Article body

La détention aux fins d’enquête en common law, ou tout simplement la détention pour enquête, fait partie du paysage juridique canadien depuis plus d’une quinzaine d’années. Sa pérennité en droit canadien semble désormais assurée depuis que la Cour suprême du Canada en a consacré le principe dans l’arrêt Mann[1] rendu en juillet 2004. Comme son nom l’indique, la détention pour requête permet essentiellement aux agents de la paix de restreindre la liberté d’aller et de venir d’un individu, et ce, sans qu’il soit nécessaire de procéder à une arrestation formelle. Elle autorise aussi les fouilles accessoires à des fins sécuritaires.

Nul doute que l’avènement de la détention pour enquête constitue un développement fondamental en matière de pouvoirs policiers au Canada. Cette évolution est cependant loin de faire l’unanimité au sein de la communauté juridique. En effet, la doctrine se montre plutôt critique à l’égard de la détention pour enquête, particulièrement du fait que la magistrature s’est autorisée de la common law pour la créer et pour en définir partiellement les paramètres. D’aucuns considèrent qu’il appartenait au législateur d’ajouter en droit canadien un nouveau pouvoir policier, essentiellement au motif que lui seul détient la légitimité et la compétence pour ce faire.

Dans le présent texte, nous ne comptons pas faire une revue exhaustive de l’état du droit concernant les aspects normatifs de la détention pour enquête, mais nous voulons plutôt commenter l’évolution et le processus d’adoption de ce pouvoir en droit canadien afin d’évaluer si la détention pour enquête constitue un exemple de dérive jurisprudentielle ou une évolution nécessaire du droit pénal. À notre avis, bien qu’il eût été souhaitable que le législateur s’exprime en la matière, il valait mieux que le pouvoir judiciaire en admette l’existence et en balise les contours vu le silence du premier.

Pour démontrer à quel point l’avènement de la détention pour enquête constitue un tournant important de la procédure pénale canadienne, nous débuterons par un tour d’horizon de l’évolution du concept de détention pour enquête en common law (1). Puis nous traiterons de la question de l’opportunité pour le pouvoir judiciaire d’adopter et de réglementer la détention pour enquête en lieu et place du législateur (2).

1 L’évolution de la détention pour enquête en common law

La détention, dans son acception la plus large, est l’un des pouvoirs étatiques les plus anciens et les plus utilisés au cours des âges, que ce soit à des fins politiques, guerrières, sanitaires, punitives ou de mise en application des lois. Ce n’est pas sans raison que les plus anciens instruments juridiques de protection des droits et libertés traitent généralement des limites au pouvoir de l’État de détenir. Par exemple, dès 1215, la Magna Carta imposée par les barons anglais au roi Jean sans Terre trace certaines limites aux pouvoirs de détention et d’emprisonnement du roi[2]. Le quatrième amendement du Bill of Rights américain adopté au lendemain de la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique de 1776 garantit aux justiciables la protection contre les détentions déraisonnables[3]. De même, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, adoptée dans la tourmente de la Révolution française, comporte une disposition qui limite les pouvoirs étatiques de détention[4].

Pour résumer le traitement réservé au cours des siècles par la common law à la détention dans un contexte de mise en application de la loi, nous pouvons affirmer qu’elle ne l’interdit pas, mais qu’elle en balise l’usage. Par exemple, de temps immémorial le droit anglais autorise le recours au hue and cry qui permettait, et obligeait en cas de flagrance, l’intervention de la communauté dans la poursuite et la capture de malfaiteurs[5]. Encore floues au xiiie siècle, les règles relatives à l’arrestation se précisent au fil du temps, notamment par l’évolution de la jurisprudence dans le contexte de poursuites pour emprisonnements injustifiés. Ainsi, en plus des cas de flagrance, la common law oblige toute personne ayant connaissance de la commission d’un acte criminel à en arrêter l’auteur. Cette obligation se transforme en pouvoir facultatif lorsqu’il existe contre un individu des soupçons fondés sur des motifs valables. Commence également à apparaître avant la Renaissance une distinction entre simples citoyens et représentants de la Couronne, dont les constables, ces derniers acquérant peu à peu des pouvoirs d’arrestation élargis et une protection juridique accrue[6]. À l’aube du xviiie siècle, les normes de common law se cristallisent et annoncent les règles modernes de l’arrestation. Ainsi, toute personne peut procéder à l’arrestation d’un individu en cas de flagrance ou lorsqu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’il a commis un acte criminel. Cependant, lorsqu’il s’agit d’un simple citoyen, l’infraction alléguée justifiant l’arrestation doit être avérée, sans quoi ce dernier s’expose à des poursuites pour arrestation illégale ; ce n’est pas le cas pour les constables qui bénéficient d’une protection juridique, y compris lorsque les motifs se révèlent non fondés[7].

Plusieurs des règles élaborées par la common law au cours des siècles continuent de régir les pouvoirs d’arrestation au Royaume-Uni, dont les « motifs raisonnables de soupçonner » qui demeurent la norme applicable au pouvoir d’arrestation conféré aux citoyens et constables par la Police and Criminal Evidence Act 1984. Cette loi, en rupture avec la tradition anglaise de droit prétorien, vient codifier un vaste éventail de règles juridiques en matière de pouvoirs policiers, dont celui d’arrestation[8].

Au Canada, le pouvoir d’arrestation du droit anglais est importé à la suite de la Conquête de 1760[9]. Les pouvoirs d’arrestation sont codifiés dans le premier Code criminel canadien en 1892. Fait intéressant, le législateur utilise l’expression « motifs raisonnables et plausibles » de croire afin de décrire la norme nécessaire à la mise en oeuvre des pouvoirs d’arrestation d’un agent de la paix, contrairement aux motifs raisonnables de soupçonner du droit anglais[10]. Le législateur n’abandonne pas pour autant la notion de soupçons puisqu’il prévoit que toute personne est justifiée de prêter main-forte à un agent de la paix dans l’exécution d’une arrestation, même si cette personne ignore qu’il n’existe pas en fait « de raisons plausibles pour justifier les soupçons[11] ». Il semble donc que le droit de l’époque ne distingue pas les motifs raisonnables de croire des motifs raisonnables de soupçonner. Nous pouvons également en déduire que, malgré la différence terminologique, la norme donnant ouverture au pouvoir d’arrestation est la même au Royaume-Uni et au Canada. Le législateur canadien a conservé jusqu’à aujourd’hui essentiellement la même expression, soit des « motifs raisonnables de croire », pour décrire la norme applicable à l’arrestation[12], alors que le législateur anglais emploie toujours l’expression issue de la common law pour décrire la même réalité. L’expression « motifs raisonnables de soupçonner » ne sera pas abandonnée pour autant en droit canadien, mais elle servira à désigner une norme juridique moins exigeante que celle des « motifs raisonnables de croire ». À cet effet, rappelons que, avant l’avènement de la détention pour enquête en common law, le législateur avait déjà créé des pouvoirs de détention pour enquête fondés sur la norme moins exigeante des motifs raisonnables de soupçonner. Ces pouvoirs sont cependant limités à des contextes circonscrits, par exemple, les pouvoirs de détention et de fouille dans un contexte douanier[13] et l’administration de tests de dépistage d’alcoolémie, qui requiert l’interception de véhicules et la détention des conducteurs sujets au test[14].

