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Il faut commencer par là ! Par un peu de débroussaillage dans le domaine de l’épistémologie juridique ! Il y a en effet un besoin criant pour un tel ménage, ne serait-ce que pour émonder un monde juridique qui croule sous le poids des « partis pris » non assumés ou encore des modèles idéologiques lourds et contre-productifs, mais, surtout, pour apporter un vent de fraîcheur sur le dogmatisme qui accompagne et qui hypothèque aujourd’hui lourdement ce qu’on appelle communément la « science juridique ».

En conséquence, l’objectif que nous nous donnons est de tracer une ligne de démarcation épistémologique à l’égard d’un surinvestissement dogmatique où s’engloutit une large portion de la pensée juridique contemporaine. Il s’agit, en d’autres mots, de procéder à un défrichage salutaire dans un domaine juridique qui en a cruellement besoin et où il convient d’arracher les mauvaises herbes, les plantes malades, les pousses sans avenir. En ce sens, nos propos servent surtout de préliminaires, de prolégomènes, à l’égard d’une pensée épistémologique qui désormais ne vise que la possibilité du droit à l’intérieur de la modernité juridique ; bref, une finalité prophylactique accompagne nos réflexions juridiques et philosophiques.

Afin d’atteindre notre objectif, nous procéderons par l’analyse de quatre thèses d’épistémologie juridique, à savoir : (1) que le droit « n’existe » pas ; (2) que la « factualité » ne permet aucun raisonnement sur le « droit » ; (3) qu’il n’existe aucun « déjà-droit » rationnellement disponible dans ce monde ; et (4) qu’il est irrationnel (et illogique) de croire qu’en semant des concepts on récolte le droit. Si ces quatre thèses sont expliquées l’une après l’autre, il faut garder à l’esprit qu’elles s’imbriquent, s’épousent et s’enchaînent rationnellement telles des poupées russes pour, ensemble, s’échafauder en une série de positionnements épistémologiques mettant en valeur une compréhension moderniste du droit.

1 Thèse 1 : Affirmer que le droit n’existe pas

Notre première thèse soutient avec fermeté que le droit « n’existe » pas ! Il nous faut accepter ou admettre que le droit n’a aucune « existence » réelle ou empirique dans le monde. Le droit n’a aucune existence physique ou matérielle dans le monde social ou politique, et encore moins une existence sur le mode de l’existant ou l’effectif, pour ne rien dire de l’être ou de l’avoir, et qu’il convient en fin de compte d’agir et de penser en conséquence. Il faut chasser le penchant irrationnel et dogmatique de parler du ou sur le droit comme s’il existait d’une façon ou d’une autre, puisqu’il n’existe pas. Le mode d’un « existant » est inadéquat en ce qui concerne le droit.

Il n’existe en ce sens aucun « objet » dit « droit » dans le monde réel, matériel, factuel ou simplement « palpable » ! Le droit n’a pas ou n’est pas un « en soi », et nous n’avons aucun moyen scientifique qui puisse nous permettre de savoir à quoi peut correspondre réellement, effectivement ou objectivement cette représentation symbolique dit « droit ». Il est donc erroné d’écrire et de penser comme si le « droit » existait comme « objet » que l’on peut appréhender ! Nous observons pourtant que plusieurs théoriciens, ou encore des écrivains de doctrine et de dogmatique dite opportunément juridique, écrivent, parlent, raisonnent et prétendent que le droit « existe ». Ils ne se servent pas littéralement du mot « existence » (ou « empirique »), mais vont plutôt situer la question du droit sur l’axe de l’être et de l’avoir, pour ne citer que cet exemple. Dans ce courant, deux écoles théoriques et dogmatiques, qui certainement s’imbriquent l’une dans l’autre, peuvent aisément être identifiées.

Une première tradition (ou faction) structure le parler « droit » sur le mode de l’être et prétend que le droit existe dans la « réalité », dans la « société », dans la « matérialité », dans les « faits » et ainsi de suite, en mobilisant quelques mots à cet effet. Pour cette tradition, le « droit » existe parce que sa matérialité se reflète dans une panoplie de concepts qui témoignent fidèlement que ce « droit » existe. Les mots habituellement utilisés laissent croire que le droit s’observe par l’existence de « règles de droit », de « normes », de « normativité », ou encore par des mots tels que « l’État de droit » ou par d’autres procédés linguistiques du même ordre. La stratégie discursive mise en branle postule en somme que l’utilisation de ces mots confirme leur existence dans la réalité et comme étant authentiquement là en tant que « droit ».

