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La culpabilité pénale — c’est bien connu — a longtemps été confinée dans le champ de la responsabilité subjective, dans les profondeurs sourdes et subconscientes du sujet pénal. D’après le mode de pensée dominant à l’époque classique, la mens rea est synonyme d’intention et d’insouciance. En effet, « [w]hat […] does legal mens rea mean ? It refers to the mental element necessary for the particular crime, and this mental element may be either intention to do the immediate act or bring about the consequence or (in some crimes) recklessness as to such act or consequence. In different and more precise language, mens rea means intention or recklessness as to the elements constituting the actus reus[1]. » Mais à la fin des années 80 et au début des années 90, un nouveau personnage entre en scène. Un personnage qui, sans être tout à fait étranger aux tribunaux, revêt une forme jusqu’alors inédite en droit criminel : il s’agit de la négligence pénale. Reconnue comme norme de faute suffisante en droit criminel, la négligence pénale opère une véritable transformation de la fonction punitive. Très rapidement, elle se révèle comme l’élément de faute sui generis en matière de responsabilité normative. S’il est vrai que la négligence — dans sa forme la plus pure et la plus brute — a toujours existé en droit criminel, jamais n’avait-elle été si finement identifiée, définie, puis systématisée par les tribunaux. Consciemment ou inconsciemment, la négligence pénale s’est donc dissociée de la négligence criminelle. Elle s’est approprié un domaine d’activité qui, tout en lui étant propre, a permis de mieux dégager le profil de la négligence criminelle. Malgré le rôle important que joue la négligence pénale au Canada, certains de ses aspects demeurent énigmatiques. Parmi les questions les plus souvent invoquées, mentionnons la capacité de l’individu d’apprécier (et d’éviter) les risques liés à son activité. Loin d’être secondaire, cette question est au coeur même de l’intervention de la justice pénale et de sa justification au point de vue éthique. De là l’importance de bien circonscrire son contenu et d’explorer les limites qui encadrent son application.

Cette entreprise, il va de soi, n’est ni simple ni facile. Elle comporte une analyse attentive de la responsabilité normative, de son contenu psychologique et du lien qui unit ses deux composantes au point de vue juridique. Pour atteindre ces objectifs, nous ferons appel à l’expertise psychiatrique, et plus précisément à la collaboration du Dr Louis Morissette, spécialiste de la psychiatrie légale. Les données psychiatriques étant à la source de l’activité judiciaire, il importe de transcender les frontières juridiques et d’investir le domaine médical. À la connaissance des principes régissant la responsabilité pénale, nous ajoutons donc celle des signes et des symptômes qui caractérisent les différentes maladies mentales.

Cette collaboration constante entre le domaine légal et l’expertise psychiatrique, ce va-et-vient entre le droit et la médecine, rejaillit bien entendu sur la division de notre travail. À l’analyse des fondements qui gouvernent la responsabilité normative en droit criminel (1), succédera un examen de la faute en matière de négligence pénale, de la capacité nécessaire à sa constatation (2), puis des troubles pouvant empêcher sa réalisation (3).

1 Les fondements qui gouvernent la responsabilité normative en droit criminel

Les fondements qui gouvernement la responsabilité normative en droit criminel demeurent une question encore chaudement discutée au Canada. Cette controverse, qui résulte de la décision récente de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Beatty[2], est à l’origine de deux approches distinctes mais réciproques de la négligence en droit criminel.

Tout d’abord, il y a l’approche classique mise en avant par la juge en chef McLachlin dans l’arrêt R. c. Creighton[3]. D’après cette approche, l’actus reus des infractions de négligence pénale exige un écart marqué entre la conduite de l’individu et celle d’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances[4]. Quant à la mens rea ou élément de faute, celle-ci consiste en « l’omission d’envisager un risque[5] » qu’une personne raisonnable aurait envisagé. Cette absence de réflexion, qui s’infère naturellement de l’actus reus de l’infraction, peut toutefois être écartée par une preuve démontrant l’incapacité de l’individu d’apprécier les risques liés à son activité[6]. Sans être parfaite au point de vue des principes, l’approche suggérée par la juge McLachlin, dans l’arrêt R. c. Creighton, respecte la dichotomie traditionnelle entre l’actus reus et la mens rea de l’infraction[7].

En ce qui concerne, par ailleurs, la seconde approche soutenue par une faible majorité de juges dans l’arrêt R. c. Beatty, celle-ci propose un élargissement de la mens rea qui n’est pas sans entraîner une certaine confusion entre les éléments matériel et psychologique de l’infraction. D’après les tenants de cette approche, l’actus reus de la conduite dangereuse (puisqu’il s’agissait de l’infraction impliquée en l’espèce) consiste en la conduite d’une voiture d’une manière objectivement « dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances, y compris la nature et l’état du lieu, l’utilisation qui en est faite ainsi que l’intensité de la circulation à ce moment ou raisonnablement prévisible dans ce lieu[8] ». Quant à la mens rea de l’infraction, celle-ci exige la preuve d’un « écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans [les circonstances][9] », écart qui, une fois constaté, permet à la Cour de relever chez l’accusé son omission d’envisager ou d’éviter le risque qu’une personne raisonnable aurait envisagé ou évité (« absence d’un état mental de diligence »). Cette inférence, qui est à la base de l’élément de faute, peut toutefois être écartée par la preuve « qu’une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé n’aurait pas été consciente du risque, ou […] n’[aurait] pas été en mesure d’éviter de créer le danger[10] ». Décrivant l’actus reus et la mens rea de l’infraction de conduite dangereuse, la juge Charron, au nom de la majorité, propose l’analyse que voici :

a) L’actus reus

Le juge des faits doit être convaincu hors de tout doute raisonnable que, du point de vue objectif, l’accusé, suivant les termes de la disposition concernée, conduisait « d’une façon dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances, y compris la nature et l’état du lieu, l’utilisation qui en est faite ainsi que l’intensité de la circulation à ce moment ou raisonnablement prévisible dans ce lieu ».

b) La mens rea

Le juge des faits doit également être convaincu, hors de tout doute raisonnable, que le comportement objectivement dangereux de l’accusé était accompagné de la mens rea requise. Dans son appréciation, le juge des faits doit être convaincu, à la lumière de l’ensemble de la preuve, y compris la preuve relative à l’état d’esprit véritable de l’accusé, si une telle preuve existe, que le comportement en cause constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence raisonnable que respecterait une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé. En outre, si l’accusé offre une explication, il faut alors, pour qu’il y ait déclaration de culpabilité, que le juge des faits soit convaincu qu’une personne raisonnable dans des circonstances analogues aurait dû être consciente du risque et du danger inhérents au comportement de l’accusé[11].