Se pose cependant jusqu’au tournant des années 90 la question de savoir si, de façon générale et en l’absence de législation, l’État peut entraver la liberté d’aller et de venir d’une personne pour faire avancer une enquête sans pour autant avoir recours au pouvoir d’arrestation.

1.1 L’incertitude de la common law

1.1.1 Le courant orthodoxe : l’interdiction de la détention pour enquête

Un premier courant jurisprudentiel, que nous pourrions qualifier de courant « orthodoxe », préconise l’interdiction pure et simple du recours à la détention dans le seul but de faciliter la progression d’une enquête pénale, sauf disposition législative précise à cet effet. Le juge en chef Dickson exprime fort bien l’essence de ce courant lorsqu’il écrit en 1985, dans sa dissidence dans l’affaire Dedman, que « [s]auf dans le cas d’une arrestation, l’agent de police n’a jamais eu la compétence légale en common law pour détenir une personne contre son gré pour l’interroger ou pour mener une enquête[15] ». Après l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés[16], en avril 1982, la Cour d’appel de l’Ontario va jusqu’à affirmer que le recours à la détention pour enquête serait arbitraire au sens de l’article 9 de la Charte[17].

En bref, ce courant jurisprudentiel suggère aux policiers d’obéir à une règle fort simple que nous synthétisons dans une formule lapidaire inspirée d’un adage bien connu : « Hors des motifs raisonnables de croire, tu ne détiendras point. » Cette approche séduit par sa clarté et son apparente facilité d’application, à tout le moins dans le contexte d’une révision judiciaire, puisque les forces de l’ordre ne peuvent recourir à une quelconque contrainte ou restriction physique en deçà d’une arrestation en bonne et due forme. Par contre, cette règle comporte une certaine rigidité qui nie tout pouvoir d’intervention même lorsque les circonstances l’exigent.

Un second courant jurisprudentiel, parallèle au courant orthodoxe, voit cependant le jour au tournant des années 60 et assouplit la common law, pavant ainsi la voie à la reconnaissance de la détention pour enquête.

1.1.2 La source juridique de la détention pour enquête : la doctrine des pouvoirs accessoires

En 1963, la Cour d’appel de l’Angleterre rend jugement dans l’affaire Waterfield[18]. Cet arrêt ne fait pas beaucoup de bruit à l’époque, mais il connaîtra un avenir pour le moins florissant en jurisprudence canadienne. La Cour d’appel y élabore la doctrine désormais connue comme celle des « pouvoirs accessoires[19] ». Selon cette doctrine, les forces de l’ordre sont dotées, en vertu de la common law, du pouvoir d’empiéter sur la liberté d’une personne essentiellement lorsque la chose s’avère raisonnablement nécessaire.

Le test proposé par l’arrêt Waterfield comporte un double critère[20]. Dans un premier temps, il faut déterminer si le geste posé par le policier s’inscrit dans ses devoirs qui découlent d’une disposition législative[21] ou de la common law[22]. Dans un second temps, il s’agit d’évaluer si ce geste constitue un usage injustifié de ses pouvoirs eu égard à ses devoirs. En d’autres termes, l’empiètement étatique doit être justifiable, c’est-à-dire « raisonnablement nécessaire[23] » eu égard à l’ensemble des circonstances de la situation. Pour évaluer les gestes des agents de l’État, les tribunaux utilisent une série de facteurs incluant la nature du devoir du policier, la nature de la liberté entravée, la nécessité de l’atteinte à la liberté afin d’accomplir le devoir particulier, l’importance de l’objet public poursuivi par l’atteinte, le caractère raisonnable de la nature et l’étendue de l’entrave à la liberté[24].

Cet arrêt ne tardera pas à faire école au Canada. La Cour suprême du Canada en adopte le principe dès le début des années 70 dans les arrêts Stenning[25] et Knowlton[26], l’applique au milieu des années 80 dans l’affaire Dedman[27], y revient vers la fin des années 90 avec l’arrêt Godoy[28] et y a eu recours plus récemment dans les arrêts Mann, Clayton et Kang-Brown[29]. À n’en point douter, cette doctrine prospère en droit canadien[30]. Il convient de noter l’existence en common law d’un courant jurisprudentiel qui, dès les années 70, ouvre la porte à la reconnaissance de nouveaux pouvoirs de police, dont, éventuellement, un pouvoir de détention pour enquête qui, sur le plan conceptuel, se concilie difficilement avec le courant orthodoxe relatif à la détention comme instrument d’enquête[31].

1.2 La reconnaissance de la détention pour enquête en common law

1.2.1 L’éclosion du concept de détention pour enquête : l’arrêt Dedman

Dans l’arrêt Dedman rendu en 1985, la Cour suprême reconnaît par une majorité de quatre contre trois l’existence d’un pouvoir de common law d’ériger des barrages routiers et d’intercepter au hasard des véhicules automobiles circulant sur la voie publique dans le but de déceler des conducteurs en état d’ébriété ; aucun motif particulier ni indice spécifique n’est exigé. Dans cette affaire, après l’interception du véhicule, les policiers demandent au conducteur de fournir permis et preuve d’assurance afin d’engager la conversation. L’objectif de l’opération consiste à permettre au policier d’observer des signes d’ébriété susceptibles de faire naître les soupçons nécessaires à l’utilisation d’un appareil de détection, notamment une odeur d’alcool émanant de l’haleine du conducteur[32].

Le juge Le Dain, qui rédige les motifs de la majorité, s’appuie sur la théorie des pouvoirs accessoires pour justifier le recours à l’interception des véhicules automobiles. En ce qui concerne le premier critère, il n’hésite pas à conclure que les devoirs d’un agent de police comprennent la prévention et la détection des infractions de conduite avec facultés affaiblies. Quant au second critère, il prend acte de la gravité du problème de la conduite avec facultés affaiblies, de l’importance de la réprimer, de la forte réglementation de la conduite automobile, du caractère dissuasif du programme d’interception au hasard, de la courte durée de la détention et du peu d’inconvénients qui en découlent. Compte tenu de ces facteurs, il conclut que l’interception de véhicules au hasard ne constitue pas une entrave déraisonnable au droit de circuler sur la voie publique. Le fait que la conduite avec facultés affaiblies représente une « cause notoire de blessures et de décès » n’est pas non plus étranger à la conclusion de la majorité[33]. Comme nous l’avons mentionné plus haut, le juge Dickson opine pour la minorité que l’interception de Dedman faite au hasard n’était autorisée ni en common law ni par une loi spécifique, d’où l’illégalité de l’opération policière.