Une deuxième tradition (ou faction) structure le parler « droit » sur l’axe de l’avoir et prétend que le droit existe parce que nous possédons des « droits ». Dans la lignée de cette stratégie discursive, le monde est plein et rempli des « avoir-droits » distribués aux individus, de même que, plus modestement, aux entités collectives ou corporatives. Dans cette conception, le droit apparaît tel un trousseau que chaque individu reçoit à sa naissance (mais surtout pas avant !) et qu’il délaissera à sa mort (et encore !). C’est un monde de l’avoir — un monde de consommation — où le « droit » est pensé comme une marchandise ou encore, plus aristocratique, comme un statut social. À la limite, un tel octroi de statut social (ou politique ou, erronément, « juridique ») peut surtout servir pour absorber (et rendre irrationnelle) la question du « droit » à l’intérieur des concepts métaphysiques tels que « souveraineté », « égalité », « dignité » et tutti quanti.

Réitérons donc que les deux traditions s’imbriquent l’une dans l’autre et qu’il peut même être difficile de les rencontrer dans la splendeur de leurs puretés exclusives. Ainsi, un théoricien moderne du droit peut facilement succomber au désir de piocher allégrement dans l’une ou l’autre ou les mélanger à sa guise, à la mesure de l’étendue de ses investissements dogmatiques ou idéologiques. D’ailleurs, le mélange de l’être et de l’avoir (présupposés de « droit ») se prête au jeu de la créativité et de l’imagination de l’alchimiste.

Ce qui résulte d’une telle construction psychologique dite de « droit » peut être approfondi sur le plan épistémologique. Confirmons d’abord, en nous situant strictement au niveau de la « conscience psychologique », que le chercheur (ou plutôt l’idéologue-juriste) se forge d’emblée une image psychologique intermédiaire entre lui-même et le « droit ». Le postulat de l’existence du droit ne sert ici, illégitimement et idéologiquement, qu’à construire un écran intermédiaire de scientificité et le plus souvent un recours à une construction idéologique (voire métaphysique) qui sait toujours où le « droit » se loge dans la réalité. Il s’agit, épistémologiquement parlant, d’un écran psychologique intermédiaire qui rassure le chercheur quant à l’existence du « droit » là où sa psychologie lui dicte qu’il existe ou qu’il se trouve ! Il en résulte ainsi que le « droit » est là où il doit psychologiquement (ou « empiriquement ») exister, là précisément où la conception psychologique le trouve, à savoir en tant qu’une émanation psychologique intermédiaire qui épouse les formes linguistiques qui la confirment sur le mode d’un existant, de l’être et de l’avoir.

Soulignons ensuite, en nous situant cette fois au niveau de la « pseudoscience », que se trouvera alors la nécessité, pour un partisan d’un mode existant du « droit », d’introduire l’image que le « droit » relève d’un savoir, d’une connaissance ou encore d’une science. Il s’agit de construire consciencieusement l’image-objet du « droit » comme quelque chose qui se « découvre », qui se « sait », qui se « connaît » ou qui s’« expérimente scientifiquement ». Remarquons également que le « droit » (ou l’idéo-droit qui le remplace ici) relève d’une positivité (de l’être ou de l’avoir, selon le choix) et qu’il faut alors que celui qui « sait » parle en son nom. Il s’agit en fait de faire accepter, ou concevoir, que le droit est un domaine d’exception auquel, concrètement, l’homme et la femme ne doivent pas toucher et à propos duquel ils doivent, encore moins, oser prendre la parole. Le droit serait donc un domaine exclusif aux gens qui savent, qui connaissent et qui font de la « science ».

Quant à l’ancrage dans le « réel », il s’agit, théoriquement, de faire alliance avec un pouvoir organisé ou institutionnalisé, ou plus exactement avec un des centres du pouvoir qui gravitent autour du « droit », ou dit plus lucidement : qui fait tournoyer le « droit » sur lui-même en tant qu’émanation de l’autorité ! En fin de compte, il s’agit d’un choix idéologique dans le sens précis qu’il faut de l’efficacité, un moment de matérialisation d’un pouvoir agissant dans le monde pour assurer la pertinence du mode d’existence préféré. Celui qui, par exemple, a investi l’axe de l’« être » sera enclin à le concrétiser sur le plan des juges ou encore de la législature, car cela lui permettra d’affirmer, preuve à l’appui, qu’il a vu juste et que l’effectivité de ces institutions confirme sa conception du droit (ou simplement de l’« idéo-droit » adroitement mobilisé). Celui qui, de son côté, opte pour l’image de l’« avoir » sera attiré vers l’efficacité du « droit » sur le plan du sociologisme, du « pluralisme » et autres constructions idéologiques semblables à la mode.

