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Le sujet dont je vais traiter concerne l’accès à la justice, la réforme — ou la révision, si l’on préfère user d’un euphémisme — de la procédure civile et, plus précisément, l’impact que cette réforme a pu avoir, ou risque encore d’avoir à l’avenir, sur la preuve civile.

1 Trois remarques préliminaires pour situer le débat

Il m’a semblé qu’avant de m’aventurer dans l’étude de ce sujet, qui est à la fois technique et assez controversé parmi les juristes d’ici, il serait approprié d’annoncer mes couleurs.

Aussi vais-je commencer par trois séries de remarques préliminaires qui se veulent générales, qui ne concernent qu’indirectement le sujet que je vais ensuite aborder, mais qui expliquent à quelle enseigne je me loge.

1.1 Une réforme aussi nécessaire qu’opportune

Premièrement, je considère que la réforme issue du rapport Ferland de 2001[1], réforme adoptée en 2002 et entrée en vigueur le 1er janvier 2003, a constitué un important pas en avant.

Avant d’en examiner les impacts et de m’interroger sur ce qui demeure à l’état de chantier, je veux dire d’emblée le bien que je pense de cette réforme, qui selon moi s’imposait au moment où elle a été conçue. J’ajoute que j’y ai participé, modestement et comme beaucoup d’autres, au sein d’un des nombreux sous-comités d’étude qui se sont penchés sur les nombreuses questions à débattre. Et je me souviens que nous tentions d’améliorer beaucoup de choses à la fois.

1.2 Une réforme qui s’inscrit dans un mouvement continu

Deuxièmement, je crois qu’il ne faut pas s’illusionner sur les impacts possibles d’une telle réforme. Il y a maintenant 38 ans que je fais du droit, que je l’ai étudié, que je l’ai enseigné et que je l’ai exercé. Tout au long de cette période, il ne s’est pas passé une seule année au cours de laquelle les difficultés d’accès à la justice n’ont pas surgi à un moment ou un autre pour figurer en bonne place et parfois même au premier plan dans le débat public. L’entrée en vigueur de la Loi sur l’aide juridique[2] en 1972, l’apparition de la règle 15 des Règles de pratique de la Cour supérieure[3] en 1974, l’adoption de la Loi sur l’assurance automobile[4] en 1977, l’indexation des pensions alimentaires en 1980, la réforme des brefs de prérogative en 1983, la création de la Commission d’appel des lésions professionnelles en 1985, le Sommet de la justice en 1992, la création du Tribunal administratif du Québec en 1998, l’apparition des ordonnances de sauvegarde en 2003, etc., tout cela à un degré ou à un autre est la conséquence d’une volonté constante d’améliorer l’accès à la justice et l’efficacité des institutions qui administrent la justice, une attente qui jamais, à aucun moment dans le temps, n’a été pleinement satisfaite.

Un parallèle évident apparaît ici entre les attentes du public en matière de santé et ses attentes en matière de justice.

Aussi suis-je quelque peu sceptique lorsque j’entends parler de la « crise de la justice » — il me semble qu’il s’agit plutôt d’un état permanent d’insatisfaction relative, qui fluctue, avec des creux et avec des pointes. D’ailleurs, dans un article publié en 1987, et que j’avais intitulé, un peu par provocation, « Les lenteurs de la justice considérées sous un angle qui les avantage[5] », j’avais tenté de démontrer que, sous divers rapports, les réformes de la procédure civile évoluent de manière cyclique, les remèdes d’aujourd’hui rétablissant parfois les maux qu’on avait corrigés il y a longtemps.

Je donnais comme exemple une série de réformes en Californie :

  1. le tout commence au début du xxe siècle avec une conception extrêmement formaliste de la procédure, de sorte que toute déviation entre les allégations écrites et la preuve[6] entendue au procès entraîne le rejet de la demande — ce qui finit par ne pas sembler juste ;

  2. aussi permet-on éventuellement les amendements en fonction de ce qu’on découvre au procès, de sorte que les procès deviennent des boîtes à surprises pour l’une au moins des parties et pas toujours la même que sous le régime précédent — ce qui finit par ne pas sembler juste ;

  3. on fournit alors aux parties des moyens de plus en plus étendus pour se préparer avant le procès, avec cette fameuse invention aussi américaine que la tarte aux pommes, le discovery, qui s’allonge tant et tant et plus, puis qui finit par écraser la partie qui financièrement a les reins les moins solides — ce qui finit par ne pas sembler juste ;

  4. aussi finit-on, en 1978, par éliminer la procédure de discovery ou de divulgation de la preuve dans les dossiers où l’enjeu est inférieur à 25 000 dollars américains (ce qui signifie environ 80 000 dollars canadiens actuels), mais cela a pour effet de ramener les surprises dans les procès — bref, la surprise réapparaît — ce qui finit par ne pas sembler juste ;

  5. par la suite, en réaction à ce dernier changement, on insiste pour que la procédure écrite contienne une description détaillée des moyens de fait et de droit qui seront plaidés, ce qui bientôt nous ramène à peu près là où nous étions en 1910 puisque la question des effets de la déviation entre ce qui est allégué et ce qui est prouvé se pose de nouveau. Qu’est-ce qui est juste ?

Bref, je pense que le thème de l’accès à la justice n’est pas sur le point de s’estomper et parfois, lorsque j’entends parler de la « crise actuelle » et de réforme nécessaire de la justice, une phrase attribuée à Lord Palmerston, premier ministre à l’époque de la reine Victoria, me revient à l’esprit. Répondant aux membres de son parti qui se montraient les plus ardents promoteurs du changement, il aurait dit : « Reform ? Reform ? But are not things bad enough already ? »

1.3 Une réforme indissociable d’un contexte lui-même évolutif

Troisièmement, je crois que, lorsqu’on considère les choses dans la moyenne et dans la longue durée plutôt que dans l’immédiat, on s’aperçoit que la justice est nécessairement en prise directe avec le reste de ce qui nous entoure.

Cela signifie que l’amélioration des conditions d’accès à la justice n’est pas seulement une affaire de réforme législative. On doit aussi considérer l’état général de la société, facteur contextuel et diffus qui tend à passer inaperçu ; cela ne facilite pas les choses.

Et si l’on se situe dans la longue, voire la très longue durée, on constate que les avancées et les reculs les plus importants en matière d’accès à la justice paraissent souvent attribuables à des progrès ou des mutations qui n’ont rien à voir avec le droit.

Parlant de progrès, je pense, en remontant très loin dans le temps, à l’alphabétisation, à l’imprimerie, à la poste, à l’invention de la sténographie puis de l’enregistrement sonore, aux télécommunications, hier la photocopie et aujourd’hui la bureautique et la numérisation, qui rend possible le système Courtlog, la dématérialisation des actes de procédure, le plumitif informatisé, l’accès électronique aux greffes, l’archivage numérique, etc.

Aussi est-il probable que l’avènement d’Internet a plus contribué à l’accès à la justice que beaucoup de règles de droit dont c’était pourtant la finalité. Nul doute que, sur le plan de l’administration judiciaire, ces transformations technologiques auront été décisives.

Progrès certes, mais aussi reculs.

On ne peut parler d’accès à la justice, à mon avis, sans considérer l’état de l’économie, en général et en particulier. Je soupçonne qu’en règle générale, et toutes choses égales d’ailleurs, mieux l’économie se porte, moins l’accès à la justice se dégrade.

