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À l’été 2009, à la demande du Conseil du statut de la femme du Québec, nous avons entrepris d’élaborer des fiches analytiques sur les grands arrêts des tribunaux canadiens qui ont façonné les droits des femmes, et ce, dans le but de les mettre en ligne[1]. Le projet en question est parti du constat que, au fil des années des femmes et des groupes de femmes ont utilisé les tribunaux pour faire reconnaître leurs droits. D’autres ont dû réagir à des poursuites judiciaires intentées contre elles. L’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés[2] ainsi que de la Charte des droits et libertés de la personne[3] du Québec ont aussi stimulé l’activité judiciaire. Certaines de ces batailles juridiques ont marqué l’histoire du féminisme québécois. Pensons à l’affaire Personne[4] de 1930, dans laquelle la Chambre des Lords a reconnu que les femmes étaient des personnes au sens de la Constitution canadienne[5], ou encore aux décisions Morgentaler[6] et Daigle[7] de la Cour suprême du Canada, qui ont construit le droit à l’autonomie de reproduction des femmes. Cependant, d’autres décisions moins médiatisées ont aussi contribué à reconnaître une pleine citoyenneté aux femmes[8]. Le projet avait donc pour objet d’assurer la pérennité du contenu et de la portée de ces décisions, et des luttes des femmes qui les ont alimentées.

À la base du projet sur les grands arrêts se trouve l’idée que le droit et l’utilisation du système judiciaire par les femmes et les groupes de femmes peuvent faire avancer leurs revendications, malgré des revers cuisants dans certains cas[9]. Évidemment, le droit n’est qu’un des outils de changement social. L’accessibilité à la justice alimente aussi ledit projet : les femmes doivent connaître leurs droits et la compréhension des décisions juridiques retenues participe de l’accès à la justice.

Compte tenu des objectifs du projet sur les grands arrêts et de la population cible, la sélection et l’analyse des arrêts devaient se faire à partir d’une approche féministe. Nous voulions tenir compte des rapports sociaux de sexe, de la position historique des femmes, des stéréotypes à leur égard et de leur invisibilité en droit. Les analyses proposées devaient souligner le non-dit des arrêts, voir leurs lacunes et mesurer leur portée, en particulier quant à leur influence sur la définition, la « re-définition », l’avancée ou le recul de l’égalité entre les sexes. Il ne s’agissait pas de proposer une analyse juridique détaillée pour la communauté juridique, ce qui avait déjà été entrepris ailleurs. Le travail consistait plutôt à résumer les grandes lignes des décisions retenues et à en faire ressortir les aspects positifs et, dans certains cas, négatifs par rapport aux femmes, dans un esprit de vulgarisation et d’éducation. En somme, le projet sur les grands arrêts s’adressait aux femmes et aux groupes de femmes pour qu’elles s’en servent dans leur rôle de plaidoyer. Il devait par ailleurs permettre l’inscription de ces décisions et des luttes des femmes dans la mémoire populaire.

Nous nous sommes rapidement butées à des défis d’ordre théorique et méthodologique. Tout d’abord, il n’est pas facile de définir un « grand » arrêt pour les femmes et les critères pour déterminer les arrêts qui ont fait « avancer » la condition des femmes au Québec[10]. Des décisions qui semblent importantes à une certaine époque le sont peut-être moins plus tard. Les impacts positifs ou négatifs d’une décision s’évaluent aussi en nombre d’années[11]. Comment évaluer si une décision a effectivement fait « avancer » la condition des femmes, à moins d’entreprendre des études empiriques auprès des principales intéressées ? Le choix des arrêts dépend aussi des femmes visées : pour quelles « femmes » ? Loin d’être monolithique, le mouvement des femmes exprime des opinions très diversifiées sur les progrès et les reculs pour les femmes. À quels tribunaux devions-nous nous limiter, en prenant en considération le principe du précédent juridique[12] ? De quelle façon un cadre théorique féministe pouvait-il nous éclairer différemment par rapport à un autre cadre d’analyse ? Si le cadre théorique féministe guidait le choix des arrêts, il influait aussi sur la façon de les présenter. Quels aspects de la décision devaient être retenus ? Évidemment, nous aurions pu mener un sondage auprès de féministes juristes pour leur demander leurs listes de grands arrêts[13], mais le problème demeurait entier : selon quels critères ? Au défi de définir les « grands » arrêts s’ajoutait celui de travailler avec des banques de données structurées en dehors des réalités des femmes.

Dans le présent texte, nous abordons deux défis méthodologiques à la base du projet sur les grands arrêts. D’abord, nous définissons notre cadre théorique féministe. Bien que la première partie de notre texte n’ait pas pour objet d’analyser en profondeur tous les éléments d’un cadre théorique féministe en droit, elle nous permet d’établir les grandes lignes qui nous ont aidées à faire des choix. Ensuite, nous nous penchons sur l’invisibilité de la catégorie « femme » dans les banques de données jurisprudentielles. Comme nous l’avons constaté, la littérature est silencieuse à ce sujet. Pourtant, cette invisibilité ne doit pas surprendre : le savoir est produit par et pour des hommes occidentaux, et il en est de même des outils de repérage. Nous visons ici à faire avancer les réflexions sur les théories féministes du droit et à mieux comprendre le rôle de ce dernier dans la reproduction de la subordination des femmes.

1 De la déconstruction à la reconstruction du savoir : une rupture épistémologique

Le féminisme […] est une forme d’analyse de la société issue de et nourrie par le mouvement des femmes, un mouvement social à plusieurs voix/voies qui vise la transformation en profondeur des rapports sociaux en vue d’une société égalitaire[14].