Bien que cette approche ne soit pas fondamentalement différente de celle qui a été proposée par la juge McLachlin dans l’arrêt R. c. Creighton, nous croyons qu’elle transgresse les limites traditionnelles de l’infraction en introduisant le comportement de l’accusé (écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé) dans la structure psychologique de l’infraction. Cette dérive étant soulignée, retenons que l’approche développée par la juge Charron dans l’arrêt R. c. Beatty est celle qui prédomine à l’heure actuelle.

2 La structure psychologique de l’infraction en matière de négligence pénale

L’examen de la structure psychologique de l’infraction en matière de négligence pénale comprend deux considérations, celle de la faute (2.1) et celle de la capacité requise en semblable matière (2.2).

2.1 La faute

2.1.1 L’approche soutenue par la juge en chef McLachlin

D’après la Cour suprême, dans l’arrêt R. c. Creighton, la faute morale en matière de mens rea objective consiste en « l’omission d’envisager un risque dont une personne raisonnable se serait rendu compte[12] ». Maintes fois reprise par les tribunaux, cette affirmation mérite d’être nuancée. Car s’il est vrai que certaines personnes accusées d’une infraction de négligence pénale n’envisagent pas le risque que comporte l’activité en question, plusieurs, en revanche, perçoivent ce risque, mais ne font rien pour l’éviter. L’exemple de l’automobiliste qui roule à plus de 110 kilomètre à l’heure dans un quartier résidentiel illustre bien cette situation. Ici, l’individu n’omet pas d’envisager le risque inhérent à sa conduite mais de tenir compte de celui-ci. Considérée positivement, du point de vue du « reproche qui fonde la réaction sociale[13] » nécessaire à la culpabilité, la faute morale en matière de négligence pénale consiste donc en l’omission « de reconnaître [ou] d’éviter le risque que comport[e] l’activité en question[14] ». Il s’agit d’un élément de faute puisque l’individu « ne s’applique pas à posséder la prudence » qu’il peut et doit avoir[15]. Discutant de la mens rea applicable en matière d’infractions de conduite automobile, le juge Hill, dans l’arrêt Menezes, souligne cet aspect souvent ignoré des infractions de négligence. D’après le magistrat, « the mens rea or guilty mind for the crime of criminal negligence [voir également les infractions de négligence pénale telles que la conduite dangereuse] can be determined objectively from the conduct of the accused — the driver either recognized and ran an obvious and serious risk to the lives and safety of others, or alternatively, gave no thought to the risk involved[16] ». La faute n’est donc pas préalable à la violation de la norme, elle est cette violation de la norme (écart marqué) dans un contexte où l’individu pouvait prévoir ou prévenir le risque que comporte l’activité en question (faute de « prévision » ou de « prévention » du risque). Cette dualité de la faute rejaillit, bien entendu, sur les facteurs qui participent à sa réalisation. De façon générale, les juristes considèrent que l’« omission » d’envisager un risque découle des facteurs suivants :

  1. de l’âge ou de l’inexpérience : « [un] garçon a commencé à actionner le mécanisme de sa carabine pour voir si elle était chargée. La carabine s’est déchargée et la balle a frappé une jeune fille[17] » ;

  2. du défaut d’attention : une jeune fille qui parlait à son amie à l’aide de son téléphone cellulaire a tourné à gauche au feu vert au moment où une voiture s’approchait en sens inverse, ce qui a causé ainsi la mort de la conductrice de l’autre véhicule[18] ;

  3. de la nervosité, de la tension ou de l’excitation : un chasseur, qui était avec son frère à la chasse à l’orignal, a perdu son sang-froid et a tiré sur un ami qui se trouvait à distance dans une chaloupe après l’avoir confondu avec un orignal mâle (buck)[19] ;

  4. du surmenage physique : un automobiliste qui a continué de conduire malgré la fatigue qui l’envahissait s’est endormi au volant de sa voiture pour ensuite causer un accident mortel ;

  5. des mauvaises habitudes et de l’influence du milieu : « [deux] jeunes enfants jouaient dans leur maison. Ils ont trouvé un fusil de chasse chargé dans le placard de la chambre. Un des deux enfants a été tué lorsque le fusil de chasse s’est déchargé[20] » ;

  6. de l’étourderie : un garçon s’amusait à tirer à l’aide d’une arme à feu en direction d’un plan d’eau lorsqu’un individu, qui se trouvait de l’autre côté de la rive, a reçu le projectile, qui venait de ricocher, en plein visage.