L’importance de l’arrêt Dedman découle du fait que la majorité de la Cour suprême y consacre directement et sans ambages l’existence en common law d’un pouvoir de détention pour enquête[34]. En ce sens, cet arrêt constitue une étape charnière dans l’évolution de la détention pour enquête. Même si sa portée immédiate se révèle plutôt restreinte, vu qu’il y est uniquement question d’interceptions de véhicules automobiles aux fins de sécurité routière, cet arrêt ouvre néanmoins la porte à un élargissement de la détention pour enquête, qui se concrétisera quelques années plus tard.

1.2.2 L’élargissement du concept de détention pour enquête : l’arrêt Simpson

Arrive en 1993 l’arrêt Simpson qui étend la portée de la détention pour enquête au-delà de la seule sécurité routière[35]. Le juge Doherty, qui rédige les motifs au nom de la Cour d’appel de l’Ontario, utilise pour ce faire deux outils juridiques : la doctrine des pouvoirs accessoires et la norme de l’articulable cause empruntée au droit américain[36].

Un aspect particulièrement intéressant des motifs du juge Doherty réside dans la façon dont il traite du courant orthodoxe de common law qui pose encore un certain obstacle à l’existence d’un pouvoir de détention pour enquête. Après avoir exposé et analysé ce courant, il en restreint tout simplement la portée. Selon lui, et la nuance est subtile, les autorités ne peuvent avoir recours à la détention au seul motif qu’elle peut s’avérer utile à l’enquête. Toutefois, la règle orthodoxe, telle qu’elle est formulée en jurisprudence, n’impliquerait cependant pas que l’État ne puisse jamais avoir recours à la détention pour enquête. Le juge Doherty invoque à l’appui quelques autorités, dont évidemment l’arrêt Dedman[37].

Durant la décennie qui suit, la jurisprudence explose. Les tribunaux canadiens, y compris plusieurs cours d’appel, emboîtent le pas et adoptent le principe de la détention pour enquête tel qu’il a été exposé dans l’arrêt Simpson, celui-ci faisant figure d’arrêt de principe[38]. Fait remarquable, aucune instance judiciaire ne rejette le principe de la détention pour enquête à la suite de l’arrêt Simpson. Ce n’est cependant que lorsque la Cour suprême du Canada en avalise le principe que la détention pour enquête trouve définitivement sa place en droit canadien.

1.3 La cristallisation de la détention pour enquête : l’arrêt Mann

À l’unanimité, les sept juges de la Cour suprême du Canada ayant entendu l’arrêt Mann confirment, sous la plume du juge Iacobucci, l’existence en common law du concept de détention pour enquête tel que proposé par l’arrêt Simpson, la dissidence de la juge Deschamps ne portant pas sur cette question[39].

1.3.1 Les conditions d’ouverture de la détention pour enquête

Il n’est guère surprenant de voir la Cour suprême adopter comme cadre d’analyse la doctrine des pouvoirs accessoires puisque, ce faisant, elle suit la voie tracée par sa jurisprudence antérieure et empruntée par le juge Doherty dans l’arrêt Simpson.

Le premier critère de la doctrine des pouvoirs accessoires, soit l’existence d’un devoir policier, suscite peu de questionnement. Dans la mesure où un policier exerce ses fonctions, bien rares seront les cas où il n’agit pas dans une perspective de maintien de la paix, de prévention ou de détection du crime ou encore de protection des personnes et des biens. Comme nous l’avons mentionné plus haut, toutes ces fonctions sont prévues dans les lois constitutives des divers corps de police, sinon par la common law.

Le second critère, celui de la justification raisonnable, est évidemment déterminant. Une fois encore, la Cour suprême emboîte le pas au juge Doherty en imposant une double condition à son application, soit l’existence de motifs raisonnables et la justification du recours à la détention dans les circonstances de l’affaire.

Premièrement, comme condition incontournable à toute détention pour enquête en common law se trouve l’existence d’une norme, soit les motifs raisonnables de détenir. Fardeau moins lourd que les motifs raisonnables de croire, la Cour suprême les assimile aux motifs raisonnables de soupçonner[40]. Tout comme en matière d’arrestation, c’est une norme à la fois objective et subjective[41]. Quant à l’infraction sous enquête, ce doit être une infraction récente ou en cours. À cet effet, la simple évocation d’un vague comportement criminel ne suffit pas : une infraction ou, à tout le moins un type d’infraction, doit être déterminée au moment de la détention. Enfin, et surtout, il doit exister un « lien clair » entre la personne détenue et l’infraction ciblée[42].

Secondement, la seule existence de motifs raisonnables de soupçonner ne suffit pas à justifier une détention. Encore faut-il qu’elle s’avère nécessaire, comme l’exige la doctrine des pouvoirs accessoires. Cela implique de prendre en considération la nécessité, la nature et l’étendue de l’atteinte à la liberté individuelle à la lumière de l’ensemble des circonstances[43].

L’application de ce second critère ne va pas sans difficultés. Tout d’abord, son caractère flou laisse une large place à l’interprétation qui s’ajoute à l’imprécision structurelle de motifs raisonnables de soupçonner[44]. Ainsi, quand et comment invalider une détention parce qu’elle ne peut se justifier raisonnablement, surtout lorsque des motifs raisonnables de soupçonner existent ? Ensuite, si son application se révèle difficile dans le contexte d’une analyse judiciaire rétrospective, cette difficulté croît pour le policier condamné à prendre une décision sur-le-champ, dans le feu de l’action, et sans le loisir de la réflexion. Bref, d’aucuns lui reprochent d’être un piètre guide pour ses principaux usagers, les policiers, de même que pour ceux qui en font les frais, les justiciables[45]. Le recours à des balises précises dans le domaine des pouvoirs policiers est éminemment souhaitable. Cependant, aussi louable cet objectif soit-il, il demeure difficile de trouver une solution de rechange utile mariant à la fois prévisibilité et flexibilité. La variété presque sans fin des interactions entre justiciables et policiers de même que la nécessité de conjuguer des intérêts constitutionnels divergents rendent difficile l’adoption de lignes de démarcation claires[46]. C’est sans doute pour cette raison que la Cour suprême a renoncé à la bright line rule, pour employer la terminologie américaine[47].

