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François Ost mettait en lumière, dans son ouvrage La nature hors la loi, la radicale historicité du rapport entre être humain et nature[1]. Le droit de l’eau au Québec[2], participant de la même dialectique, est donc nécessairement ancré dans l’histoire[3]. Dans le domaine de l’eau comme dans le domaine de l’environnement, le droit a toujours cherché à appréhender l’eau dans un objectif de protection[4]. Toutefois, protéger l’environnement hydrique pour ce qu’il est ne constitue pas, historiquement, un sujet de préoccupation. C’est essentiellement la protection de l’usage, de l’exploitation, la lutte contre les pollutions ou les nuisances qui préoccupent les acteurs du monde juridique. Le développement des cités de plus en plus industrielles à l’époque moderne renforcera naturellement cette prise en considération juridique[5]. En définitive, délimiter ce qui relève du juridique, de l’économique ou du social et ce qui relève du naturel est l’expression d’un rapport de force[6], dépendant du temps et de l’espace, l’eau constituant un enjeu constant de lutte, que ce soit en tant que ressource à acquérir, territoire à aménager ou force à contrôler.

Si la législation québécoise appréhende naturellement les questions liées au droit de l’eau en tenant compte de son historicité, la jurisprudence est amenée à faire de même, notamment en évaluant la perception des considérations environnementales dans le temps et son impact sur le droit. De plus, l’immensité du réseau hydrique du Québec fait de cette question[7] un enjeu permanent depuis les premiers temps de la colonisation[8]. Par exemple, dans l’affaire Association des résidents du lac Mercier Inc. c. Paradis[9], l’histoire « environnementale » s’invite au coeur de la décision juridictionnelle :

L’emprise a été construite il y a plus d’un siècle, à une époque où les préoccupations environnementales n’avaient pas l’importance que tous leur reconnaissent aujourd’hui. L’impact écologique de l’emprise sur le lac s’est déjà fait sentir et l’on ne peut revenir en arrière, à moins de restaurer complètement le lac à son état naturel antérieur, ce que personne ne demande et qui serait vraisemblablement difficile et coûteux à réaliser. L’existence de l’emprise et le mal écologique qu’elle a pu causer dans le passé sont un fait accompli avec lequel tous les intervenants doivent maintenant malheureusement composer[10].

L’analyse historique du cadre juridique gouvernant le droit de l’eau est ainsi nécessaire, induite naturellement par ces questions, et oblige à retourner aux sources pour percevoir parfaitement la logique juridique qui gouverne les cours d’eau du Québec. C’est d’ailleurs la position qu’ont adoptée le rapport Lord en 1977[11] et les travaux d’Henri Brun[12], pionnier de ces questions, même si, de manière plus générale, « une grande partie de l’histoire de la Nouvelle-France reste à écrire dans une perspective écologique[13] ». Le Québec a connu un « âge de l’eau », un développement préindustriel durant lequel le droit est intervenu pour poser les cadres et les limites de son exploitation. Certaines époques charnières se font jour et, si le droit de l’eau est tributaire de l’histoire juridique de la province et donc de la tradition juridique civiliste[14] et britannique, il s’est rapidement singularisé. L’eau est appréhendée durant le Régime français dans une perspective de police urbaine et comme un outil de développement, à travers l’exploitation de la force hydrique[15]. C’est la liquidation du régime seigneurial qui marque une évolution dans le régime juridique des cours d’eau du Québec. En 1856, le législateur consacre le droit de tout propriétaire riverain « [d’] utiliser et [d’]exploiter tout cours d’eau qui borde, longe ou traverse sa propriété, en y construisant et établissant des usines, moulins, manufactures et machines de toute espèce, et pour cette fin y faire et pratiquer toutes les opérations nécessaires à son fonctionnement, tels écluses, canaux, murs, chaussées, digues et autres travaux semblables[16] ». L’année 1884 et la période allant de 1901[17] à 1918-1919 marquent également une césure forte dans le cadre juridique gouvernant les cours d’eau québécois. Le contexte de notre étude nous oblige ici à une simple esquisse des différentes clés posées par le système juridique pour résoudre certaines difficultés liées à l’encadrement juridique des cours d’eau. Dans une perspective chronologique, le droit de l’eau et plus précisément l’ensemble des normes adoptées en vue de l’aménagement et de l’utilisation des cours d’eau québécois semblent marqués par un héritage historique fort, avant l’abandon du régime seigneurial et le développement économique de la province (1), puis par une accumulation de règles juridiques aux finalités et aux contextes divers, qui obstrue toute tentative d’établissement d’un droit général de l’eau (2).