À la fois mouvement politique et projet théorique, le féminisme veut dénoncer mais aussi comprendre la subordination des femmes pour amener des changements sociaux. Ainsi, la théorie et la pratique s’alimentent mutuellement.

Les théories féministes élaborées en sciences sociales depuis les quarante dernières années ont envahi tous les champs disciplinaires[15], dont le droit. Dans ce dernier domaine, les critiques féministes sont principalement issues du monde anglo-saxon[16]. Les féministes européennes ont été très peu attirées par une critique du droit, peut-être en raison de son caractère conservateur et du peu d’espoir qu’il représentait comme outil de changement social pour les femmes[17].

Les critiques féministes du droit telles qu’elles sont connues aujourd’hui sont le fruit d’une longue lutte. L’arrivée des femmes en droit s’est d’abord fait sentir dans la féminisation des professions juridiques dès la fin du xixe siècle[18]. Ensuite, pour faire avancer leurs revendications, les femmes ont utilisé, entre autres, le droit et le système judiciaire comme outil de changement social[19]. Elles ont obtenu le droit de vote, le droit à l’éducation, le droit d’accéder au marché du travail, etc. Toutefois, elles se sont vite rendu compte que le succès de leurs revendications juridiques dépendait de la remise en question des concepts mêmes du système juridique qui avait été conçu par et pour des hommes et qui ne pouvait entendre leurs revendications[20]. On ne peut démolir la maison du maître avec les outils du maître, pour reprendre les termes d’Audre Lorde[21]. Les femmes ont donc remis en question les concepts mêmes du droit.

Le recours au droit par les chercheuses et les militantes féministes est paradoxal : le droit joue le rôle à la fois de l’accusé et de l’accusateur, il est le problème et la solution[22]. Le système juridique, comme d’autres institutions, maintient et reproduit les rapports de domination entre les hommes et les femmes. Les approches féministes ont donc pour objet de déconstruire en vue de reconstruire le savoir.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une méthode de recherche différente, mais plutôt d’une perspective différente[23], la recherche féministe se caractérise par certains principes. Nous empruntons ici la grille d’analyse élaborée dans un contexte anthropologique par Huguette Dagenais[24]. Nous retiendrons donc quatre principes qui nous ont influencées dans le choix et l’analyse d’arrêts pour le projet[25] sur les grands arrêts : les femmes au coeur des réflexions ; le rejet de l’objectivité de la norme juridique ; la contextualisation ; et la dichotomie entre la sphère privée et la sphère publique. En droit, le cadre d’analyse féministe s’applique à la méthode traditionnelle d’analyse documentaire (la loi, les débats parlementaires, la jurisprudence et la doctrine). Dans certains cas, les chercheuses féministes font appel aux méthodologies des sciences sociales (comme la méthodologie qualitative) pour analyser le droit « en action[26] ».

Parmi les différentes écoles du féminisme[27], et malgré l’inconfort engendré par des typologies trop rigides, nous nous réclamons du féminisme radical, qui remet en question les catégories et les modèles.

1.1 Les femmes au coeur des réflexions

En appliquant un cadre théorique féministe à ses travaux, la chercheuse spécialisée en droit pose la « question des femmes[28] », c’est-à-dire qu’elle tient compte des rapports sociaux inégalitaires de sexe et qu’elle remet en question les concepts et leurs interprétations élaborés en excluant les réalités des femmes. Le droit consacre souvent des inégalités existantes entre hommes et femmes ; dans certains cas, il les construit même. Quels sont les effets des politiques publiques, des lois ou des décisions jurisprudentielles sur les femmes ? Comment les femmes sont-elles représentées, aidées, traitées, considérées par le système juridique ? Même si les lois ou les politiques publiques semblent neutres à première vue, il faut en évaluer les effets néfastes sur les femmes. Outre qu’il aborde des champs inexplorés[29] et qu’il pose de nouvelles questions, le cadre féministe permet de reconceptualiser le savoir et de proposer des changements sociaux[30]. Il donne la parole aux femmes pour qu’elles obtiennent une véritable égalité. L’objectif ultime de toute critique fondée sur le genre est d’atteindre l’égalité réelle pour les femmes. Bien que toutes les décisions des tribunaux intéressent et concernent les femmes comme citoyennes, nous avons retenu pour le projet sur les grands arrêts des décisions qui touchaient les femmes en tant que femmes et qui revisitaient leurs positions sociales traditionnelles.

1.2 Le rejet de l’objectivité de la norme juridique

Dans une démocratie, le système de justice se caractérise, entre autres, par son impartialité et sa neutralité. Les juges doivent décider d’une façon impartiale tous les cas qui se présentent devant eux, sans tenir compte de leurs valeurs personnelles. Pour assurer cette neutralité, ils ont recours notamment à des règles de droit dites neutres. Le ou la juge ne fait qu’appliquer ces règles, est-il supposé.

En posant la « question des femmes », les féministes juristes remettent en question la prétendue neutralité et universalité du droit[31]. Selon elles, les juges ne peuvent pas faire abstraction de leurs valeurs personnelles. En fait, leur subjectivité se transforme en impartialité.

Dans le contexte du projet sur les grands arrêts, l’analyse des décisions sert notamment à démontrer que le droit n’est pas neutre, mais qu’il subit grandement l’influence du bagage culturel des juges[32], d’où les demandes répétées des groupes de femmes pour une magistrature plus représentative des réalités sociales[33].