Mais je soupçonne aussi, et de manière plus spécifique, que l’évolution de l’économie des services juridiques restreint l’accès à la justice pour de plus en plus de justiciables. Avec la marchandisation[7] du travail de l’avocat (beaucoup d’avocats aujourd’hui vendent des heures[8]), avec la généralisation de la facturation au temps, avec l’apparition dans la profession juridique et toujours sur un plan économique, de deux strates de plus en plus distantes l’une de l’autre, l’une traditionnelle, voire artisanale, l’autre mercantile et tournée vers les affaires, je soupçonne, dis-je, que cette tendance lourde du marché des services juridiques exacerbe une situation de moins en moins conforme à l’idée pourtant séculaire d’égalité devant la loi. Cette question névralgique déborde le cadre de mon propos actuel et je ne peux en dire ici que quelques mots mais elle est indissociable de la problématique d’ensemble[9].

Comment, en effet, peut-on vouloir réformer les conditions d’accès à la justice sans parler ouvertement et en pleine connaissance de cause de ce que la justice coûte[10] ? Sans tenir compte, données économiques précises à l’appui, de ce qu’implique la possibilité pour les entreprises, et l’impossibilité pour les particuliers, de déduire de leurs revenus le coût de mise en oeuvre de leurs droits ? De s’interroger sur ce que le monopole du barreau et du notariat sur le conseil juridique coûte ou rapporte à la société ?

Enfin, s’agissant toujours de données externes, il faut mentionner une dernière variable d’importance, voisine du droit mais qui n’est de nature ni juridique ni économique. Le rapport Ferland, je le rappelle, s’intitule Une nouvelle culture judiciaire, thème qui a été repris plus d’une fois par la suite[11]. Une culture, ce n’est pas un code, ce n’est pas du droit, c’est une donnée sociologique. Changer une culture, que ce soit celle d’une institution, d’un ordre professionnel, d’une grande entreprise ou de gangs de rue, ne se fait pas seulement en changeant les règles du jeu et en jouant d’autorité. Il faut rejoindre les acteurs et les persuader qu’un changement de mentalité est souhaitable. Je reviendrai plus loin sur ce point, avec une observation d’ordre concret plutôt que théorique.

On aura compris que les lignes qui suivent oscillent entre de lege lata et de lege ferenda.

2 La filiation entre le rapport Ferland et le rapport Woolf

Il n’est pas inutile de commencer l’examen de la question qui nous intéresse en remontant aux sources de cette réforme et en en rappelant les grandes étapes. Selon le président du Comité de révision de la procédure civile, Me Denis Ferland, le rapport rendu public par ce comité en juillet 2001 « s’inspir[ait] en grande partie du Rapport Woolf[12] », celui qui avait mis en branle en 1996 une vaste réforme de la procédure civile en Angleterre[13]. Me Ferland ajoute : « Le principe directeur de la proportionnalité tire également sa source dans la réforme de Lord Woolf[14]. »

Il y a en effet beaucoup de points de ressemblance entre le rapport Woolf et le rapport Ferland. La raison, je crois, en est évidente. En consultant les deux rapports, on remarque tout de suite qu’en matière de justice civile, les préoccupations contemporaines — je veux dire celles des dix à quinze dernières années — traversent les frontières, du moins à l’intérieur de chaque grande tradition juridique. Certaines, d’ailleurs, persistent depuis très longtemps[15], alors que d’autres sont d’origine beaucoup plus récente[16]. Dans les deux cas, donc, les auteurs de la réforme ont dû s’attaquer à la fois à des problèmes chroniques et à de nouvelles difficultés provoquées par des changements récents dans la société.

Certaines choses méritent d’être relevées ici, aux fins d’une comparaison sommaire entre les deux rapports.

2.1 Une idée centrale, la proportionnalité

D’abord, je viens de le mentionner, l’idée de proportionnalité vient du rapport Woolf et on la retrouve maintenant dans l’article 4.2 C.p.c.[17] Cela dit, contrairement à nous, les Anglais, dans leurs Civil Procedure Rules[18], ont habillé cette idée d’un texte beaucoup plus explicite que le nôtre, sous un titre d’ailleurs révélateur. Voici ce que cela donne :

The overriding objective

1.1

(1) These Rules are a new procedural code with the overriding objective of enabling the court to deal with cases justly.

(2) Dealing with a case justly includes, so far as is practicable –

(a) ensuring that the parties are on an equal footing ;

(b) saving expense ;

(c) dealing with the case in ways which are proportionate –

(i) to the amount of money involved ;

(ii) to the importance of the case ;

(iii) to the complexity of the issues ; and

(iv) to the financial position of each party ;

(d) ensuring that it is dealt with expeditiously and fairly ; and

(e) allotting to it an appropriate share of the court’s resources, while taking into account the need to allot resources to other cases[19].

Je crois qu’en enracinant dès le départ la notion de proportionnalité dans l’enjeu pécuniaire du litige, dans les moyens financiers de chacune des parties et, accessoirement, dans les dépenses qu’elles risquent d’engager, on donne une indication beaucoup plus claire de ce qu’il faut entendre en fait par la proportionnalité. On annonce par la même occasion que, désormais, le tribunal pourra légitimement contrôler le coût des procès qu’il instruit en cours de route, et ce, avant d’atteindre le stade des dépens, alors qu’il est généralement trop tard pour remédier aux excès.

2.2 Quelques différences structurelles datant d’avant la réforme

Ensuite, s’il est vrai que la réforme anglaise fournissait des modèles de solutions déjà mises à l’épreuve depuis quelques années, il faut tenir compte de certaines nuances et ne pas oublier que des différences tout de même importantes et antérieures aux réformes subsistent encore entre la façon anglaise de faire les choses et la nôtre. J’en donne un exemple, parmi d’autres.

Dans le champ qui nous intéresse ici, je ne surprendrai personne en disant que, de l’avis de plusieurs juges en chef et intervenants bien informés, les interrogatoires au préalable demeurent, en matière de preuve et de litiges civils, une source de délais et de coûts importants, et parfois aussi d’abus criants.

Or, ce problème ne s’est jamais posé en droit anglais, pour la bonne et simple raison que là-bas les interrogatoires au préalable n’existent pas. La technique de l’oral discovery nous vient de la tradition de common law certes, mais elle a ses origines aux États-Unis et elle est arrivée au Québec après avoir transité par certaines provinces canadiennes. En Angleterre, on permet aujourd’hui les interrogatories (appelés autrefois « interrogatoires sur faits et articles », et maintenant visés par les articles 405 à 416 C.p.c.) et l’on a recours dans tous les cas aux witness statements[20] mais les professions juridiques, barreau compris, se sont toujours opposées pour des raisons de coûts et de délais à l’introduction en droit anglais des procédés américains d’oral discovery[21]. La pratique ancienne de l’interrogatoire préalable et sous serment des parties ou des témoins a sans doute existé, il est vrai, devant les tribunaux d’Equity (Chancery) à l’époque où leur procédure différait sensiblement de celle des tribunaux de common law[22] mais, comme chacun sait, l’unification des tribunaux anglais en 1875 a mis fin à ce dédoublement de régime procédural. Ce n’est donc pas vers le rapport Woolf qu’il faut se tourner pour trouver une solution à cette difficulté telle qu’elle est vécue ici.