Il devient aisé de concevoir les raisons pour lesquelles la thèse d’un droit « existant » récolte un tel succès dans les milieux juridiques et de comprendre un tel engouement puisque cela procure un réconfort psychologique quant à un droit supposé immédiatement opérationnel hic et nunc — et où il n’est plus nécessaire de faire le chemin de Canossa pour avoir la certitude ou encore pour faire du « droit ». Cette imagerie dite de « droit » est psychologiquement rassurante ; or, il ne s’agit en fait que d’un écran de fumée où la séduction, voire la force illusoire, des mots remplace finalement le « réel » (compris sobrement, en ce qui nous concerne, en tant que le vécu des hommes et des femmes de ce monde). Il faut plutôt se rendre à l’évidence qu’il est, strictement parlant, impossible de prouver le droit ou d’y avoir accès en employant le mode d’un « existant » et que ceux qui s’engagent dans une telle avenue risquent autant leur santé intellectuelle que le bien-être de leur conscience.

Nous avons en fait tort, terriblement tort, de croire à la beauté de la chimère (ou de l’être) du « droit » que nous imaginons régir nos sociétés modernes — en reprenant le mythe païen de Zeus régnant par le « droit » autant sur le cosmos que sur la société des êtres humains — et d’ignorer les nombreuses nations du monde où le mot « droit » brille, plus ou moins, par son absence. Loin des images métaphysiques d’un « droit » régnant, ou d’un état de fait ou de normativité, il s’agit de reconnaître, avec lucidité, que le droit ne régit rien, que tous les discours qui affirment que les conduites humaines sont régies par le droit ne sont pas exacts. Affirmons plutôt le contraire, à savoir que toutes les conduites humaines ne sont en rien régies par le « droit » (par l’« idéo-droit »). Loin de tels imaginaires, un peu de lucidité et de réalisme ne feront certainement pas de mal et serviront à défendre la santé intellectuelle du droit !

Insistons ainsi sur le fait que le droit s’inscrit uniquement dans le registre des possibilités et surtout en tant qu’une possibilité qui se trahit et qui s’obscurcit rapidement si notre sens de la réalité et celui du « juridique » ne sont pas aux aguets. Vouloir toujours privilégier une solution pratique du droit, le défendre ardemment et inlassablement oeuvrer en faveur de la santé intellectuelle du droit, n’a de ce fait rien de fortuit, sinon représente, défendons-le, la voie où il faut s’engager sans illusion avec des raisons et des arguments. Vu de cette façon, le droit s’engage fermement en faveur d’une possibilité pratique et se comprend donc autrement qu’un « existant » réconfortant et idéologique.

2 Thèse 2 : Écarter l’idéologie d’un saut des « données factuelles » vers le « droit »

Notre deuxième thèse défend qu’une factualité (ou un donné factuel ou empirique) ne permet aucun raisonnement sur le « droit ». Ici un rappel à David Hume suffit. Il convient toutefois d’admettre que nos contemporains se moquent de sa mise au ban de tout « paralogisme naturaliste », à savoir l’interdiction rationnelle de postuler un devoir-être à partir d’une proposition de l’être, ou encore l’irrationalité de faire un saut du « fait » au droit. Aujourd’hui, un tel rappel fonctionne plutôt mal, car si le droit est également « un fait », ce fait (ou « factualité ») doit pouvoir autoriser, imagine-t-on, le « saut » vers un autre « fait » pour finalement aboutir au « droit » ! Un partisan de la recherche « empirique » sur le « droit » (ou simplement sur une conception de l’idéo-droit factuel) se sent autorisé à sauter dans toutes les directions (et à confondre l’être et le devoir-être dans une soupe positiviste qu’il ne soupçonne même pas d’être irrationnelle) ou encore à se moquer éperdument de Hume et à sauter du « fait-droit » au « droit-fait ». Il est impératif de mettre une barrière et de condamner ce nouvel irrationalisme en raison des dégâts épistémologiques qui en résultent, pour plutôt réaffirmer que la « factualité » ne permet aucun raisonnement (ou saut) vers ou sur ou dans le droit.

Rappelons donc que si le droit existe (ce que nous récusons), ou encore si le « déjà-droit » (nous expliquons ce concept ci-après) est là dans la société ou dans le « droit » (ce que nous récusons également), il s’ensuivrait qu’il existe une factualité de droit déjà existante dans la société. Un théoricien peut subséquemment être tenté de prendre un raccourci pour prétendre que le droit est « déjà-là » en tant que factualité qui se confirme (idéologiquement — car aucune autre confirmation n’est épistémologiquement disponible ni valable !) au niveau sociologique, politico-logique, ethnographique, anthropologique, culturellement et ainsi de suite. En somme, un tel chercheur peut se créer confortablement une image maniable d’un « droit » factuellement et que nous pourrions, à force d’accepter une telle imagerie irrationnelle, reprendre et utiliser au niveau du « droit » juridique. Il s’agit en fait de « sauter » des factualités imaginées vers le droit opportunément dit positif et « déjà-là », ou encore d’introduire frauduleusement un « pluralisme du droit » le matin, que nous retrouvons le soir sous l’étiquette, plus sexy, de « droit pluriel », et ce, sans effort intellectuel de notre part.