Quant à la personne qui a « perçu » le risque, mais qui n’a pas pris les précautions raisonnables pour empêcher sa réalisation, cette situation renvoie normalement aux facteurs suivants :

  1. à l’absence de sens moral ou d’empathie : un individu fait une course en voiture avec son ami dans les rues d’un quartier résidentiel et blesse mortellement un piéton après avoir glissé sur une plaque de glace ;

  2. à la paresse : « [une] jeune femme franchissait une clôture en tenant une arme à feu chargée. Sa carabine a accidentellement frappé la clôture. Elle s’est déchargée et la jeune femme a été blessée[21] » ;

  3. à l’impatience ou à l’empressement : « [un] homme a lancé son arme à feu au-dessus d’un fossé qu’il voulait traverser [pour se rapprocher de sa proie]. Lorsque l’arme à feu a frappé le sol, elle s’est déchargée[22] » ;

  4. aux sentiments démesurés (amour, dépendance émotive, etc.) : une jeune femme, qui a laissé son bébé seul avec un conjoint violent qui avait déjà été accusé de voies de fait sur un jeune enfant, a attendu plus de deux jours avant de conduire son bébé grièvement blessé à l’hôpital[23] ;

  5. à une mauvaise évaluation de ses capacités ou de ses aptitudes : un chasseur autochtone a blessé une jeune femme au poignet après avoir tiré en direction d’un chevreuil malgré la présence d’une roulotte qui se trouvait à proximité[24] ;

  6. de la négation consciente : « [un] chasseur et son frère rampaient dans des buissons épais. La carabine du chasseur était chargée et en position armée. La carabine a accroché un buisson et s’est déchargée accidentellement. Le frère a été blessé[25] ».

La faute est donc simple en genre mais double en espèce. Elle consiste en l’omission d’« envisager » ou d’« éviter » un risque dont une personne raisonnable se serait rendu compte. Bien que cette classification ne puisse, en aucun temps, constituer une liste exhaustive des facteurs pouvant expliquer l’omission de l’individu d’« envisager » ou d’« éviter » un risque dont une personne raisonnable se serait rendu compte, elle souligne la dualité psychologique qui caractérise la faute en matière de négligence pénale : « Pourquoi une personne omet-elle de tenir compte du risque inhérent à l’activité qu’elle entreprend ? Les explications sont légion. Il y en a tout un éventail, à partir de la simple distraction jusqu’à des particularités comme l’âge, le degré d’instruction et la culture[26]. » Loin de nuire à la capacité de l’individu d’« envisager » ou d’« éviter » le risque que comporte l’activité en question, ces facteurs expliquent plutôt pourquoi l’individu n’a pas envisagé ni évité ce risque ; bref, pourquoi il était en faute.

Considérée du point de vue de la faute, de sa manifestation psychologique, la négligence pénale trahit donc une certaine indifférence de l’individu par rapport à la norme sociale protégée. Que cette indifférence « soit le fruit de la maladresse, de l’inexpérience, de la sottise, du mépris de la vie d’autrui ou de l’insouciance [importe peu][27] ». Tout ce qui compte, c’est l’indifférence de l’agent, indifférence qui s’infère de la présence d’un écart marqué entre sa conduite et celle d’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances. Sous cet angle, « [l]’auteur de l’acte serait coupable car il n’a pas prévu les conséquences dommageables de son acte […] ou bien parce qu’il n’a pas pris les précautions nécessaires pour les empêcher de survenir[28] ». L’absence de soin, d’exactitude ou de prudence sera génératrice de culpabilité uniquement lorsque l’individu était en mesure d’exercer la prudence qui convenait à l’activité en question (capacité d’apprécier et d’éviter les risques inhérents à sa conduite).

2.1.2 L’approche soutenue par la juge Charron

Bien que l’approche de la négligence pénale soutenue par la juge Charron dans l’arrêt R. c. Beatty soit différente de celle qui a été énoncée par la juge McLachlin dans l’arrêt R. c. Creighton, celles-ci partagent une lecture commune de la mens rea dont la prémisse repose sur une « faute psychologique de prévision ». D’après la juge Charron :

La prémisse permettant de conclure à une faute en raison d’un comportement objectivement dangereux constituant un écart marqué par rapport à la norme est la suivante : une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé aurait été consciente du risque créé par la façon de conduire en question et ne se serait pas livrée à l’activité. Il y aura cependant des cas où cette prémisse ne peut pas être invoquée parce qu’une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé n’aurait pas été consciente du risque, ou alors n’a pas été en mesure d’éviter de créer le danger. Naturellement, le conducteur ne peut pas se contenter de dire qu’il ne pensait pas à sa façon de conduire, puisque la faute réside dans le fait de ne pas accorder à l’activité dangereuse le degré de pensée et d’attention nécessaire[29].

Que l’on place l’écart marqué par rapport à la norme de diligence dans l’actus reus de l’infraction, comme le suggère la juge McLachlin, ou dans la mens rea, comme le prétend la juge Charron, importe peu au point de vue de la faute. Tout ce qui compte, c’est l’omission d’« envisager » ou d’« éviter » le risque qu’une personne raisonnable aurait prévu ou évité. Bien que le ministère public ne soit pas tenu de prouver l’état d’esprit positif de l’accusé (connaissance (aveuglement volontaire), intention ou insouciance), il peut avoir recours à la preuve de l’état mental de ce dernier pour démontrer qu’il a omis d’éviter le risque que comportait l’activité en question :

Par exemple, si [l’]on fait la preuve qu’un conducteur a délibérément bifurqué dans la voie d’un véhicule circulant en direction inverse, d’une façon intentionnellement dangereuse, dans le but d’effrayer les passagers de ce véhicule ou d’impressionner par sa bravade une personne se trouvant dans son propre véhicule, l’exigence de la mens rea sera aisément remplie. Une façon de considérer la chose serait de dire que la mens rea subjective de l’acte consistant à créer intentionnellement un danger pour les autres usagers de la route au sens de l’art. 249 du Code criminel consiste en un « écart marqué » par rapport à la norme à laquelle on s’attendrait à voir se conformer un conducteur raisonnablement prudent[30].

La conscience du risque et la volonté de persister malgré ce risque (insouciance) sont donc « suffisantes » au point de vue de la faute[31].