1.3 La contextualisation

Les juristes féministes ont souvent reproché à la méthode traditionnelle du droit de ne pas tenir compte du véritable contexte et d’être abstraite. La méthode traditionnelle en droit analyse certains faits et en rejette d’autres que la critique féministe prendrait en considération[34]. Les juristes féministes tentent donc de replacer les faits dans leur juste contexte (économique, social, culturel, historique). Bien qu’elles utilisent l’analyse documentaire traditionnelle, ces chercheuses ont recours à plusieurs domaines du savoir afin de contextualiser la question juridique. Elles utilisent des statistiques, des recherches empiriques en sciences sociales, en théorie politique pour alimenter leur réflexion. Elles font référence à l’histoire, à la sociologie, à l’économique pour comprendre les réalités des femmes[35]. Une analyse qui ne se servirait pas de sources extérieures ne pourrait pas critiquer un système juridique qui se dit neutre et asexué[36]. La méthode de la contextualisation permet de mettre en lumière les réalités diverses des femmes. Si elles partagent des réalités communes (la sororité et des revendications communes, l’oppression commune dans une société patriarcale), elles vivent aussi des situations différentes[37]. Ainsi, les revendications des femmes qui vivent en milieu urbain ne rejoignent pas nécessairement celles des femmes des régions rurales. Les immigrantes adoptent un rapport différent à leur communauté par comparaison avec des non-immigrantes. Le mouvement occidental des femmes a été critiqué pour ne représenter que des femmes blanches, nord-américaines, de la classe moyenne, en excluant d’autres femmes[38]. L’existence même de la catégorie « femme » a été remise en question. Cette catégorie représente-t-elle uniquement les femmes blanches nord-américaines ? D’ailleurs, pour certaines chercheuses, la plus grande source d’oppression pour les femmes ne serait pas le genre mais plutôt l’ethnie ou la classe sociale. Le mouvement des femmes doit tenir compte des formes multiples de discrimination dans ses revendications sociales. L’imbrication de ces formes remet en question le sexe comme source principale d’oppression des femmes[39]. La réflexion théorique et le mouvement des femmes ne sont pas monolithiques, ce qui en fait leur richesse.

Dans le projet sur les grands arrêts, nous avons tenté de placer les décisions retenues dans un contexte social plus large.

1.4 La dichotomie entre la sphère privée et la sphère publique

Issue de la théorie libérale, la dichotomie entre la sphère privée et la sphère publique place en opposition la personne et l’État. La personne jouit de droits en dehors de l’État, qui doit donc les respecter et limiter ses interventions dans la vie privée des individus. Les chartes des droits cherchent justement à contrôler les interventions étatiques, qui sont vues comme des limites potentielles aux libertés individuelles.

Les critiques féministes proposent une lecture différente de cette dichotomie. Les hommes occupent la sphère publique, là où se prennent les décisions majeures. Les femmes sont reléguées à la sphère privée, à la vie familiale, sans pouvoir décisionnel et économique. Ces deux sphères sont perçues comme étant prétendument complémentaires et elles respecteraient les rôles dits naturels entre hommes et femmes. Cependant, les recherches féministes ont démontré que l’État, au nom du respect de la vie privée, a refusé, entre autres, d’intervenir dans la sphère privée et a fermé les yeux sur les violences faites aux femmes. Les juristes féministes ont vite dénoncé les effets de cette fausse dichotomie à l’égard des femmes qui les a confinées dans la sphère privée. Ainsi, dans l’arrêt Brooks[40], en déclarant que la maternité est une responsabilité sociale et que l’employeur ne peut refuser d’indemniser des travailleuses pendant leur congé de maternité au nom de la liberté de choix, la Cour suprême fait éclater cette dichotomie : une question de la sphère privée (la reproduction) devient publique.

La dichotomie entre la sphère privée et la sphère publique se manifeste aussi dans le discours de la liberté contractuelle en matière familiale. Pour certaines personnes, les conjoints de fait doivent avoir le choix de décider des conséquences économiques de leur rupture conjugale et ne pas se faire dicter des solutions imposées par l’État. L’argument de la liberté contractuelle (et du respect de la sphère privée) masque dans ce cas le possible déséquilibre entre les conjoints[41].

C’est donc à la lumière des quatre principes décrits plus haut que nous avons sélectionné et analysé les arrêts. Nous avons accordé une attention particulière aux décisions de la Cour suprême, compte tenu de son rôle de dernière instance au Canada[42]. À noter que d’autres grands thèmes, étudiés par des chercheuses féministes dans d’autres domaines des sciences sociales nous ont aussi influencées : la division sexuelle du travail, la notion de genre, l’invisibilité du travail des femmes, le contrôle de la sexualité des femmes, l’autonomisation des femmes, la discrimination systémique, les stéréotypes, la maternité, la critique du statu quo, la subordination des femmes, le rôle de l’État dans le maintien des inégalités et la critique des catégories qui étouffent toute possibilité de progrès.

