduraux, l’irrégularité des actes de procédure et la compromission de la capacité d’agir — peuvent être dramatiques sur l’issue du processus judiciaire et les droits des JNR. L’analyse de la jurisprudence démontre une grande hétérogénéité dans la gestion de la non-représentation. Si, dans certains cas, les cours considèrent l’ignorance comme un motif raisonnable justifiant une remise ou le dépôt d’un acte de procédure en retard, dans la plupart des cas, les JNR doivent en assumer les conséquences, même si elles donnent lieu à une perte de droits : l’appelant « a choisi de se représenter seul et […] ne peut alléguer sa méconnaissance de la procédure et de ses droits pour expliquer sa négligence[151] ». Les JNR sont ainsi soumis aux mêmes règles et obligations que les parties représentées, peu importe les circonstances[152]. Si, dans l’arrêt Wagg c. Canada, le tribunal concède que « [l]es plaideurs se représentent eux-mêmes pour une diversité de raisons », il précise toutefois qu’une fois le procès débuté, il n’est pas « injuste de contraindre un appelant à respecter son choix de se représenter lui-même et de s’en remettre à son propre entendement[153] ».

Ces constats sur la mise en oeuvre du droit d’agir seul doivent être replacés dans leur contexte juridique spécifique. Ainsi, bien que le phénomène de la non-représentation soit en progression partout dans le monde, il ne fait pas l’objet du même traitement et agir seul au Québec apparaît comme particulièrement ardu.

3 De quelle solitude parle-t-on ? Agir seul au Québec et ailleurs

Le cadre juridique québécois est particulièrement rigide, en particulier concernant l’étendue des compétences réservées aux membres des ordres professionnels de juristes, soit le Barreau du Québec et la Chambre des notaires du Québec. Rappelons qu’au Québec seuls les avocats et les notaires peuvent donner des avis juridiques et agir devant les tribunaux[154], ce qui limite l’accessibilité à ces services et augmente leurs coûts[155]. En outre, la majorité des ressources à la disposition des JNR ont pour seul objet de diffuser de l’information juridique plutôt que de fournir représentation et conseils : centres de justice de proximité, cliniques juridiques communautaires, sections pro bono des différentes universités, organismes de défense des droits, Éducaloi, SOQUIJ, etc. Cette approche se révèle surprenante dans la mesure où l’insuffisance de la simple mise à disposition de la population d’information juridique est documentée depuis longtemps dans d’autres juridictions[156] : « Certainly the new legal information sources […] are useful in much the same way that medical sites help lay people understand a particular disease. But raw information is an inadequate substitute for advice and ongoing guidance from a legally trained person[157]. »

Par comparaison, en Ontario et en Colombie-Britannique, sans être membre du Barreau, les étudiants en droit et les parajuristes peuvent donner des conseils juridiques sous la supervision d’avocats[158]. Au Manitoba, les étudiants en droit peuvent « exercer le droit […] sous la surveillance d’un avocat en exercice[159] ». En Nouvelle-Écosse, un étudiant en droit actif dans une clinique juridique communautaire exploitée par une faculté de droit peut « pratiquer le droit[160] » (practice of law), à savoir :

  • the application of legal principles and judgement with regard to the circumstances or objectives of a person that requires the knowledge and skill of a person trained in the law, and includes any of the following conduct on behalf of another :

  • (a) giving advice or counsel to persons about the persons legal rights or responsibilities or to the legal rights or responsibilities of others ;

  • (b) selecting, drafting or completing legal documents or agreements that affect the legal rights or responsibilities of a person ;

  • (c) representing a person before an adjudicative body including, but not limited to, preparing or filing documents or conducting discovery ; 

  • (d) negotiating legal rights or responsibilities on behalf of a person[161].

Dans ces cadres juridiques plus souples, diverses initiatives mobilisant des étudiants ou des parajuristes voient le jour. Par exemple, la Faculté de droit de l’Université de Windsor fournit, depuis 2017, dans un cours à unité(s), des services d’accompagnement (coaching) de JNR[162]. Des étudiants en droit donnent de l’information et des conseils sur la procédure judiciaire aux citoyens qui en font la demande, les assistent dans la rédaction de formulaires et leur proposent des séances de préparation à diverses étapes d’un recours judiciaire ou de séances de médiation. De même, depuis 2007, toujours en Ontario, les parajuristes titulaires d’un permis peuvent exercer plusieurs fonctions normalement destinées aux avocats, notamment la plaidoirie concernant certaines infractions pénales et criminelles, devant la Cour des petites créances[163] ainsi que la plupart des tribunaux administratifs[164]. Néanmoins, bien que la possibilité soit présentement à l’étude par le Barreau de l’Ontario, les parajuristes ne peuvent pas représenter à l’heure actuelle des JNR en matière familiale et devant les cours supérieures.

Certaines initiatives américaines visant à répondre à l’accroissement de la présence des JNR devant les tribunaux vont dans le même sens. Par exemple, depuis 2014, dans l’État de Washington, des techniciens juridiques à licence limitée (limited license legal technicians) ont le droit, dans certains domaines dont le droit familial[165], d’accomplir des actes généralement réservés aux avocats comme conseiller leur client, l’assister dans ses démarches judiciaires ou encore rédiger et soumettre certains documents destinés au tribunal[166].