Quelles seront donc les stratégies de nos apprentis alchimistes pour parvenir à un tel exploit ? Nous en identifions trois.

La première stratégie consiste à renommer ! On veillera ensuite à s’autoattribuer une position d’autorité où il sera admis qu’un mot en remplace un autre, ou encore à faire accepter B comme étant en vérité A, ou bien que Dupont est en vérité Dupond. Autrement dit, il s’agit de faire admettre que la coutume est « droit », que les moeurs sont « droit », que les habitudes sont « droit », que les obligations religieuses sont « droit » et ainsi de suite selon l’énumération factuelle que chacun préfère. En reprenant des factualités qui existent dans le monde, on peut les rebaptiser, les catégoriser, comme étant authentiquement de « droit », et ce, avec le contenu qui sied à la fantaisie factuelle mobilisée pour l’occasion. Cela permet surtout d’avoir à sa disposition autant de « fait-droit » que de « droit-fait » et de s’assurer du même coup qu’on ne peut jamais se tromper !

La deuxième stratégie consiste à affirmer qu’il existe un objet de recherche dit « droit » dans le monde et que nous pouvons, grâce à celui-ci, faire de la « recherche en droit ». En fait, deux chemins se croisent ici : l’un consiste à affirmer que l’objet dit « droit » existe empiriquement dans la réalité ou encore dans la société et que nous pouvons, en conséquence, faire de la recherche empirique sur ce même « droit » ; l’autre consiste à soutenir qu’il faut construire un objet dit « droit » et qu’à partir d’une telle construction la route est libre pour faire de la recherche en « droit ». Bref, suivant ces approches, ce qui est investi dans la construction est considéré comme étant présent dans la réalité ou dans la société. Si l’on arrive à faire admettre qu’il existe ainsi un « objet-fait » de droit, on peut en toute tranquillité faire de la recherche en « droit » dans les domaines de la sociologie, de la politologie, de l’anthropologie, etc., et, à l’inverse, « faire de la recherche » en sociologie, en politologie, en anthropologie et ainsi prétendre enseigner le « droit ».

Enfin, la troisième stratégie consiste à exploiter l’appréciation psychologique de la réalité sociale ou factuelle. Il s’agit, plus exactement, de travailler la psychologie humaine ou précisément notre propension à croire que le « droit » correspond à la réalité, pour ainsi prétendre que des situations sociales et factuelles (par exemple, pluralisme ou multiculturalisme) ou encore des mots à la mode (comme une fois encore le pluralisme) ou, enfin, la dynamique même de l’évolution factuelle (résumée dans des mots comme « reconnaissance », « pluralisme », « multi- » cela ou ceci, « post- » cela ou ceci) englobent la situation du « droit », voire l’état du droit. En fait, une caverne d’Ali Baba s’ouvre ici sous nos yeux où l’habituel « Sésame, ouvre-toi ! » est remplacé par le « Droit-fait/fait-droit, ouvre-toi » ! Or, le résultat sera le même : une caverne, ou un « droit », pleine de merveilles qui éblouissent les yeux et font tourner la tête. Comme tout conte de fées, il faut simplement y croire !

C’est en somme une image, une chimère qui se crée et qui n’admet que la construction d’un cercle de « droit à droit » pareil à un cercle de « faits à faits ». Autrement dit, il s’agit d’une imagerie inversée où désormais le miroitement platonicien des idées sera remplacé par la moirure des « faits », ou simplement par l’assurance et la confirmation que le « droit » se reflète dans le « droit ». Toute pratique identifiable factuellement sera ainsi automatiquement identifiable en tant que « droit » ; de même, les coutumes et les moeurs — surtout si elles sont exotiques ou possèdent une protection du type « politiquement correct » — seront également considérées comme du « droit ». Même l’éthique, à condition qu’elle soit factuelle, est « droit ». L’image qui en résulte, à savoir qu’il existe un répondant « droit » à tout ce qui se produit dans la société, est une idée tellement séduisante que tout le monde y croit et s’y accroche (surtout les juristes) !

Le partisan des « sauts du droit » peut en somme affirmer, avec certitude, qu’il n’exprime pas de souhait, d’idéal ou d’utopie ; avec véhémence, il claironnera qu’il ne saute pas de l’« être » au « devoir-être » (c’est-à-dire le « il-ne-faut-pas » humien) et, avec ardeur, il clamera qu’il n’énonce que le résultat ultime et final du positivisme scientifique, l’état du monde ou encore l’état d’un droit (ou l’État du droit) qui est supposé exister et s’exprimer par l’utilisation illimitée du suffixe « droit ». Il affirmera surtout et avec conviction que l’image factuelle qu’il a forgée du « droit » relève d’un savoir, d’une connaissance ou encore d’une science, dont la possession lui revient à titre unique.