Même en présence d’un cadre théorique ainsi défini, des zones d’ombre demeurent. Par exemple, la décision Symes[43] de la Cour suprême a été reçue différemment par les juristes féministes. Dans cette décision, la Cour suprême a refusé de considérer comme discriminatoires envers les femmes les règles fiscales qui excluent les frais de garde d’enfants des dépenses admissibles pour gagner un revenu d’entreprise, alors que d’autres dépenses sont permises (comme des frais de golf). Certaines ont considéré que cette décision constituait un jalon important en vue de l’atteinte de l’égalité pour les femmes, puisqu’elle plaçait dans la sphère publique une question de la sphère privée, soit les frais de garde des enfants et le travail de reproduction des femmes[44]. Pourtant, le jugement maintient le modèle patriarcal, repris dans les lois fiscales, de l’entrepreneur actif sur le marché du travail qui profite du travail de reproduction de sa femme dans la sphère privée[45]. D’autres juristes ont plutôt jugé qu’il s’agissait, somme toute, d’une bonne décision, puisque la véritable discrimination se trouvait entre les femmes qui ont un revenu et celles qui sont sans revenu[46]. Sans déterminer s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise décision pour les femmes, nous avons décidé de la maintenir dans la liste des grands arrêts en raison des questions qu’elle soulève au sujet du travail visible (marché du travail) et invisible des femmes (reproduction dans la sphère privée). De plus, d’autres auteures ont souligné le caractère éminemment patriarcal et discriminatoire envers les femmes du régime fiscal canadien[47].

Par ailleurs, nous avons retenu une décision d’un tribunal inférieur québécois parce qu’il concerne les attaques virulentes du mouvement antiféministe à l’égard de groupes de femmes québécois. Dans la décision Srougi c. Coopérative de solidarité en édition Les Boucaniers et Boucanières (revue À bâbord !)[48], le demandeur poursuit une militante féministe pour atteinte à sa réputation pour l’avoir qualifié d’« anti-féministe » dans un texte de revue à petit tirage. Cette poursuite fait partie de plusieurs autres intentées par le demandeur à l’égard de juges, d’avocats, de policiers et de militantes féministes[49]. Le tribunal n’a pas jugé les propos diffamatoires, mais il a déploré les excès de langage de certains « masculinistes » qui revendiquent de meilleurs droits pour les hommes et pour les pères. Cette poursuite, qui avait eu un effet de censure sur les groupes de femmes, ne doit pas tomber dans l’oubli.

Le féminisme est à la fois un mouvement politique et théorique qui remet en question les rapports sociaux de sexe et la société patriarcale. Le projet théorique permet de déconstruire le savoir officiel androcentrique pour le reconstruire en tenant compte des réalités des femmes. Ce projet théorique est caractérisé par une variété de postures épistémologiques : féminisme libéral, radical, postmoderne, postcolonialiste, socialiste, de la différence, théorie critique sur la race. Or, il doit maintenant s’intéresser à la construction théorique et politique des outils de recherche, lesquels assimilent eux aussi la vision dominante du droit.

En effet, nous avons rapidement constaté que la méthode traditionnelle de repérage en droit ne convenait pas au projet sur les grands arrêts. Tenant compte du public auquel il s’adresse, de ses besoins et de ses champs d’intérêt, nous avons croisé des résultats provenant de sources diversifiées pour en arriver à la liste des 68 décisions retenues que nous fournissons en annexe. Ces sources sont les suivantes :

  1. la liste initiale du devis fourni par le Conseil du statut de la femme et la Chaire Claire-Bonenfant — Femmes, savoirs et société de l’Université Laval ;

  2. la liste des décisions pour lesquelles le Comité égalité du Programme de contestation judiciaire a financé des interventions[50] ;

  3. la liste des décisions où le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (FAEJ) est une partie intervenante[51] ;

  4. la liste des décisions revues par le Tribunal des femmes du Canada[52] ; et

  5. les listes générées à partir de recherches dans les bases de données juridiques.

Dans notre texte, nous avons choisi d’exposer les difficultés méthodologiques liées aux recherches dans les bases de données au moment de la réalisation du projet sur les grands arrêts où la non-neutralité des outils de recherche a été dévoilée de la manière la plus sensible.

2 « Femmes » : un sujet normalisé stéréotypé ou absent

Face à quelque chose d’immense, ou d’inconnu, dont on sait encore peu de choses ou dont on ne saura jamais rien, […] [l’énumération se conçoit] comme spécimen, exemple, allusion, laissant au lecteur [et donc au chercheur] le soin d’imaginer le reste[53].

Si les recherches féministes ont démontré la fausse neutralité du droit et du savoir, il faut prendre conscience, de la même manière, que l’organisation des connaissances à l’intérieur des outils de recherche ne peut se concevoir uniquement comme une opération purement technique d’indexation. En effet, l’indexation construit le savoir. Ce qui n’est pas indexé n’existe pas et ce qui est indexé trace les limites de nos connaissances. Ainsi, l’index présuppose le futur, en ce qu’il en délimite le possible. D’ailleurs, Umberto Eco dit des listes, énumérations, classifications et indexations qu’elles oscillent « entre une poétique du “tout est là” et une poétique de l’“et caetera[54] ». Elles se présentent comme une forme, mais dictent l’univers du « dit[55] ». Elles permettent d’appréhender l’indicible, puis de le formuler. Par ailleurs, la bibliothéconomie, soit la science de l’organisation des connaissances, « se donne [aussi] comme objets d’étude les processus cognitifs et les techniques intellectuelles qui permettent de classer, indexer, représenter, formaliser, modéliser le réel[56] » et, ajoutons-nous, le « normer ».

Le projet sur les grands arrêts nous a permis de faire cette constatation a posteriori simpliste, mais dont les implications sont souvent sous-estimées, voire ignorées, alors qu’elles se révèlent concrètement importantes : les outils de recherche ne sont pas asexués ni politiquement affranchis. Ils sont construits, et nous devons dénoncer cette construction afin de poursuivre le travail féministe de dévoilement des a priori du savoir et donc aussi du droit. Cet objectif découle des préoccupations féministes. En effet, il s’agit de déconstruire l’illusion d’abstraction et de neutralité du savoir juridique et des outils de recherche, tout en tenant compte de son contexte de même que de ses utilisateurs et de ses utilisatrices.