2.3 Une volonté commune d’évaluer l’impact de la réforme

Par ailleurs, le rapport Woolf se distingue d’autres grands trains de réforme du droit parce qu’il introduit comme considération prioritaire dans le sillage de la réforme un souci de l’impact qu’elle aura et des moyens de le gérer. À ce sujet, je remarque en premier lieu que les études d’impact — j’entends les études sérieuses, avec support empirique fouillé et données quantifiables — ne sont malheureusement pas chose courante pour les juristes. Mais on voit se développer depuis une quinzaine d’années une sous-discipline en droit qui cherche à évaluer en pleine connaissance de cause l’impact réel de changements législatifs ou jurisprudentiels importants[23].

Dans le cas de la réforme anglaise, cela s’est soldé, conformément aux recommandations 71 et 267 de la version définitive du rapport Woolf[24], par la création d’un Civil Justice Council[25]. Il s’agit d’un regroupement permanent de spécialistes, dont la fonction principale est l’étude systématique des rouages de la justice civile, et qui publie chaque année plusieurs rapports de recherche sur les répercussions de la réforme de 1997.

Dans le cas de la réforme québécoise, l’évaluation de son impact a revêtu une forme moins systématique. La Loi portant réforme du Code de procédure civile prévoyait expressément que le ministre de la Justice devrait faire rapport au gouvernement au plus tard le 1er avril 2006 sur les « changements majeurs apportés par la […] réforme, ainsi que sur l’opportunité, le cas échéant, de proposer les modifications [jugées] utiles[26] ». Aussi le gouvernement a-t-il mis en place dès février 2002, soit près d’un an avant l’entrée en vigueur de la réforme, le « Comité sur l’identification des indicateurs servant à l’évaluation de ces changements majeurs ». On a ainsi évalué 2 440 dossiers ouverts en 2003 et 2004 et l’on a procédé à diverses consultations auprès, principalement, des membres de la magistrature, du Barreau du Québec et de ses avocats, et du personnel judiciaire. De ce processus est sorti le Rapport d’évaluation de la Loi portant réforme du Code de procédure civile[27] d’où je tire ce chiffre.

2.4 Des bilans partagés qui suscitent de nouvelles questions

Je ne crois pas utile d’entrer maintenant dans une foule de détails sur le bilan de mise en oeuvre du rapport Woolf. Cette évaluation, par nature, est continue et les adaptations apportées en cours de route ont été nombreuses[28], mais l’opinion la plus largement répandue aujourd’hui est que cette réforme a atteint la plupart de ses objectifs. On verra pourquoi un peu plus loin mais il semble, brièvement, que le « changement de culture » annoncé ait été provoqué avec passablement moins de ménagements qu’ici. J’y reviendrai.

Sur un point central, cependant, soit les coûts de la justice civile (c’est-à-dire les frais, les dépens et les honoraires judiciaires et extrajudiciaires), le résultat demeure décevant. Dans sa préface au rapport annuel du Civil Justice Council pour 2007, Sir Anthony Clarke, actuel Master of the Rolls, écrivait ceci :

I am happy to say that nearly a decade down the line, Lord Woolf has not been found wanting, and our proposals for further reform are in general aimed at enhancing or simplifying what we have, rather than concluding that we should create something new and better.

[…]

Legal costs and the funding of civil litigation continues to concern me, and this area is arguably the only part of the new civil procedure that has not been a success. I welcome the establishment of the Costs Advisory Committee which is a partial, but nonetheless positive, response to the Council’s recommendation, and I will follow their considerations keenly[29].

Ainsi, malgré la mise en exergue dans les Civil Procedure Rules d’un principe directeur explicite sur la question des coûts, et malgré 21 recommandations sur les moyens de contrôler les coûts[30], cet obstacle majeur de la réforme demeure actuellement en tête de liste des préoccupations.

Le bilan rendu public en mars 2006 sur la mise en oeuvre du rapport Ferland est plus mitigé.

Tout d’abord, le Comité d’évaluation de la réforme s’est heurté à une sérieuse difficulté méthodologique qui privait les statistiques colligées en 2003 et 2004 d’une bonne part de leur utilité[31]. Aussi a-t-on dû s’appuyer sur les consultations mentionnées plus haut pour combler cette lacune. Il faut noter, également, que la réforme entrée en vigueur en janvier 2003 ne donnait pas pleinement effet aux recommandations du rapport Ferland : c’était une étape, importante mais partielle, vers une réforme plus complète[32].

Je dis toutefois que ce bilan est mitigé parce que le rapport sur la mise en oeuvre de la réforme conclut qu’une seconde vague de modifications, présentée sous le titre général de « voies d’orientation », serait souhaitable. Voici comment le Comité d’évaluation de la réforme exprime la chose :

[L]e court délai entre l’entrée en vigueur de la réforme et l’évaluation de celle-ci n’a pas permis d’en évaluer tous les bénéfices. Néanmoins, le rapport permet de conclure à la nécessité de maintenir les acquis qui en découlent, et donc d’en maintenir les éléments essentiels.

Cette conclusion première ne nous permet pas d’ignorer les insuffisances et les difficultés exprimées par les intervenants, et le besoin d’apporter des aménagements à certaines des règles adoptées en 2002. Il apparaît donc opportun, comme le rapport l’indique […] au titre des voies d’orientation, de proposer des modifications aux règles du droit actuel pour faciliter l’application des principes et règles mis de l’avant dans la réforme de 2002[33].

Si l’on considère la situation dans son ensemble, on voit que l’évaluation réalisée en 2006 est assez encourageante : il ne s’agit pas, en tout cas, de défaire[34] ce qui avait été accompli le 1er janvier 2003, mais au contraire de consolider la réforme de 2002, et surtout de fortifier les règles qui lui donnaient effet. Cela vaut également pour les règles qui ont une incidence sur la preuve.

3 Ce qui a été accompli et ce qui reste à accomplir en matière de preuve

Dans la mesure où il est question ici, et au sens strict, de droit de la preuve, il faut bien dire que la réforme de 2002 n’a eu aucun effet sur le fond du droit. Les règles de preuve demeurent inchangées, ce sont les règles d’administration de la preuve qui sont appelées à absorber l’impact de la réforme.

Les nouvelles dispositions du Code de procédure civile susceptibles d’avoir de tels effets sont les suivantes :

  1. l’article 151.1, al. 3 : l’entente sur le déroulement de l’instance doit notamment porter sur les pièces, les déclarations écrites valant témoignage, les interrogatoires au préalable avant défense et les expertises ;

  2. l’article 151.6 (3) et (5) : en gestion d’instance, le tribunal peut assujettir à des règles les interrogatoires avant défense ;

  3. l’article 223.1 : les modalités de l’inscription de faux incident sont modifiées ;

  4. l’article 274.1 (2) et (4) : l’inscription s’accompagne d’un inventaire de pièces et d’une liste de témoins ;

  5. les articles 280, 281 et 281.1 : les règles d’assignation des témoins sont modifiées ;

  6. l’article 294.1 : les règles relatives à l’écrit tenant lieu de témoignage sont modifiées ;

  7. les articles 331.2 à 331.8 : les règles relatives à la communication des pièces sont modifiées ;

  8. les articles 396.1 à 396.4, 397, 398 et 398.1 : les règles relatives aux interrogatoires au préalable sont modifiées ;

  9. l’article 413.1 : le tribunal peut ordonner aux auteurs d’expertises contradictoires de tenter de concilier leurs conclusions ;

  10. l’article 477 : le tribunal peut mitiger les dépens relatifs aux expertises.