Contre les partisans des « factualités » de droit ou des « sauts du fait-droit au droit-fait », retenons deux arguments.

Premièrement, soulignons que les faits, ou encore la « facticité », sont effectivement notre cadre de vie. Or, ce cadre de vie, de même que les événements qui s’y déroulent, heureux ou malheureux, nécessite toujours une interprétation, d’où le constat que tout « fait » peut être interprété de mille façons et que nous n’avons pas à faire appel à Nietzsche pour confirmer que les faits qu’on nous présente ne sont guère autre chose que des interprétations qu’on nous impose d’accepter sans protestation possible. D’ailleurs, le langage de l’interprétation, ou encore la « traduction », ne se désigne guère autrement qu’en tant qu’une langue de l’autorité et de l’hétéronomie et surtout en tant qu’une impasse qui nous mène vers l’antidroit. Abordant la question sous l’angle de l’épistémologie juridique, nous soutenons que l’« interprétation » ne peut donc être qu’une position monologique insuffisante et toujours en manque d’un éclaircissement argumentatif pour le purger d’un antijuridisme congénital. Cela est d’autant plus vrai que les faits n’auront jamais d’autorité en « droit » !

Deuxièmement, poursuivons notre argumentation, mais cette fois contre les partisans des « sauts du droit », en rappelant que, lorsque la question du jugement devient tellement importante dans et pour le droit, c’est parce qu’en droit il n’y a pas de « jugement de fait » possible. Les « faits » n’existent pas en droit et, pire encore, le droit ne pourrait permettre d’accepter un discours de « faits » qu’au risque de perdre, littéralement parlant, son « âme » et surtout de déraper vers son contraire, à savoir vers le non-droit ou simplement vers l’oppression d’autrui ! En droit, seule la question de « preuve » compte. Les interrogations sur les « faits » n’ont de sens que dans la mesure où elles peuvent être contestées et écartées argumentativement dans le cadre d’une procédure équitable.

En somme, il est irrationnel de croire qu’une problématique juridique puisse être résolue au niveau factuel ou encore de présumer qu’une quelconque factualité puisse permettre de faire un saut vers le droit ! Il s’agit d’une fraude intellectuelle de faire croire que nous pouvons nommer des factualités « droit » pour les considérer idéologiquement comme tel ! Rien de sain ne peut découler d’un tel exercice.

3 Thèse 3 : Écarter l’idéologie du « déjà-droit »

Notre troisième thèse défend, en droite ligne avec la précédente, qu’il faut impérativement écarter toute conception, idéologique ou référentielle, à un « déjà-droit ». Cela n’existe pas ; il n’y a pas de « déjà-droit » dans le monde ou dans les sociétés. Autant le droit n’a aucune existence physique, matérielle ou sociale, autant toute imagerie de « déjà-droit » doit être écartée et rejetée avec vigueur hors de notre horizon juridique. Il convient d’enrayer toute trace, toute idéologie, toute croyance qui postule l’existence ou la phénoménalité d’un « déjà-droit », à savoir l’image d’un « droit » qui est là et supposément « juridiquement ». Pour comprendre une telle thèse, il faut analyser le mécanisme idéologique à l’oeuvre dans une telle croyance d’un « déjà-droit » et l’effet terrible qu’il provoque quant à la compréhension (et à la possibilité) du droit.

Notre point de départ analytique est des plus élémentaires, à savoir que si le droit se fait en pratique, il « se fait en pratique » — mais la théorie, et tout ce qui peut se dire sur la pratique, est un tout autre sujet ! Le droit se constate en pratique et en post festum par une jurisprudence écrite au singulier, c’est tout ! Il n’y a donc aucune possibilité de « déjà-droit », d’où la nécessité pour les partisans du ou d’un « déjà-droit » de fusionner pratique et théorie pour obtenir un modèle de « déjà-droit » opérationnel et qu’ils pourront modeler à leur guise…

Longtemps les juristes, même les plus aguerris parmi eux, ont en effet cultivé une idéologie de l’immédiateté entre les deux domaines de la pensée juridique. À les croire, c’est comme si l’un suivait l’autre dans une dialectique du miroir, ou simplement dans le miroitement de deux pages d’un livre où l’une des pages se reflète dans l’autre en tant qu’équivalence discursive. C’est comme si le langage, ou encore le degré de « lisibilité », était supposé se miroiter de la page droite à la page gauche, ou, comprenons bien, de la page théorique à la page pratique : « déjà-droit » d’un côté et « déjà-droit » de l’autre.