Malgré son imprécision, il faut insister sur l’importance de cette seconde condition sans laquelle une détention peut fort bien ne pas se justifier malgré l’existence de motifs raisonnables. L’exemple classique est celui d’une détention faisant suite à une infraction contre la propriété commise dans un passé plus ou moins lointain[48].

1.3.2 Les pouvoirs policiers relatifs à la détention pour enquête

Le premier pouvoir conféré par la détention pour enquête est évidemment celui de détenir. Cette détention doit être « brève[49] ». La durée raisonnable d’une détention s’avère évidemment tributaire des circonstances particulières de chaque affaire[50]. Il importe à cet égard de souligner que l’objectif de la détention pour enquête consiste à infirmer ou à confirmer l’implication d’un suspect relativement à une infraction récente ou en cours[51] ; cette détention doit mener à court terme soit à une arrestation, soit à une relaxe. Toute détention pour enquête dont la durée dépasse le moment où le maintien en détention perd sa raison d’être tombe dans l’illégalité et risque de se révéler arbitraire.

Le deuxième pouvoir est celui de fouiller. Bien qu’il soit accessoire à la détention, ce pouvoir ne naît cependant pas automatiquement de cette dernière[52]. Son recours requiert une analyse propre qui, tout comme la détention elle-même, procède de la doctrine des pouvoirs accessoires. À cet effet, il s’était développé dans la jurisprudence antérieure à l’arrêt Mann une tendance à traiter la fouille incidente à la détention tout comme celle qui est ancillaire à l’arrestation[53]. L’objectif de la fouille se limite à des fins strictement sécuritaires[54]. Contrairement à la fouille incidente à l’arrestation, elle ne peut avoir un objectif de découverte ou de préservation de preuve[55], non plus que la progression de l’enquête[56]. La norme applicable à la fouille est celle des motifs raisonnables de croire, et non de soupçonner, que la sécurité des agents ou celle d’autrui se trouve menacée[57]. La Cour suprême n’explique pas la raison pour laquelle elle adopte une norme plus contraignante à la fouille accessoire à la détention que celle qui est applicable à l’arrestation[58]. Vu qu’elle limite la fouille incidente à la détention à des fins sécuritaires et considérant que les préoccupations sécuritaires varient selon la dangerosité de la situation, et non en fonction que le policier choisit d’arrêter ou de détenir un individu, le recours à des normes distinctes s’explique difficilement.

Mentionnons, comme troisième pouvoir, la faculté d’interroger traitée laconiquement dans l’arrêt Mann où la Cour suprême affirme simplement qu’un individu détenu n’est pas obligé de répondre aux questions des policiers[59]. Si un individu n’a pas à répondre, c’est qu’il peut tout d’abord être questionné. Cela est conforme à la règle de common law voulant qu’un policier puisse questionner qui bon lui semble, mais que nul n’est tenu de lui répondre, sauf obligation légale spécifique[60]. Il n’en demeure pas moins que l’interrogatoire constitue habituellement la technique d’enquête privilégiée dans le contexte d’une détention pour enquête. Considérant que les questions peuvent constituer une fouille au sens de l’article 8 de la Charte[61], cet aspect est sûrement appelé à faire couler passablement d’encre[62].

1.3.3 Les devoirs policiers découlant de la détention pour enquête

Le premier devoir imposé aux policiers effectuant une détention pour enquête est de se conformer à l’alinéa 10 (a) de la Charte, c’est-à-dire informer l’individu détenu « en langage clair et simple des motifs de la détention[63] ».

Dans l’arrêt Mann, la Cour suprême avait préféré remettre à une autre occasion le débat sur l’application du droit à l’avocat, garanti par l’alinéa 10 (b) de la Charte, vu la complexité de la question dans le contexte de la détention pour enquête[64]. Cette question est désormais réglée, du moins dans son principe, par le jugement rendu dans l’affaire Suberu[65]. La Cour suprême y affirme, à l’unanimité des sept juges sur la question, que « [s]ous réserve d’une menace pour la sécurité de l’agent ou du public, et des restrictions qui seraient prescrites par une règle de droit et justifiées au sens de l’article premier de la Charte, les policiers ont l’obligation immédiate d’informer le détenu de son droit à l’assistance d’un avocat et de faciliter l’exercice de ce droit dès le début de la détention[66] ».

Cette règle doit cependant être comprise à la lumière des enseignements de l’arrêt Grant, rendu en même temps que l’arrêt Suberu, concernant la notion de détention aux fins d’application des articles 9 et 10 de la Charte. La Cour suprême conserve donc l’approche proposée dans l’arrêt Therens[67] quant aux détentions physique et psychologique, cette dernière comprenant des contraintes soit d’origine légale[68], soit découlant de la perception d’une personne raisonnable qu’elle n’a d’autre choix que d’obtempérer[69]. Ainsi, la Cour suprême confère un sens large au concept de détention, en ce sens qu’elle survient, en principe, lorsque le choix d’une personne de simplement s’en aller lui est enlevé. Elle ajoute cependant qu’une « entrave anodine ou négligeable » ne donne pas lieu à une détention au sens de la Charte ; seule une limitation considérable à la liberté d’une personne justifie qu’elle bénéficie des droits que lui confère la Charte, comme son droit de choisir de collaborer ou non avec les autorités. Toute autre interprétation plus large de la détention « banaliserait les droits garantis par la Charte et leur conférerait une portée excédant leur objet[70] ».

La Cour suprême reconnaît que la détermination de l’existence d’une détention psychologique fondée sur la perception du justiciable peut se révéler ardue. C’est pourquoi elle propose une grille d’analyse comportant une série de facteurs regroupés en trois catégories, à savoir ceux qui sont relatifs à l’origine de l’interaction entre agents étatiques et justiciables, ceux qui concernent la conduite des agents et, enfin, ceux qui sont liés aux caractéristiques du justiciable[71].

Il importe de souligner que la Cour suprême invite les agents des forces de l’ordre à clarifier la nature de leur interaction en disant à la personne visée « qu’elle n’est pas tenue de répondre aux questions et qu’elle est libre de partir[72] ». Cette invitation peut être saluée à titre d’initiative utile en vue de clarifier les rapports entre policiers et citoyens, trop souvent marqués au sceau de l’incertitude. En effet, une telle mise en garde a pour effet non seulement d’éclairer le citoyen, mais elle oblige également le policier à bien préciser la nature de la démarche à laquelle il se livre.

