Article body

[S]i je sais mal ce qu’est le droit dans une société, je crois savoir ce que serait une société sans droit[1].

Il est intéressant d’observer, de nos jours, le nombre de critiques adressées à la formation de premier cycle en droit et leur diversité. À ce sujet, praticiens et théoriciens du droit arrivent aux mêmes conclusions : des changements s’imposent. Le droit de la jeunesse devient ainsi un exemple archétypal des mutations récentes de la pratique du droit et des conséquences logiques qu’appellent ces mutations sur l’enseignement. Ainsi, le milieu professionnel réclame depuis plusieurs décennies qu’une brèche soit apportée au cursus classique de façon à y introduire l’étude d’un secteur quantitativement important en pratique, mais sous-représenté dans la formation. Rien n’y fait : les catégories classiques de la pensée juridique demeurent hyperprésentes (obligations, droit des biens, droit de la famille, droit administratif, etc.), tandis que les nouveaux secteurs de pratique et le droit statutaire demeurent sous-représentés, voire inexistants. Comme si nous avions tenu pour acquis que le juridique, tel qu’il a été conçu un jour, devrait être à jamais perpétué à l’identique, quelles que soient les nouveautés sociolégales d’un monde en mutation rapide, quelles que soient aussi les potentielles volontés des législateurs du futur. Bien mince est la souveraineté de l’État, si tout ce que ce dernier peut exiger de ses serviteurs, c’est qu’ils fassent toujours la même chose ! De façon analogue, les positions critiques, qu’elles soient issues du milieu praticien ou théoricien, réclament des formations destinées à aider les juristes à acquérir les habiletés savantes nouvelles que supposent de nouveaux types de lois. Le praticien en droit de la jeunesse doit ainsi apprendre sur le tas à conjuguer les disciplines et à interagir de manière appropriée avec d’autres univers scientifiques que le sien[2]. Par exemple, lorsque le législateur contemporain enchâsse une technique de travail social à l’intérieur d’une loi — comme il l’a fait au titre de l’intervention sociale de la Loi sur la protection de la jeunesse[3] —, ou encore lorsqu’il se réfère à l’intérêt de l’enfant, il confie implicitement de nouveaux devoirs aux juristes contemporains : ces derniers reçoivent des obligations ajuridiques, c’est-à-dire qu’elles exigent de sortir temporairement du juridique pour être remplies correctement. Nous sommes loin ici de Domat et Pothier. C’est qu’en fait, tout extraordinaires qu’aient été les facultés doctrinales de ces derniers, ils ne pouvaient pas prévoir les fines complexités des techniques de gouvernance qu’utilisent aujourd’hui nos législateurs. Comment Domat et Pothier auraient-ils pu disserter d’obligations ajuridiques ? Faut-il pour autant condamner Jean-Louis Baudouin et ses collègues d’en avoir traité[4] ? Or, ces obligations nouvelles sont un accessoire de l’interdisciplinarité qui, un peu partout sur la planète, devient une nécessité scientifique complémentaire[5]. Sporadiquement et de façon contrôlée, le juriste se voit imposer de nos jours le devoir de sortir de sa perspective disciplinaire pour aller à la rencontre des autres savoirs, la détermination de l’intérêt de l’enfant en constituant un exemple parfait. Ce nécessaire mouvement de va-et-vient entre droit et non-droit (autrement dit entre droit et science non juridique) suppose cependant doigté et jugement. Des habiletés officieuses, mal comprises, actuellement laissées à la seule intuition des divers acteurs engagés dans la mise en oeuvre du droit[6], mais tellement lourdes de conséquences juridiques ! Comme une longue recherche de terrain effectuée sur la mise en oeuvre de la Loi sur la protection de la jeunesse le révèle clairement et répétitivement[7], d’inadéquats mouvements entre rationalités savantes différentes peuvent devenir, dans les « faits », une source de dérapage antidémocratique synonyme de négation des droits fondamentaux de la personne. Ce qu’ignore, voire juge inconcevable, un juriste qui méconnaît les travaux de sociologie du droit révélant de tels phénomènes. C’est dire que des devoirs nouveaux appellent d’urgence une prise de conscience, par les professeurs de droit contemporains, de l’importance de l’acquisition d’habiletés cognitives nouvelles. Des phénomènes qui tardent à s’implanter dans les représentations sociales de ce que doit être la formation en droit pour de multiples raisons, allant de la simple inertie socioculturelle[8] jusqu’aux formidables forces de reproduction universitaire, qui sont aussi clairement à l’oeuvre, en passant par les prénotions de sens commun universitaire. Paradoxalement, le milieu universitaire se fait riche en mythes au sujet de l’interdisciplinarité, l’un des plus délétères d’entre eux résidant dans la croyance que cette dernière est « facile » et déjà acquise[9] : lorsque, par immaturité épistémologique courante, nous croyons simple de mener une conversation scientifique féconde entre spécialistes de continents scientifiques éloignés, alors comment pourrions-nous éprouver le besoin d’une formation destinée à nous y exercer ? Et, de toute façon, avec l’inflation législative et avec le réflexe traditionnel persistant, à savoir que la tâche d’un professeur de droit se borne à enseigner « la manière d’appliquer des articles », comment arriver à débloquer un espace dans un cursus d’enseignement ainsi placé en perpétuel danger d’explosion quantitative ?

Devant le problème indéniable d’un cursus déjà chargé, où s’insère difficilement l’idée de cours nouveaux, l’investissement d’un espace déjà créé devient une piste de solution pour le professeur soucieux d’un enseignement adapté aux besoins contemporains. Le présent article raconte comment, à travers diverses anecdotes et expériences universitaires, j’en suis venue, à titre de professeure de droit, à revisiter la forme du cours « Fondements du droit », c’est-à-dire sans en modifier le contenu standard, pour ne pas rompre une continuité de fond souhaitée par les autres professeurs de fondements, tout en dotant les étudiants d’une formation capable de les guider vers une interdisciplinarité féconde les prédisposant à davantage de réflexivité, de distance critique, mais aussi et surtout d’une urgente sérénité positiviste. Puis le coauteur de cet article présente les résultats réjouissants d’un sondage effectué un an plus tard afin d’observer la survie, dans le temps, des réflexes intellectuels acquis.

1 Une méthode de rénovation : les pérégrinations universitaires d’une juriste théoricienne comme source de motivation

La mémoire des pérégrinations d’une juriste théoricienne sur le continent des sciences humaines et sociales explique a posteriori la teneur de la réforme effectuée. C’est dire que la méthode choisie n’est pas le résultat d’une cogitation isolée du monde empirique. Cette rénovation est au contraire le fruit d’un long contact avec l’expérimentation du dialogue entre spécialistes de disciplines différentes et avec l’enseignement à l’origine de réflexes disciplinaires étrangers — cours de droit ou de sociologie à des étudiants en sciences de l’éducation, cours de philosophie à des étudiants en droit, etc. Pour mieux comprendre la rationalité pratique de la rénovation, cela vaut probablement la peine de raconter les expériences d’immigration scientifique à partir desquelles cette dernière a été progressivement construite.

1.1 L’interdisciplinarité vécue comme une interculturalité : une juriste accueillie en sciences humaines et sociales

Le choix de la théorie interdisciplinaire du droit comme spécialité de recherche aux études supérieures multiplie bien sûr les occasions de contacts avec les spécialistes de sciences humaines et sociales : en raison, d’une part, de la réception des travaux dans divers milieux professionnels et scientifiques, qui décuple à son tour les offres de communications et de multiples formes de collaborations entre communautés épistémiques différentes ; et en raison, d’autre part, de la multitude des lieux facultaires qui peuvent par la suite abriter le jeune chargé de cours ou professeur. Ces phénomènes, dans le cas présent, ont donné lieu à quinze années de labeur constant dans les milieux de l’éducation et de la protection de la jeunesse, à des incursions répétées en sociologie, en travail social, en criminologie, en anthropologie, etc., et, en fin de compte, à une administration universitaire et à une spécialisation de recherche explicitement centrées sur l’interdisciplinarité[10]. Cette longue fréquentation de l’Autre disciplinaire, à travers mille et une formes de collaboration scientifique, devait permettre l’observation persistante et constante de phénomènes révélateurs sur le plan épistémologique et institutionnel. En témoignent notamment ces petites anecdotes…

Au début de mes études de doctorat, à la suite d’un colloque, j’ai été invitée à contribuer à un ouvrage collectif dirigé par des professeurs du domaine des sciences de l’éducation. Chaque phrase de cet article avait alors été étudiée, réfléchie, relue, modifiée, critiquée et modifiée encore. Les notes en bas de page étaient nombreuses et obéissaient rigoureusement, à la virgule près, à chacune des règles de la « méthode Lluelles », guide de citation alors prisé par les juristes québécois[11]. Quelles n’avaient pas été ma surprise et ma déception quand, sur réception de mon manuscrit, j’avais lu ces commentaires agacés de la direction éditoriale : « Texte riche et raisonnement impeccable sur le fond, mais quelle écriture brouillonne et tatillonne ! Comment se peut-il qu’une étudiante au doctorat ne sache pas encore comment effectuer des citations dignes de ce nom ? Mais qu’est-ce que vous apprenez, en droit ? Et pourquoi ce besoin excessif de citations ? N’êtes-vous pas capable de penser par vous-même ? » Je souris encore lorsque je repense au sentiment de colère et de persécution qui avait alors été le mien, sur réception de ce commentaire. N’avais-je pas respecté chacune des règles de citation de notre sacro-sainte « méthode Lluelles » ? Comment oser affirmer que je ne savais pas faire des références ? Et mon souci d’assortir mes affirmations du plus grand nombre d’autorités scientifiques possible n’était-il pas, en soi, exemplaire et digne d’éloges ? Lorsque j’y repense, pourtant, je crois que j’ai vécu là une des plus riches expériences épistémologiques de mon existence.