Dans un premier temps, nous aborderons quelques notions de bibliothéconomie permettant d’illustrer le construit des outils de recherche. Dans un second temps, nous présenterons l’incidence du caractère non neutre des outils de recherche en droit quant à la réalisation du projet sur les grands arrêts.

2.1 L’organisation des connaissances

L’indexation[57] est l’opération « ayant pour finalité la représentation, au moyen de mots-clés ou de termes extraits d’un langage documentaire, des concepts constitutifs du sujet, d’un document ou d’une question soumise au système d’information[58] ». La notion de terme forme donc le centre de ce système langagier créé et employé pour faciliter l’échange d’information[59].

Le travail d’indexation qui prendra son élan avec l’apparition de l’imprimé alimente de manière importante le programme pédagogique humaniste. À son époque, Érasme demande à ses élèves de noter, pendant leurs lectures, des mots, des idées, des lieux communs ou des phrases utiles à compiler dans un cahier, le tout classé par rubriques. Ce cahier devient ainsi une compilation « personnelle mais culturellement validée et valorisée dans lequel on pouvait puiser à volonté pour construire d’autres discours[60] ».

Érasme produit lui-même les index de son oeuvre Adages. Il procède par ordre alphabétique des matières, par lieux communs (selon les qualités morales ou intellectuelles) et par ordre alphabétique des auteurs. Dans le cas de l’indexation par matières, il travaille à ordonner ses proverbes sous le mot qui est le plus représentatif (mots remarquables ou particuliers). C’est en somme un travail sur le mot clé, une délimitation des concepts.

L’index facilite ainsi le traitement du contenu des livres, mais encore plus :

[S]’il offre donc l’image d’un lecteur-producteur de discours qui cherche à mieux se servir d’un savoir livresque selon les normes et préceptes de son éducation humaniste, l’index ne semble pas moins un dispositif qui déconstruit la nouvelle fixité du texte imprimé. Le projet éditorial de l’index, à l’instar de l’entreprise du cahier personnel de lieux communs, ne saurait complètement anticiper le travail de découpage et de réécriture de la part d’un lecteur individuel dont le travail illustre l’imprévisible, et infinie, redéfinition des usages du texte[61].

Alors que l’imprimé fixe le texte et consacre la figure de l’auteur et de l’auteure, l’index positionne le lectorat comme le producteur d’un sens qui échappe à l’auteur et à l’auteure. Ainsi, la bibliothéconomie ouvre les connaissances et fait des textes des objets qu’il est possible de s’approprier et dont le sens social nécessite une appropriation.

Les deux principales structures d’indexation sont les répertoires de vedettes-matière et les thésaurus. Nous verrons respectivement ces deux outils, leur fonctionnement, leur construit et leur traitement du sujet « femme ».

2.2 Les répertoires de vedettes-matière et les thésaurus

Les répertoires de vedettes-matière ont pour fonction principale, d’une part, de « représenter dans une forme condensée le contenu thématique d’une ressource documentaire et d’autre part de faciliter l’accès par sujet à cette même ressource[62] ».

Le choix et l’organisation de ces termes entre eux répondent à des principes qu’il nous faut exposer brièvement. Le premier principe, qui est double, est celui de la caution bibliographique. Il impose d’abord que chaque vedette soit liée à un document de la collection[63]. En cela, ce principe illustre la préoccupation de l’accès matériel à la documentation. Au-delà des considérations éminemment pratiques de ce principe, notons qu’il s’insère par ailleurs dans la transformation du rapport à la connaissance que l’apparition du livre va engendrer. En effet, une des innovations de l’imprimerie consiste à inscrire dans notre rapport à la connaissance la notion d’accès matériel au livre. L’imprimé et les particularités de son format, portable et uniforme, rendent possible l’appropriation par le lectorat et lui assurent plus de liberté d’utilisation[64]. La seconde facette de ce principe, laquelle n’est pas étrangère à l’esprit juridique, impose de faire soutenir l’adoption d’un terme dans le système d’indexation par une autorité.

Par exemple, le sujet normalisé (donc le mot clé accepté dans une recherche par sujet) « Critique féministe » dans le Répertoire de vedettes-matière de l’Université Laval s’appuie sur l’autorité suivante :

1) Rolande Ballorain, Le nouveau féminisme américain, Paris, Denoël / Gonthier, 1972 à la p. 240.

La fiche « MARC[65] », où il est possible de trouver cette information, précise par ailleurs à la ligne 670 que le répertoire s’appuie sur l’auteure Ballorain en tant qu’autorité pour définir le concept « critique féministe » comme : « Critique littéraire féministe ; critique féministe ».

Source : [capture d’écran du site du Répertoire de vedettes-matière de l’Université Laval, [En ligne], [rvmweb.bibl.ulaval.ca/, s.v. « Critique féministe » / Notice MARC].(24 mars 2011)

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En droit, il ne s’agit donc pas du mot à employer. En effet, l’étude du répertoire nous fait voir qu’il serait plus juste de mener la recherche avec le sujet « Théorie féministe » lequel engloble un sens plus large, même s’il peut aussi comprendre la critique littéraire féministe :

Source : [capture d’écran du site du Répertoire de vedettes-matière de l’Université Laval, [En ligne], [rvmweb.bibl.ulaval.ca/, s.v. « Théorie féministe » / Notice MARC] (24 mars 2011).