La connexité entre les notions de détention et de droit à l’avocat apparaît évidente. Comme l’affirme la Cour suprême, la définition qu’elle propose de la détention accorde aux policiers une marge de manoeuvre qui leur permet d’amorcer une enquête en interrogeant les citoyens de manière non coercitive et en posant des questions exploratoires sans pour autant déclencher le droit à l’avocat[73]. La Cour suprême suggère que l’application immédiate du droit à l’avocat à la détention pour enquête se trouve compensée par la définition plus étroite qu’elle propose de la détention. En d’autres mots, la Cour suprême consacre un compromis d’ordre constitutionnel entre détention et droit à l’avocat, ce qui lui permet d’ailleurs de ne pas avoir recours à l’article premier de la Charte pour marier ces deux notions tout en permettant aux policiers de remplir efficacement leurs devoirs en matière d’enquête[74].

Ce tour d’horizon de l’évolution de la détention pour enquête permet de constater la métamorphose de la règle relative au recours à la détention comme outil d’enquête. Une compréhension de ce changement de cap de la procédure pénale canadienne nous appert essentielle à toute réflexion portant sur l’opportunité pour le judiciaire plutôt que pour le législateur d’adopter et de réglementer un nouveau pouvoir policier.

2 L’opportunité de l’intervention du pouvoir judiciaire

Le juge Iacobucci commence son analyse dans l’arrêt Mann par quelques considérations de politique pénale[75]. Vu le caractère exceptionnel de tout élargissement des pouvoirs policiers, la Cour suprême se devait d’expliquer son choix d’embrasser la détention pour enquête. Ces commentaires préliminaires permettent de situer les choix qu’elle a opérés.

La tension entre droits collectifs et droits individuels caractérise pratiquement toute analyse des pouvoirs étatiques ayant un effet contraignant sur les libertés individuelles. Il s’agit donc pour la Cour suprême de trouver un juste équilibre entre la liberté de se mouvoir sans entrave étatique et les besoins de l’État en matière de mise en application de la loi[76]. Les motifs de la Cour suprême ont notamment pour objet de justifier le point d’équilibre qu’elle choisit.

2.1 Le constat de l’existence de la détention pour enquête

2.1.1 Son existence en droit

Dans l’arrêt Mann, il est intéressant de noter que la Cour suprême ne cite pas l’abondante jurisprudence ayant traité de la détention pour enquête depuis l’arrêt Simpson et soumise à son attention par les parties. La Cour suprême est donc bien au fait que les tribunaux inférieurs ont adopté la détention pour enquête, d’une part, et l’ont raffinée au cours de la décennie ayant suivi l’arrêt Simpson, d’autre part. La Cour suprême se trouve ainsi devant un dilemme : ou bien elle entérine le principe de la détention pour enquête et avalise une décennie de jurisprudence constante ; ou bien elle en rejette le principe et, par le fait même, désavoue l’ensemble des cours canadiennes, toutes juridictions confondues[77].

La reconnaissance juridique de la détention pour enquête par les tribunaux inférieurs n’est certes pas étrangère à la conclusion de la Cour suprême. Cependant, un autre facteur pèse lourd dans la reconnaissance de la détention pour enquête : la réalité sur le terrain.

2.1.2 Son existence en fait

La Cour suprême reconnaît le besoin pour les forces de l’ordre de réagir efficacement à des situations concrètes exigeant une réponse immédiate sans pour autant que l’information dont disposent les policiers ne leur permette de procéder à une arrestation[78]. Le cas des policiers qui arrivent sur les lieux d’un homicide commis alors que des individus s’en éloignent précipitamment en constitue un exemple classique.

C’est avec cette réalité à l’esprit que la Cour suprême prend acte du fait que le recours à la détention dans le contexte d’enquêtes est une réalité sans doute relativement répandue et ancienne[79]. Elle cite à l’appui deux articles de doctrine qui affirment l’existence d’une telle pratique sans pour autant fournir de données criminologiques, statistiques ou empiriques à cet égard[80]. Nous sommes néanmoins persuadés de la justesse de ce postulat qui se vérifie d’ailleurs dans d’autres pays.

La reconnaissance d’un pouvoir de détention aux fins d’enquête motivée par l’existence préalable de facto d’un tel pouvoir n’est pas unique au Canada[81]. Le cas des États-Unis et celui de la France comportent à cet égard une analogie particulièrement éclairante. En effet, ces deux pays étaient aux prises avec l’existence de pratiques policières de détention pour enquête sans cadre juridique. Ainsi, en France, lors de l’adoption du Code de procédure pénale de 1959, qui remplaçait le Code d’instruction criminelle datant de l’époque napoléonienne, le législateur français légalise la garde à vue. Celle-ci permet à un officier de police judiciaire de placer sous garde toute personne contre qui « existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction[82] ». Or, il appert que, légiférant sur la garde à vue, le législateur ne la crée pas, mais qu’il avalise plutôt une pratique séculaire[83]. Cette codification d’une pratique policière jusqu’alors un peu floue permet d’en réglementer avec force détails les modalités, dont les conditions d’ouverture, la durée, les paramètres de détention et les mécanismes de contrôle[84].

Une évolution similaire s’est produite aux États-Unis où existait également une pratique policière selon toute vraisemblance relativement répandue de détenir dans le but de faire avancer une enquête, sans arrestation formelle ni autorisation légale[85]. Cette pratique s’avère suffisamment importante pour que dès 1941, l’Interstate Commission on Crime s’intéresse à la question et propose un modèle uniforme de législation en matière d’arrestation qui prévoit un pouvoir de détention pour enquête[86]. Cette recommandation demeurera largement ignorée puisque seulement trois États américains en adopteront le principe[87]. En ce qui concerne le droit prétorien, la situation varie selon les États : alors que certains tribunaux reconnaissent un pouvoir de détention pour enquête en common law[88], d’autres s’opposent à toute forme de restriction de liberté autre qu’une arrestation en bonne et due forme[89]. Finalement, en 1968, la Cour suprême confirme dans la célèbre affaire Terry v. Ohio cette pratique policière de détention pour enquête désormais connue sous les vocables de stop and frisk ou Terry stop[90]. Ainsi, tout comme cela s’est produit en France, le droit américain a évolué à partir d’une coutume policière ancrée dans la pratique.

Un point important distingue cependant les États-Unis de la France : la reconnaissance d’un pouvoir de détention pour enquête en droit américain est d’origine jurisprudentielle, alors qu’elle est d’origine législative en France. Cela nous amène à examiner ci-dessous la question du véhicule juridique approprié en vue de traiter de la détention pour enquête au Canada.

2.2 Le pouvoir approprié en vue de traiter de la détention pour enquête

La considération de politique pénale la plus délicate pour la Cour suprême porte sur le choix du pouvoir étatique le mieux à même de traiter de la détention pour enquête et, en particulier, de l’opportunité pour le pouvoir judiciaire de l’avaliser et de sa capacité de la réglementer.