D’une part, cette expérience m’a permis de prendre conscience de cette erreur qui était la mienne et qui est si typique du juriste qui ose ses premiers pas en terre scientifique étrangère : celle qui consiste à exporter hors du droit positif des gestes méthodologiques propres à la dogmatique, mais qui ne conviennent en rien aux autres projets savants… Forme argumentative regardée comme obligatoire dans la présentation des résultats, affirmations systématiquement assorties d’autorités, usage des références scientifiques en fonction de leur position hiérarchique plus qu’en fonction de leur valeur heuristique, recherche d’exhaustivité dans la présentation des auteurs d’un cadre théorique, prétention d’objectivité acritique sur le plan moral, mais hypercritique sur le plan logique, etc. Par manque de réflexivité typique, je croyais naïvement que, pour passer d’une rationalité juridique à une rationalité du type sciences humaines, il suffisait de passer d’un objet à l’autre, d’un type de sources à un autre. Quelle candeur ! Quelle immaturité épistémologique[12] ! Je réalise pourtant qu’il m’a fallu au moins cinq ans pour exorciser ce mode positiviste d’approche de l’objet, pour acquérir la distance critique et la réflexivité nécessaires à un minimum de médiation interdisciplinaire.

Quel riche apprentissage — à la dure, faut-il le rappeler — des difficultés de l’interdisciplinarité sur le terrain ! Grâce à cette expérience, comme dans un jeu de dominos, les découvertes relativisantes allaient se succéder les unes aux autres, l’abolition d’une croyance problématique en entraînant une autre… D’abord, j’avais concrètement accès pour la première fois à cette vérité de La Palice qu’est la relativité des us méthodologiques. Bien évidemment, en matière de méthode d’écriture ou de citation, ce qui semble immédiatement impeccable et louable aux uns… ne l’est pas nécessairement pour les autres. Les sciences de l’éducation préfèrent un mode de référence « à l’américaine », le droit au Québec préfère la méthode de Didier Lluelles. Pourquoi les choix des uns devraient-ils être regardés comme les « faiblesses » des autres ? Constat no: L’ignorance des méthodes des autres peut conduire à les regarder, à tort, comme des ignorants ou des incompétents. L’ethnocentrisme — disciplinaire, méthodologique, ontologique, etc. — sévit aussi chez les professeurs d’université !

En fait, dans le voyage interdisciplinaire comme dans tout voyage, une leçon de relativité en entraîne une autre, et une autre. Il est entendu que les sociologues et les anthropologues affectionnent particulièrement des approches empiriques, de terrain, qui en retour n’intéressent presque pas les philosophes, les mathématiciens ou les juristes modernes. De toute évidence, la façon de concevoir ce qu’est une bonne pratique savante varie en fonction du contexte local et de l’historicité du projet de connaissance que partage une communauté de chercheurs donnée. Chacun des projets disciplinaires est ancré dans un contexte historique précis, dans une aspiration savante qui lui est propre : chaque discipline, voire chaque secteur et chaque paradigme, possède son propre rapport aux valeurs épistémologiques. Force est de remarquer que les approches scientifiques ne sont pas encore enseignées comme des projets savants ancrés dans des contextes, mais plutôt comme un ensemble de contenus et de « vérités » didactiques à assimiler, qu’il suffirait de cumuler pour « faire de l’interdisciplinarité ». Comme l’écrit Raymond Aron, l’humanité « n’a vraiment un passé que [si elle] a conscience d’en avoir un, car seule cette conscience introduit la possibilité du dialogue et du choix[13] ». Quelle chose étonnante que la faible mémoire ambiante de l’histoire de nos projets disciplinaires respectifs et de leur inévitable impact sur le rapport aux valeurs épistémologiques ! Constat no: À notre insu, notre enseignement universitaire actuel perpétue des représentations immatures du savoir et de la science, des sortes d’ornières auxquelles nous nous sommes habitués et qui nous font facilement oublier que, en fonction de nos passés disciplinaires différents, nous cultivons des façons de voir et de faire distinctes d’un milieu savant à l’autre.

Ce qui conduit à une deuxième anecdote. En tant que jeune juriste qui s’intéresse à l’avènement de l’enfant sujet de droit, j’ai formé un jour le projet scientifique de réfléchir sur l’impact d’une telle révolution sociopolitique et juridique sur les pratiques pédagogiques. En quelques années, le statut du mineur passait de « “ressource” économique à celui de l’enfant, “coûteux, mais précieux”[14] ». De non-citoyen politique et d’objet de droit, la personne mineure devenait sujet de droit. Quel profond bouleversement social cela suppose en théorie ! En quoi les pratiques éducatives de l’éducation en seraient-elles touchées ? Commençait alors une découverte inattendue et troublante pour une juriste : la question n’intéressait pas vraiment les spécialistes des sciences de l’éducation et même plus, elle irritait. Quelques rares auteurs osaient se rapprocher de la problématique, mais en périphérie, et surtout pour rappeler l’« erreur philosophique » qui consisterait à regarder les personnes mineures comme des citoyens politiques ou comme des êtres humains à part entière[15]. La plupart déploraient que l’« idée » (le fait législatif n’est qu’une idée parmi d’autres, en sciences de l’éducation) aurait pour effet d’introduire insidieusement le démocratique dans l’école. Un peu partout, je découvrais des propos qui me faisaient tous le même effet : « Si de nouvelles lois placent les éducateurs en porte-à-faux en les obligeant à changer de méthodes, nous n’en voulons tout simplement pas. » Il est aisé de deviner l’étonnement d’un juriste rompu aux dogmes positivistes devant pareils comportements… « Comment… ? La volonté du législateur ne s’impose-t-elle pas à vous comme elle s’impose à nous, juristes ? Comment placer ainsi l’intention du législateur au plus bas de vos priorités épistémiques ? N’y a-t-il pas là un crime de lèse-souveraineté ? »

C’est dans l’expérimentation de tant de dialogues de sourds et d’affrontements entre ontologies implicites et multiples que m’est apparu le lieu où se situe le plus fondamentalement une saine différence entre les diverses communautés discursives universitaires. Ce qui varie ou doit varier, d’une frontière disciplinaire à une autre, ce n’est pas la prédilection pour certains objets. Autrement, le droit de propriété officieux que s’arrogent des disciplines sur l’objet devient l’occasion de reculs cognitifs importants tout autant que de vils rapports de force[16]. Ce ne sont pas non plus les méthodes adoptées, les communautés langagières ou les constructions théoriques mises de l’avant, puisque, avec de tels indicateurs, la carte des savoirs devient pur chaos, tant les langages, les théories et les méthodes vivent aujourd’hui l’âge d’or du cross fertilizing. Non, ce qui nous permet de nous construire une identité savante donnée, aujourd’hui, c’est un rapport donné aux valeurs épistémologiques. C’est la propension à juger « bien », « bonnes », « valables » ou « appropriées » des façons de produire des connaissances adaptées à un projet savant progressivement vécu comme étant commun[17] — à une discipline, à un secteur, à un paradigme, etc. Ainsi, aux pourtours des frontières disciplinaires, se trouvent de nos jours quantité de projets de recherche dont la proximité langagière, théorique ou méthodologique les rend apparemment jumeaux. Quelle différence entre une thèse sur le pluralisme juridique présentée en anthropologie du droit et une autre présentée en faculté de droit ? Quelle différence entre Norbert Rouland, juriste anthropologue, et Karine Bates, anthropologue juriste[18] ? Aucune ? Il suffit pourtant de vivre la différence, sur le même objet, entre un jury formé d’anthropologues et un jury formé de théoriciens du droit, pour comprendre qu’un univers de sens les sépare à la racine, malgré une proximité de surface apparemment inouïe (concepts, langue, méthode). En fait de valeurs épistémologiques, ce qui est prioritaire chez les uns se révèle secondaire chez les autres, et vice-versa[19]. Par exemple, s’il est possible de trouver des spécialistes de l’éducation qui s’intéressent aux nouveaux droits de l’enfant, la probabilité statistique que ces derniers aient abordé cet aspect en le regardant comme secondaire est élevée[20]. À l’inverse, s’il est possible de trouver des juristes qui se penchent sur les pratiques pédagogiques, la probabilité statistique que ces derniers l’aient fait de façon secondaire est tout aussi grande[21]. Il n’y avait qu’une jeune juriste encore affublée d’une candeur épistémologique abyssale pour pouvoir s’en étonnerConstat no 3 : Le rapport aux valeurs épistémologiques est ce qui distingue, à la racine, une discipline d’une autre discipline, mais la disjonction historique entre « science » et « valeur » (ou entre « savant » et « politique ») rend cette affirmation vraiment difficile à intégrer pour un très grand nombre d’universitaires formés à l’aune des formes positivistes (en droit comme en sciences humaines et sociales).