Ainsi, cette batterie de règles ne touche en réalité qu’une infime partie du droit de la preuve, et uniquement dans son volet le plus procédural, celui qui jouxte de plus près le droit judiciaire privé.

On aurait tort, cependant, de ne voir là qu’un pointilleux exercice de calibrage de règles mineures. En puissance sinon en acte, la réforme a pour objet d’éliminer les effets pervers du système « contradictoire » ou « adversarial ». Cet objectif ambitieux, s’il est atteint, pourrait transformer la dynamique des litiges civils. Aussi faut-il d’abord en dire quelques mots.

Je considérerai ensuite l’impact spécifique de la réforme sur les interrogatoires au préalable et sur les expertises, pour conclure sur ce que paraît nous réserver l’avenir à cet égard.

3.1 Une laborieuse mise à distance de la culture « adversariale »

Le terme adversarial n’est que très imparfaitement traduit par « contradictoire », comme l’a fort bien démontré le professeur Jolowicz, une autorité en matière de procédure, dans un court mais lumineux essai intitulé « Adversarial and inquisitorial approaches to civil litigation[35] ».

Peut-être est-ce pour cette raison que, traitant des effets de la réforme de 2002, le professeur Ferland parle de la nature « adversariale » de notre tradition procédurale, laquelle serait appelée à devenir « sous l’impulsion d’une intervention judiciaire accrue et dans le cadre d’une fonction judiciaire élargie, de plus en plus conciliatoire et consensuelle[36] ».

Ce qui est certain, c’est que l’entente sur le déroulement de l’instance en vertu de l’article 151.1 C.p.c., la gestion d’instance en vertu de l’article 151.6 C.p.c. ou la gestion particulière de l’instance en vertu de l’article 151.11 C.p.c., la conférence de règlement à l’amiable en vertu des articles 151.14 et suivants et même, quoique peut-être à un moindre degré, le délai de rigueur de l’article 110.1 C.p.c., sont toutes des mesures destinées à neutraliser ou à atténuer les effets pervers de la culture « adversariale » et à catalyser ce changement de culture judiciaire qu’annonçait le titre du rapport Ferland.

Ici encore, il y a une nette convergence d’objectifs entre le rapport Woolf et le rapport Ferland. Mais là s’arrête la ressemblance car, en fait de catalyseur, le premier a pris des moyens nettement plus énergiques que le second, et ces moyens se répercutent de manière beaucoup plus tangible sur le plan de la preuve. Le professeur Jolowicz explique ainsi et en quelques phrases en quoi la réforme amorcée par Lord Woolf fait entorse aux habitudes caractéristiques de la culture « adversariale »[37] :

Over and above the psychological undermining of the adversary system that comes from the increase in information available to the judges during the pre-trial stage, case management under the Civil Procedure Rules directly curtails the freedom of the parties to present the substance of their cases as they choose. The judge is expected to be more than what has elsewhere been called a “calendrier parlant”, and his role in case management creates an additional and more direct threat to survival of the adversary system. One of the more dramatic examples is that the court may dispose summarily of a case, not only on application but on its own initiative, if it considers that the claim or defence, as the case may be, has no “real prospect of success”. Expert witnesses, for all practical purposes, will cease to take part in an adversary process since, first, no party may call an expert witness or put in an expert’s report without the court’s permission, secondly, the court may direct that expert evidence be given by one expert only, and, thirdly, it is made the overriding duty of the expert to help the court impartially even at the cost of his duty to the person instructing or paying him. Clearest of all, however, and potentially the most far-reaching, is the rule which gives explicit power to the court “to control evidence” ; this it may do by giving directions on the issues on which it requires evidence, on the nature of the evidence which it requires to determine those issues and on the way in which the evidence is to be placed before the court.

On voit donc que la faculté de contrôler la preuve fait partie du jeu de mesures mises à la disposition du juge par les Civil Procedure Rules. En effet, la règle 32.1 prévoit ce qui suit :

(1) The court may control the evidence by giving directions as to –

(a) the issues on which it requires evidence ;

(b) the nature of the evidence which it requires to decide those issues ; and

(c) the way in which the evidence is to be placed before the court.

(2) The court may use its power under this rule to exclude evidence that would otherwise be admissible.

(3) The court may limit cross-examination[38].

Cela semble s’accorder avec le principe de proportionnalité bien compris et perçu comme principal agent de changement dans cet effort pour transformer les mentalités.

Malheureusement, à mon avis, ce n’est pas de cette façon, pourtant tout à fait défendable, que le principe de proportionnalité est actuellement décodé au Québec. Bien que le professeur Ferland ait fait état dans un texte de doctrine datant de 2007 de « [l]a proportionnalité des actes de procédure, des moyens de preuve et du temps d’audience[39] », le barreau semble d’un autre avis. Comme l’article 4.1 C.p.c. rappelle que les parties sont maîtres de leur dossier, et que l’article 4.2 ne mentionne nulle part les moyens de preuve, les avocats résistent à toute tentative d’introduire ici le type de contrôle qu’a instauré le rapport Woolf en Angleterre. On voit d’ailleurs souvent dans la jurisprudence l’expression « règle de la proportionnalité », alors qu’il me paraît assez clair qu’il s’agit d’un principe directeur plutôt que d’une simple règle.

On peut faire de l’article 4.2 C.p.c. une lecture littérale et parcimonieuse, comme s’il s’agissait d’une concession arrachée sournoisement aux avocats, auxiliaires de la justice certes, mais aussi maîtres de leur dossier en tant que mandataires de leurs clients. On peut aussi en faire une lecture téléologique et y voir une disposition destinée à contribuer pour l’ensemble du processus judiciaire au changement de culture dont se revendiquait le Comité de révision de la procédure civile. À mon avis, la première lecture équivaut à dire que le mal doit avoir priorité sur le remède. La révision de la procédure civile ne s’est pas faite pour instaurer l’idée, déjà trop répandue, que « les parties sont maîtres de leur dossier », mais pour en combattre les effets pervers et discipliner les parties.

Reconnaissons néanmoins qu’il n’y a pas unanimité sur la question. Une certaine doctrine[40] opte pour une interprétation réservée, voire de minimis, de l’article 4.2 C.p.c., le réduisant parfois au statut de « règle de la proportionnalité ». Cela paraît même avoir été le point de vue des auteurs de l’étude d’impact de 2006 qui concluaient sur ce point dans les termes suivants :

La règle de la proportionnalité devrait, comme il a été suggéré, être modifiée pour préciser qu’elle s’applique non seulement aux actes de procédure, mais à l’ensemble du processus judiciaire, dont les moyens de preuve, y compris les interrogatoires préalables et les expertises. Cette approche permettrait d’évaluer l’ensemble du dossier pour juger de l’application de la règle et pourrait faciliter la gestion de certains dossiers qui exigent beaucoup de ressources eu égard à l’ensemble de celles qui sont disponibles. Enfin, il faudrait favoriser l’application de la règle de la proportionnalité lorsque le tribunal se prononce sur les dépens[41].

Pour le moment, je ne crois pas exagéré de dire que le résultat est moins probant que celui obtenu en Angleterre dans le sillage du rapport Woolf.