En ce qui concerne finalement l’évaluation du contenu psychologique de la faute, « il faut modifier le critère objectif pour accorder à l’accusé le bénéfice de tout doute raisonnable relatif à la question de savoir si une personne raisonnable aurait apprécié le risque ou encore aurait pu faire quelque chose pour éviter de créer le danger et l’aurait fait. Lorsqu’il existe un tel doute, l’accusé ne saurait être déclaré coupable, même si, considérée objectivement, sa façon de conduire était manifestement dangereuse[32]. »

2.2 La capacité requise en matière de négligence pénale

2.2.1 L’approche soutenue par la juge en chef McLachlin

Si la faute en matière de crimes de négligence consiste dans le fait de ne pas avoir envisagé (ni évité) un risque dont une personne raisonnable se serait rendu compte, encore faut-il que l’individu soit en mesure d’« envisager » (ou d’« éviter ») ce risque ; bref, qu’il soit capable de respecter la norme de diligence requise dans les circonstances. D’après la juge McLachlin dans l’arrêt R. c. Creighton :

On doit se demander en premier lieu si l’actus reus a été prouvé. Il faut pour cela que la négligence représente dans toutes les circonstances de l’affaire un écart marqué par rapport à la norme de la personne raisonnable. Cet écart peut consister à exercer l’activité d’une manière dangereuse ou bien à s’y livrer alors qu’il est dangereux de le faire dans les circonstances.

Se pose ensuite la question de savoir si la mens rea a été établie. Comme c’est le cas des crimes comportant une mens rea subjective, la mens rea requise pour qu’il y ait prévision objective du risque de causer un préjudice s’infère normalement des faits. La norme applicable est celle de la personne raisonnable se trouvant dans la même situation que l’accusé. Si une personne a commis un acte manifestement dangereux, il est raisonnable, en l’absence d’indications du contraire, d’en déduire qu’elle n’a pas réfléchi au risque et à la nécessité de prudence. L’inférence normale peut toutefois être écartée par une preuve qui fait naître un doute raisonnable quant à l’absence de capacité d’apprécier le risque. Ainsi, si l’actus reus et la mens rea sont tous deux établis au moyen d’une preuve suffisante à première vue, il faut se demander en outre si l’accusé possédait la capacité requise d’apprécier le risque inhérent à sa conduite. Dans l’hypothèse d’une réponse affirmative à cette dernière question, la faute morale nécessaire est établie et un verdict de culpabilité peut à bon droit être rendu contre l’accusé. Dans l’hypothèse contraire, c’est un verdict d’acquittement qui s’impose[33].

C’est donc par rapport à la faute ou à la mens rea de l’infraction que la capacité de l’individu est envisagée en matière de crimes de négligence. Sans nier l’impact que peut avoir ce facteur sur la constatation de la faute, nous estimons que l’incapacité devrait plutôt intervenir en amont de la responsabilité, comme un facteur empêchant l’imposition de la norme de diligence à l’agent mis en cause[34]. Ainsi,

[l]orsqu’on estime que [l’incapacité de l’individu à apprécier les risques liés à son activité] écarte la culpabilité [en matière de négligence], la vérité est qu’elle le fait non pas en détruisant l’une de ses composantes mais en interdisant, d’une manière plus radicale, d’en examiner la réalisation. Que [l’incapacité de l’individu à envisager un risque empêche] la constatation d’une faute, nul ne pourrait le contester. Mais elle le fait exactement au même titre que [l’incapacité] sous sa forme classique et reconnue, parce qu’elle écarte l’imputabilité pénale [propre à la négligence], condition préalable à l’examen de la culpabilité[35].

Envisagée dans son rapport avec la responsabilité pénale, l’incapacité à apprécier les risques inhérents à certaines activités dangereuses agit donc au niveau le plus fondamental de l’infraction, comme une exemption de responsabilité fondée sur l’incapacité de l’individu à obéir à la norme de diligence. Pour reprendre, avec certaines modifications bien sûr, les propos tenus par le juge Lamer dans l’arrêt Chaulk :

Lorsqu’une personne plaide [son incapacité à apprécier les risques liés à son activité], elle peut fort bien […] nier l’existence de la mens rea, […] mais cette personne peut également faire une allégation plus fondamentale qui va au-delà de la mens rea ou de l’actus reus [de l’infraction], savoir qu’elle échappe [aux conditions fondamentales de la responsabilité en matière de crimes de négligence, parce qu’elle n’a pas la capacité de reconnaître et d’éviter le risque que comporte l’activité en question]. Cette allégation peut être ou non jugée valable. Mais si l’incapacité est telle qu’elle [empêche l’accusé de se conformer à la norme de diligence], elle empêchera une déclaration de culpabilité[36].

Loin d’être sans fondement, cette position correspond, en partie, au raisonnement soutenu par la juge McLachlin dans l’arrêt R. c. Creighton. Pour elle, l’imposition d’une norme de diligence est subordonnée à la présence d’un minimum de capacité :

[Car] la justification sociale d’une norme uniforme de diligence ne joue plus du moment qu’il y a incapacité. En effet, il ne sert à rien de déclarer coupable et de punir une personne qui n’a pas la capacité de faire ce que, du point de vue juridique, elle aurait dû faire. Comme l’explique le juge Wilson dans l’arrêt Perka c. La Reine, précité, à la p. 273, le droit criminel fait des distinctions dans des situations où « l’imposition d’une peine est complètement injustifiable ». D’après le juge Wilson, l’acquittement s’impose dans ces situations « parce qu’aucune fin inhérente à la responsabilité criminelle et à l’imposition d’une peine, c.-à-d. la réparation d’un acte mauvais, ne peut être réalisée pour un acte qu’aucune personne raisonnable n’éviterait de commettre » (p. 273). Pour ces raisons, le droit criminel n’impute aucune responsabilité si la conduite coupable de l’accusé a été causée par des facteurs extrinsèques indépendants de sa volonté.