La troisième et dernière expérience marquante, sur le terrain des difficultés empiriques de l’interdisciplinarité, vient d’une administration universitaire hors de la juridiction décanale du droit. Contre toute attente, je devais découvrir que, si un nombre croissant de juristes s’ouvrent au raisonnement philosophique, aux sciences humaines et sociales et même aux sciences pures, l’inverse est faux. Le nombre de scientifiques non juristes capables d’entrer dans une rationalité juridique positiviste est incroyablement minuscule. Le plus étonnant, par contre, réside peut-être dans cette découverte concomitante : un grand nombre de professeurs fameux, d’érudits exceptionnels et d’intellectuels reconnus cultivent encore une image prémoderne de la fonction contemporaine du juriste. Une image où la justice philosophique et les références de droit naturel n’accordent, en fait, aucune place à Kelsen ni au positivisme juridique. Aussi incroyable que cela puisse sembler à des juristes, certains savants actuels vont même jusqu’à croire que les tribunaux de l’État se doivent de produire des jugements en équité du type de ceux du biblique roi Salomon ! Ainsi, lorsque les décisions rendues froissent leur sentiment intérieur de justice, ils concluent sans ambages au manque de probité de cette douteuse population savante (ils sont « achetés » par l’une des parties, ils sont abusivement alléchés par l’appât du gain…). Et ce n’est pas tout ! Mes quelques essais d’explication de la présence d’une rationalité juridique moderne et nouvelle auprès de ces grands professeurs se sont heurtés à tant d’incompréhension radicale, voire d’incrédulité outrée, que j’en suis même maintenant à simplement contempler l’ampleur de mon impuissance à peu près complète lorsque le problème se présente[22].

Par ailleurs, je devais rapidement découvrir à quel point le juriste, à l’extérieur des facultés de droit, est profondément méconnu et incompris. Sa rationalité positiviste et son approche dogmatique, bien sûr imparfaites, mais ô combien précieuses dans les structures contemporaines des États de droit, sont complètement déconnectées de leur fonction historique, de leur contexte savant et sociopolitique. Comment pourrait-il en être autrement puisque ces dernières sont méconnues ? De serviteur qui se veut fidèle à une rationalité de gouvernance législative donnée, d’agent d’un État regardé comme légitime par toute une nation, de gardien porteur d’une vigilance technique qui se veut garante d’efforts de protection démocratique du faible contre le fort — tel Sisyphe roulant son rocher —, d’universitaire formé à combiner différents apports sur le droit incluant la désormais très variée palette paradigmatique des nouveaux professeurs de droit… Tant et si bien que le juriste, hors faculté de droit, est assez uniformément réduit au statut implicite de béotien : n’est-il pas non réflexif et incapable de dissertation méthodologique spontanée ? Comme l’écrit Gaudreault-DesBiens, « [s]i l’on fait abstraction de quelques sociologues ou anthropologues du droit qui, tout en maintenant un point de vue externe à l’égard de la discipline juridique, font des efforts sérieux pour tenter de comprendre le point de vue interne des acteurs de cette discipline et, bien sûr, de certains autres cas d’exception, les juristes tendent à être perçus par leurs collègues […] comme des extra-terrestres, ou pire comme des plombiers de luxe[23] ». En fait, cet auteur va même jusqu’à parler d’« antijuridisme rampant » sévissant dans certains secteurs scientifiques :

[O]n ne peut s’empêcher de constater l’antijuridisme rampant qui sévit dans certaines disciplines des sciences sociales au Québec. Cet antijuridisme se manifeste d’au moins deux façons, d’abord par une dévalorisation quasi systématique du droit comme outil de gouvernance, ensuite par son ravalement à sa stricte dimension litigieuse ou technique. Dans l’institution universitaire, cet antijuridisme […] se révèle notamment par une instrumentalisation des juristes : on a recours à eux dans tel ou tel projet comme aux plombiers ou aux dentistes, c’est-à-dire parce que l’on n’a pas le choix […] Dès qu’un texte est jugé trop empreint d’une analyse juridique « classique », dès que l’on y voit quelques citations jurisprudentielles, tout se passe comme si l’on se mettait à avoir des [haut-le-coeur], à se sentir mal, et l’on se sauve aussitôt, en prétextant le caractère trop « technique » du texte en question. L’hypochondrie antijuridique est donc bien vivante dans le paysage des sciences sociales au Québec. D’où un bien paradoxal écart entre le degré d’ouverture à l’interdisciplinarité des juristes et celui de leurs collègues de sciences sociales[24].

Le juriste moderne est donc un universitaire généralement méconnu et mal aimé, ses gestes savants sont incompris et, en conséquence, bêtifiés et délégitimés. Tant que cette situation perdurera, un dialogue interdisciplinaire entre juristes et scientifiques hors faculté de droit demeurera improbable, voire carrément impraticable[25]. Or, quand les crises multiples placent l’humanité devant l’urgence d’une mise en commun solidaire des savoirs au profit d’une résolution urgente des problèmes, quand on réalise à quel point les juristes occupent des positions de pouvoir synergiques et possèdent des habiletés cognitives qu’il est aberrant de ne pas pouvoir partager[26], alors le professeur de droit s’écrie : ça suffit. Comment faire pour changer cette absurde situation ? Constat no 4 : Il est admis en général que l’universitaire et le professionnel juristes sont différents des autres producteurs de connaissance, mais on ne sait où situer leur différence, soit dans leur perspective différenciée, historiquement et projectuellement située. Ce qui prive, du même coup, le droit positif d’un légitime confort épistémique.

Enfin, il n’est pas nécessairement aisé d’arborer l’étiquette de « juriste » à l’extérieur des murs d’une faculté de droit. Mis à part la présomption de malhonnêteté ou de crétinisme larvé, plutôt facile à renverser finalement, le réflexe d’essentialiser ou de réduire le juriste à ses rôles classiques, datés, de spécialiste des sources formelles du droit de l’État se révélera d’autant plus redoutable qu’il se présentera chez les collègues les plus apparemment au fait des rationalités du droit moderne. Bref, un juriste hors faculté de droit se fait systématiquement réduire aux formes les plus rudimentaires, voire les plus éculées, du savoir juridique.

Toutes ces pérégrinations interdisciplinaires conduisent à observer ce phénomène relativement simple : « être juriste » hors faculté de droit ressemble à « être étranger », en position d’expérimenter les difficultés bien connues de l’immigration. C’est, par exemple, être porteur d’us et de coutumes qui s’imposent à nous à l’état d’évidence, mais qui sont reçues comme étranges, voire douteuses, par l’Autre. C’est être sans cesse victime de préjugés et d’archétypes qui nous essentialisent. C’est voir ce qui nous est cher, en fait de valeurs, être considéré comme inutile ou peu digne d’intérêt. C’est aussi être constamment soupçonné de « voler des emplois » qui reviennent aux « natifs » du lieu disciplinaire… C’est être condamné à devoir faire plus pour atteindre un degré de reconnaissance pourtant accordé spontanément aux scientifiques « pure laine » du milieu. C’est voir nos mots et nos réflexes sans cesse en danger d’être interprétés à notre désavantage. Même de simples détails, jusqu’alors considérés comme anodins, revêtent subitement une importance aussi malencontreuse qu’inouïe : des codes vestimentaires, courants en faculté de droit, prennent ailleurs une signification sociale et symbolique contre-indiquée hors faculté de droit — symbole d’affiliation avec l’establishment, de velléité anti contrepouvoir, de conservatisme néolibéral, etc. Des mots courants pour nous deviennent suspects : « gouvernance », « autorité », « droit », etc., sont des vocables qui en rendent plus d’un agressif ! C’est, comme l’a compris Étienne Le Roy, qu’une appartenance disciplinaire va bien au-delà du fantasmatique petit bagage didactique obligé que nous entretenons dans nos têtes :

Se dire ethnographe, ethnologue ou anthropologue n’est pas simplement s’inscrire dans une méthode et une pratique. C’est aussi s’affilier à un groupe (de pression est-il besoin de le préciser), à une école ou à une « écurie universitaire » où on croit que la promotion sera assurée. En bref, l’appellation, quand elle est encore de mise, ne recouvre qu’accessoirement des choix scientifiques et beaucoup plus sûrement des profils professionnels et des concurrences sur le marché de la recherche[27].

C’est à la suite de tels constats que, peu à peu, j’ai forgé l’approche de l’interdisciplinarité comme interculturalité[28]. Outre les avantages heuristiques connus qu’apporte le recours à la métaphore[29], elle offre l’intérêt d’un potentiel de solutions directement importables sur le terrain. Quand les obstacles à l’interdisciplinarité commencent un peu plus à être conçus comme étant relatifs aux contacts entre cultures, et moins en termes purement « épistémologiques »[30], alors le professeur peut et doit immédiatement comprendre qu’une science vivante, centrée sur les besoins contemporains et ouverte au dialogue entre savoirs complémentaires n’est pas une affaire d’expertise pointue et de discours abscons, mais une question de tolérance à la différence méthodologique et d’urgente prise de conscience que suppose la reconnaissance de l’égale dignité scientifique des savoirs universitaires et de l’inévitable relativité des valeurs épistémologiques. Constat no 5 :Approcher l’interdisciplinarité comme une forme d’interculturalité permet d’en mieux comprendre les difficultés sur le terrain.