3.2 Un constat unanime sur la « principale source de délai et de coûts élevés »

Nous atteignons ici ce qui à l’heure actuelle et en matière d’administration de la preuve demeure le point névralgique de la réforme. De nouveau, je cite l’étude d’impact de 2006 :

Le premier constat, sur lequel tous les groupes consultés sont unanimes, c’est que l’expertise en matière civile et commerciale constitue, avec les interrogatoires préalables, et même davantage, la principale source de délai et de coûts élevés des actions en justice. Les expertises sont nombreuses, et les rapports d’expert tardent à être produits et portent sur des objets qui sont parfois en bonne partie inutiles pour trancher les véritables questions en litige[42].

Quelques pages auparavant, le même rapport affirme à partir des statistiques recueillies en 2003 et 2004, mais sans toutefois donner de chiffres à l’appui, que « dans une forte proportion » les demandes de prolongation du délai d’inscription sont présentées et sont accordées en raison de retards attribuables aux interrogatoires préalables[43]. Il ne me paraît pas téméraire de supposer qu’il en va de même des expertises.

Ces deux entraves à la conduite diligente et harmonieuse des instances civiles ne présentent pas les mêmes caractéristiques et doivent être examinées séparément.

3.2.1 La pratique des interrogatoires préalables et ses contraintes

J’ai déjà mentionné que les interrogatoires préalables comme nous les connaissons n’existent pas en droit anglais. Il aurait donc été possible, si l’on avait vraiment souhaité attaquer le problème à sa racine, d’éliminer purement et simplement cette phase des procédures spéciales d’administration de la preuve et de la remplacer par des déclarations écrites des témoins anticipés. Et en invoquant l’exemple du droit anglais, on aurait pu également devancer les objections des plaideurs qui ne manquent pas à la première occasion de se draper dans l’étendard de la procédure « adversariale ».

Ici encore, cependant, on se heurtait à un sérieux problème de culture processuelle, problème qui au Québec s’est aggravé à compter de 1983 lors de l’entrée en vigueur de l’article 398.1 C.p.c. Cette disposition neutralisait dans le contexte des interrogatoires préalables la règle par ailleurs toujours valide[44] qu’avait énoncée la Cour d’appel dans l’arrêt Corporation du collège Ste-Marie c. Racette[45]. La règle en question freinait les ardeurs des plaideurs enclins à interroger la partie adverse ou des témoins proches d’elle. À compter de cette modification au Code, on peut dire que le droit procédural québécois s’est fermement engagé sur la même voie que le droit américain, de sorte que la suppression des interrogatoires préalables ne pouvait être envisagée sans craindre les hauts cris du barreau.

Aussi a-t-on choisi une voie médiane qui, peut-être, pèche par excès de modération. On aurait pu limiter la durée des interrogatoires préalables[46], mais on a préféré les exclure purement et simplement lorsque le montant en litige ne dépasse pas un certain seuil. Au moyen de l’article 396.1 C.p.c., on a ainsi supprimé les interrogatoires préalables dans les affaires où la somme réclamée est inférieure à 25 000 $. En dollars constants, ce seuil équivaut à peu près au tiers de celui qui, en 1978 et pour la même raison, avait été fixé en Californie en vue de limiter la fréquence des interrogatoires préalables. Mais la culture processuelle locale est tenace et certains ont prétendu que, même à ce bas niveau, cette restriction portait atteinte au droit que consacre l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne[47]. Heureusement, cette prétention a été rejetée par les tribunaux[48].

Bien qu’on ait déjà statué, avec raison je crois, que le tribunal n’a pas discrétion pour déroger à cette règle[49], et bien qu’on ait aussi jugé au nom du principe de proportionnalité qu’une demande, non pas inférieure à 25 000 $ mais de 25 000 $, ne permet pas le recours à l’interrogatoire préalable[50], il reste qu’en général, dans l’interprétation de la règle, les tribunaux se sont montrés fort accommodants envers les parties désireuses de procéder à des interrogatoires préalables. La limite, on pouvait le soupçonner, ne vaut que pour les interrogatoires en vertu des articles 397 et 398[51]. En outre, le seuil de 25 000 $ inclut les intérêts[52], des conclusions non pécuniaires permettent de s’y soustraire[53] et l’on peut aussi dépasser ce seuil, semble-t-il, en réunissant plusieurs réclamations dont chacune est inférieure au montant de la loi[54].

Cependant, là n’est pas vraiment la question, car c’est surtout à la Cour supérieure, ou encore dans les dossiers approchant la compétence ad valorem de celle-ci, que se pose le problème des interrogatoires multiples et interminables, susceptibles de contrecarrer les finalités de la réforme de 2002. Ici encore, un examen de la jurisprudence montre que les juges appliquent les nouvelles dispositions avec discernement, sans rigidité excessive[55], mais en conférant tout de même à l’entente sur le déroulement de l’instance une fonction structurante[56] conforme aux visées de la réforme.

Commentant les effets de cette réforme, les auteurs de l’étude d’impact de 2006 écrivaient ceci :

Les voies d’orientation suggérées […] présupposent que les mécanismes procéduraux en place le demeurent, et que le changement de culture judiciaire continue de progresser.

Il est essentiel qu’avant de procéder aux interrogatoires préalables nécessaires les parties en négocient vraiment le nombre et la durée, et qu’elles établissent une entente sur le déroulement de l’instance plutôt qu’un simple calendrier des échéances, en tenant compte de la règle de la proportionnalité. Un contrôle judiciaire réel de cet élément au moment de la présentation, le cas échéant, pourrait favoriser la réalisation de pareille entente[57].

Autrement dit, la solution la plus prometteuse serait du côté d’une gestion d’instance plus serrée, à partir d’ententes sur le déroulement des instances qui seraient établies dans l’esprit véritable du rapport Ferland, et non plus comme autant de formalités encombrantes exécutées machinalement, en faisant en sorte qu’elles demeurent aussi peu contraignantes que possible pour l’avenir.

En somme, il faut un changement d’attitudes, voire de culture, de la part des avocats, et même des juges, ce qui pourrait nécessiter probablement une formation obligatoire à l’image de celle qui accompagna la réforme du Code civil du Québec.

L’étude d’impact a aussi conclu sur un point précis qu’une modification de la loi serait opportune afin de « réserver les objections soulevées lors de l’interrogatoire préalable, sauf celles fondées sur le secret professionnel et les droits fondamentaux, pour décision par le juge chargé d’entendre la cause au fond, qui en disposerait lors des témoignages au procès[58] ».

Cette suggestion paraît éminemment sensée dès lors que, très souvent, les transcriptions des interrogatoires préalables ne font pas partie de la preuve versée au dossier. J’ai d’ailleurs eu moi-même à quelques reprises l’occasion de rendre comme juge unique des jugements qui allaient dans le sens de cette « voie d’orientation », en refusant au nom de la proportionnalité des permissions d’appeler de jugements rendus sur des objections, en marge de longs interrogatoires préalables[59].

3.2.2 La question controversée des expertises

3.2.2.1 Le rapport du sous-comité tripartite

En matière de preuve, les expertises constituent fort probablement la question la plus controversée après la réforme de 2002. Sans doute avait-on prévu, d’ailleurs, qu’il en serait ainsi puisque dès juin 2004 un sous-comité tripartite du comité multipartite « Justice 2010 » était formé, sous la présidence du juge Édouard Martin, pour examiner la question et faire rapport. Le résultat de ses travaux fut rendu public en juillet 2007[60].