Il semble ressortir de ces considérations que la meilleure façon de tenir compte des préoccupations tant pratiques que théoriques du droit criminel dans le domaine de la négligence pénale [et criminelle] consiste à imposer une norme uniforme de conduite, sauf dans les cas où l’accusé n’avait pas la capacité de reconnaître et d’éviter le risque que comportait l’activité en question[37].

Outre qu’elle respecte les principes soutenus par la juge McLachlin dans l’arrêt R. c. Creighton, cette analyse est conforme à la nature même de la capacité en tant qu’aptitude ou disposition à la sanction. Étroitement associée à l’imputabilité, l’incapacité, qu’elle soit commune à l’ensemble des crimes (responsabilité subjective et objective) ou propre à certaines infractions de négligence (responsabilité objective), se rapporte toujours à l’aptitude d’une personne à répondre pénalement de ses actes. Or, cette aptitude est une condition préalable à la responsabilité pénale. Donc, la capacité de l’individu à apprécier les risques liés à son activité est une condition préalable à la responsabilité normative, à sa justification au point de vue éthique et spirituel. Comme l’explique, si justement d’ailleurs, la juge McLachlin dans l’arrêt R. c. Creighton :

Pour résumer, les prémisses fondamentales sur lesquelles repose notre droit criminel commandent que les caractéristiques personnelles qui ne se rapportent pas directement à un élément de l’infraction ne servent d’excuses que si elles établissent l’incapacité, que ce soit l’incapacité à comprendre la nature et la qualité de sa conduite dans le contexte de crimes intentionnels, ou celle à apprécier le risque que comporte sa conduite dans le cas de crimes d’homicide involontaire coupable ou de négligence pénale. C’est tout ce qu’exige le principe suivant lequel les personnes moralement innocentes ne doivent pas être déclarées coupables d’une infraction[38].

Bien que l’incapacité d’une personne à apprécier les risques liés à son activité agisse au niveau le plus fondamental de l’infraction, comme une exemption de responsabilité fondée sur son incapacité à obéir à la norme de diligence, rien n’empêche les tribunaux de procéder à l’analyse de cette question une fois que l’actus reus et la mens rea ont été établis au moyen d’une preuve suffisante à première vue.

Ayant ainsi défini l’incapacité exigée en matière de crimes de négligence pénale, nous estimons pertinent maintenant de nous interroger sur son contenu psychologique, de voir en quoi il consiste au point de vue de la « faute » et de la « responsabilité normative ».

Envisagée du point de vue de la « faute », du reproche adressé à l’accusé, la capacité requise en matière de négligence pénale renvoie à « la capacité de reconnaître et d’éviter le risque que comporte l’activité en question[39] ». Que signifie l’expression « capacité de reconnaître et d’éviter le risque que comporte l’activité en question » ? Concerne-t-elle uniquement la capacité abstraite d’entrevoir un risque lié à l’activité pratiquée ? Ou touche-t-elle, au contraire, la capacité d’appliquer concrètement cette connaissance dans les circonstances ? Compte tenu de la « subsocialité » qui caractérise la responsabilité normative, nous sommes amenés naturellement à opter pour la seconde solution. L’accusé doit non seulement avoir la capacité intellectuelle d’apprécier le risque inhérent à son activité, mais également la capacité fonctionnelle d’appliquer cette connaissance dans le contexte de l’activité pratiquée. Après tout, une personne peut être intellectuellement capable de percevoir un risque tout en étant incapable, en raison de troubles physiques, psychiques ou neuropsychiques (altération des facultés cognitives, déficit important sur le plan de l’évaluation d’une situation, difficulté de traiter l’information de façon appropriée, impulsivité devant des situations de stress intense, etc.) d’appliquer cette connaissance au moment de l’infraction. L’exemple du chasseur qui tire accidentellement sur une personne qui se trouve derrière un buisson illustre bien cette situation. L’individu étant titulaire d’un permis de possession et d’acquisition d’armes à feu, il devrait, par conséquent, savoir qu’il ne peut tirer sur un objet qui n’est pas complètement à vue[40] (question qui se trouve dans l’examen théorique menant à l’obtention du permis de possession et d’acquisition d’armes à feu). Et pourtant, malgré cette connaissance, l’individu peut être incapable, en raison de la précarité de sa condition intellectuelle, psychologique ou émotionnelle, d’appliquer cette connaissance dans une situation factuelle exigeant l’adoption de jugements rapides et appropriés. D’un point de vue purement cognitif, cette personne est capable d’« apprécier » les risques que comporte l’activité en question (elle sait, par exemple, qu’il ne faut pas tirer sur une cible dont elle n’aperçoit que la silhouette[41] ou qu’il ne faut pas tirer simplement parce qu’elle a vu un mouvement, une couleur, une forme ou entendu un bruit[42]), mais incapable, d’un point de vue intellectuel, psychologique ou émotif, d’appliquer cette connaissance de manière à « éviter » le risque en question. Résultat : cette personne est irresponsable, car elle est incapable d’« agir autrement ». C’est tout simplement une personne qui ne peut utiliser de façon sécuritaire une arme à feu.

Considérée maintenant sous l’angle de la « responsabilité normative », de ce qui fonde son application au point de vue juridique, l’incapacité se manifeste autrement. Le reproche qui sous-tend la responsabilité normative étant de ne pas avoir respecté une norme qui pouvait et qui devait être respectée, la capacité de l’individu devra être définie en fonction de son aptitude à respecter précisément cette norme, de sa capacité à prendre les précautions qui s’imposent dans les circonstances. En effet, « [c’]est un des préceptes de base de la justice fondamentale que l’État ne puisse pas punir les personnes moralement innocentes ni porter atteinte à leur liberté. Ceux qui ont la capacité de respecter une norme de diligence et qui ne le font pas, dans des circonstances qui mettent en jeu des activités dangereuses en soi, ne peuvent cependant pas être considérés comme n’ayant rien fait de mal[43]. » Interdit donc « de punir une personne qui n’a pas la capacité de faire ce que, du point de vue juridique, elle aurait dû faire[44] ». À la question traditionnelle : l’individu est-il capable de reconnaître et d’éviter les risques que comporte l’activité en question, succède donc l’interrogation suivante : est-il capable de respecter la norme de diligence applicable en l’espèce, de prendre les précautions qui s’imposent dans les circonstances. Comme l’explique le juge Holmes dans son ouvrage TheCommon Law :

Le principe selon lequel chacun est présumé posséder la capacité ordinaire d’éviter de nuire à ses semblables souffre [de] certaines exceptions, lesquelles viennent confirmer la règle ainsi que le fondement moral de la responsabilité en général. Quand un homme a un défaut particulier de telle nature que tous peuvent reconnaître qu’il rend impossibles certaines précautions, cet homme ne sera pas jugé responsable de son omission de les prendre[45].