1.2 L’interdisciplinarité comme source d’incompréhension et de suspicion : une théoricienne critique enseignant en faculté de droit

Il serait tentant de croire que, après l’inconfort interculturel des migrations hors faculté de droit, le retour au bercail s’avère nécessairement une sinécure. Ce serait trop vite oublier l’impact des démêlés relativement récents du statut d’« immigrant reçu » de la théorie interdisciplinaire en faculté de droit québécoise. Si la formation de premier cycle abrite maintenant des cours obligatoires en marge du positivisme juridique (dont les cours de fondements), si des centres de recherche renommés se caractérisent depuis leurs débuts par leur ouverture à l’égard de l’interdisciplinarité (dont le Centre de recherche en droit public), c’est que des juristes « alternatifs », pionniers, se sont un jour battus pour que le puissant monopole positiviste s’effrite, pour que le juridique devienne enfin un lieu de pluralité d’identités savantes. Malheureusement, les guerres du passé laissent des traces. Et, la nostalgie du monopole positiviste demeure chez certains. L’impact des tentatives, colonisatrices, osons le dire, de l’épistémologie des sciences humaines et sociales en droit n’est pas générateur de sérénité. Jugé à l’aune de valeurs scientifiques adaptées à des projets savants radicalement différents des siens, le tout en totale déconnexion du contexte professionnel et historicosavant qui l’a construit, le positivisme juridique garde une profonde blessure narcissique de cet épisode. Comment pourrait-il en être autrement ? À une époque où le mot « science » acquérait presque tout ce qui reste de sacré dans nos sociétés profanes, comment des travaux tels que ceux de Paul Amselek — selon qui le droit n’est pas « une science » au vu des critères épistémologiques de l’heure[31] — auraient-ils pu ne pas être vécus comme des accusations de non-légitimité savante, voire d’imposture intellectuelle ? À l’heure où l’université se voulait plus que jamais cathédrale de science, comment le juriste aurait-il pu ne pas se sentir excommunié par le statut « technique » et « dogmatique » de son approche ? C’est dire que la rencontre du juriste positiviste « pure laine », en outre historiquement blessé dans son identité savante, et du théoricien immigrant, encore quelquefois triomphant, ne se fait pas nécessairement sur un chemin pavé de roses.

Je me souviendrai toujours de cette découverte troublante faite à l’occasion d’une rencontre fortuite. Après une conférence brillante effectuée par un collègue français en visite à Montréal, plusieurs collègues et amies professeures de droit ont pris la peine de féliciter publiquement l’éminent collègue pour ses intelligents propos « qui leur avaient beaucoup plu ». Le communicateur en question avait grosso modo émis la thèse suivante : nos juristes en droit civil perpétuent des modèles souvent abusivement conservateurs sans même le savoir, par manque de réflexivité critique. Quelques instants plus tard, je m’éclipse aux toilettes… C’est alors que j’entends ces mêmes collègues, qui m’avaient précédée, discuter ensemble devant le miroir en ignorant ma présence : « Quel pelletage de nuages ! » « Quel bla-bla incompréhensible et assommant ! » « Quelle insulte pour les civilistes ! » Et les critiques assassines de déferler dans la plus complète incompréhension du propos de fond. Une seule chose avait été retenue : des civilistes étaient attaqués par un théoricien. Bref, des propos qui m’apparaissent à moi, théoricienne, comme étant simples et clairs sont curieusement reçus comme abscons et abusivement complexes, voire incompréhensibles, par des personnes non seulement intelligentes, mais que je reconnais personnellement comme particulièrement érudites et articulées. Il semble donc temps de considérer ceci : nous faisons face à un problème langagier important, mais dont nous, théoriciens, avons pris l’habitude de sous-estimer radicalement l’importance. Constat no6 :La théorie du droit suppose l’apprentissage d’une « langue » commune au reste des universitaires, mais dont nous omettons encore, en faculté de droit, d’enseigner les rudiments.

Le plus paradoxal est peut-être que, en faculté de droit tout autant qu’en d’autres facultés, le théoricien interdisciplinaire du droit est toujours regardé comme un étranger sans que nous fassions quoi que ce soit pour changer cette situation inacceptable. Citoyen du monde universitaire, il se sent partout chez lui… mais personne ne le considère encore comme faisant vraiment partie de la famille. Trop hybride, il est difficile à situer sur la carte classique des savoirs. Il dérange en bousculant une habitude positiviste parmi les plus ancrées (au sens des sciences humaines et sociales) : celle de découper le monde en morceaux et d’en distribuer la propriété savante à des juridictions d’expertise. Pourtant, ce qui agace en la personne du théoricien interdisciplinaire est aussi ce qui fait la force de ce dernier : celle du savant d’un type nouveau capable d’unir au lieu de séparer, de conjoindre enfin ce que le xxe siècle a tant enseigné en disjonction : le savant et le politique, la quête d’objectivité et la normativité, la science et l’incontournable jugement de valeur épistémologique, etc. En cette matière, le théoricien du droit possède une longueur d’avance, car, même au plus fort du positivisme scientifique, les juristes ont dû conjuguer prétention d’impartialité et normativité du législateur, idéal de neutralité axiologique et jugement de valeur doctrinal. Le juriste, béotien de service en sciences humaines et sociales, a probablement beaucoup à enseigner et à partager si nous acceptons de voir en lui plus loin que les préjugés nous y entraînent. C’est dire que nous avons là, dans la personne du théoricien en faculté de droit : 1) un allié naturel et un défenseur potentiel des vertus de l’approche positiviste ; 2) un membre de la même famille épistémologique, qui partage une affection phénoménale et viscérale pour la volonté du législateur et pour la justice fondamentale, même quand il s’en défend[32] ; 3) quelqu’un que nous ne prenons pas la peine de connaître et que nous pourrions connaître… si nous pouvions au moins baragouiner quelques mots dans sa langue ; 4) quelqu’un qui sous-estime la difficulté moyenne d’accès à son langage[33]. Bref, un personnage qu’un positiviste a un direct intérêt à mieux connaître, mais qui ne peut y arriver qu’apprenant à parler un peu sa langue, à tout le moins.

Il serait aussi malvenu de sous-estimer la peur, authentique et légitime à bien y penser, même si elle est plutôt inconcevable pour une nouvelle venue, du professeur titulaire du type plus positiviste face au jeune collègue qui professe la théorie du droit. Qui oserait prétendre que l’inconnu ne fait pas peur ? Comment ignorer la peur des étoiles établies qui craignent, encore et toujours, de se voir déclasser par de nouvelles formes et de nouveaux canons ? Je me souviendrai toujours de mon étonnement, profond et assorti d’émoi, lorsqu’un de mes confrères aînés — des plus unanimement aimés, reconnus, intellectuellement et humainement brillants — m’a généreusement et courageusement fait cette confession : « Tu sais, j’ai écrit beaucoup. Beaucoup. Pourtant quand je prends la plume, en théorie du droit, ma main tremble encore… » Mais comment ? Cette grande vedette du droit tremble devant la théorie du droit ? En fait, un tel courage en appelle un autre à son tour : moi, c’est devant le droit positif que je tremble maintenant. Comment pourrais-je tout à la fois lire Husserl, Foucault et Gramsci tout en restant à jour dans les domaines de droit positif qui sont les miens ? Il n’y a pas de miracle… Une haute compétence de droit positif demande du temps, de l’énergie, un savoir-faire qui s’entretient et qui se perd, faute d’exercice. Ne pouvons-nous pas, enfin, contempler l’ampleur de nos complémentarités ? N’est-il pas vain de toujours et encore chercher à hiérarchiser les différences au lieu d’en bénir l’existence ? Les facultés de droit abritent deux solitudes qu’alimentent l’inconnu, la peur de l’inconnu et les difficultés de communication. Constat no7 :La reconnaissance de l’égale dignité savante et de la complémentarité des paradigmes peut permettre de franchir des fossés communicationnels que, de part et d’autre, nous avons intérêt à franchir.

Force est enfin de constater que le juriste positiviste, des effets directs d’une absence d’initiation à la réflexivité dans la formation de premier cycle, fait certainement partie des universitaires les moins réflexifs de la scène universitaire contemporaine. De la réflexivité, il ignore le nom et même jusqu’à l’existence. Il ne sait donc pas qu’en elle réside la vertu savante de l’heure, l’un des rares consensus épistémologiques du moment. En conséquence, le juriste fait du droit comme il respire, sans y penser. Tout ce qu’il sait, c’est que le théoricien en face de lui discute de sujets qui ne l’intéressent pas et qu’il vit comme une menace à la pérennité de sa propre existence : les théoriciens du droit n’ont-ils pas les traits de colonisateurs en puissance ? N’ont-ils pas voulu, si souvent, importer en faculté de droit des façons de faire et des ontologies si peu appropriées à leur éthos de serviteurs de l’État qu’ils s’en voyaient déclassés et jugés à l’aune de critères désobligeants ? Le juriste positiviste vit donc l’arrivée du théoricien comme un élément complètement inutile à sa propre production savante et comme l’indice du fait que le domaine de compétence de ceux qui lui ressemblent, en faculté de droit, est en train de se réduire. Le théoricien du droit, qui se targue pourtant d’être celui des deux qui possède l’avantage en matière de créativité, d’ouverture et de dialogue, n’a pourtant pas encore construit de ponts immédiatement accessibles à la majorité positiviste qui gagnerait à les emprunter. Le théoricien pour qui cette situation d’incommunication a assez duré se doit, en conséquence, de chercher à lutter contre cette force centrifuge, qui l’attire de plus en plus vers les collègues de sciences humaines et sociales — ceux qui parlent couramment cette langue seconde qu’est pour lui la théorie du droit et qui, par conséquent, lisent des publications que boudent les positivistes —, et, en contre-poids, il doit consentir à l’effort de créativité qui consiste à trouver les voies par lesquelles le droit positif pourra immédiatement bénéficier de son labeur. À son tour, le juriste plus positiviste doit accepter d’entendre enfin ce qu’il ne sait pas toujours encore : sans le droit positif, le théoricien n’a plus grand-chose à dire ni à faire ; lui aussi travaille pour le droit positif la plupart du temps[34]. Constat no 8 :Déficit moyen de réflexivité au sein de la population juridique et théorie du droit insuffisamment soucieuse d’apports immédiatement accessibles au droit constituent des obstacles à un savoir juridique qu’enrichirait l’union de forces complémentaires.