1 Le droit de l’eau endigué par l’histoire

Utilisés pendant des siècles par les populations amérindiennes comme outil de pénétration vers l’intérieur des terres, de nombreux cours d’eau et rivières au Québec sont entravés par des chutes, des rapides, des îlots[18]. Dans les traditions juridiques amérindiennes, très peu de normes portent sur l’eau, à l’exception notamment des rapports au produit de la pêche. Aux premiers temps de la colonisation, c’est tout naturellement que les colons et les administrateurs importent les normes et les logiques normatives françaises[19] dans la province.

1.1 De l’« eau abusée[20] » à l’eau canalisée

Dans ce domaine, les normes applicables sous le Régime français sont essentiellement l’Édit portant règlement général pour les eaux et forêts[21] et l’Ordonnance de la Marine[22], ainsi que les interventions locales du Conseil supérieur et des intendants. À ce maigre corpus s’ajoute la Coutume de Paris, et surtout la doctrine, qui est à l’origine de la plupart des concepts en la matière. Le jugement formulé par le professeur Brun sur le rapport des premiers colons à l’eau est particulièrement sévère. Parlant d’« eau abusée », d’irrespect, il estime que pour les premiers Québécois, l’eau, et notamment le fleuve Saint-Laurent, « est apparu[e] avant tout comme un exutoire, le lieu où ils pourraient se débarrasser de tout ce dont ils souhaitaient l’élimination[23] ». Estimant que cette pratique était partagée par la communauté, Brun se réfère à un certain nombre d’ordonnances de l’intendant ou du Conseil souverain pour affirmer que cette vision des choses « était la version officielle, plusieurs fois consacrée par des textes ayant force législative dans la colonie[24] ». Il s’appuie, pour étayer cette affirmation, sur diverses ordonnances de police, c’est-à-dire d’administration urbaine, pour montrer qu’il était enjoint à plusieurs corps professionnels (bouchers, vidangeurs, et autres) et aux citoyens de porter au fleuve et sur la grève les immondices et autres résidus d’activité, afin de préserver la population de toute épidémie[25]. Il faut relever que cette pratique est propre à l’époque et que les tisserands, les foulons et les bouchers, qu’ils soient en Amérique du Nord ou en Europe, ont tous cet usage de l’eau. La création de la lieutenance de police à Paris en 1667 et l’influence majeure des corporations sur la réglementation de certaines activités commerciales potentiellement nuisibles répondent à la même logique en Europe[26]. Cela ne la légitime en rien, mais, comme le relève Brun lui-même, si tout souci de préservation de l’eau est absent ici, sa qualité n’était « nullement mise en péril par une population d’une aussi faible densité[27] ». La qualité de l’eau, sa force, les tracés des cours d’eau font l’objet d’une préoccupation permanente de la part des administrateurs. Deux caractéristiques semblent marquer le Régime français : d’une part, une grande accessibilité et réactivité juridictionnelle à travers l’institution de l’intendant, véritable « ordonnateur environnemental » ; et, d’autre part, le recours remarquable à une pratique embryonnaire de « médiation environnementale » par recours à l’arbitrage pour toute une série de conflits relatifs à l’eau.