C’est effectivement cette imagerie du miroir qui est reprise par les théoriciens du « déjà-droit », car si l’image miroitante est là, le résultat, selon eux, est que cette forme d’idéologie peut immédiatement être escomptée en tant qu’une fusion qui exprime à sa façon le « déjà-là », à savoir le « déjà-droit ». Certes, s’exprime ainsi la vérité simple relative à la « traductibilité » de la pratique et de la théorie, mais elle décrit de surcroît l’image d’une traduction déjà faite, déjà là et opérationnelle en tant que telle, et surtout l’image idéologique, en soi plus spéculative qu’irrationnelle, d’un « déjà-droit » qui se « miroite » et qui est donc toujours supposément là, « du pareil au même » : droit d’un côté, droit de l’autre ! En d’autres mots, il s’agit d’une confusion des deux et l’image d’un « déjà-droit » qui ne renvoie que vers « le retour » — toujours miroitant — soit vers la théorie de la pratique, soit vers la pratique de la théorie.

Une des raisons qui expliquent le succès du déjà-droit dans le domaine du droit relève de la relation entre pratique (c’est-à-dire ce qui concerne les faits, la réalité, l’action/une manière d’agir rationnellement, l’argumentation) et théorie (soit l’ensemble des « connaissances »/savoirs abstraits/spéculation intellectuelle à caractère hypothétique) en droit. Il est facile d’imaginer comment un tel réductionnisme, qui est en soi une absurdité épistémologique, a tout pour séduire le monde juridique. Un théoricien, ou encore un « dogmaticien » du droit, pourrait avec aplomb déclarer, ou plus subtilement laisser croire, qu’il « écrit le droit ». Il pourrait même imaginer des concepts tels que « règle de droit », « norme juridique », « validité juridique », « constitutionnalité », « principes juridiques », pour ainsi faire passer la théorie comme étant la pratique, ou encore le « droit ». Un concept théorique issu d’une telle fantaisie constitue en fait un « pont » — ou encore un trope de circonstance — avant de devenir un langage à part dans lequel théorie et pratique ont fusionné dans l’image d’un « droit déjà-là », ou un « idéo-droit » de circonstance ! Le seul absent dans une telle danse des tropes, à savoir le concept de l’« État de droit », devra par la suite se faire inviter à se joindre à la fête pour bien sûr devenir, tel un jubilaire, le « monument idéologique » à célébrer en tant que confirmation du « déjà-droit ».

De telles manoeuvres peuvent servir, au niveau d’une idéologie collective, à souder, autant que possible, une société de plus en plus hédoniste et narcissique, autrement dit pluraliste et multiculturelle, pour ainsi stabiliser les attentes à l’intérieur d’un cadre de l’a priori. Ce qui se perd cependant, c’est l’horizon du sens pratique à l’intérieur de notre modernité juridique.

En conséquence, celui qui croit à un tel « déjà-droit », nonobstant son mode d’énonciation ou de justification, risque de ne rien comprendre dans une société moderne, ni la réalité contemporaine, ni l’exigence juridique. Lorsque nous acceptons la position du « déjà-droit », il y a péril en la demeure puisque cette idéologie se dresse aussitôt comme un obstacle, un mur, une « légitimité » illégitime qui empêche tout jugement juridique adéquat sur les faits et qui, pire encore, risque de laisser triompher la force, le pouvoir ou les oligarchies qui nous gouvernent si adroitement. La menace que ces dernières font peser sur toute entreprise juridique se renforce d’ailleurs par la facilité avec laquelle elles peuvent se servir de l’idéologie du « déjà-droit », le masquant en utilisant des mots tels que « constitutionnalisme », ou « doctrine du droit », ou « expertise juridique », ou toute autre formule du même acabit, en vue de faire courber toute objection, de briser toute résistance qui souhaite un droit moderne.

Appuyons donc avec conviction l’argument suivant lequel aucune conception de « déjà-droit » ne doit être acceptée ! Il convient plutôt de soutenir que la question du droit se résout en pratique dans un monde réel avec des individus en chair et en os et ne se présente finalement que comme l’aboutissement d’une controverse résolue d’une façon procédurale, discursive, argumentative, dialectique et par un jugement judiciaire approprié. Si chaque juriste ou avocat peut avoir ses propres interprétations concernant le droit qu’il convient de se donner, c’est une tout autre question de forger des arguments acceptables pour tous ou juridiquement. Le droit se fait donc en pratique et toute croyance dans un « déjà-droit » n’a pas d’objet ; il n’existe pas de bon ou de mauvais droit, ni de « déjà-droit », mais plutôt un travail interprétatif et argumentaire bien ou mal fait par des juristes, des avocats ou des avocates et des juges. Si nous faisons mal le droit, le droit sera « mauvais » ; si nous faisons bien notre boulot de juriste, le droit sera « bien ».