Est-il possible, en effet, de reprocher à quelqu’un de ne pas avoir respecté une norme de conduite alors qu’il n’était pas capable, en raison de la précarité de son état intellectuel, psychologique ou émotionnel, de respecter cette norme, d’obéir à ses prescriptions ? La réponse est simple, presque évidente. Elle est inscrite dans la nature même de la responsabilité normative, dans ce qui justifie son application au point de vue éthique. Si l’individu n’est pas capable de respecter une norme de conduite, il ne peut être blâmé pour son omission. Dans ces circonstances, il ne s’agit pas d’une personne « qui n’a pas fait attention », mais d’une personne « qui n’était pas capable de faire attention » ! Aussi, dans la mesure où le prévenu ne pouvait faire autrement, sa punition devient vraiment inutile[46]. En somme, ce n’est pas parce qu’une personne est capable de mémoriser les quatre règles fondamentales en matière de sécurité dans le maniement des armes à feu[47], qu’elle est nécessairement en mesure d’utiliser, de façon sécuritaire, une carabine ou un fusil de chasse.

Interprétée concrètement, à la lumière des troubles mentaux répertoriés en médecine, l’incapacité à reconnaître et à éviter le risque que comporte l’activité en question rejoint donc l’incapacité à respecter la norme de diligence, à prendre les précautions raisonnables qui s’imposent dans les circonstances. C’est pourquoi nous croyons qu’il s’agit de deux versions différentes de la même approche visant à exclure du champ de la responsabilité normative les personnes qui ne sont pas capables d’obéir à la norme de diligence, bref d’agir « autrement ».

2.2.2 L’approche soutenue par la juge Charron

Bien que l’approche soutenue par la majorité dans l’arrêt R. c. Beatty ne soit pas aussi claire que celle qui a été énoncée par la juge McLachlin dans l’arrêt R. c. Creighton, elle reconnaît également l’importance de la capacité « d’apprécier le risque ou d’éviter de le créer ». Résultat : « [s]auf incapacité d’apprécier le risque ou incapacité d’éviter de le créer, les qualités personnelles telles que l’âge, l’expérience et le niveau d’instruction ne sont pas pertinentes. La norme par rapport à laquelle le comportement doit être apprécié reste toujours la même — il s’agit du comportement auquel on s’attend de la part d’une personne raisonnablement prudente dans les circonstances[48]. » La capacité d’apprécier le risque ou d’éviter de le créer étant nécessaire à la constatation de la faute[49], celle-ci exige une analyse des troubles et des affections qui empêchent sa constatation au point de vue juridique. Nous aborderons cette question et quelques-unes de ses principales difficultés dans la prochaine section, celle-ci étant consacrée aux troubles mentaux incapacitants en matière de crimes de négligence.

3 Les troubles mentaux incapacitants en matière de crimes de négligence

Les désordres mentaux ou les affections médicales qui diminuent significativement la capacité d’apprécier le risque ou d’éviter de le créer ou qui provoquent chez l’individu atteint l’incapacité de « faire attention », comme le ferait une personne « ordinaire », « raisonnable », peuvent être classifiés de la manière suivante :

  1. les troubles mentaux qui perturbent à la fois la capacité de l’individu de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de l’omission ou encore de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais (capacité de répondre pénalement de ses actes) et sa capacité d’apprécier le risque ou d’éviter de le créer (capacité d’obéir à une norme de diligence).

  2. les troubles qui nuisent à la capacité de l’individu d’apprécier le risque ou d’éviter de le créer.

Voyons brièvement en quoi consistent ces affections.

3.1 Les troubles mentaux qui perturbent à la fois la capacité de répondre pénalement de ses actes et la capacité d’obéir à une norme de diligence

3.1.1 Les désordres psychotiques

L’individu psychotique est celui qui présente des délires (fausses croyances inébranlables, non fondées dans la réalité) ou des hallucinations (perceptions visuelles, auditives ou autres, non fondées dans la réalité, mais que l’individu perçoit comme vraies, fondées dans sa réalité)[50], ou les deux à la fois. L’individu pourra aussi tenir un discours désorganisé ou avoir un comportement désorganisé (mais pas toujours)[51]. Par exemple, le patient atteint d’un trouble délirant (persécutoire, érotomaniaque, mégalomaniaque ou de jalousie) demeurera, en dehors de ses croyances délirantes, relativement fonctionnel dans ses activités de la vie quotidienne et domestique, et même sociale.

L’individu en crise psychotique ne peut apprécier l’ensemble de la réalité objective, ne peut juger de manière appropriée de ses gestes puisque ses perceptions et sa capacité habituelle de jugement sont perturbées à la fois par la croyance ou par les perceptions fausses et l’incapacité, plus générale, d’utiliser les capacités usuelles de raisonnement dont il fait preuve en dehors des états psychotiques (si l’état est temporaire, comme chez les schizophrènes, le maniaco-dépressif, l’intoxiqué psychotique, le dépressif profond). Mentionnons simplement que, s’il se trouve dans un état psychotique avéré, l’individu n’a plus la capacité d’apprécier la réalité qui l’entoure, la réalité « malade » étant celle qui occupe alors entièrement son esprit. Résultat : l’individu qui se croit en danger pourra conduire trop rapidement, décharger une arme à feu pour se protéger. L’individu qui se croit « Jésus » et tout-puissant pourra aussi conduire trop rapidement et poser des gestes « négligents » (par exemple, imposer les mains à un enfant qui souffre d’un coma diabétique au lieu de l’amener à l’hôpital). Dans ce cas, un verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux devrait être envisagé[52].