Bref, l’expérience de l’interdisciplinarité sur le terrain des collaborations scientifiques et interfacultaires conduit à une série de positionnements épistémologiques et pédagogiques. Bien sûr, un professeur de droit, à lui tout seul, ne peut pas vraiment changer les choses. Par contre, quand ce professeur de droit observe une série de problèmes qu’une reproduction à l’aveugle des usages ancrés en faculté de droit ne peut que perpétuer, voire amplifier, il se sent le devoir d’au moins apporter sa contribution pour que le monde juridique tourne plus rondement.

2 Les visages de la rénovation : les principes pédagogiques et la survie des effets bénéfiques

Un peu partout, les facultés de droit occidentales prévoient un enseignement de base consacré aux « fondements » du droit. Au-delà d’un certain noyau philosophique, facilement reconnu comme « obligé » devant l’avènement du positivisme kelsénien et son opposition historique aux traditions jusnaturalistes, les contenus varient largement d’une université à une autre, d’une nation à une autre, d’un professeur à un autre. Un peu partout, par contre, ce type de cours est uniformément reçu par les étudiants comme étant « différent ». Ce cours leur semble « moins important » parce qu’il est clairement campé en marge de l’apprentissage des gestes savants propres à la dogmatique juridique. Bref, un enseignement en marge de ce qui est regardé comme le savoir intrinsèque du juriste et sans importance par rapport aux exigences du Barreau. Ainsi est-il possible de lire sur Lexagora, le site Web des étudiants en droit de Paris et d’ailleurs, que ce cours se réclame d’une vision « plus citoyenne que pratique » de la formation et qu’il vaut donc mieux, pour l’étudiant avisé et pressé, « étudier en priorité les autres matières », car ce seront elles qui auront une « véritable importance » sur le marché du travail, « une fois sorti de la fac ». Même son de cloche chez des étudiants d’un cours de fondements sondés à l’aveugle, généralement avant le premier cours d’une session : « Un cours de fondements est un cours de philo, ennuyeux et inutile [à la profession d’avocat ou de notaire] » est le commentaire le plus fréquent. Ce type d’enseignement est reçu par nos jeunes comme une érudition de salon, voire comme la marque d’une certaine nostalgie de la part des professeurs. Nostalgie de l’érudition typique des collèges classiques, au Québec, quand le juriste se faisait moins expert du repérage de sources formelles que notable détenteur d’une érudition réservée aux élites. Nostalgie d’un passé où la culture universitaire et le statut de professeur des universités étaient encore garants d’un prestige social faramineux, en France.

Cette association réflexe et ancrée, observée chez les étudiants, entre « érudition classique inutile dans le concret » et « cours de fondements » est, tout compte fait, catastrophique pour le statut de la théorie en faculté de droit. Elle perpétue les deux solitudes, elle conforte, sinon renforce le fossé ontologique entre théoriciens et positivistes. La théorie du droit n’est-elle donc vraiment qu’une fantaisie d’intellectuel déconnecté des besoins pratiques du droit contemporain ? N’est-il pas au contraire possible de mobiliser autrement ces lectures canoniques et apparemment incontournables — de Dworkin à Goyard-Fabre, en passant par Marx, Kelsen et McKinnon, sans oublier les sacro-saints Aristote, Kant et autres ? Faut-il vraiment n’enseigner tout cela qu’avec le seul but de donner aux étudiants un vernis d’érudition classique ?

Et s’il était possible de prouver que l’acquisition de ces savoirs externes est non seulement utile à la pratique professionnelle du droit — et même carrément payante en termes purement capitalistes, puisque la créativité et l’ouverture à l’égard des problématiques empiriques sont une caractéristique des juristes les mieux rémunérés[35] —, mais qu’elle est également urgente, en fait de justice et de conservation planétaires ? N’est-ce pas là l’occasion rêvée d’une initiation à une interdisciplinarité qu’encensent et réclament l’université et le marché du travail tout autant que les organismes subventionnaires, les milieux alternatifs de recherche et les mouvements militants ? Ne pourrions-nous pas faire d’une pierre deux coups et planter les germes d’une nouvelle communication entre tenants de savoirs différents ? C’est ainsi que, à l’occasion de tels questionnements, une revisite de la forme des cours de fondements s’est amorcée, le tout sans modification profonde du fond (textes et thèmes) de façon à ne pas rompre une uniformité d’enseignement désirée par les collègues.

Une professeure de fondements désireuse de voir la communication s’établir entre paradigmes juridiques différents et de participer à la mise en commun solidaire des savoirs universitaires a inévitablement le réflexe de tirer une leçon des difficultés expérimentées sur le terrain. Ainsi, chacune des observations réalisées au cours de mes pérégrinations interdisciplinaires est devenue le point d’ancrage d’une pédagogie à construire. Il faut souligner qu’à l’origine j’ai conçu cette approche dans le contexte d’un séminaire de troisième cycle spécialement adapté à l’effectif étudiant particulièrement disparate et bigarré, sur le plan scientifique, d’un programme de doctorat interdisciplinaire[36]. Le projet d’une importation de cette technique en première année de droit constituait un défi ambitieux et risqué. Cependant, la qualité inespérée des travaux, au moment des évaluations trimestrielles, combinée à l’enthousiasme étudiant et, plus récemment, aux réjouissants résultats d’une enquête menée par Benjamin Prud’homme[37], permettaient de conclure que le pari pouvait être relevé. La grande majorité des étudiants de première année s’avère non seulement capable d’une maturité épistémologique élevée, mais cette majorité se montre en plus désireuse de la cultiver et heureuse d’en observer les résultats immédiats relativement à la compréhension critique du monde contemporain que cette dernière lui apporte.

2.1 Trois principes pédagogiques de base

La méthode pédagogique construite repose sur trois grands principes dont les modes de mise en oeuvre ne seront ici qu’à peine esquissés, l’ensemble de la démarche devant plutôt donner lieu bientôt à un ouvrage consacré à l’enseignement des fondements du droit, actuellement en cours de rédaction.

Premier principe : Injecter le relativisme méthodologique à forte dose par l’exploration de la carte des savoirs universitaires

La découverte du fait que même les professeurs les plus reconnus, en sciences humaines et sociales, peuvent tomber à pieds joints dans le piège de l’ethnocentrisme disciplinaire, tant ce piège est redoutable, engendre souvent un doute sérieux concernant la possibilité d’éviter ce fléau à l’intérieur de la communauté juridique. Les juristes ont pris l’habitude de ne plus discuter de méthodologie, tant le positivisme kelsénien est inconsciemment reçu comme l’unique façon valable et possible de « faire du droit ». Comment éviter d’« oublier » qu’il est possible de faire les choses différemment sans y penser, alors même que, en ayant quotidiennement sous le nez des débats méthodologiques houleux, les universitaires hors faculté de droit n’y arrivent pas ? De toute façon, comme le rappelle Étienne Le Roy au sujet des réflexes disciplinaires des uns et des autres, « [n]i meilleurs ni pires que dans les pratiques voisines, […] chacun [demeure] ancré dans sa tradition intellectuelle et ses corporatismes, […] l’ethnocentrisme étant la croyance du monde la mieux partagée[38] ». C’est dire que personne n’échappe à ce travers, à l’université tout comme dans l’univers houleux des relations géopolitiques, qui consiste à se regarder comme l’archétype de « la » bonne façon de voir le monde. Comment contrer pareil travers sans cesse renaissant ? Le mieux est probablement d’y faire face en science comme cela se fait depuis toujours en général : par la découverte de l’Autre. Quelle meilleure façon de procéder que le voyage vers des rationalités savantes différentes pour initier à la relativité des moeurs épistémologiques et des usages méthodologiques ?

En fait, l’évidence positiviste, en droit, se dissout paradoxalement d’autant plus vite qu’elle ne s’est pas encore trop fermement installée[39]. Par exemple, faire connaître l’histoire comtienne de la méthode scientifique et raconter la récupération du positivisme scientifique par l’univers moderne juridique s’avèrent une méthode gagnante. « Mais comment… ? Nous avons un jour pensé la science autrement ? Nous avons un jour pensé le droit autrement ?… Ah ouais… ? » Même procédé avec l’histoire des philosophies de droit naturel, des auteurs classiques aux penseurs contemporains. Le tout en gardant constamment en tête l’obligation perpétuelle de situer les valeurs épistémologiques (ce qu’il est « bon » et « valable » de faire) dans le contexte d’un projet savant historiquement situé. L’ethnocentrisme aujourd’hui honni par les méthodes anthropologiques peut-il vraiment se comprendre et s’enseigner sans la mémoire des débuts coloniaux de la discipline — des fondateurs presque tous juristes, par ailleurs, ce qui ne devait pas aider au caractère harmonieux des relations futures entre juristes et anthropologues[40] ? Le souci caractéristique des sociologues pour la méthode, souvent regardé à la blague comme étant un peu obsessionnel, peut-il vraiment se comprendre et s’enseigner sans garder en mémoire les préventions de Comte et de Durkheim à l’égard du sens commun ? Et de même, les règles canoniques de la méthode philosophique et sa perspective idéalisante caractéristique peuvent-elles vraiment être comprises et enseignées sans la mémoire du projet permanent, caractéristique du philosophe, d’une quête de représentations ultimes ? Bref, découvrir la méthode de l’Autre, sa légitimité et sa beauté heuristiques potentiellement complémentaires et d’égale dignité savante est l’antidote parfait à l’impression de se croire seul détenteur de la bonne façon d’approcher le monde. Et c’est simultanément une impulsion efficace vers la réflexivité, soit vers une conscience accrue de la façon donnée dont chaque personne approche le monde.