4 Thèse 4 : Semer des concepts pour récolter (illusoirement) le droit

Notre quatrième thèse rejette vigoureusement la nouvelle tendance qui consiste à semer des concepts pour récolter le « droit ». Or, quand nous disons « nouvelle tendance », cela n’est pas strictement exact puisqu’il s’agit plutôt d’un retour en force d’une des maladies infantiles de la théorie et de la doctrine du droit, et qui revient à la mode avec plus de puissance et de vigueur grâce au manque de vigilance intellectuelle et aux anticorps théoriques des juristes. Il s’agit donc d’un avatar d’hier qui revient aujourd’hui et contre lequel il faut insister sur ce qui devrait être évident pour tous, à savoir que rien ne s’obtient par le fait de devenir propriétaire de concept ou en semant des « concepts » à tout vent en croyant, ou en laissant croire, qu’on a ensemencé du « droit ».

La stratégie des semeurs de concepts et leurs tactiques pour s’accaparer du terrain et du pouvoir à l’intérieur de la science juridique, peuvent être exemplifiées en analysant les trois étapes discursives le plus fréquemment utilisées.

La première étape discursive utilisée par les semeurs de concepts consiste à faire croire qu’il existe un ou des concepts juridiques. Si donc les juristes refusaient historiquement toute existence « juridique » aux concepts, il en est tout autrement pour les semeurs de concepts : selon eux, il faut que le concept ait une existence juridique selon la sensibilité de l’idéo-droit propre à chaque partisan. Dès que ce résultat est atteint, on peut alors croire et faire croire que l’on a trouvé le droit, là où l’on a semé le concept. Si l’on veut, on peut aussi croire et faire croire que des mots comme « propriété », « contrat », etc., sont déjà « juridiques » et font partie du droit. Le concept de « contrat » n’est donc pas uniquement un « contrat », mais il est « juridique » in se ! Par une telle alchimie (sans oublier que c’est la controverse concernant l’interprétation pratique d’un contrat qui se dit juridique en tant que signalement d’un mode de résolution de la même controverse), la notion désormais « juridique » commence une vie à part en tant que notion idéologique propre. Une « vie de concepts » qui n’a strictement rien de « juridique » autrement que par la fantaisie conceptuelle qui peut être investie par le semeur de concepts ! C’est l’autarcie du juridique.

La deuxième étape discursive consiste à faire admettre que certains mots, concepts, notions, etc., n’ont pas été correctement compris comme étant du « droit ». Il faut, pour celui qui a foi en un semeur de concepts, corriger une telle méprise et accepter que certains concepts sont devenus du « droit » ou sont « juridiques ». Historiquement, des concepts exotiques comme « norme », « normativité », « règle », « règle de droit », « principe », « souveraineté », « contrat social », « justice », « efficacité », et tutti quanti, ont ainsi pu s’imposer avec succès comme étant magiquement « juridiques » ou de « droit ». Mais un semeur de concepts peut aujourd’hui reprendre avec élégance et conviction d’autres concepts de son cru, tels que « souveraineté », « peuple », « nation », et ainsi de suite, comme étant également du droit. Il peut aussi chercher avec délectation dans d’autres disciplines universitaires pour trouver des concepts qu’il peut renommer et rénover comme étant du droit.

La troisième étape discursive, particulièrement affectionnée par les semeurs de concepts, consiste à croire et à faire croire que d’autres mots, concepts, notions, etc., recèlent une composante dite, opportunément, de « droit ». Ainsi, le « développement durable », le « commerce équitable », l’« aide au développement », l’« équité halieutique », et ainsi de suite, sont déjà, par magie, du « droit » et sont « juridiques ». Si tous ces concepts récoltent aujourd’hui beaucoup de sympathie dans un monde déboussolé, pourquoi ne pas déclarer, en semant le concept, que tout cela est déjà le « droit » ? On peut ainsi prétendre que les concepts sympathiques rejoignent, par la force des choses, le « droit » comme l’expression de son progressisme et de son ouverture sur le monde. Si ça va mal dans un coin du monde, pourquoi ne pas y semer le concept du « droit » et affirmer que le « droit » n’est pas respecté !

Comme nous pouvons le voir, les semeurs de « concepts » adorent faire croire que les concepts sont, par envoûtement, déjà « juridiques » ou encore « du droit ». Puisque cela est réconfortant, pourquoi ne pas y croire ? Pourquoi ne pas prendre les concepts, supposément « de droit », comme point de départ et construire une weltanschauung (soit une idéologie du monde) pour les juristes ? Que cela donne précisément un catalogue de concepts — tous présupposément juridiques — toujours là pour recevoir une bénédiction métaphysique (ou doctrinale) procure une certitude pour un semeur de concepts, une assurance qui lui permet, estime-t-il, de construire la doctrine ou la science du droit.