1.1.1 L’accessibilité juridictionnelle : l’intendant comme « ordonnateur environnemental »

Dans le contexte du Régime français, les administrateurs se préoccupent d’abord du cours naturel des rivières et des ruisseaux, car ces derniers servent notamment de délimitation aux propriétés et parce que la force hydrique des cours d’eau constitue la seule force industrielle, d’ailleurs au coeur de la richesse domaniale à travers les moulins banaux notamment[28]. La règle alors applicable durant le Régime français, et qui sera préservée jusqu’en 1856, est que le propriétaire riverain n’a qu’un droit d’usage « ordinaire » de l’eau bordant sa propriété, à des fins domestiques. L’ensemble des usages extraordinaires, à finalité commerciale ou industrielle, ne peut se faire que dans le respect des droits des autres propriétaires. À défaut, en cas d’inondation ou de refoulement des eaux par exemple, le propriétaire riverain dispose du droit d’obtenir réparation mais également d’obtenir démolition de l’ouvrage érigé et sis dans le cours d’eau[29]. L’entretien des cours d’eau est également un souci constant, tant pour les populations que pour l’intendant, en vue de permettre une bonne circulation[30] ou un « égouttement des terres »[31]. La qualité de l’eau et les nuisances éventuelles qui peuvent la ternir sont également une préoccupation de la population, essentiellement dans des rapports de voisinage conflictuels[32]. Ainsi, l’activité d’abattage de castors est encadrée juridiquement, sous peine d’amende, car elle est susceptible de corrompre la source qui approvisionne un village ou un moulin[33]. C’est fort logiquement la question de l’utilisation de la force hydrique — à travers les conflits relatifs aux moulins banaux — qui prend une place prépondérante dans les archives. L’intendant interdit aux habitants d’encombrer une rivière qui fournit l’eau à un moulin à scie[34], oblige au rétablissement d’une digue permettant de faire venir l’eau à un moulin[35]. Une analyse « environnementale » est parfois requise pour établir les lieux les plus adéquats permettant de faire fonctionner ces ouvrages[36]. Enfin, dès cette période, un droit à l’eau s’affirme assez clairement : il se manifeste dans le contentieux essentiellement sous la forme de différends de voisinage[37], soit afin de contrôler l’accès à l’eau sur sa propriété[38], soit pour protéger le cours naturel des rivières et des sources[39]. Bien évidemment, à ces actions juridictionnelles s’ajoutent les interventions normatives de l’intendant, d’un point de vue tant de police urbaine que d’intervention à vocation commerciale et économique, qui touchent indirectement les questions liées au droit de l’eau. Ainsi, une ordonnance de l’intendant, en 1725, fondée sur l’Ordonnance de la Marine de 1681, affirme que la pêche à la mer est l’apanage de tous, ce qui sera réaffirmé et généralisé par le Conseil privé en 1920, « consacrant le droit du public de pêcher dans les eaux navigables sujettes à marée[40] ». À ces causes et à ces actes normatifs s’ajoutent toute une série de cas d’arbitrage et de médiation locale pour régler notamment les questions relatives aux débordements des fossés et aux détours des cours d’eaux.

1.1.2 La conciliation environnementale

La pratique de l’arbitrage et de la conciliation est fort ancienne, et le faible nombre de juridictions sur le territoire de la Nouvelle-France avait incité les administrateurs à favoriser ces actes de procédure afin d’améliorer l’accessibilité à la justice et la résolution des différends. Parmi les domaines qui trouvent à être résolus par l’arbitrage volontaire ou juridictionnel, figurent notamment les litiges relatifs aux servitudes et aux droits réels portant sur des biens immeubles, comme les problèmes de fossés bordant deux terres, l’écoulement des eaux, les droits de passage et les questions de bornage. Il faut souligner que le recours au terme « arbitrage » pour cette période ne correspond pas aux canons de la terminologie moderne, les distinctions entre médiation, arbitrage, conciliation et expertise étant caduques pour ce contexte. Dans les questions de conciliation des différends relatifs aux eaux, il s’agit essentiellement d’un arbitrage volontaire, où les arbitres, le plus souvent des habitants du lieu[41], déterminent le lieu et les responsabilités des propriétaires au regard de l’établissement d’un fossé ou du détournement d’une rivière. Ainsi, lorsque les arbitres se prononcent le 9 juillet 1750[42] en matière de débordement des eaux de deux terres avoisinantes, ils estiment le préjudice et, dans le même temps, posent les règles qui permettront la résolution du différend. La forme de ces arbitrages, évaluations ou expertises se trouve fort peu contraignante. La même logique est appliquée dans le rapport d’arbitrage relatif à un fossé, du 24 octobre 1757[43], rédigé par les « arbitres-experts », qui vise l’établissement de servitude d’écoulement des eaux. L’arbitrage se situe parfois dans une procédure contentieuse[44]. Ces types d’arbitrage participent ainsi aux nécessaires écoulements permettant de rendre les concessions de terres salubres[45], les fossés ayant pour objet de « conduire au fleuve les eaux qui viennent de la profondeur des terres voisines et noient les prairies et labours[46] ». Il ne faut pas oublier, à l’analyse de ces actes, qu’une grande part de ces situations juridiques n’a pas forcément laissé de trace écrite[47]. C’est avec la domination britannique que l’ancien droit de l’eau français commence à vraiment s’intégrer à la vie de la colonie, plusieurs textes locaux s’avérant jusque-là dérogatoires à la législation du royaume[48]. Sans exagérer la place de ces actes de procédure dans la vie juridique de la Nouvelle-France, nous pouvons souligner que ces modes de résolution des différends apportaient une réponse appropriée, rapide et peu coûteuse à plusieurs conflits relatifs à l’accès à l’eau et contribuent à une gestion « concertée » des ressources hydriques au niveau local. Le développement de l’urbanisation et la Conquête vont transférer pour partie ce contentieux vers les juges de paix[49].