Il est utile de savoir que deux des intervenants dans l’affaire Mann, soit la Criminal Lawyers Association de l’Ontario et l’Association canadienne des libertés civiles, plaident essentiellement deux points. Tout d’abord, la détention pour enquête ne devrait pas être reconnue en droit canadien. Ensuite, si elle devait l’être, cette tâche relèverait du législateur, le pouvoir judiciaire n’ayant pas la capacité de la réglementer efficacement. Ce faisant, ces intervenants reprennent l’essentiel de la thèse défendue par la doctrine majoritaire en réaction à la détention pour enquête[91] ; un courant doctrinal minoritaire adopte une approche plus neutre se contentant de souligner certaines zones d’ombre[92].

2.2.1 L’adoption d’une loi : la solution à privilégier

La voie législative choisie notamment par le Royaume-Uni et la France comporte des avantages certains. Dans le cas du Royaume-Uni, il existait une mosaïque de pouvoirs de détention disséminés dans diverses lois[93]. En 1977, le gouvernement confie à une commission royale le mandat de revoir toute la procédure pénale, dont la question du recours à la détention pour enquête. La principale recommandation en la matière suggère de consolider l’ensemble des pouvoirs existants en un seul et unique régime[94]. S’en suivent la Police and Criminal Evidence Act 1984 et ses Codes of Practice qui établissent une série de règles de conduite régissant le travail d’enquête. L’un des buts recherché par l’adoption de cette loi consiste en une protection accrue des libertés individuelles[95]. Un avantage du système des Codes of Practice réside dans la relative facilité avec laquelle se font régulièrement leurs mises à jour[96]. La loi prévoit les conditions générales du recours au stop and search[97], forme de détention pour enquête, alors que le Code of Practice en régit l’application dans le menu détail[98]. En bref, ce pouvoir permet aux constables de détenir et de fouiller, sans qu’il n’y ait arrestation, toute personne ou tout véhicule lorsqu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner la possession d’objets obtenus illégalement, d’armes ou d’objets dangereux, l’implication du suspect dans des incidents de violence grave, l’implication de la personne dans des activités terroristes ou encore lorsqu’une personne se trouve sur les lieux d’une perquisition. Cette approche du législateur tranche avec la tradition de l’Angleterre, berceau de la common law, voulant que l’évolution du droit repose essentiellement sur les décisions judiciaires. L’exemple britannique marque le souci du législateur de clarifier et de centraliser l’ensemble des normes régissant les pouvoirs policiers, dont la détention pour enquête.

En ce qui concerne la France, imprégnée d’une forte tradition de droit écrit, il n’est pas étonnant que les pouvoirs de détention pour enquête y aient été définis législativement. Nous avons mentionné plus haut la garde à vue à laquelle s’ajoutent d’autres pouvoirs de police, dont la rétention de personnes sur les lieux d’une infraction jusqu’à la clôture des opérations d’enquête[99] ainsi que les contrôles et vérifications d’identité. Ce genre de contrôle permet à la police judiciaire d’« inviter à justifier, par tout moyen, de son identité toute personne à l’égard de laquelle existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner : qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction […] ou qu’elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à [une] enquête en cas de crime ou de délit[100] ».

Le niveau de détails de ces législations étrangères semble étayer la thèse doctrinale voulant que le développement jurisprudentiel de pouvoirs policiers soulève à court terme plus de questions qu’il n’en résout. Ainsi, l’arrêt Mann aurait laissé en plan de nombreuses questions, notamment quant à l’interaction du droit à l’avocat et de la détention pour enquête, l’usage de la force, la possibilité de déplacer un individu détenu pour enquête, la durée exacte de la détention, la question des obligations corrélatives des justiciables, ou encore l’étendue du pouvoir accessoire de fouille[101]. Bien que certaines de ces questions aient été traitées depuis, nous sommes convaincus qu’il aurait été, et qu’il demeure, hautement souhaitable de légiférer de façon exhaustive sur la question. En effet, contrairement aux tribunaux, le législateur n’est pas limité par les contraintes associées aux règles du stare decisis, par les aléas des affaires soumises à son attention ou par les questions soulevées par les plaideurs. Ces réalités propres au litige rendent difficile, voire impossible, pour la Cour suprême le fait de traiter en un seul jugement et de façon exhaustive de l’ensemble des tenants et aboutissants du pouvoir de détention pour enquête.

La Cour suprême reconnaît les limites du judiciaire dans sa capacité de faire évoluer le droit et affirme que la responsabilité de réformer le droit, surtout dans des domaines complexes, incombe d’abord et avant tout au législateur. Cependant, elle estime qu’il revient aux tribunaux de combler un vide juridique[102]. Il faut toutefois se garder d’y voir une volonté ferme de sa part de se substituer au législateur en toutes circonstances. L’arrêt Kang-Brown illustre bien les tensions au sein de la Cour suprême quant à savoir si elle devrait créer ou avaliser des pouvoirs policiers[103].

2.2.2 La reconnaissance judiciaire : une solution de rechange imparfaite

En choisissant de cristalliser et de réglementer la détention pour enquête, la Cour suprême du Canada suit la voie tracée par la Cour suprême des États-Unis plus de trois décennies plus tôt. Les intervenants qui se sont opposés dans l’arrêt Mann à ce que la Cour suprême crée le droit n’auront peut-être pas tout perdu, car celle-ci affirme refuser de reconnaître un « pouvoir général de détention aux fins d’enquête[104] ». Cette remarque peut surprendre lorsqu’elle est prise hors contexte puisque la Cour suprême ne limite pas le recours à la détention pour enquête dans la mesure où toutes les conditions d’application prévues sont remplies. Le juge Iacobucci explique son propos du fait que la Cour suprême juge « préférable que des modifications substantielles exigeant l’élaboration de règles et de procédures subsidiaires liées à leur mise en oeuvre soient apportées par voie de débats parlementaires plutôt que par voie de décisions judiciaires[105] ». C’est dans cette optique que la Cour suprême préfère ne pas reconnaître l’existence d’un pouvoir général de détention, mais qu’elle choisit néanmoins de faire évoluer la common law en énonçant les règles applicables à la détention pour enquête dans le contexte de l’espèce. Cela explique pourquoi la Cour suprême ne se prononce pas sur tous les tenants et aboutissants possibles de la détention pour enquête. Elle applique tout simplement la règle du stare decisis dans toute son orthodoxie en focalisant strictement sur le dossier en litige. Ce faisant, elle se contente de rédiger un premier chapitre au livre de la détention pour enquête que la jurisprudence postérieure se chargera de compléter[106].