Deuxième principe : Contrer les représentations immatures de la science pour mieux mettre en évidence le rapport aux valeurs épistémologiques propres à chaque discipline et revaloriser la différence intrinsèque du droit positif

À l’occasion d’un scientisme trop souvent triomphant, les sociétés prennent plaisir à regarder leurs gigantesques technopouvoirs comme autant de détenteurs de « vérités » scientifiques toutes-puissantes : uniques et mutuellement exclusives, harmonieusement cumulables et faisant l’objet de consensus incontestés[41]. À ce titre, les médias et le milieu hollywoodien, avec le concours certain de plusieurs réflexes ancrés d’enseignement, créent un sens commun d’une immaturité et d’une fantasmagorie épistémologiques vraiment inouïes. Par exemple, une célèbre série télévisée met en scène une anthropologue judiciaire se livrant à des enquêtes policières dans le contexte d’équipes multidisciplinaires formées de médecins légistes, de juristes, de psychologues, d’entomologues et même d’artistes des techniques graphiques. Du seul fait de sa mémoire encyclopédique, une culture au reste totalement non réflexive ou critique, tout à fait dépouillée du relativisme d’ordinaire vrillé au corps de l’anthropologue, cette femme arrive constamment et simultanément aux mêmes conclusions que chacun des autres membres de l’équipe, le tout sans la moindre difficulté langagière ou conceptuelle, dans la plus complète et perpétuelle harmonie de perception scientifique ! Or quiconque n’a qu’effleuré du doigt la littérature scientifique consacrée à l’intervention professionnelle en contexte multidisciplinaire en sait suffisamment pour comprendre à quel point il s’agit de science-fiction. Les difficultés de compréhension réciproque, en pareil cas, sont fréquemment énormes, complexes, quasi infinies en nombre et malheureusement incontournables. De plus, ces difficultés se font particulièrement présentes au sein des équipes où se côtoient un paradigme biomédical tout-puissant et des approches plus marginales et critiques typiques des sciences humaines et sociales[42]. Quantité de films cultivent aussi l’idée d’un enfant intelligent, mais n’ayant pas étudié pour de tristes raisons (difficultés financières, familiales, individuelles) qui, du seul fait d’accéder à un ordinateur ou à quelques livres, devient un savant autodidacte que reconnaîtront spontanément et inévitablement tous les milieux universitaires. C’est malheureusement confesser une grande ignorance des affrontements d’affects et des enjeux complexes de reconnaissance qui marquent les relations humaines, l’enclave universitaire n’y échappant pas[43]. Devant ces mises en scène qu’imaginent des cinéastes aux prises avec un sens commun immature sur le plan épistémologique, nos réflexes d’enseignement traditionnels ne font malheureusement rien pour arranger les choses. Nos systèmes d’éducation construisent des séries de cours qui, tous, sont axés sur l’acquisition d’un ensemble de vérités disciplinaires et d’affirmations péremptoires que les étudiants doivent apprendre à répéter. Des cours que le sens commun universitaire regarde comme facilement cumulables et porteurs de consensus faciles à harmoniser. Comme si le professeur de la salle B n’enseignait pas des « vérités » qu’ignore, voire contesterait avec énergie le professeur de la salle A !

Cette situation de représentations sociales fantasmatiques des modes de fonctionnement concret de l’industrie des connaissances crée de graves problèmes sociétaux et mondiaux[44]. Les épistémologues nous exhortent donc depuis des décennies à changer nos façons désuètes de concevoir la connaissance : « Non, science ne veut pas dire “miroir passif du monde” mais plutôt “construction de clefs” capables d’ouvrir un cadenas ou une porte[45]. » L’image du miroir, désuète et délétère, perpétue l’idée de vérité unique, car un miroir n’a qu’une image possible. La science contemporaine multiplie au contraire les réponses différentes tout aussi valables les unes que les autres[46] ! Plusieurs clés peuvent déverrouiller une même issue bloquée, et pourquoi n’est-ce pas tant mieux, en matière de résolution de problèmes humains ? N’y a-t-il jamais trop d’épaules à la roue dans un effort collectif ? Rien n’y fait : nous continuons à enseigner la connaissance comme s’il s’agissait de transmettre des « contenus » à engranger dans la mémoire passive des étudiants, et non comme des façons particulières, dites savantes, de voir le monde et d’aborder les questionnements humains.

Débusquer les représentations dominantes et immatures de la connaissance là où elles se cachent et favoriser les prises de conscience simples au sujet de la nature des activités et des productions savantes deviennent un principe d’action premier dans la préparation de plusieurs ateliers que je propose aux étudiants. « L’atelier de la pomme » est chaque année l’un des plus acclamés. La discussion débute par « Qu’est-ce qu’une pomme ? » — aux yeux d’un botaniste ? d’un nutritionniste ? d’un physicien ? Les réponses abondent. Et cela se poursuit : du point de vue d’un sociologue ? d’un historien des religions ? d’un anthropologue occidental ? Et doucement, la complexité et la relativité des points de vue apparaissent d’elles-mêmes. La multitude et la potentielle non-uniformité des définitions et des représentations de la pomme s’imposent. Et la conscience de la relation entre les façons de faire, les valeurs épistémologiques et les projets savants émerge d’elle-même. D’autres considérations viennent compléter la complexité et la profondeur du tableau. Qu’est-ce qu’une pomme du point de vue d’un médecin acupuncteur diplômé de troisième cycle de la Sorbonne ? L’acupuncture, pratiquée au Québec en tant que « technique » et enseignée au collégial, est ailleurs reconnue comme médecine à part entière et objet d’études doctorales par de grandes universités. Qu’est-ce alors qu’une « technique » ? Toutes les universités du monde ne sont donc pas spontanément d’accord ? Le statut « technique » serait-il inhérent à certaines visions du monde, à certains débats savants et à certaines guerres de pouvoir, dans la détermination de ce qu’il convient de faire ?

Enfin, l’atelier se termine par la question suivante : « Qu’est-ce qu’une pomme du point de vue d’un juriste positiviste québécois ? » Des feuilles ont été distribuées plus tôt aux étudiants, feuilles sur lesquelles un extrait de la Loi sur les produits agricoles a été trafiqué comme si cette dernière avait été modifiée la veille — de façon à y inclure des modifications loufoques. Bien sûr, la pomme y sera définie par un législateur particulièrement peu au fait de la science, dont le propos peut être politiquement douteux (si, par exemple, il proscrit sa culture en sol québécois à des fins d’importation de pommes américaines caramélisées commercialisées par une multinationale), mais pleinement souverain ! Lentement, mais sûrement, et à l’occasion de bien des rires, l’apprenti juriste découvrira ainsi les caractéristiques de sa si particulière et si unique identité savante. Il sera amené, simultanément, à remettre en question le sens, affectivement et socialement lourd à porter en contexte de scientisme larvé, des étiquettes « dogmatique » et « technique » dont sa perspective est affublée. Il redécouvre notamment ceci : 1) un juriste ne peut répondre à une question simple, contrairement aux autres savants, sans consulter un écrit qui témoigne de la volonté d’un législateur, écrit qu’il pourrait ne pas avoir matériellement à sa disposition… une situation qui devrait alors le laisser sans voix (procédé dit dogmatique) ; 2) un juriste positiviste est formellement tenu de répondre ce que décrète la loi, quelle que soit la caducité scientifique du propos et quelle que soit la teneur morale potentiellement douteuse des choix législatifs (dogme de la neutralité axiologique) ; 3) pour répondre à une question, le juriste procède d’une façon qui diffère de celle des spécialistes des sciences humaines et sociales (dimension technique ou technologique).

Le projet savant du juriste moderne n’est pas de produire des connaissances en faisant obstacle à des modes d’explication du monde qui ont un jour semblé intellectuellement immatures à Auguste Comte, à Max Weber ou à Émile Durkheim. Son projet est plutôt de servir la volonté de gouvernance d’un État de droit regardé comme légitime à l’intérieur d’une nation. Il lui faut déterminer ce qui est conforme ou non à cette volonté de gouvernance grâce à une approche technique peaufinée par des générations de juristes modernes, fine et complexe, de repérage systématique des sources formelles du droit étatique (lois, jurisprudence, doctrine). La chasse aux papillons se fait-elle de la même façon que la pêche à la truite ? Pourquoi des projets savants différents devraient-ils appeler une uniformité méthodologique ?

Réflexion faite, est-il possible de rêver d’une meilleure préparation à l’étude des travaux de Paul Amselek et de Mark VanHoecke ? De Guy Rocher, Norbert Rouland, Lon Fuller, Ronald Dworkin, Karl Marx, Catherine McKinnon, Duncan Kennedy, Jean-Guy Belley, François Ost, Joel Bakan, etc. ? Chacun de ces auteurs porte le projet d’une certaine communauté épistémique et les valeurs épistémologiques conséquentes de ce dernier. Chaque projet et ses valeurs forment une approche donnée du droit qui, à son tour, soutient une définition, ou conception, donnée du droit. Des idéaux philosophiques et politiques différents sont inhérents à chacune de ces définitions. Enfin, devant toutes ces perspectives externes, la nécessaire revalorisation de la différence intrinsèque de l’approche de droit positif, si elle est déjà amorcée par le seul rappel de la beauté historique du projet qui lui est propre, est simultanément soutenue par le troisième et dernier principe énoncé ci-dessous.