De manière plus générale, les fondements juridiques français concernant le droit privé de l’eau restent les mêmes après l’Acte de Québec, l’ordonnancement juridique réglementaire d’origine britannique prenant néanmoins petit à petit la place des normes françaises en matière de police et de règlements administratifs et municipaux[50]. En reprenant les mots de Jean-Pierre Baud pour l’ancien droit français, nous pouvons écrire qu’il existait, « sous l’Ancien Régime, une politique de l’environnement dans l’attente de trouver un adversaire à sa taille[51] », celle-ci pouvant convenir, moyennant certains aménagements, à l’industrialisation du xixe siècle. Toutefois, au début de celui-ci, si le droit reste le même, l’édification des projets industriels augmente la pression sur le législateur, ce qui l’invite à une nécessaire évolution juridique. L’édification de plusieurs canaux — notamment le canal de Lachine — va faire naître un certain nombre de différends juridiques au xixe siècle[52], sans que la jurisprudence innove véritablement dans le domaine du droit de l’eau, qui reste le même jusqu’à la liquidation du régime seigneurial. Pratiquement, les dynamiques de la gouvernance environnementale sont assez proches, dès cette période, des logiques modernes[53]. Si les termes « gouvernance » ou « développement durable »[54] n’existent pas, les logiques qui les sous-tendent — de préservation ou de concertation du milieu — sont bel et bien présentes. Ainsi, en 1830, un projet d’exploitation des voies navigables de la région de Sherbrooke, à travers un canal et un aménagement des cours d’eau, met en oeuvre une consultation de la population[55], le député Samuel Brooks présentant par la suite une pétition des habitants en 1831. Une commission parlementaire débloque alors la somme de 12 000 dollars pour améliorer la navigation sur la rivière Saint-François[56] sans donner suite à un projet plus ambitieux.

1.2 La mise en place d’un droit de l’eau « mixte »

L’Édit portant règlement général pour les eaux et forêts de 1669, s’il laisse de côté le statut patrimonial des eaux non navigables[57], fixe le caractère domanial des eaux navigables[58]. Au moment de la Conquête, la domanialité est appréhendée comme une notion de droit privé, ce qui justifie, après l’Acte de Québec qui réaffirme les règles de droit français pour les questions de biens et de personnes, le maintien des règles de partage de la propriété publique et privée venant de l’ancien droit français, malgré l’absence d’enregistrement de ces ordonnances[59]. Les logiques juridiques issues de la common law vont néanmoins être introduites dans l’ordonnancement du droit de l’eau, de manière prudente avant 1854 puis de façon accélérée à la fin de ce siècle. Le régime seigneurial est aboli en 1854[60], et la Cour seigneuriale chargée de liquider les propriétés fondées sur ce régime va alors définir les droits concédés dans le cas des cours d’eau d’après le même critère de la navigabilité[61]. Ainsi, « dans les eaux navigables, les seigneurs n’avaient d’autres droits que ceux qui leur étaient expressément accordés par leurs titres ; dans les eaux non navigables, la règle était inverse : leur lit appartenait implicitement au seigneur par la concession des terres riveraines, à moins d’exclusion dans le titre[62] ». La Cour seigneuriale a rejeté, au moment de l’abolition du régime, la revendication par les seigneurs du droit d’interdire la construction de moulins, d’usines ou d’ouvrages mus par l’eau sur le territoire de leur seigneurie[63].

Le caractère « mixte » du droit de l’eau peut être analysé de différentes manières. Il est mixte, car il touche à la fois à la sphère romaniste mais aussi à la sphère de common law, sans que cette réalité ait une grande incidence. C’est à partir du milieu du xviiie siècle que les juridictions britanniques vont élaborer une importante mais instable jurisprudence relative aux droits de l’eau. Elle trouvera son fondement dans les concepts romanistes de biens communs et de droit naturel de propriété, en prolongeant les travaux de Bracton et de Blackstone[64]. Ainsi, comme le souligne Joshua Getzler, le droit de l’eau est l’un des domaines les plus romanistes de la common law, ce qui démontre combien les fondements des deux systèmes peuvent être rapprochés[65].