Malgré les explications du juge Iacobucci, le choix opéré par la Cour suprême fait l’objet d’une critique doctrinale sentie. Certains lui reprochent d’avoir abdiqué son rôle de gardienne des droits et libertés au profit de la création d’un pouvoir commode pour les policiers[107]. D’autres avancent également que l’imprécision propre à une évolution graduelle de la jurisprudence constitue, du moins en théorie, une entorse à la primauté du droit qui exige notamment que les justiciables soient raisonnablement prévenus de leurs droits et obligations[108]. Des auteurs jugent qu’il eût été préférable pour la Cour de refuser de reconnaître la détention pour enquête afin de forcer la main du législateur[109]. Selon cette approche, le judiciaire devrait s’abstenir de combler quelque lacune juridique que ce soit en matière de pouvoirs policiers. Les juges devraient plutôt se contenter d’appliquer les normes législatives régissant les pouvoirs policiers tels qu’ils ont été définis par le législateur tout en s’assurant de leur conformité avec les normes constitutionnelles. En cas de silence du législateur, la tâche du juge consisterait à constater l’inexistence des pouvoirs allégués et, par conséquent, leur illégalité et inconstitutionnalité. Il s’agirait pour les tribunaux de se concentrer uniquement sur l’application des lois et leur rôle de gardien des droits fondamentaux et d’abandonner celui de créateur de droit. Il est vrai que, par le passé, le législateur a parfois répondu à la jurisprudence ayant refusé de créer de nouveaux pouvoirs policiers : un des exemples les plus célèbres est sans doute celui de la surveillance électronique alors que le législateur a adopté en 1993 une série de dispositions législatives en réponse aux arrêts rendus par la Cour suprême du Canada durant les années précédentes[110]. Toutefois, une jurisprudence hostile à une forme ou une autre d’évolution du droit, y compris en matière de pouvoir policier, n’est pas garante d’une réponse législative, aussi justifiée puisse-t-elle être[111].

Par ailleurs, sur le plan de la philosophie judiciaire, il est évident que la Cour suprême juge préférable de reconnaître un pouvoir limité de détention pour enquête et d’en baliser les contours, même de façon incomplète, plutôt que de tenter de proscrire un pouvoir devenu réalité sur le plan pratique et juridique. La Cour suprême reprend d’ailleurs cette approche dans l’arrêt Clayton où elle avalise en common law le recours aux barrages routiers afin d’intercepter des suspects en possession d’armes prohibées. La juge Abella, qui rédige les motifs majoritaires, utilise sans surprise la doctrine des pouvoirs accessoires pour justifier ce pouvoir policier[112]. Le juge Binnie, dans ses motifs concordants, affirme définitivement l’existence d’un pouvoir de common law créateur de pouvoirs policiers en ces termes :

Le point de vue exprimé par le juge Le Dain au nom des juges majoritaires [dans l’arrêt Dedman] a été appliqué dans nombre d’arrêts subséquents, dont Cloutier c. Langlois (1990), Godoy (1999) et Mann (2004). Non seulement je reconnais que cette jurisprudence s’applique, mais j’y souscris. Les tribunaux ont eu beau exhorter le Parlement à prendre des mesures législatives, celui‑ci ne l’a pas encore fait. Pendant ce temps, le recours aux armes à feu et la violence armée s’accroissent dans certains quartiers urbains et ce sont les policiers qui doivent faire face au problème. Délimiter au moyen de décisions à la portée restreinte les pouvoirs que la common law confère aux policiers n’est pas l’idéal, mais à défaut de mesures législatives, c’est un moindre mal[113].

Cela étant, s’il y a lieu de se féliciter de l’approche prudente, au cas par cas, que la Cour suprême semble avoir définitivement adoptée dans l’arrêt Clayton, en ce qu’elle constitue un excellent moyen pour celle-ci de se prémunir contre les risques de dérive qui pourraient découler d’une approche trop large des pouvoirs policiers, il faut cependant reconnaître que cette médaille comporte son revers. L’évolution parcellaire de la common law implique qu’il faille sacrifier la clarté et la cohésion normalement associées à une approche du droit plus globale et plus structurante. Il devient alors difficile de discerner les lignes directrices applicables. L’arrêt Clayton illustre ce risque.

Ainsi, dans l’arrêt Clayton, un citoyen compose le 9-1-1 pour signaler la présence à l’entrée d’un bar d’une dizaine d’hommes de race noire dont quatre auraient exhibé des armes de poing ; le citoyen décrit également quatre véhicules. Moins de cinq minutes après l’appel, les policiers procèdent au bouclage du stationnement du bar qui comporte deux sorties. Presque immédiatement se présente à la sortie arrière un véhicule qui ne correspond pas à l’un de ceux qui ont été décrits par le citoyen. Les deux policiers de faction interceptent le véhicule en bloquant la sortie et constatent que se trouvent à son bord deux hommes de race noire. Les policiers s’approchent du véhicule chacun d’un côté et demandent aux occupants de descendre afin d’assurer leur sécurité. Devant la réticence du conducteur, le premier agent se méfie et s’apprête à le fouiller lorsqu’il constate que le passager avec qui son collègue s’entretenait à l’extérieur du véhicule prend la fuite. Le passager prenait place sur le siège avant et durant la conversation avait gardé le regard fixe sans se tourner vers le second policier et avait répondu machinalement aux questions en affirmant qu’il venait tout juste d’arriver sur les lieux. Comme il porte des gants alors que le climat ne le justifie pas et qu’il s’agit du premier et seul véhicule à quitter les lieux, l’agent lui demande de sortir du véhicule. Le passager obtempère, mais il semble nerveux et tente d’empêcher le policier de voir l’intérieur du véhicule. Pour sa sécurité, le second policier le dirige vers l’arrière du véhicule. C’est alors que le passager bouscule le policier et prend la fuite en direction de l’avant du bar où il sera épinglé par d’autres policiers. Un portier l’identifie comme l’un des hommes armés. Un pistolet se trouve dans la poche de son pantalon. Un autre pistolet dissimulé sous la veste du conducteur est également saisi. Clayton et Farmer sont mis en état d’arrestation et éventuellement déclarés coupables de port d’armes dissimulées et de possession d’armes à feu prohibées. La Cour suprême juge de façon unanime que les gestes posés par les policiers ne violent pas les articles 8 et 9 de la Charte. La majorité approuve le recours au barrage routier essentiellement parce qu’il « constituait un moyen efficace de mettre la main au collet des auteurs du crime grave visé par l’enquête[114] ».

Une importante différence se dégage d’une comparaison entre les raisonnements suivis dans l’arrêt Mann et dans l’arrêt Clayton. Le test de l’arrêt Mann focalise logiquement sur le suspect qui doit être associé à la commission d’une infraction spécifique pour pouvoir faire l’objet d’une détention. Dans le cas du barrage routier, la Cour suprême porte plutôt son attention sur le moyen ou sur le pouvoir policier qui doit s’avérer raisonnable dans les circonstances. D’aucuns pourraient y voir un accroissement des pouvoirs policiers de détention, alors que d’autres y percevront tout simplement une évolution nécessaire autorisée par la théorie des pouvoirs accessoires.