3.1.2 Le syndrome délirieux et démentiel

Bien qu’il soit impossible de décrire individuellement toutes les affections médicales qui peuvent produire des déficits cognitifs ou mnésiques cliniquement significatifs et qui représentent un changement important par rapport au fonctionnement antérieur, deux conditions retiennent ici particulièrement notre attention, soit le delirium et la démence.

Un delirium est caractérisé par une perturbation de l’état de vigilance et une modification du fonctionnement cognitif qui s’installe en un temps court (trauma crânien, intoxication, hyperthermie, changement de glycémie, débalancement électrolytique, etc.)[53]. En éclipsant la conscience du sujet, en obscurcissant ses fonctions cognitives, le delirium entraîne une décomposition de la pensée et une désintégration de la raison qui s’opposent à l’application de toute sanction pénale, qu’il s’agisse de responsabilité subjective ou objective (reste alors à déterminer l’étiologie visée afin d’évaluer le pronostic et d’établir le régime juridique applicable en l’espèce (aliénation mentale/automatisme)).

Une démence est caractérisée par l’apparition de déficits cognitifs multiples (parmi lesquels une altération de la mémoire)[54]. L’état de vigilance demeure bon (contrairement au delirium). Les causes possibles d’une démence sont nombreuses (maladie d’Alzheimer, accident cérébrovasculaire, consommation chronique abusive d’alcool, sida, maladie de Pick, maladie de Parkinson, maladie d’Huntington, etc.)[55]. En ce qui concerne l’impact de la démence sur la responsabilité de l’agent, tout dépendra de l’ampleur du déficit cognitif observé chez le malade. Si la responsabilité semble impossible dans les cas de démence intermédiaire ou grave, elle peut en revanche subsister chez les individus souffrant de symptômes plus mineurs. Dans ce cas, il importe de vérifier si l’individu est capable d’apprécier le risque ou d’éviter de le créer (dans l’éventualité où ce dernier est accusé d’un crime de négligence).

3.2 Les troubles qui nuisent à la capacité de l’individu d’apprécier le risque ou d’éviter de le créer

3.2.1 Le retard mental léger

La caractéristique essentielle du retard mental est un fonctionnement intellectuel général significativement inférieur à la normale : ce déficit est observé avant l’âge de 6 ans et s’observe toujours à l’âge adulte[56]. Le fonctionnement intellectuel général est évalué par des tests objectifs (Wechler, matrices de Raven, etc.). Au total, 85 p. 100 des déficients intellectuels ont un retard mental léger (leur quotient intellectuel variant de 55 à 60, la normale se situant entre 80 et 120) et peuvent vivre en communauté, mais leur capacité d’analyse et d’appréhension de la réalité est diminuée, particulièrement en situation de stress, de crise qui nécessite une action rapide et efficace. Ces personnes ne sont pas « ordinaires » dans leur capacité d’appréhension, d’évaluation, de jugement pratique et social, mais elles peuvent distinguer le bien du mal. Discutant de la responsabilité d’un jeune garçon, souffrant de déficience intellectuelle, qui était accusé d’homicide involontaire coupable à la suite de l’utilisation négligente d’une arme à feu, le juge Coppleman, dans l’arrêt R. v. K.J.L.[57], souligne l’importance de ce facteur dans l’appréciation de la faute de l’accusé :

There is no doubt that the actus reus is established. The accused was carrying the rifle in a careless manner and acted unlawfully contrary to Section 86(2) of the Criminal Code of Canada. There is no evidence that he pointed the weapon at his friend, but neither is there evidence that the bullet fired from the weapon ricocheted off something else before it struck the victim. The « unlawful act » is therefore established and an affirmative answer must be given to the first test.

In my opinion the question of whether or not a responsible person would foresee the risk of harm must also be answered affirmatively. The accused was handed a weapon, and did not check to see if it was loaded or cocked. If it wasn’t cocked then before he pulled the trigger, he must have cocked it himself. Any reasonable person could foresee the risk of harm in those actions.

The third question must be addressed — did the accused possess the requisite capacity to appreciate the risk inherent in his actions ? The evidence is that he was markedly behind in his mental development by as much as two years. He was however aware of the effects of firing a rifle at small animals. He had been playing with a rifle on at least one previous occasion.

There is no evidence what, if any, instructions he received concerning the proper and safe use of a firearm. He was in possession of the weapon contrary to the accepted law and safe practice. Apparently in the small community where he lived, this activity was condoned. It appears the parents of the accused also made no objection to their child’s use of a firearm. At the very least, it must have been improperly stored, or the young boy would not have had possession of the weapon. What greater case can be made for proper storage of firearms than the protection of the children of our communities ? There is no doubt in my mind that if proper storage procedures and proper supervision procedures had been followed, this tragedy would not have occurred.

When considering the boy’s capacity to appreciate risk, the evidence is that it was significantly diminished. His mental age at the time was around nine years four months to ten years three months. During cross-examination the witness agreed that it was possible he possessed the skills of an eleven-year-old when this event occurred. In this case, the significantly reduced ability to appreciate the risk involved and diminished capacity for problem solving led me to conclude that the accused, at the time of the event, did not have the capacity to appreciate the risk inherently involved in his actions.

The Crown has also argued in addition to « unlawful act manslaughter » the other arm of Section 222(5) of the Criminal Code of Canada of causing death by criminal negligence and therefore manslaughter. In my opinion the findings and analysis of the facts and the application of the law to those facts would result in the same conclusion.