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En somme, le principe de la caution bibliographique confirme que « [t]oute catégorisation constitue une suite de décisions d’ordre moral et/ou politique qui contribue à un moment donné à valoriser un point de vue et à faire le silence sur un autre. En cela les classifications, loin d’être fondées sur la logique, sont l’expression d’un consensus établi dans des groupes dominants[66]. »

Le choix des termes, outre qu’il doit être appuyé par d’autres sources, doit répondre au principe de la biunivocité, soit que « chaque terme du lexique représente un seul concept, chaque concept n’étant lui-même identifié que par un seul terme[67] » et au principe de la coextensivité, soit la « [p]ropriété d’un terme d’indexation dont la signification et la couverture conceptuelle correspondent exactement à celles du concept ou du sujet à décrire[68] ». Ce souci d’unicité et de précision ne signifie toutefois pas que les termes sont conçus en vase clos. Au contraire, les répertoires de vedettes-matière cherchent à insérer les termes dans une structure relationnelle et sémantique. Ainsi, les termes sélectionnés seront liés suivant des facteurs d’équivalence[69], des facteurs hiérarchiques[70] ou des facteurs associatifs[71].

Par exemple, le sujet « Théorie féministe » dans le Répertoire de vedettes-matière de l’Université Laval a pour sujet équivalent « Feminist theory » (terme créé par le Library of Congress Subject Headings), pour terme général « Féminisme » et pour termes spécifiques « Cyberféminisme » et « Intersectionnalité ».

Quant au sujet « Critique féministe », il a pour sujets équivalents « Feminist literary criticism » et « Feminist criticism », pour termes généraux « Féminisme » et « Féminisme et littérature » et, enfin, pour termes spécifiques « Critique cinématographique féministe », « Critique d’art féministe » et « Critique de télévision féministe »[72].

Le langage documentaire adopté par les répertoires de vedettes-matière est donc combinatoire et précoordonné. Un langage documentaire du type combinatoire est celui « dont les éléments sont utilisés en cooccurrence lors de l’indexation ou de la recherche[73] ». Le langage documentaire précoordonné, quant à lui, permet « la combinaison de concepts au moment de l’indexation, à partir des règles syntaxiques plus ou moins strictes[74] ». L’utilisation de ce langage artificiel poursuit l’objectif évident d’assurer la cohérence terminologique du système. D’une part, il se présente comme l’essence même du système : il détermine le sens du savoir. En effet, la cooccurrence des termes permet de représenter le sujet en délimitant son territoire sémantique. D’autre part, la précoordination du langage trace la narration du sujet, elle définit le possible résultat de la recherche et dévoile le construit du savoir.

En tant que chercheuses canadiennes, nous utilisons principalement deux répertoires de vedettes-matière, soit le Library of Congress Subject Headings (LCSH) et le Répertoire de vedettes-matière (RVM). Le premier a été élaboré par la Bibliothèque du Congrès américain et est utilisé par la plupart des universités anglophones nord-américaines. Le second a été mis au point à l’Université Laval, a été adopté comme norme canadienne par la Bibliothèque nationale du Canada et est utilisé par la plupart des universités francophones québécoises, à l’exception de l’Université du Québec à Montréal, de même que dans plusieurs autres bibliothèques francophones partout au monde, notamment celles de l’Université libre de Bruxelles et de la Cour pénale internationale. Par ailleurs, la Bibliothèque nationale de France s’est servie du RVM pour constituer son propre répertoire (RAMEAU).

Il faut noter que les deux répertoires sont liés. En effet, le RVM traduit et adapte les vedettes-matière du LCSH[75]. Cependant, le RVM crée aussi des vedettes originales pour des matières que le LCSH ne traite pas de manière assez spécifique ou qui concernent des réalités culturelles ou régionales étrangères au LCSH.

La Bibliothèque du Congrès a commencé son travail de répertoire en 1897[76] inspirée notamment par les idées de Charles Ammi Cutter, qui s’intéressait, entre autres, à l’opération mentale du lecteur dans l’élaboration de ses principes. Le RVM, quant à lui, a commencé son travail de traduction et d’adaptation du LCSH en 1946[77].

Ces deux répertoires sont de même nature. Ils adoptent un angle académique, tendent à l’universalité des sujets, se posent comme une référence nationale et organisent le savoir de manière encyclopédique. Ce choix d’organiser le savoir de manière encyclopédique s’oppose à une organisation spécialisée du savoir. En effet, un des onze principes de l’International Federation of Library Associations and Institutions (IFLA) pour le développement du langage documentaire fait la promotion d’une utilisation terminologique accessible et familière à l’utilisateur[78], le modèle n’étant pas le chercheur ou la chercheure ni le spécialiste, mais un utilisateur moyen. De la même manière, pour le travail de traduction des vedettes, les bibliothécaires utilisent des ouvrages généraux (dictionnaires ou encyclopédies) afin de conserver un langage adapté au savoir commun, plutôt que celui d’un savoir spécialisé. Par contre, le modèle de la terminologie utilisée dans la vedette principale ne consiste pas non plus en un « vocabulaire de la rue ». Par exemple, un document portant sur les risques de propagation du virus du Nil est indexé sous la vedette « Virus West Nile » qui est la formulation appropriée de ce virus. Cependant, puisque l’usage familier a adopté l’expression « virus du Nil », cette dernière sera incluse dans les termes rejetés afin que l’utilisateur soit redirigé vers la documentation pertinente malgré son ignorance du terme approprié.

En somme, le construit de ces répertoires est tourné vers la représentation de l’utilisateur dominant imaginé, de la même manière que le droit se représente la personne raisonnable. Par ailleurs, ces outils supposent une nécessaire uniformisation du réel, une fausse neutralité du savoir de laquelle dépend la fonctionnalité du système.