Troisième principe : Adopter une attitude anthropologique face aux savoirs de l’Autre : l’interdisciplinarité comme interculturalité devenue pratique pédagogique[47]

Comme cela a été précédemment signalé, approcher l’interdisciplinarité non pas comme une zone d’expertise pointue réservée à quelques épistémologues, mais comme une zone de contact entre communautés culturelles aux us et usages différents, c’est aisément faire comprendre l’ampleur et la nature des difficultés à relever pour arriver au dialogue et, en même temps, donner accès à une foule d’instruments connus pour construire des relations pacifiques. Lorsque vient le temps d’explorer mille et un savoirs nouveaux et de les mettre en interrelation, l’attitude anthropologique devient simple sagesse lorsque les fossés communicationnels se creusent entre juristes et scientifiques hors faculté de droit et quand les guerres fratricides font des ravages au sein du milieu juridique.

Comme l’écrit Claude Clanet :

Chaque discipline a tendance à fonctionner comme un système clos, avec ses présupposés, son champ d’application, ses procédures, ses synthèses théoriques, etc., et même ses valeurs et ses mythes ; elle se “défend” au plan institutionnel et au plan social contre l’intrusion d’autres disciplines… bref, elle tend à se comporter comme un système culturel relativement clos et ethnocentré[48].

Il convient donc de garder constamment en tête le risque élevé d’ethnocentrisme méthodologique, mais aussi les tentations impérialistes qui accompagnent si facilement le travers ethnocentré : « Non, une discipline n’est pas a priori “meilleure” qu’une autre ! », faut-il sans cesse marteler[49]. « Non, aucun projet de connaissance n’a le monopole de la dignité savante ou de la validité “scientifique” ! » 1) adopter une attitude anthropologique à l’égard des savoirs signifie adopter une attitude de présomption d’égalité des valeurs épistémologiques, chacune ayant potentiellement accès à une égale scientificité ou à un statut de connaissance valable[50], et chaque projet savant porteur de discipline ou de paradigme est le site potentiel d’une force caractéristique et complémentaire que nous gagnons à mettre en évidence pour accéder à ses effets bénéfiques ; 2) adopter une attitude anthropologique à l’égard des savoirs, c’est aussi refuser ce mythe universitaire courant selon lequel l’interdisciplinarité est facile et acquise[51]. Pour y arriver, il convient de cultiver la mémoire de l’histoire, notamment celle d’une fermeture propre au positivisme kelsénien, ce qui permet d’envisager et d’expliquer la difficulté élevée d’un dialogue interdisciplinaire entre sciences hors faculté de droit et droit positif, ce que rappelle d’ailleurs Norbert Rouland :

Pour [Kelsen,] une science authentique du droit doit éviter tout syncrétisme avec d’autres disciplines, notamment la sociologie, trop infirme pour apporter des réponses positives aux questions suscitées par la vie des normes […] À l’évidence, cette perspective […] refuse toute approche interculturelle, demeure étrangère à toute idée de pluralisme, et milite en faveur d’une identification entre le droit et l’État[52].

Si, en raison de ses origines, le droit positif moderne comme discipline universitaire occidentale se révèle difficile à intégrer à une approche interdisciplinaire de qualité, il en est aussi de même avec d’autres disciplines. Certaines perspectives externes se révèlent historiquement allergiques au projet savant du juriste. Ainsi, l’immaturité épistémologique ambiante qui consiste à « oublier » l’histoire d’une perspective savante a pour effet de soustraire au regard le fait que certaines perspectives s’allient avec plus de facilité… et « se battent » aussi plus aisément. Par exemple, seule la mémoire de la constitution historique du projet propre aux sciences politiques permet d’expliquer l’antagonisme que cette discipline cultive plus facilement avec la perspective de droit positif :

Aujourd’hui la science politique est plus forte, plus « constituée » qu’elle ne l’était à l’époque, et elle a tendance à oublier ses origines. Elle est née d’abord d’un arrachement aux disciplines juridiques et elle garde des traces de cet arrachement : traces « positives » des institutions politiques, respectées comme discipline centrale, traces « négatives » de ressentiment à l’égard de tout ce qui, de près ou de loin, ressemblerait à un raisonnement de type juridique[53].

En fait, l’interdisciplinarité droit/non-droit constitue l’un des grands défis — sinon le plus grand — de l’effort interdisciplinaire contemporain, car elle ne fait qu’ajouter une difficulté extraordinaire à une difficulté déjà énorme, c’est-à-dire déjà jugée importante entre perspectives d’un même continent scientifique. Ainsi, Clanet écrit ceci :

L’interdisciplinarité […] est très souvent évoquée […] [i]l semble, [par contre,] que l’on s’arrête à cette évocation incantatoire puisque les approches réellement interdisciplinaires — dans lesquelles à propos d’un objet commun, les efforts de compréhension, d’analyse, d’interprétation, prendraient le pas sur le souci de cohérence intra-disciplinaire — sont, en quelque sorte, l’arlésienne des sciences humaines[54].

Concrètement, aborder une discipline en cultivant une attitude anthropologique, cela signifie finalement accepter de remettre en question notre rapport savant actuel à la définition de l’objet, ce qu’explique Pierre Noreau :

Chaque discipline dit sans doute quelque chose de vrai sur le droit, mais à quelles conditions ces « vérités » peuvent-elles se compléter ? L’interdisciplinarité exige moins la définition d’un objet — d’un même point de jonction, supposé unidimensionnel et pareillement compris par chaque spécialiste — que d’un « espace partagé » capable d’intégrer la perspective de chaque discipline [sans qu’aucune n’y soit étouffée par la voix dominante de l’autre][55].

Changer de rapport à la définition de l’objet signifie concrètement, par exemple, faire le deuil de l’idée que travailler ensemble suppose arriver à une définition consensuelle unique[56]. La méthode d’un glossaire consensuel construit en commun peut y aider : 1) un étudiant relève un terme nouveau et inconnu au cours de ses lectures ; 2) le groupe contemple ensuite la multitude et l’ampleur appréciables des définitions spécialisées de ce terme ; 3) une définition non pas « meilleure », mais manifestement « plus utile » à la communication entre juristes placés dans le contexte d’un cours de fondements du droit, est alors collectivement adoptée. À noter que cette initiation progressive au langage propre à la théorie du droit permet à la plupart des étudiants, en fin de session, de posséder les rudiments langagiers nécessaires à une communication de base entre théoriciens et positivistes. C’est dire à quel point le fossé communicationnel entre pairs juristes d’une même faculté de droit est facile à combler si on se donne la peine de chercher à le faire.

Le temps des évidences disciplinaires, des contenus didactiques et des enseignements de forme catéchistique semble tirer à sa fin. Pour conclure en harmonie avec les conclusions de Sophie Caratini, j’estime qu’il est urgent, à l’intérieur de l’université contemporaine, d’apprendre à faire le deuil d’« une épistémologie générale à prétention théorique » et d’apprendre à construire ensemble les voies nouvelles qui nous permettront « d’esquisser une [anthropologie des disciplines, ce qui inclut] une… anthropologie de l’anthropologie[57] ». Le tout si la résolution solidaire des crises et le dialogue à des fins de justice planétaire nous tiennent à coeur, bien sûr…

2.2 Des résultats réjouissants[58]

L’entreprise de rénovation pédagogique du cours « Fondements du droit » était modeste. Cependant, des retombées positives immédiates ont accentué l’intérêt de cette démarche. D’abord, lors des évaluations intratrimestrielles et finales, les résultats obtenus ont largement dépassé les attentes de la professeure. Plusieurs travaux des étudiants de premier cycle se comparaient avantageusement aux écrits de nouveaux doctorants tant la réflexivité critique se montrait accessible à des étudiants non encore complètement formés à la dogmatique : il leur suffisait alors de continuer à mobiliser l’approche encore fraîche des sciences apprise au collégial, c’est-à-dire sans avoir encore complètement associé « formation universitaire » et « neutralité axiologique non réflexive ». Des apprentis juristes, en première année, tenaient subitement des propos qu’il semblait auparavant naturel d’associer aux seuls théoriciens du droit aux études supérieures. Par exemple, certains affirmaient s’intéresser au concept de « droit mou », rapidement abordé en classe, ou encore à l’« autopoïese » de Teubner et Luhman qu’ils expliquaient en demandant des références supplémentaires. D’autres remettaient explicitement en question les choix politiques implicites du Code civil du Québec[59]. Plusieurs élaboraient des approches critiques complexes directement liées aux actualités et se réjouissaient de maintenant comprendre ces « nouvelles » qui, auparavant, ne les intéressaient pas. La qualité moyenne des travaux était incroyablement élevée. L’idée est donc venue d’observer les résultats un an après. Les sciences de l’éducation abondent en études qui révèlent la courte survie des enseignements universitaires. Dans quelle mesure les acquis survivraient-ils au temps et à l’environnement plus fermement positiviste des cours subséquents ? Où en seraient la réflexivité et la pente critique ? La maturité épistémologique aurait-elle survécu ?