Ce rapport, très bien documenté et accompagné de nombreuses annexes, est exhaustif. Il passe en revue plusieurs rapports antérieurs déposés au Québec de 1992 à 2006, il considère une large gamme de critiques suscitées par le régime en place avant la réforme de 2002, il décrit les techniques de procédure adoptées dans d’autres ressorts pour répondre aux mêmes critiques et il formule 37 recommandations pour tenter de résoudre les questions en suspens.

Plusieurs de ces recommandations ne sont pas controversées. C’est le cas, par exemple, de celles qui concernent l’opportunité de codifier le devoir d’impartialité de l’expert envers le tribunal, d’adopter un guide déontologique à l’intention des experts, de limiter le nombre d’expertises d’une partie à une par matière, d’uniformiser le contenu obligatoire et la forme des rapports d’experts, et de celles relatives aux régimes particuliers d’expertises en matières familiales, en matière de protection de la jeunesse, etc. Il en va de même pour la recommandation de favoriser par toutes les dispositions et mesures utiles le choix d’un expert commun par les parties.

Sur un aspect central du rapport, cependant, il a été impossible de faire l’unanimité. Les membres issus de la magistrature et du ministère de la Justice favorisaient « une réforme similaire à celle de l’Angleterre[61] » alors que les membres minoritaires issus du Barreau du Québec se prononçaient contre l’expertise commune obligatoire. Ne parvenant pas à s’entendre sur cette question, le sous-comité a plutôt recommandé de « [r]éaliser, dans les plus brefs délais, un projet pilote favorisant la mise en oeuvre de l’expertise commune pendant une période et selon des modalités à déterminer en concertation avec les instances intéressées[62] ».

3.2.2.2 Les suites du rapport Woolf, objet du désaccord

Peut-être est-il d’abord approprié de reproduire les extraits les plus directement pertinents des Civil Procedure Rules et des Practice Directions issues du rapport Woolf, puisque c’est ce régime qui s’attire une vive opposition de la part des avocats :

35.4 (1) No party may call an expert or put in evidence an expert’s report without the court’s permission.

[…]

35.7 (1) Where two or more parties wish to submit expert evidence on a particular issue, the court may direct that the evidence on that issue is to be given by one expert only.

[…]

Practice Direction 35

6 Where the court has directed that the evidence on a particular issue is to be given by one expert only (rule 35.7) but there are a number of disciplines relevant to that issue, a leading expert in the dominant discipline should be identified as the single expert. He should prepare the general part of the report and be responsible for annexing or incorporating the contents of any reports from experts in other disciplines[63].

En août 2002, dans le contexte de ses études sur les effets des nouvelles Civil Procedure Rules, le Department of Constitutional Affairs britannique (auquel a succédé le Ministry of Justice) rendait public un document intitulé Further Findings. A Continuing Evaluation of the Civil Justice Reforms. Ce document, consultable sur Internet[64], contient des statistiques fouillées sur les questions étudiées, qu’il serait fastidieux de reproduire ici. Mais, en somme, ses auteurs concluent au succès de la réforme : « The use of single joint experts appears to have worked well. It is likely that their use has contributed to a less adversarial culture and helped achieve earlier settlements. »

L’interlocuteur londonien que j’ai cité plus haut me confirmait le 28 janvier dernier que la teneur de ce rapport d’étape demeure tout à fait justifiée : cela est même encore plus vrai de nos jours qu’il y a six ans[65]. On aurait donc réussi en Angleterre et au Pays de Galles à modifier les mentalités.

3.2.2.3 L’état actuel de la controverse

Plusieurs interventions récentes[66] des juges Rolland et Wery, qui tous deux occupent des fonctions de responsabilité administrative dans une juridiction importante, se signalent par leur fermeté, voire par leur sévérité, devant le retard à corriger la situation actuelle. La chute constante depuis plusieurs années du nombre de dossiers ouverts dans les instances civiles, l’accroissement paradoxal du nombre « d’heures siégées » par les juges, la longueur des procédures en cours et le coût exorbitant de plusieurs procès-fleuves sont certains des principaux facteurs qui expliquent les inquiétudes actuelles de ces juges pour l’accès à la justice. Parmi les causes probables de ces indices de détérioration, on mentionne la situation des expertises dans les litiges civils.

Selon un chiffre cité par le juge Wery — qui ne cache pas qu’il le considère comme approximatif — une journée d’audience à Montréal, en fait de salaires du personnel et des juges et en fait de coûts fixes de toutes sortes, coûterait environ 7 500 $ au contribuable. Un autre chiffre du même ordre, provenant lui aussi d’une source autorisée, fixe à 1 400 $ le coût direct et indirect de l’heure d’audience dans les palais de justice du Québec[67].

Dans ces conditions, la culture « adversariale » appliquée aux expertises fait des ravages sur le plan économique et absorbe des ressources institutionnelles qui, mises en oeuvre ailleurs, pourraient facilement être utilisées à meilleur escient et atténuer les difficultés d’accès au tribunal pour les justiciables moyens.

Deux projets pilotes sur les expertises communes sont maintenant en cours, l’un à Laval avec possibilité de désignation de l’expert unique par le juge, et l’autre à Québec sur une base consensuelle. Il est permis d’espérer qu’ils apporteront un éclairage nouveau sur le problème et qu’ils aideront à dénouer l’impasse.

3.2.2.4 L’éclairage projeté par la jurisprudence récente

Entre-temps, même si le Québec est encore loin d’un régime ressemblant vraiment à celui des Civil Procedure Rules, la jurisprudence en matière d’expertises s’adapte à quelques nouveautés utiles issues de la réforme de 2002.

Dans les instances qui, en raison de leur complexité inhérente, font l’objet d’une gestion particulière, les conférences de gestion peuvent être l’occasion de structurer avec un degré élevé de rigueur le cheminent du litige, tout en accordant au principe de proportionnalité l’importance qu’il mérite. J’en donnerais comme exemple des dossiers comme Conseil québécois sur le tabac et la santé c. JTI-MacDonald Corp. (Létourneau c. JTI-MacDonald Corp.)[68] ou Conseil québécois sur le tabac et la santé c. JTI-MacDonald Corp. (Létourneau c. JTI-MacDonald Corp.)[69]. Bien qu’il s’agisse de recours collectifs, et que les recours collectifs ne soient pas représentatifs des dossiers civils ordinaires puisqu’ils font toujours l’objet, tôt ou tard, d’une gestion particulière, ces espèces montrent combien la gestion d’instance, même sans faculté de désigner un expert unique, peut contribuer à contenir les débordements des parties ou de leurs mandataires ad litem. Il y a, me dit-on, environ 170 dossiers qui tombent dans cette catégorie à Montréal, ce qui relativement parlant, vu le corpus de dossiers ouverts, est bien peu, mais ces situations peuvent avoir valeur d’exemple.

Enfin, je signale que l’article 413.1 C.p.c., doublé de l’article 19 du Règlement de procédure civile[70] de la Cour supérieure, ajoute une autre facette à la réalité des preuves par expert. La jurisprudence commence à utiliser ces moyens de façon innovatrice[71] pour amener les experts des parties à tenter de concilier leurs conclusions. Il pourrait être opportun d’en généraliser l’application en présence d’expertises contradictoires, le tribunal ayant du reste le pouvoir d’ordonner d’office ces réunions entre experts.

Nous sommes encore loin, cependant, d’un régime semblable à celui instauré par le rapport Woolf et la culture judiciaire locale demeure très majoritairement attachée au modèle antérieur à la réforme de 2002. Enfin, l’expert unique est une solution dont il faut user avec discernement car il demeure que, dans certains cas, le tribunal pourra bénéficier de l’éclairage apporté par plusieurs expertises réalisées à la demande d’une même partie[72].