Cependant, le droit de l’eau québécois peut être également dit « mixte », car il touche autant aux questions de droit public et réglementaire qu’au droit privé, bien que cette perspective soit trop souvent occultée de la réflexion sur ces questions. En effet, les riverains « des rivières et cours d’eau » ont toute une série de droits subjectifs et intimement liés à leur droit de propriété : un droit à l’accès à l’eau, soit le droit d’entrée et le droit de sortie[66], un droit d’usage ordinaire à des fins domestiques ou non commerciales, le droit d’une défense contre toute obstruction limitant son droit d’usage, le droit d’une réserve d’eau potable, un droit de vue[67], le droit d’un usage aux fins de loisir, un droit de navigation qui ont été affirmés sur la base du Code civil du Bas Canada et la tradition civiliste par la jurisprudence au xixe siècle. Les limites essentielles de ces droits sont les droits des autres riverains, la logique de ce rapport étant celui de la responsabilité civile. « Le riverain dont la propriété est traversée par une eau courante ou qui borde une telle eau a des obligations à l’égard des autres riverains quant à la quantité d’eau qui leur est destinée. Il assume aussi envers les autres riverains une obligation générale de ne pas détériorer la qualité de l’eau[68] », le riverain ayant un recours civil contre son coriverain qui pollue l’eau courante et diminue ainsi le droit d’usage domestique, en sus des différentes sanctions pénales et administratives. Il s’agit alors d’un recours en dommages, naissant d’un abus de droit clairement affirmé en jurisprudence[69]. Historiquement, le droit français a bâti un régime de responsabilité relativement large sur le fondement du décret de 1810[70] et sur la base de l’article 1382[71] du Code civil français, la faute consistant alors à ne pas avoir pris toutes les précautions nécessaires pour éviter de nuire à autrui[72]. La ligne imprimée par le droit québécois est moins ouverte à l’idée d’accepter l’engagement de la responsabilité lorsque le propriétaire démontre un respect des dispositions réglementaires dans le cas des barrages. Les dispositions des articles 13 à 15 de la Loi sur le régime des eaux fondent depuis 1856 un régime de responsabilité spécifique pour les dommages résultant de la simple existence d’un ouvrage de retenue ou d’emmagasinement dans un cours d’eau[73]. L’interprétation des tribunaux au regard de ces dispositions spécifiques reposait auparavant sur l’idée que la loi définissait « une servitude légale en faveur du propriétaire ou de l’exploitant de l’ouvrage lui permettant de retenir les eaux et même d’inonder les propriétés voisines, à charge de payer une indemnité[74] ». Bien évidemment, de nos jours, l’article 976 du Code et son interprétation dans l’arrêt Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette[75] sont susceptibles de venir déplacer le point de fuite de cette question.

Aux droits riverains au sens strict s’ajoute le droit d’ancrage et d’amarrage qui est envisagé par certains auteurs comme une sorte de servitude publique qui s’impose à tous ceux qui ont des droits sur le lit et les rives d’un cours d’eau[76]. Comme le révèle l’arrêt Dunning c. Girouard[77], pour pouvoir se plaindre d’un trouble à ce droit dans le cas d’un cours d’eau navigable appartenant à l’État, le riverain doit démontrer l’existence d’un dommage direct personnel, actuel et spécial[78]. Les dispositions de l’article 501 C.c.B.C. limitent la possibilité de détournement de l’eau, le riverain devant rendre l’eau qu’il reçoit intacte aux propriétaires des fonds inférieurs[79]. Cette obligation de rendre qualitativement et quantitativement l’eau aux autres riverains a été caractérisée très tôt par la jurisprudence[80]. C’est le cas, par exemple, dans l’arrêt rendu par le Conseil privé en 1916, Cité de Québec v. Bastien[81]. L’article 503 C.c.B.C. et la Loi sur le régime des eaux permettent au propriétaire d’exploiter les cours d’eau à des fins commerciales en construisant notamment des usines, des moulins ou des manufactures ou encore en construisant des canaux, des écluses, des murs, des digues ou toute installation nécessaire[82]. En détournant les eaux, soit courantes, soit de ruissellement, le « riverain ne peut créer une nouvelle servitude d’écoulement contre un fonds qui ne recevait pas naturellement celles-ci[83] ». Les droits des riverains sont donc par essence et historiquement relatifs devant les intérêts des autres riverains, mais aussi de la collectivité du bassin versant et plus largement de la communauté qui jouit d’un intérêt pour la préservation des ressources naturelles, du point de vue qualitatif et quantitatif.

Le droit de l’eau est également « mixte » en ce qu’il oblige à un perpétuel balancement entre les normes fédérales et les normes provinciales depuis 1867. En vertu de l’article 117 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867, chaque province conserve la propriété de ses eaux navigables[84]. La Couronne fédérale détient ainsi les droits de propriété étendus dans le domaine maritime, elle seule pouvant contrôler les droits accessoires à cette propriété[85]. Les ouvrages prévus par l’article 92 (10) de la Loi constitutionnelle de 1867 peuvent échapper à l’emprise de la législation provinciale sur l’eau, notamment les canaux reliant la province à une autre ou les ouvrages qui sont déclarés par le Parlement à l’avantage général du Canada ou à l’avantage de deux ou plusieurs provinces[86]. La jurisprudence a toutefois influé sur cette logique, le Conseil privé ayant considéré, en 1899, que ces ouvrages font partie de la province où ils sont situés et ne sont généralement pas exemptés des lois provinciales[87]. Globalement, les chevauchements des pouvoirs fédéraux et provinciaux stigmatisés dans les recommandations du rapport Pearse (1985) sont en germe dès 1867. La Loi constitutionnelle de 1867 confie à Ottawa le pouvoir de réglementer le droit public de navigation, ce qui laisse à la jurisprudence la tâche de fixer les limites d’un tel pouvoir[88].