Nous avons utilisé ces répertoires pour la recherche doctrinale, laquelle devait nous aider à déterminer notre méthode de recherche relativement aux décisions canadiennes les plus importantes en matière de droit des femmes[79]. Cependant, nous avons rapidement réalisé que l’esprit encyclopédique et humaniste des répertoires de vedettes-matière ne correspondait pas à la structure des outils de repérage jurisprudentiels, lesquels par ailleurs ne permettaient pas d’adopter la perspective critique nécessaire à la réalisation du projet sur les grands arrêts.

En effet, les outils de recherche précisément juridiques se servent le plus souvent de la structure du thésaurus. Les sciences de l’information distinguent le thésaurus du répertoire de vedettes-matière. Le RVM ne suit pas de règles sémantiques aussi strictes que celles d’un thésaurus (où la hiérarchie du général au particulier est scrupuleusement suivie). Par ailleurs, le RVM est encyclopédique, tandis que le thésaurus est complet dans un domaine et spécialisé. De plus, le RVM répond au principe de la caution bibliographique, ce qui suppose que la couverture d’un sujet n’est pas exempte de trous. Au contraire, le thésaurus, qui n’est pas soumis à ce principe, est exhaustif. Il n’a pas la préoccupation de l’accès matériel à l’information. Enfin, le RVM présuppose la question de recherche et détermine les liens entre les sujets, alors que le thésaurus laisse le chercheur et la chercheure faire le travail de lien.

2.3 L’invisibilité de la catégorie « femme » dans les banques de données jurisprudentielles

Nous avons été consciemment placées pour la première fois devant le construit idéologique des outils de recherche en droit lorsque nous avons tenté de trouver les mots clés qui nous permettraient de sélectionner, dans la multitude de la jurisprudence, les décisions qui devraient figurer dans une liste des décisions importantes pour l’avancement du droit des femmes.

Si les concepts mêmes du système juridique ont été conçus par et pour des hommes et si ces concepts ne peuvent répondre aux revendications des femmes, les outils de recherche créés pour gérer l’information juridique sont aussi teintés d’une vision du droit qui détermine le possible de nos recherches, et donc de nos solutions et de la création même du droit. Par ailleurs, non seulement le vocabulaire contenu dans les répertoires de vedettes-matière et les thésaurus peut être empreint de subjectivité et établi suivant les préoccupations des groupes dominants, mais la personne qui fait le travail d’analyse du sujet des documents et qui assigne les sujets a elle aussi une vision qui lui est propre et, par les termes qu’elle choisit pour représenter le contenu d’un document, peut également colorer la recherche. En somme, même si les termes sont à sa disposition dans le langage documentaire, si l’indexeur ne les choisit pas comme sujet, il sera impossible de les trouver. Il s’avère important de garder en tête cette double subjectivité de l’indexation certes, mais il faut noter que la trace de l’indexeur demeure difficile à repérer et à évaluer. Dans notre article, nous nous intéressons donc au construit des outils de recherche en laissant de côté le biais que représente l’intervention de l’indexeur. Cette dernière analyse demanderait une recherche empirique, voire cognitive, du travail d’indexation.

Pour reprendre encore les mots d’Audre Lorde[80], si nous ne pouvons « démolir la maison du maître avec les outils du maître », nous ne pouvons non plus construire une nouvelle structure sans prendre conscience de l’architecture qui nous a été implicitement imposée[81].

Prenons l’exemple de la banque de données Azimut. Lorsque le mot « femme » est entré, il apparaît seulement comme un élément factuel et non comme un mot clé accepté. Il ne fait pas partie du thésaurus d’Azimut. En fait, la seule présence du mot « femme » dans l’indexation normalisée est à l’expression « Sage-femme » (en somme encore l’image de la femme qui donne des soins). Par ailleurs, les termes « Droit de la femme » ou « Droits des femmes » ne sont pas acceptés non plus. Or, le terme « Environnement » est indexé.

Pour notre part, nous ne voulions pas employer des mots clés tels que « avortement » « prostitution » ou « maternité », puisque nous ne voulions justement pas avoir à déterminer des sujets qui délimiteraient ce que le vécu d’une femme doit être. Cependant, pour effectuer la recherche dans les bases de données, il fallait choisir un concept « fédérateur » autour duquel articuler les requêtes. Bien sûr, une de nos premières idées a été d’employer le mot « égalité ». L’égalité est d’ailleurs la motivation d’intervention de la LEAF/FAEJ : « LEAF intervenes in equality rights cases that affect the equality rights of women and girls in Canada[82]. » Ce terme sous-tend le principe décisionnel du Programme de contestation judiciaire : « [l]es causes doivent porter sur les droits à l’égalité garantis par les articles 15 (égalité) et 28 (égalité des sexes) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), ou invoquer les articles 2 (libertés fondamentales) ou 27 (multiculturalisme) à l’appui d’arguments fondés sur l’article 15[83] ». Il fonde le thème du Tribunal des femmes selon lequel le TFC est une cour virtuelle qui se penche sur les décisions majeures en matière de droit à l’égalité et dont le travail initial a porté sur la jurisprudence de la Cour suprême et les causes qui invoquent l’art. 15 de la Charte[84].

Cependant, le concept d’égalité fondé sur les articles mentionnés plus haut est incapable d’embrasser la totalité de la réalité des droits des femmes. En effet, il englobe des sens différents selon qu’il est pris dans une perspective critique ou dans sa perspective positiviste.