3.2.2.5 L’objectivité et la vérité en matière d’expertises

Je terminerai avec quelques observations d’ordre plus général sur les expertises devant les tribunaux civils.

En cette matière, le rapport Woolf a incontestablement amorcé un rapprochement des juridictions anglaises vers les juridictions civilistes européennes. On sait en quoi diffère la procédure d’expertise issue de ces deux traditions : d’un côté, des experts mandatés et rémunérés par chaque partie pour s’affronter en combat singulier dans le prétoire, de l’autre, un expert unique « près la Cour d’appel de X », rémunéré conjointement par les parties et mandaté par le tribunal pour lui faire directement rapport. Les avantages respectifs de ces deux façons de faire sont eux aussi assez bien connus et ils ont fait l’objet de ce qui demeure aujourd’hui encore l’une des plus homériques passes d’armes en droit comparé au cours des 30 ou 40 dernières années[73]. Il est un peu curieux, d’ailleurs, qu’une question comme celle-là soulève de telles passions chez les juristes.

L’expertise judiciaire, quels que soient le contexte procédural dans lequel elle se déroule et la tradition juridique à laquelle elle se rattache, touche le noyau dur du droit de la preuve : la recherche ordonnée de la vérité dans un cadre normatif préétabli. En droit de la preuve, la valeur cardinale, celle qui sert de principal point de référence, est la « vérité » (alors qu’ailleurs en droit, c’est souvent la « justice », commutative ou distributive, qui fournit le point de référence ultime). C’est pourquoi l’épistémologie et les théories de la connaissance sont les disciplines philosophiques les plus voisines du droit de la preuve. J’avais coutume de dire à mes étudiants, lorsque j’enseignais encore la preuve, que tout l’enjeu de cette branche du droit est admirablement saisi par une pensée lapidaire de Blaise Pascal : « Nous avons une impuissance à prouver, invincible à tout le Dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le Pyrrhonisme[74]. »

Or, exception faite de certaines règles relatives, par exemple, au contenu d’un acte authentique ou à la portée d’un aveu judiciaire, le droit de la preuve, en droit civil comme en common law, se soucie beaucoup plus de la recevabilité des moyens de preuve que de leur force probante. Une fois franchie l’étape de la recevabilité, la force probante est habituellement une affaire laissée à l’appréciation du juge du fait.

En revanche, la preuve par expert suscite d’emblée, même au stade de la recevabilité, de sérieuses interrogations sur les voies de la vérité. La question débattue se prête-t-elle à une preuve par expert ? Qu’est-ce qui est légitimement du domaine du fait et du domaine de l’opinion ? Le témoin cité comme expert est-il qualifié pour exprimer une opinion digne de foi sur la question ? Lorsque les expertises portent sur des questions techniques ou scientifiques, ces considérations gagnent en complexité. Et ici encore, le droit américain les aborde avec une franchise et une rigueur analytique qui n’est malheureusement pas la norme en droit canadien. Ainsi, la trilogie de la Cour suprême des États-Unis dans les célèbres affaires Daubert v. Merrell Dow Pharmaceuticals Inc.[75], General Electric Co. v. Joiner[76] et Kumho Tire Co. v. Carmichael[77] se présente comme un véritable travail épistémologique sur le statut de la vérité scientifique. Au pays, dans R. c. Mohan[78], l’arrêt de principe sur ces mêmes questions, la Cour suprême du Canada s’est abstenue de s’engager sur la même piste. Pourtant, ce type de réflexion est nécessaire dès lors que le juge s’apprête à déléguer à un ou à plusieurs experts la responsabilité d’élucider — je dis bien élucider, et non trancher — des questions de fait présentant une complexité hors de l’ordinaire. Les juges canadiens sont capables, en général, de tracer une démarcation entre ce qui peut valablement faire l’objet d’une expertise et ce qui relève au contraire du témoin profane et de la seule liberté d’appréciation du juge[79].

En optant chaque fois que cela est possible pour le recours à un expert unique, on incite ce dernier à aborder son rôle avec une objectivité accrue, en tant qu’auxiliaire du tribunal, et non plus en tant que porte-parole « savant » de la partie qui le cite à la barre. On élimine ainsi le risque que plusieurs experts se comportent de part et d’autre comme les prosélytes de leurs commettants respectifs, une posture dogmatique — dirait Pascal — dans laquelle ils se campent pour tenter de surmonter leur impuissance à prouver la vérité. À lui seul, ce changement de statut renforcera la force probante du témoignage de l’expert. Certes, dans le sillage de ce changement, ou même avant, il faudra faire un travail de sensibilisation auprès des corps professionnels les plus souvent mis à contribution devant les tribunaux (médecins, ingénieurs, comptables, etc.) afin de bien marquer l’importance de cette transition. Mais l’expérience vaut d’être tentée, d’autant que, ce faisant, on parviendra aussi à réduire le coût des procès.

D’ailleurs, même dans un cadre « adversarial » traditionnel, diverses mesures peuvent être envisagées pour accroître la valeur d’objectivité des témoignages d’experts ou pour faire ressortir les faiblesses inhérentes de certaines preuves d’expert trop tendancieuses. Le juge Richard A. Posner s’est déjà penché sur cette question dans un ouvrage récent. Il avançait à ce sujet les suggestions suivantes :

Two further measures for improving the quality of expert evidence are worth considering. The first is for each professional association from whose membership expert witnesses are drawn to maintain a roster of all testimonial appearances by members. The roster would contain abstracts of each member’s testimony and any criticisms of the testimony by the judge in the case or by the lawyers or experts on the other side of the lawsuit. It would enable the profession to monitor its members’ adherence to high standards of probity and care in their testimonial forays. Procedures could be established to enable members to challenge inaccuracies, and, having thus been validated, the roster could be made available to the courts.

I am not appealing to altruism in making this suggestion. Each association, which is to say the members (or rather the majority of them) of the association, would benefit from the maintenance of the roster. The effect of the roster in deterring the hiring as expert witnesses of disreputable members of the profession represented by the association would increase the association’s prestige. It would also increase the consulting incomes of its reputable members by reducing the competition of the disreputable members of the profession. The incentive to maintain such a roster would thus be the same as that of any other form of professional self-policing : to reduce the external costs that the misbehavior of one member of a profession imposes on other members.

Second, lawyers who call an expert as a witness could be required to disclose the name of all the experts whom they had contacted as possible witnesses before settling on this one. This would alert the jury to the problem of “witness shopping.” Suppose that the lawyer for the plaintiff hired the first economist, agronomist, physicist, physician, and so on whom he interviewed and the lawyer for the defendant hired the twentieth whom he interviewed. A reasonable inference from this pattern is that the defendant’s case is weaker than the plaintiff’s. The parallel is to conducting twenty statistical tests of a hypothesis and reporting (as significant at the 5 percent level) the only one that supported the hypothesis being tested[80].

Ainsi, ces préoccupations sont largement partagées, quelle que soit la tradition juridique et le régime procédural où elles s’expriment.