À cet effet, il est intéressant de noter que l’un des tenants d’un rôle judiciaire passif avoue désormais préférer l’activisme judiciaire, non pas pour pallier le silence du législateur, mais parce que les tribunaux seraient plus soucieux des libertés individuelles que le législateur, plus porté vers les politiques pénales davantage répressives[115]. Quoi qu’il en soit, la détention pour enquête est désormais bien ancrée en droit canadien. Plusieurs paramètres restent à préciser, ce que la jurisprudence continue de se charger de faire avec le concours de la doctrine[116].

Conclusion

Il pourrait sembler paradoxal que les pouvoirs policiers aient connu un certain essor depuis l’avènement de la Charte et que, par voie de conséquence, l’empiétement étatique sur les droits fondamentaux semble s’avérer plus important maintenant qu’avant l’adoption de la Charte. D’aucuns pourraient y voir un recul de la protection des libertés individuelles, recul découlant de l’application de la Charte elle-même pourtant censée mieux protéger ces libertés. Nous considérons plutôt que la Charte, et tout particulièrement son mécanisme d’exclusion de la preuve, a permis de mettre à jour les lacunes du droit canadien en matière de pouvoirs policiers et, par conséquent, la nécessité de les pallier[117]. Cela est particulièrement vrai de la détention pour enquête dont l’existence de facto défiait l’orthodoxie de la common law qui refusait d’en admettre l’existence même.

Considérant que la détention pour enquête est un pouvoir étatique dont l’exercice est rarement sujet à contrôle dans son application quotidienne, reconnaître formellement ce pouvoir permet non seulement de légaliser une pratique policière répondant à un besoin réel, mais surtout de lui procurer un cadre juridique qui, même imparfait, constitue un meilleur rempart devant l’arbitraire potentiel des détentions[118]. Le fait que le droit à l’avocat s’applique désormais dès le début de la détention, comme cela a été décidé dans l’arrêt Suberu, vient considérablement renforcer ce rempart. La voie empruntée par les juges nous appert empreinte d’un pragmatisme préférable à l’orthodoxie d’une règle niant la réalité. Dans cette perspective, la reconnaissance de la détention pour enquête constitue une évolution nécessaire de la procédure pénale canadienne.

Néanmoins, certains risques de dérive demeurent. Rappelons tout d’abord que des paramètres restent à définir, d’où une tendance des forces de l’ordre à une appréciation généreuse de l’étendue de leurs pouvoirs. Cette incertitude s’estompera au fil des développements jurisprudentiels, mais elle demeure entre temps une source de préoccupations. À titre d’exemple, la Cour suprême écrivait dans l’arrêt Mann que toute restriction à la liberté de mouvement ne constitue pas nécessairement une détention au sens des articles 9 et 10 de la Charte[119]. Ce commentaire se voulait une mise en garde contre les conclusions hâtives de détention en fonction des critères de l’arrêt Therens[120]. Certains auraient pu croire que cette marge de manoeuvre inciterait les policiers à catégoriser leurs interactions avec les justiciables comme ne constituant pas une détention. Or, comme nous l’avons vu, la Cour suprême a proposé dans les arrêts Grant et Suberu une série de paramètres qui précisent la nature des interventions policières et les conditions attachées au recours à la détention qui, en fin d’analyse, autorisent une procédure d’enquête minimalement restrictive de liberté sans pour autant constituer une détention au sens de la Charte[121].

Ensuite, bien que la reconnaissance juridique de la détention pour enquête puisse constituer une avancée, son exercice quotidien risque d’échapper dans une large mesure à toute surveillance. Sauf action en justice entreprise par le justiciable, seuls les cas donnant lieu à des poursuites pénales sont susceptibles de révision judiciaire. Il en résulte un risque que la détention pour enquête serve de prétexte à une forme de contrôle social par les agents de l’État, particulièrement envers certains individus plus marginaux ou certains segments de la population. L’application du droit à l’avocat devrait toutefois contribuer à réduire les risques à cet égard.

Cela nous amène au spectre du profilage racial, qui se veut essentiellement une recherche de corrélations entre la survenance de délits et certains groupes partageant des caractéristiques raciales communes, et ce, en vue d’identifier des suspects potentiels ; l’appartenance au groupe constitue donc un indice d’activités criminelles[122]. Les données empiriques, bien qu’elles soient encore fragmentaires, semblent confirmer l’existence du profilage racial au Canada[123]. Par exemple, une étude menée auprès du service de police de Kingston pendant une année révèle que les personnes de race noire ont trois fois et demie plus de risques d’être interpellées que celles de race blanche[124]. S’il est acquis qu’une détention fondée sur le profilage racial constitue une détention arbitraire[125], le profilage racial revêt néanmoins un caractère particulièrement insidieux du fait qu’il résulte souvent d’un processus décisionnel plus ou moins conscient participant des préjugés, parfois issus de l’expérience personnelle des agents de l’État. Une certaine doctrine déplore le silence de l’arrêt Mann en la matière[126], alors que le risque d’abus fondé sur des préjugés raciaux avait été au centre des débats au sein de la Cour suprême dans le contexte des interceptions au hasard de véhicules moteurs ; la dissension entre juges majoritaires et minoritaires portait en partie sur les différentes évaluations de ce risque[127]. Bien qu’un cadre juridique ne constitue pas une panacée, puisque la solution à une telle question dépasse les seules normes législatives, de telles normes peuvent néanmoins contribuer à réduire l’incidence du profilage racial, s’il en est. L’existence d’un cadre juridique détaillé d’origine législative comporte l’avantage de centraliser les normes applicables dans une source unique, ce qui permet d’informer plus facilement à la fois policiers et citoyens des pouvoirs et des droits des uns et des autres. Dans une optique dépassant la norme elle-même, il ne faut pas négliger non plus l’impact de son adoption par les élus sur l’ensemble des justiciables et des forces de l’ordre, ne serait-ce que par la publicité et la force morale qui en émanent.

Dans ce contexte, nous nous devons d’ajouter notre voix au concert jurisprudentiel et doctrinal qui réclame une intervention législative exhaustive en la matière, et ce, plus tôt que plus tard[128]. Il s’agit non seulement d’adopter les normes manquantes à un cadre réglementaire incomplet, mais également d’avaliser ou de modifier, s’il y a lieu, celles qui ont été établies par la jurisprudence. Du même coup, le pouvoir judiciaire serait à même de jouer pleinement son rôle de mise en application et de contrôle de la constitutionnalité des lois, rôle qui, en définitive, lui sied beaucoup mieux.