Ainsi, dans la base de données Quicklaw[85], la recherche « égalité + sexe » dans les mots clés pour la Cour suprême ne génère que 21 résultats. Une recherche en plein texte suivant les mêmes paramètres donne 380 résultats[86]. Et malgré l’importance de cet ensemble de décisions, certaines des décisions qui paraissent à première vue essentielles pour la reconnaissance des droits des femmes ne s’y trouvent pas. Par exemple, l’affaire Daigle[87], qui n’a pas reconnu de droit au foetus et au père en cas d’avortement de la mère, est indexée sous « droits de la personne » ; l’affaire Symes[88], qui porte sur des questions de fiscalité et de frais de garde d’enfants, apparaît sous « égalité » seulement ; l’affaire Law[89], sous « égalité et discrimination — âge » ; l’affaire Morgentaler[90], qui porte sur le droit à l’avortement, sous « vie, liberté et sécurité de la personne ».

Par ailleurs, en pensant à « égalité », nous pensons souvent à « discrimination ». Or la recherche « discrimination + sexe » ne donne pas les mêmes résultats que « égalité + sexe » ; en plein texte dans Quicklaw : 404 résultats (contre 380 résultats pour « égalité + sexe ») ; en indexation par sujet dans Azimut : 23 résultats (contre 22 pour « égalité »).

Enfin, l’analyse féministe possède une dimension militante et ancrée dans le terrain. Soulignons au passage qu’il n’existe pas dans les bases de données de champ de recherche consacré aux « intervenants et intervenantes », ce qui nous aurait permis de déterminer les décisions intéressant plus particulièrement les groupes de pression.

En conclusion, nous constatons que les répertoires de vedettes-matière et les thésaurus forment des univers dans lesquels nous puisons le possible. Ils ressemblent à la « bibliothèque de Babel », telle que l’a décrite Borges, composée « d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales[91] », où tout le réel est lié et où l’être humain rêve de l’infini du savoir : « Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences. Les hommes en tirent conclusion que la Bibliothèque n’est pas infinie ; si elle l’était réellement, à quoi bon cette duplication illusoire ? Pour ma part, je préfère rêver que ces surfaces polies sont là pour figurer l’infini et pour le promettre[92]. »

En effet, la bibliothèque de Borges est sans fin : « Chacun des murs de chaque hexagone porte cinq étagères ; chaque étagère comprend trente-deux livres, tous de même format ; chaque livre a quatre cent dix pages ; chaque page, quarante lignes, et chaque ligne, environ quatre-vingts caractères noirs[93]. » Il en conclut alors :

De ces prémisses incontroversables il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c’est-à-dire tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues […].

Il n’y avait pas de problème personnel ou mondial dont l’éloquente solution n’existât quelque part : dans quelque hexagone. L’univers se trouvait justifié, l’univers avait brusquement conquis les dimensions illimitées de l’espérance[94].

Or, si l’envergure de l’infini fait naître l’espoir, son chaos fait se perdre. Alors que peut accomplir l’être humain lorsque la quête dans laquelle il s’est engagé le dépasse ? Borges dit : nous pouvons choisir de tenter le hasard, mais ce serait alors s’en tenir exclusivement à la foi. Il affirme : nous pouvons aussi éliminer tout ce que nous rencontrons d’inutile dans le but qu’il ne reste à la fin qu’une seule réponse. Mais le savoir auquel nous faisons face est si grand que notre travail d’élagage est imperceptible. Enfin, il ajoute : nous pouvons espérer trouver dans cette bibliothèque un livre, un seul livre qui donnerait la clé de l’univers, qui réduirait aussitôt le chaos à l’ordre. Mais, nous perdons une vie à le chercher. Et alors que nous usons les allées de ces salles hexagonales, une après l’autre, étagère par étagère, livre par livre et que nous recommençons, refaisant les mêmes pas à l’affût de ce qui nous a échappé, nous sommes confrontés à la totalité de la Bibliothèque. Elle contient le prévisible. Tout ce qui est écrit ou que l’on peut écrire. En somme, tout ce qui est possible d’imaginer… et son contraire.

La bibliothèque de Borges représente donc l’arborescence de la connaissance et cette représentation du savoir s’inscrit dans la structure même des outils qui guident nos recherches et notre compréhension du réel des femmes. Tout chercheur ou toute chercheuse se trouve en somme dans une bibliothèque babélienne, un champ conceptuel et sémantique auquel sa recherche est liée d’avance qui limite et formule le possible de son savoir. Tout comme les recherches féministes l’ont fait quant au savoir substantif, il faut donc commencer à s’intéresser aux outils et aux structures de ce savoir, et à tenter de les maîtriser pour transformer les limites imposées en de nouvelles possibilités d’égalité des femmes dans les domaines du savoir et, ce faisant, aussi dans la société.

Conclusion

Par leurs travaux, les chercheuses féministes ont démontré que ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Les femmes doivent donc être en mesure de nommer leurs réalités. Dans le présent texte, nous avons voulu démontrer que le projet sur les grands arrêts concernant les droits des femmes pose des défis méthodologiques. Même s’il est basé sur une grille d’analyse féministe, le choix des arrêts n’est pas simple, puisque les progrès faits par les femmes sur le plan juridique ne sont pas linéaires. Il n’est pas facile de mesurer les retombées positives des développements jurisprudentiels pour les femmes. Des solutions qui s’avèrent positives pour les unes ne le sont pas nécessairement pour les autres. Encore faut-il être capable de répertorier ces arrêts. À notre avis, les outils juridiques de repérage devraient donc refléter de manière plus explicite encore la catégorie « femme ».