Cela dit, il ne faut pas non plus être naïf. L’expert unique, étroitement encadré comme le sont aujourd’hui la plupart des experts qui témoignent devant les tribunaux britanniques, apporte une vérité au tribunal. Celle-ci est nécessairement tributaire des moyens adoptés par l’expert pour la construire. Plus ces moyens sont approximatifs, plus la vérité en souffre. Sans doute a-t-on raison dans la grande majorité des cas de préférer cette vérité aux vérités conflictuelles, partisanes et coûteuses qui caractérisent la culture « adversariale » classique. Peut-être même l’expert unique nous rapproche-t-il de la vérité, celle dont Pascal affirme qu’elle est « invincible à tout le Pyrrhonisme ». Mais rien ne garantit qu’on y accèdera à tout coup, et il ne faudrait pas fétichiser cette nouvelle façon de faire après avoir trop longtemps surévalué les mérites de celle dont elle prend la place.

Ainsi, en Ontario, le récent rapport du juge Goudge[81] sur les agissements du Dr Charles Smith, médecin expert qui témoignait habituellement comme expert unique et « objectif » dans des procès criminels, nous rappelle pourquoi la vigilance s’impose toujours en présence de témoignages d’experts, que ces derniers comparaissent seuls ou en groupe.

En fin de compte, on doit même envisager, et je le dis sans cynisme, qu’il en va de la vérité comme de la justice. J’entends par là qu’on pourrait sans doute paraphraser le dessin humoristique déjà mentionné en note[82] et reformuler comme ceci la question qui y figure : « How much truth can you afford ? ».

Il est certain que la société choisit parfois de donner une priorité absolue à l’« idée invincible de la vérité » (de nouveau Pascal). Mais il lui faut alors déployer des moyens importants, à la mesure de son choix, afin de vider des questions qui ressortissent au domaine du fait et dont la résolution, en d’autres circonstances, serait confiée à un tribunal judiciaire. C’est le cas, parmi beaucoup d’autres exemples, lorsque se produit une catastrophe aérienne. Aussi les moyens dont disposent des organismes comme le Bureau de la sécurité des transports du Canada ou le National Transportation Safety Board américain sont-ils considérables, à la mesure de la volonté tenace de savoir qui, dans de tels cas, anime les pouvoirs publics et, derrière eux, la société. Dans un même ordre d’idées, les deux commissions d’enquête qui ont eu à déterminer les causes de l’écrasement des navettes spatiales Challenger et Columbia sont sans doute des modèles du genre, puisqu’elles ont systématiquement fait le tour de toutes les hypothèses imaginables sur les causes de ces deux événements et qu’elles ont fourni en un temps relativement court une explication complète et concluante de ce qui s’était véritablement produit. L’« idée invincible de la vérité » a donc eu le dernier mot, mais à quel prix ? Dans les deux cas, rappelons-le, « money was no object », et même dans ces conditions avantageuses, la mise au jour de la vérité a provoqué bien des résistances[83].

L’expert unique, comme d’ailleurs le rapport Ferland dans son ensemble, est un pas dans la bonne direction. Je doute cependant que ce soit la fin de l’histoire.

4 Quelques dernières remarques en guise de conclusion

Il doit être apparent de ce qui précède que la réforme de 2002, bien conçue et en harmonie avec les efforts de réforme récents dans des ressorts comparables (dont au premier chef la réforme amorcée par le rapport Woolf), n’a pas encore donné les résultats escomptés en matière de preuve civile.

À mon sens, trois causes principales expliquent cet état de choses.

Premièrement, les textes législatifs sont incomplets. Ils se révèlent insuffisamment explicites sur certains points : il y aurait eu beaucoup plus à dire, par exemple, sur le principe de proportionnalité, notamment en ce qui concerne les coûts de la justice et l’économie des litiges civils, mais aussi sur l’effet que ce principe doit avoir sur la présentation de la preuve, soit de permettre un contrôle par le tribunal. Par ailleurs, ces textes sont potentiellement contradictoires : si les dérapages provoqués par la culture « adversariale » sont la situation à corriger et que l’idée maîtresse pour le faire est le principe de proportionnalité, pourquoi réitérer, ce dont chacun se doutait déjà, que les parties sont maîtres de leur dossier ? Le principe de proportionnalité doit avoir priorité sur la maîtrise du dossier par les parties. Enfin, ces textes sont déficients en ce qui concerne la sanction des nouvelles règles. Les juges ne sont pas en mesure d’exercer un véritable contrôle sur la preuve. En particulier, mais cela ne concerne plus la preuve civile en tant que telle, il me semble que, au-delà d’une certaine limite, l’attribution d’une fraction ou de la totalité du coût réel des litiges aux parties à même de le déduire comme dépense d’exercice serait indiquée : par exemple, tout procès de plus de dix jours pourrait requérir pour ces parties l’application d’un tarif spécial. Une seconde série d’interventions législatives, plus musclées, est donc souhaitable.

Deuxièmement, la culture judiciaire ne change pas, ou du moins ne change pas autant qu’on l’aurait voulu. La force de l’habitude et les routines structurantes, ancrées dans un préjugé contre le changement, y sont pour beaucoup. On ne surmontera ces obstacles qu’en travaillant sur la mentalité des acteurs, ce qui suppose d’abord des programmes de formation imposés ou fortement recommandés pour les avocats, pour le personnel judiciaire et pour les juges, de même, fort probablement, que pour les professions d’où sont issus les experts. Cela suppose de la part de tous ces gens une volonté de changer d’attitude, ce qui implique un effort préalable de persuasion de la part des auteurs de la réforme, du ministère de la Justice, des chefs de juridiction et des ordres professionnels. Cela suppose aussi, je le crains, la mise en place au sein de l’administration judiciaire d’un nouveau dispositif adapté à la réforme : nouvelle répartition des ressources humaines, nouveaux emplois du temps, nouveau partage de responsabilités, nouveau contenu des formulaires, etc. Si l’entente sur le déroulement de l’instance a été largement phagocytée par la culture judiciaire en place, et réduite à l’état d’échéancier plus hypothétique que réel, c’est que les mentalités n’étaient pas prêtes au changement.

Troisièmement, il faudra bien, tôt ou tard, s’attaquer à l’épineuse question du marché et de la tarification des services juridiques. Si la réforme devait se poursuivre dans le sens que j’ai indiqué, elle heurtera de plein fouet certaines habitudes de travail de plus en plus répandues (dont la tarification et la facturation horaire) et qui elles, je le crains aussi, ne sont pas sur le point de changer. Il faudra donc, à tout le moins, trouver un moyen de contourner le problème. Aucun gouvernement, depuis très longtemps, n’a voulu toucher au vétuste tarif des honoraires extrajudiciaires. Cela a eu comme conséquence paradoxale qu’avec le temps s’est constitué ici pour la majorité des justiciables un régime de plus en plus comparable à l’American rule (chaque partie paie tous ses frais, quelle que soit l’issue du litige). Il serait grand temps de reprendre cette situation en main. Une règle de transparence — chaque partie, à chaque étape de la gestion d’instance, doit dévoiler au juge, d’abord formé pour en juger, ce que lui coûte le litige et ce qu’elle anticipe encore de devoir payer — et le pouvoir pour le juge de contrôler ces coûts en déclarant superflus et irrecevables certains actes de procédure ou certaines mesures d’administration de la preuve, fourniraient peut-être une solution. Il y aura de fortes résistances. Il y en a toujours devant d’authentiques réformes. L’assurance automobile et les petites créances viennent ici à l’esprit, entre autres.

Bref, la réforme de la procédure civile demeure en bonne partie un travail en cours. Espérons qu’il se poursuivra sans délai et avec la même orientation.