En plus de ces services offerts par des étudiants en droit ou des parajuristes, diverses initiatives sont prises pour assister les JNR dans leur parcours judiciaire. Soulignons à cet égard l’existence en Angleterre, en Australie et dans certaines provinces canadiennes[167] des « amis McKenzie » (McKenzie Friends) qui accompagnent les JNR à la cour. Élaboré par un tribunal d’appel anglais en 1971[168], le rôle des amis McKenzie repose sur le principe que toute personne faisant face à la justice seule a le droit d’être assistée par la personne de son choix. Les amis McKenzie, qui ne sont pas nécessairement des juristes, peuvent exécuter les tâches suivantes :

  • Help organize your legal documents, and hand you documents when you need them in the course of your presentation to the court

  • Take notes to review with you later

  • Observe the courtroom discussion

  • Provide emotional and moral support

  • Occasionally communicate with you in the courtroom[169].

Des provinces et des États se sont donc engagés dans la voie de l’assouplissement du cadre juridique relatif aux compétences réservées. Dans certains cas, cet assouplissement s’avère essentiel pour envisager des mesures favorisant l’accès à la justice[170], les brèches ouvertes dans le monopole des ordres professionnels permettant aux JNR d’avoir accès à des ressources et à du soutien correspondant à leurs capacités financières[171].

Sans prétendre que la solution aux barrières d’accès aux services juridiques réside dans l’octroi de services d’étudiants, de parajuristes ou de non-juristes, nous estimons que, dans un tel contexte, agir seul peut éventuellement constituer un droit, dans la mesure où les JNR ont accès aux appuis nécessaires à la revendication et à la défense de leurs droits. Au Québec, la rigidité du cadre juridique conjugué à l’inaccessibilité financière des services juridiques constitue une double contrainte pour les JNR qui sont laissés à eux-mêmes et ont la responsabilité non seulement de s’informer, mais également de se servir correctement de l’information à leur disposition. Agir seul au Québec signifie donc porter sans accompagnement le fardeau du dysfonctionnement d’un système opaque et inaccessible au détriment de ses droits.

Conclusion

Nous croyons essentiel de revenir en conclusion sur les notions de choix et de droit et sur leurs interprétations jurisprudentielles pour discuter de ce qu’elles révèlent sur l’institution judiciaire dans son rapport à la réalité sociale et à l’accès à la justice[172].

À l’image des écrits doctrinaux sur les JNR[173], l’omniprésence de la notion de choix dans la jurisprudence étudiée met en lumière l’ignorance de la situation économique caractéristique de la non-représentation. Au Québec, les services juridiques sont inaccessibles pour une proportion toujours plus importante de la population[174], qui se trouve, dans la plupart des cas, contrainte d’agir seule[175]. Le programme d’aide juridique constitue le mode privilégié d’accès aux services juridiques à faible coût ou gratuits : il n’est cependant accessible qu’aux personnes en situation de grande pauvreté[176]. Il s’agit donc d’un système de justice dont l’accès se révèle inégal et dans lequel « seules les personnes très fortunées, les grandes entreprises, les organisations gouvernementales et les personnes admissibles à l’aide juridique sont capables de s’offrir le luxe d’une action en justice[177] ».

Les études empiriques menées ailleurs démontrent que la non-représentation s’explique avant tout par l’incapacité de payer[178] pour des services juridiques dont les tarifs sont déterminés par les lois du marché, essentiellement en fonction des moyens financiers des entreprises clientes[179]. Alors que 73,7 p. 100 des Québécois considèrent ne pas avoir les moyens d’aller devant les tribunaux[180], une étude menée en Ontario, en Alberta et en Colombie-Britannique confirme que 90,0 p. 100 des JNR, après avoir cherché, sans succès, des services juridiques à un prix accessible, ont dû faire face à la justice en n’étant pas représentés[181]. Finalement, dans l’ensemble du Canada, comme le rapportent Jane Bailey, Jacquelyn Burkell et Graham Reynolds, les JNR sont significativement plus touchés par la précarité, à laquelle s’ajoutent d’autres barrières d’accès au système de justice : « Self-represented litigants in Canada are disproportionately likely to have lower income and education, and to live with social barriers including physical and mental differences, and language and cultural barriers ; furthermore, they often live in rural areas remote from physical court and legal services[182]. »

Si l’on ne tient pas compte de cette réalité socioéconomique, l’interprétation du « droit » d’agir seul s’apparente à une conception libérale de la justice où l’égalité n’est que formelle, et pour laquelle le système de justice est neutre. Suivant cette perspective, les individus sont des agents rationnels, dotés de leur libre arbitre et responsables de leur situation sociale, culturelle et économique. Le traitement égal de tous les justiciables[183], sans égard aux ressources à leur disposition, s’avère alors garant de la justice, et il n’incombe pas aux systèmes judiciaire ou politique de corriger les inégalités dans l’accès aux droits judiciaires et substantifs, celles-ci n’étant que le produit d’une défaillance individuelle[184].

Cette conception formelle plutôt que matérielle de l’égalité peut être vectrice de grandes inégalités pour les groupes sociaux bénéficiant de moins de ressources et de capitaux[185], et donc étant moins bien outillés pour répondre de manière appropriée aux exigences d’un processus judiciaire complexe et hermétique. Ces inégalités peuvent aller, nous l’avons vu, jusqu’au déni de droits considérés comme le résultat de choix malheureux. Alors que les JNR sont de plus en plus nombreux devant les tribunaux, ce constat amène des éléments de réponse à l’interrogation que nous soulevions dans notre introduction, à savoir de quelle justice il est question, et, surtout, pour qui elle agit.

Notre analyse de la jurisprudence laisse penser que la justice québécoise, plutôt que de s’imaginer être un service public et accessible pour l’ensemble des justiciables, n’est qu’un « club privé[186] » où des personnes sans ressources financières sont d’abord perçues comme des éléments perturbateurs[187]. Quant au « droit » d’agir seul, c’est plutôt celui d’être toléré à titre de personne ordinaire et non-juriste dans un système barricadé par des barrières financières, informationnelles et communicationnelles.