Pour répondre à ces interrogations, un sondage a été conduit auprès d’étudiants de deuxième année en faculté de droit montréalaise. Ces derniers avaient tous terminé un cours de fondements du droit au cours de l’année scolaire précédente ou encore le cours « Fondements du droit » à l’Université de Montréal. L’échantillon, aléatoirement composé de quatorze répondants, a été construit en deux groupes égaux : des personnes ayant suivi le cours « Fondements du droit » dans sa version réformée telle qu’elle a été décrite ici (groupe A) et des personnes ayant suivi un cours de fondements du droit sans réforme particulière. Il s’agit d’une recherche exploratoire et préliminaire et dont la taille de l’échantillon n’autorise pas la généralisation. Toutefois, l’exercice n’est pas scientifiquement vain, dans la mesure où il permet de confirmer la persistance de certains résultats positifs d’enseignement (dans des proportions qu’il reste à mieux déterminer) et la différence entre les réflexes des étudiants des cours de fondements réformés et non réformés (dans des proportions qu’il faudra aussi mieux préciser). À dessein, le questionnaire était court, pour favoriser des réponses rapides indicatrices de réflexes cultivés par les répondants. Deux questions ont été posées : la première ciblait l’aptitude à la réflexivité et à la maturité épistémologique, la seconde testait l’aptitude à concevoir l’interdisciplinarité comme habileté complémentaire et utile relativement à la pratique professionnelle du droit ou à la formation de juristes réflexifs, critiques et donc mieux à même de se révéler des êtres responsables en termes éthiques, déontologiques, juridiques et humains.

Voici les questions posées :

  1. « Que fait un étudiant de droit par rapport à l’étudiant en sciences humaines ? »

  2. « Quelle est, à votre avis, l’utilité d’un cours de Fondements du droit dans le cadre du baccalauréat en droit ou pour votre carrière de juriste ? »

Au moment où des théoriciens plaident pour une ouverture essentielle des juristes praticiens à l’égard du « contexte social[60] », où le Barreau du Québec s’ouvre à ce type de discours et en fait la matière d’un enseignement professionnel nouveau[61], les résultats obtenus sont réjouissants. D’abord, ils permettent d’observer une propension à la réflexivité critique qui perdure auprès de la majorité des répondants qui ont participé au cours revisité. Ils témoignent également de l’ouverture de ces étudiants à l’égard des autres disciplines et de leur compréhension de la différence méthodologique et épistémologique qui sépare les juristes des sciences sociales. Ces résultats confirment par ailleurs ce qui était redouté : l’enseignement non revisité des fondements perpétue, voire accentue le fossé entre juristes et spécialistes de disciplines différentes. Il laisse intacte l’impression étudiante, mentionnée plus haut, à savoir qu’un cours de fondements est de moindre importance parce qu’il est centré sur une transmission d’érudition classique ; il est vu tel un cours «  inutile » en vue de la pratique professionnelle du droit tout autant que sans intérêt aux yeux des personnes qui ne cultivent pas la nostalgie d’une culture générale jadis davantage valorisée.

À la question posée sur la distinction entre le travail d’un étudiant en droit et celui en sciences sociales, les répondants du cours « Fondements du droit » ont, dans cinq cas sur six, fait appel explicitement au concept de réflexivité ou à l’analyse des sources formelles (étatiques) du droit. Par exemple :

Un étudiant de droit regarde d’abord la loi, la jurisprudence et la doctrine. Il apportera aussi une attention aux différentes approches qui entourent l’application de cette loi (sociologie, psychologie, économie, etc.). Le juriste positiviste peut donc tenir compte d’autres choses que seulement la loi, la jurisprudence et la doctrine en faisant appel aux sciences sociales.

Un étudiant de droit, avec la notion de réflexivité, pousse son raisonnement et ses questions quant aux lacunes de certains raisonnements. Il se rend compte qu’en tant qu’étudiant de droit, il est nécessaire de se servir de plusieurs idées dégagées des sciences sociales pour comprendre et mieux pratiquer son métier.

Les répondants des cours de fondements non réformés, quant à eux, ne se sont jamais référés au concept de réflexivité. Une seule personne, sur huit répondants, a mentionné de vagues « limites du droit pour changer la société ». Les réponses obtenues, par ailleurs fort hétérogènes, révélaient rarement un rapport positif aux approches externes, mais souvent la tentation de hiérarchiser les différences d’approche à l’avantage du juriste :

[L’étudiant en droit] étudie davantage, il a plus de lectures, il va plus en profondeur dans les sujets alors qu’un étudiant de sciences humaines étudie en général plusieurs domaines différents. Les sciences humaines sont une bonne base aux études de droit.

Un étudiant de droit est un étudiant de sciences humaines qui s’intéresse davantage à la justice […] Il suit des cours de fond pour comprendre les différentes techniques et méthodes pour le domaine du droit. Le droit, c’est vraiment pour refaire la pensée de l’individu.

La question posée relativement à l’utilité pratique du cours « Fondements du droit » a, au sein de chacun des groupes de répondants, généré plus de réponses uniformes. Aucun des étudiants ayant suivi un cours non réformé n’a jugé ce cours nécessaire, deux d’entre eux ayant néanmoins parlé d’importance pour le développement d’une « pensée critique » ; cinq répondants ont affirmé que ce cours était inutile dans le cas du juriste praticien. À l’opposé, trois des répondants ayant suivi le cours revisité ont explicitement mentionné son intérêt pour le juriste praticien. Trois autres ont parlé d’« éveil à la pensée critique ». Voici des exemples de ces réponses :

Je pense que nous allons être plus outillés dans une plaidoirie, par exemple, en utilisant aussi d’autres disciplines. Le cours de Fondements [du droit II] nous a appris à pousser notre raisonnement et à argumenter non seulement avec le droit positif, mais avec différentes notions qui peuvent influencer le juge.

Amener le juriste à avoir un regard critique sur sa méthode, à ne pas seulement tenir compte des lois et de la jurisprudence aide un avocat. On réalise que plusieurs disciplines existent et qu’elles sont constamment en interrelation. [Le cours amène] l’étudiant à être plus créatif dans la recherche de solutions à un problème.

Les résultats obtenus, quelle que soit leur représentativité limitée, se révèlent encourageants. Ils permettent de croire qu’il est possible, dès le premier cycle des études de droit, de former les futurs praticiens à une approche réflexive et, même, que ces effets positifs demeurent présents un an après. Si les auteurs s’accordent sur l’importance d’un tel regard critique sur le droit, le défi actuel réside dans le fait de faire place à ce regard critique au sein de la formation de premier cycle, le tout en enseignant d’une manière véritablement capable d’encourager ces étudiants à poser ces regards critiques d’une façon mature, sur le plan épistémologique, à les intégrer harmonieusement à leur vie professionnelle, universitaire et citoyenne future et, idéalement, à contribuer au dialogue interdisciplinaire et interculturel en faculté de droit comme dans le reste du monde.

Conclusion

Il existe certainement autant de façons d’enseigner un cours de fondements du droit qu’il y a de professeurs de droit qui le donnent. C’est inévitable et même heureux. Par la force des choses, un professeur ne peut investir les espaces discrétionnaires autour d’un contenu fixe qu’avec ce qu’il est, sur le plan savant et humain, et c’est vraisemblablement là que se situent une des beautés et la force pédagogique même de l’enseignement[62] — par opposition à un documentaire télévisé, à un déversement homogène et fixe de contenu préenregistré. Cependant, le contexte actuel de l’enseignement, en faculté de droit québécoise, se prête probablement volontiers à une légère concertation des professeurs des cours de fondements dans la mesure où ceux-ci appartiennent vraisemblablement à une majorité de juristes « plus théoriciens » par rapport à une autre majorité qui se fait probablement « moins alternative[63] ». L’heureuse aventure d’une revisite locale de ce cours, relatée dans le présent article, permet de soupçonner qu’un minimum d’efforts consentis à un changement de forme peut tout de même apporter une grande différence en matière de paix facultaire à construire tout autant qu’en fait de dialogue interdisciplinaire et interculturel à promouvoir. De toute évidence, la jeune élite étudiante que nous accueillons dans nos facultés contingentées, effectif de plus en plus international et multiethnique, s’avère clairement assoiffée de citoyenneté mondiale, de justice planétaire et d’interculturalité productrice de rencontres enrichissantes avec l’Autre. Nul ne saurait rêver, finalement, d’un profil mieux à même de partager l’idéal de maturité épistémologique — et humaine tout court[64] — que met en avant la réforme ici proposée. Née à l’heure de l’inquiétude environnementale et des progrès techniques et consuméristes effrénés, qui vont souvent de pair, la génération qui s’engouffre présentement dans les classes de droit se révèle non seulement particulièrement apte à cultiver des aptitudes de connaissance nouvelle, mais aussi hautement désireuse d’agir en ce sens. Pourquoi, alors, perpétuer des habitudes d’enseignement de toutes parts critiquées ? Bien sûr, les doyens, les traditions facultaires et les barreaux demeurent les grands décideurs, explicites ou non, dans la définition du cursus. Cependant, les crises qui marquent le monde d’aujourd’hui — environnementales, démographiques, économiques, etc. — appellent un effort critique et de renouveau chez tous les savants. Les juristes n’échappent pas à cette injonction mondiale et cette dernière pèse plus fort encore sur le groupe des théoriciens dont la force est, par définition, de tabler sur la créativité et l’effort de construction nouveau. Et pourquoi ne pas commencer à changer le monde… un professeur ou un cours de fondements à la fois ?