The accused is therefore found not guilty and acquitted of the offence[58].

La capacité d’apprécier le risque ou d’éviter de le créer étant affectée par son retard mental, l’individu ne sera pas responsable de ses actes en matière de crimes de négligence.

3.2.2 Les syndromes neuropsychiatriques qui débutent dans l’enfance

Les trois troubles que nous décrirons dans cette rubrique débutent obligatoirement dans l’enfance, mais leurs symptômes et signes peuvent, ou non, se manifester à l’âge adulte, selon la gravité de la pathologie et l’évolution clinique du désordre.

Le trouble déficit de l’attention, avec ou sans hyperactivité (TDAH), se manifeste chez le sujet par des difficultés à maintenir son attention, de l’impulsivité (verbale ou motrice) et une facilité à être distrait[59]. Dans la plupart des cas, l’attention partagée sera déficitaire (difficulté à accomplir deux tâches en même temps). L’individu affecté pourra avoir tendance, en situation de stress ou d’urgence, à agir trop rapidement, à ne pas tenir compte de tous les éléments de la situation. Calme et reposé, sans trop de stimuli extérieurs, l’individu apparaîtra performant, fonctionnel, mais la fatigue, l’urgence d’une situation, de nombreux stimuli simultanés auront, chez lui, un impact beaucoup plus important que chez un individu « normal » et alors il pourra paraître « négligent », « dangereux », de par ses décisions et ses comportements.

Le syndrome de Gilles de la Tourette est diagnostiqué chez les enfants qui présentent, durant la même année, des tics moteurs et phoniques[60]. Ce sont des signes apparents nécessaires pour faire le diagnostic. Cependant, ces enfants présentent aussi, pour un grand nombre, des pathologies associées : un trouble déficitaire d’attention (particulièrement l’impulsivité), des tendances obsessives compulsives (TOC), une rigidité cognitive marquée et une tendance à « exploser » à l’occasion de frustrations mineures.

Les tics moteurs et phoniques ont tendance à disparaître et s’observent rarement à l’âge adulte, mais les caractéristiques associées (TDAH, TOC, rigidité cognitive, explosivité) peuvent persister à l’âge adulte et ainsi interférer avec la capacité d’apprécier le risque et, surtout, la capacité de l’éviter (comme le ferait une personne « normale »).

Les troubles envahissants du développement (qui incluent les troubles autistiques) se caractérisent par des déficits graves et une altération envahissante de plusieurs secteurs du développement : capacités d’interaction sociale réciproque, capacités de communication, présence de comportements, d’intérêts et d’activités stéréotypées[61].

Certains de ces individus (syndrome d’Asperger) dont les symptômes sont moins graves peuvent évoluer en société mais paraître « étranges » dans leurs interactions sociales et leurs intérêts[62]. Leur langage est développé, mais il apparaît « robotique » et « plat », non empreint d’émotions. Ces individus peuvent être suffisamment intelligents pour réussir un cours de conduite automobile ou de possession et de maniement d’armes à feu, mais vu leur manque de jugement social, leur absence (biologique) d’empathie, ils pourront apparaître indifférents au sort de leurs proches ou voisins et, ainsi, ils pourraient agir de façon « dangereuse » et incompréhensible compte tenu des conventions sociales usuelles.

3.2.3 Les troubles du sommeil

Un individu qui présente un trouble primaire du sommeil présente des anomalies endogènes des mécanismes responsables de la genèse ou de l’horaire veille-sommeil[63]. Il pourrait donc faire des gestes et avoir un comportement dangereux-négligent alors que son cerveau n’est pas complètement « allumé », fonctionnel. Il semblera « éveillé », mais les régions du cerveau qui gèrent la perception de l’environnement et l’analyse d’une situation ainsi que la réaction à une situation donnée ne seront pas complètement fonctionnelles : l’individu ne pourra donc pas agir comme il le ferait s’il était complètement « éveillé ». De là son impact sur la capacité de l’individu d’apprécier et d’éviter le risque que comporte l’activité en question.

Conclusion

En droit criminel, il est interdit de punir une personne qui n’est pas capable de faire ce que du point de vue juridique elle aurait dû faire. La capacité qui fonde le reproche à l’origine de l’intervention de la justice pénale est donc nécessaire à la constatation de l’infraction, à sa justification au point de vue éthique et spirituel. Loin de diminuer la pertinence de la faute normative en droit criminel, la capacité pénale assure sa raison d’être : elle fixe la cible et trace le seuil en deçà duquel la justice criminelle devra s’effacer. Objective, la responsabilité normative l’est certainement. C’est pourquoi « [l]es étourdis, les distraits, les rêveurs, mais aussi ceux [et celles] qui sont affectés par [une] fatigue passagère, un chagrin qui les frappe cruellement, une douleur ou une émotion qui accapare les sens[64] » ne sont pas exclus du champ de la responsabilité pénale. L’écart entre la conduite de l’individu et celle de la personne raisonnable étant marqué (négligence pénale) ou plus que marqué (négligence criminelle), la sanction devra s’abattre sur l’accusé indépendamment de son état d’esprit au moment du crime. Dépourvue du reproche nécessaire à l’intervention de la justice pénale, la responsabilité normative ne l’est toutefois pas, puisque, en écartant les personnes incapables de prendre les précautions qui s’imposent dans les circonstances, les tribunaux se trouvent à punir uniquement celles qui étaient en mesure d’« agir autrement ». Après tout, il ne s’agit pas ici de responsabilité sans faute mais de responsabilité normative. La négligence pénale étant un élément de faute se rattachant à la présence d’une infraction criminelle, celle-ci exige, au même titre que n’importe quelle autre infraction, la formulation d’un reproche qui, sans nécessairement révéler la présence d’un état d’esprit positif, trahit néanmoins l’existence d’une attitude psychologique suffisante au point de vue de la « faute ».