En 1899, le législateur va poser l’un des piliers du droit domanial à travers la création de la réserve des trois chaînes[89]. À la suite de ce moment clé, l’année 1918 voit la modification de l’article 400 du C.c.B.C[90], lequel déclare domaniaux les lacs, rivières et cours d’eau non navigables et flottables bordant les terres aliénées par l’État après le 9 février 1918[91], avec pour résultat que le domaine public va conserver le lit de tous les cours d’eau non navigables même si l’État doit aliéner la réserve des trois chaînes. En maintenant les fondements traditionnels du statut patrimonial des eaux, l’État québécois reste ainsi propriétaire de la rivière ou du lac. En toute logique, cette réforme qui décrète les eaux non navigables, adjacentes aux terres concédées à partir de 1918, comme propriété domaniale de l’État aurait dû rendre inutile la réserve des trois chaînes[92]. Cette incohérence est symptomatique de l’agrégation de normes qui caractérise le développement du droit de l’eau à partir des années 1880 et qui sera amplifiée par le développement des ouvrages d’art, privés ou publics, durant le xxe siècle. Rappelons que le xixe siècle a été, globalement, une période de prise en considération des intérêts économiques, tant au Canada que dans les autres pays industriels[93]. Le législateur se devait alors d’harmoniser les différents usages reconnus d’utilité générale comme les usages domestiques, industriels et agricoles. L’évolution des sociétés industrielles semble donc avoir imposé son propre programme normatif pour permettre une gouvernance de l’eau, les 40 années allant de 1880 à 1920 ayant, quel que soit le pays[94], nécessité une mise à jour de l’ordonnancement normatif.

2 Le droit de l’eau endigué par les normes

« Embarqué, comme les autres créatures vivantes, dans le grand jeu du monde, l’homme est aussi celui qui entend y introduire de la rationalité et en modifier les règles à son usage[95]. » Le constat du professeur Brun en 1969, considérant que le droit québécois de l’eau « loge à plus de quarante enseignes[96] », est malheureusement encore plus d’actualité en 2010. Certes, les normes propres au droit de l’eau — en particulier celles qui encadrent les cours d’eau québécois — se sont multipliées au xxe siècle, mais elles n’ont pas gagné en cohérence et les récents efforts pour les harmoniser ne sont pas parvenus à effacer l’accumulation de strates normatives qui rendent l’exercice des droits de l’eau particulièrement difficile. La Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leur protection, adoptée le 11 juin 2009[97], porte sur la révision du cadre juridique concernant l’eau et, de ce fait, ne peut faire l’économie d’une réflexion rétrospective sur les errances normatives du siècle dernier.

2.1 Le carcan des strates normatives : l’encadrement juridique des cours d’eau et de leurs ouvrages

Historiquement, les ouvrages d’art qui permettent de canaliser, d’entraver ou d’exploiter les cours d’eau et leurs conséquences sont définis comme des « usage[s] extraordinaire[s][98] » de l’eau par la jurisprudence. Avant la fin du régime seigneurial, la perception de ces usages est relativement restreinte. Ce régime semble se limiter à l’édification de moulins banaux, dont le régime a bien été balisé par l’ancien droit seigneurial français. Cette position très restrictive ne peut avoir l’heur de plaire aux intérêts économiques qui souhaitent bénéficier de forces hydrauliques dont le développement devient une clé de la croissance industrielle québécoise qui s’ouvre au tournant du xxe siècle[99]. Comme le soulignent les auteurs du rapport Lord, alors que le propriétaire riverain d’une rivière non navigable et non flottable peut faire des installations sur le fondement de son droit de propriété, « la loi statutaire confère au riverain d’une rivière, qu’elle soit navigable ou non navigable, un droit d’utilisation ou d’occupation de la propriété de l’État similaire[100] ». Dans cette perspective, le droit conféré par la loi au riverain est le droit de tirer profit sur le plan économique de la ressource, et cela, dès le milieu du xixe siècle[101]. La logique de l’article 5 de la Loi sur le régime des eaux — dont la facture est restée la même depuis 1856[102] — consiste à appréhender largement la réalité du droit de l’eau autour de la notion de riverain, et non de l’idée de propriétaire du fonds, comme le fait le Code civil. Le droit d’usage commercial et industriel du riverain n’est pas rattaché à la propriété du lit de la rivière, ce qui suppose que « celui dont la propriété borde une rivière dont un autre a la propriété du lit[103] » dispose malgré tout du droit d’utilisation commerciale. Dès qu’est prise la décision d’abandonner le régime seigneurial, une loi spéciale est adoptée pour étendre le régime de ces usages extraordinaires de l’eau. L’Acte pour autoriser l’exploitation des cours d’eau révèle ainsi de manière limpide[104] les objectifs du législateur provincial qui seront ­pérennisés dans l’article 5 de la Loi sur le régime des eaux[105]:

Tout propriétaire est autorisé à utiliser et exploiter tout cours d’eau qui borde, longe ou traverse sa propriété, en y construisant et établissant des usines, moulins, manufactures et machines de toute espèce, et pour cette fin y faire et pratiquer toutes les opérations nécessaires à son fonctionnement, tels que écluses, canaux, murs, chaussées, digues et autres travaux semblables[106].

Cette formulation concerne les cours d’eau aussi bien navigables que non navigables, contrairement aux logiques qui gouvernent l’article 503 C.c.B.C et l’article 919 C.c.Q : « Cette loi prévoyait l’indemnisation des personnes pouvant subir un dommage en raison de l’exercice de ce droit et établissait en cas de droits concurrents, une préférence en faveur des travaux exécutés les premiers[107]. »

Après 1856 et l’abandon du régime seigneurial, la construction des ouvrages est « autorisée » sous réserve de l’indemnisation des propriétaires des ouvrages qui sont touchés par les transformations du niveau d’eau. Cette logique sera clairement affirmée, notamment dans les contentieux qui mettront aux prises les papetières et les riverains des cours d’eau qu’elles exploiteront au tournant du xixe et du xxe siècle[108]. C’est une dialectique d’exceptions et de régime juridique ad hoc qui gouverne l’établissement de nombreux barrages à partir de la seconde moitié du xixe siècle[109] et qui se renforce au xxe siècle[110]. L’analyse de la jurisprudence laisse apparaître l’affirmation d’un véritable droit réel en faveur du fonds qui appartient au riverain exploitant, le droit d’inondation ou de refoulement des eaux constituant une servitude légale qui s’acquiert par simple indemnisation des propriétaires des fonds servants[111].

2.2 De l’encadrement juridique à l’État gardien

Celui qui érige un ouvrage destiné à exploiter la ressource ne peut donc, sans concession, indemnisation ou expropriation, envahir le terrain d’autrui. La force hydraulique « demeure ainsi l’accessoire pur et simple de la riveraineté[112] ». Au xxe siècle, plusieurs lois[113] et l’entrée en scène d’Hydro-Québec vont toutefois modifier cette logique, la réalité de l’exploitation des barrages devenant de plus en plus un enjeu de politiques publiques, au regard des acteurs et des intérêts du secteur. Il faut souligner ainsi que la logique qui semble gouverner le cadre juridique actuel du principal acteur est une logique énergétique et non une logique de gestion de l’eau, comme le révèle une communication récente d’Hydro-Québec[114]. Toutefois, si le cadre général s’est publicisé, il n’en reste pas moins que le droit d’exploitation de la force hydraulique, le droit d’usage, accessoire de la riveraineté, est patrimonial, peut être cédé et peut créer un droit réel en raison essentiellement du changement de débit ou de l’emmagasinement d’eau[115] : « Le Québec compte 17 régions administratives qui ne correspondent […] ni aux régions naturelles ni aux grands bassins versants[116]. » Il est donc nécessaire de se dégager des schèmes particuliers pour bâtir un schéma général fondé sur le principe de la subsidiarité. Symptomatiquement, le lit des cours d’eau et l’eau comme ressource naturelle se trouvent sous l’égide d’une multitude de ministères tels que celui de l’Environnement (politiques environnementales), des Ressources naturelles (ressources hydrauliques, terres publiques), de la Santé et des Services sociaux (eaux de baignade et de consommation), de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (droit de pêche, surveillance des exploitations agricoles) et des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire (assainissement des eaux)[117]. La perception de l’environnement et de la gouvernance ne peut être aujourd’hui que dynamique. Cette logique a d’ailleurs été prise en considération par les législateurs et la jurisprudence. Le juge MacKay, dans l’affaire Union of Nova Scotia Indians c. Canada (Procureur général), souligne le processus « permanent et dynamique » pour l’évaluation des effets environnementaux induit par la logique normative actuelle en vertu de laquelle « a lieu un dialogue entre le promoteur du projet, les autorités responsables et souvent, comme c’est le cas en l’occurrence, les groupes communautaires intéressés[118] ». Au Québec, les pouvoirs publics ont enregistré d’importants progrès dans le domaine de l’assainissement de l’eau[119], bien que les politiques territoriales de l’eau aient connu des aléas marqués[120]. La récente Loi sur l’eau[121] affirme symboliquement le rôle de l’État comme gardien de ce « patrimoine commun de la nation québécoise ». Les expériences de restauration (renaturation) de rivières ou de lacs jadis canalisés ou aménagés se révèlent prometteuses en ce qu’elles laisseront éventuellement la place à une expertise provinciale. Toutefois, la crise des cyanobactéries montre que le « modèle » québécois protéiforme de gestion territoriale de l’eau a cependant trouvé ses limites au regard de plusieurs indicateurs. Les interventions législatives des 30 dernières années[122] ont jeté les bases d’une « gestion intégrée » par l’entremise de nouvelles dispositions. Le législateur montre son intérêt pour la gestion locale et la logique de grand bassin hydrographique. Une solidarité de bassin semble s’affirmer en vue de favoriser une gestion équilibrée des milieux aquatiques à l’échelle du bassin versant en y associant les usagers. Si l’arsenal législatif s’est étoffé considérablement au gré des lois et des normes réglementaires, l’enchevêtrement des textes rend le système de gestion de l’eau opaque, la place et le rôle de nombreux acteurs devant être clarifiés. L’État ne s’est pas encore emparé de certains dossiers dont il ne pourra faire l’économie, s’il veut atteindre les objectifs qu’il s’est assignés en tant que gardien, notamment dans le rapport entre agriculture et droit de l’eau.

Conclusion

Paul Vidal de La Blache, géographe français du xixe siècle, caractérise ainsi le lien naturel entre être humain, norme et nature :

Une individualité géographique ne résulte pas de simples considérations de géologie et de climat. Ce n’est pas une chose donnée d’avance par la nature. Il faut partir de cette idée qu’une contrée est un réservoir où dorment des énergies dont la nature a déposé le germe […] C’est lui [l’être humain] qui, en la pliant à son usage, met en lumière son individualité. Il établit une connexion entre des traits épars […] C’est alors qu’une contrée se précise et se différencie, et qu’elle devient à la longue comme une médaille frappée à l’effigie d’un peuple[123].

Il appartient donc au législateur québécois de se dégager des règles éparses et de faire du Québec davantage qu’un système hydrique exceptionnel exploité, soit de le transformer en une véritable ressource naturelle gérée. Cette rapide esquisse montre combien l’écheveau de normes relatives à l’encadrement juridique de nos rivières est complexe et nécessite une perspective historique quasi permanente. Malheureusement, ni le législateur ni les juges ne sont parvenus à insérer suffisamment de cohérence dans cet ensemble pour le rendre à la fois pérenne et lisible pour le justiciable. Comme le souligne le juriste américain Roscoe Pound en 1910, « [i]n our western states, where there was abundant opportunity for free judicial development, judicial law-making proved inadequate to adjust water rights[124] ». Bien entendu, le Québec n’est pas le seul à être placé devant ces dilemmes. Les autres systèmes juridiques — comme le système français — connaissent le même poids de l’histoire[125] et les mêmes difficultés à dépasser les clivages historico-juridiques[126] afin de mener une véritable politique de l’eau au xxie siècle. L’histoire québécoise du droit de l’eau ne connaît que peu ou pas d’exemples de gestion de l’eau locale et communautaire, comme les Watershap néerlandaises[127]. Le Québec n’a pas développé au fil du temps d’expertise locale particulière en matière de gestion de canaux[128] et il s’est donc trouvé dans l’obligation d’inventer des solutions inspirées des modèles étrangers, comme les organismes de bassin versant. Toutefois, s’il arrive à instiller suffisamment de cohérence dans l’ordonnancement juridique, le législateur aura les moyens de bâtir un droit de l’eau rénové, mais il devra d’abord, pour ce faire, se dégager des clivages historiques, de l’enchevêtrement territorial préjudiciable et de l’impression de « saupoudrage[129] » normatif au profit de principes généraux et de mécanismes permettant une gestion intégrée efficiente. L’autorisation récente de construire des minicentrales hydroélectriques sur 13 rivières québécoises, si elle est saluée par certaines municipalités régionales de comté (MRC) et bénéfique au regard de certains projets — notamment par la participation des communautés autochtones — laisse toutefois augurer la poursuite d’une politique du cas par cas qui ne peut être souhaitable à long terme.