Il en résulte qu’une telle « science juridique » devrait nous offrir des concepts, des « normes », des « règles », des « principes » propres à la doctrine du droit, tout comme une quincaillerie du coin nous équipe en outils. Un semeur de concepts dits de « droit » peut se comparer à un gérant de quincaillerie qui tient un vaste inventaire prêt à toute éventualité et malchance du monde. Il opère cette quincaillerie pour rafistoler les vieux concepts en tant que « droit », pour en forger de nouveaux, ou encore pour mettre des contenus nouveaux dans des concepts déjà existants.

En fin de compte, c’est inéluctablement le langage comme « pouvoir » qui s’atteste puisqu’une fois que la doctrine/dogmatique (toujours opportunément caractérisée comme droit) a été mise en selle comme maître des mots, tout dépend précisément du concept retenu ! Celui qui a été attentif au développement de la théorie, quant à l’écriture de la dogmatique juridique, ne peut ici que devenir un peu dubitatif, car, si nous nous rappelons la fameuse école de Begriffenjurisprudenz, c’est-à-dire l’École des concepts, tout retourne au point de départ : dans une idéalisation des concepts qui évacue, proprement dit, toute question de droit. Si cette école a effectivement été considérée comme le sommet de la théorie du droit au xixe siècle (et même au début du xxe siècle), n’est-il pas curieux d’observer la manière dont elle revient, telle une onde de choc, au xxie siècle ? La première fois comme comédie, ainsi que l’aurait écrit Marx, mais cette fois en tant que tragédie.

Il y aurait certes davantage à dire sur l’idéologie de « semer des concepts pour récolter le droit », sur ses variantes et ses avatars, mais rappelons que, aussi séduisante et réconfortante que puisse paraître une telle conception, il y a des raisons rationnelles de la rejeter. Une telle idéologie absorbe ou cristallise toute question du droit à l’intérieur d’une dogmatique (elle aussi désignée à tort comme « droit ») et fait que cette question du droit se trouve disqualifiée au profit du « concept » à la mode ou qui prédomine dans la dogmatique, ou les deux à la fois. De là notre avis que cette conception de l’idéo-droit a pour effet néfaste de livrer l’individu en chair, os et âme — pour ne rien dire sur la question de son positionnement en droit — à une conception doctrinale et dogmatique entièrement bornée et dépendante des forces d’hétérogénéité qui peuplent notre vie en société. Retenons, quant à ce dernier argument, que la « vie » des « concepts », surtout dans une modernité en continuel mouvement, échappe rapidement à son cadre strictement doctrinal pour rejoindre la distribution inégale du pouvoir qui caractérise une telle société, solidifiant ainsi les forces les plus obscurantistes et rétrogrades.

Que se cache-t-il derrière cette obsession de « semer des concepts » et derrière le rôle de gardien de concept qui en résulte, si ce n’est ce complexe d’infériorité qui gruge l’âme des juristes face aux scientifiques ou encore leur désir obsédant de faire, eux aussi, de la « science », ne serait-ce que par la jonglerie des concepts ? Il nous semble en effet que ce désir se résume en fin de compte à cette « logique de concept » qui n’a simplement rien à voir avec une scientificité normalement comprise. Le semeur de concepts ne se rend pas compte que la reprise des préceptes axiomatiques ou nomothétiques qu’il préconise sous le mode de « concept de droit » ne donne jamais de « science » et surtout pas en droit. Inéluctablement, il n’en résulte qu’un surinvestissement dogmatique (ou doctrinal) et un aveuglement chronique quant au sens à donner à la question du droit dans une société démocratique.

5 S’affirmer de manière plus réaliste

Si nous avons raison, en tout ou en partie, nous rencontrons alors des problèmes dans le domaine des sciences juridiques. Nous avons des problèmes :

  1. relativement à une « scientificité » qui ne fonctionne plus adéquatement et surtout qui ne nous protège plus correctement contre un obscurantisme de plus en plus présent dans l’écriture du droit ;

  2. quant à notre façon d’écrire la doctrine (ou la dogmatique) d’aujourd’hui dans laquelle se constate une abdication intellectuelle de plus en plus inquiétante et idéologique ; et

  3. concernant la démarcation épistémologique à l’égard des « idéo-droit » et des irrationalités qui s’infiltrent en droit ou encore qui adorent abuser du mot « droit » pour des raisons obscures ou simplement pour saupoudrer un discours à la mode.

Loin de nous l’idée de vouloir résoudre ces problèmes dans le cadre du présent essai. Notre objectif est plutôt de faire une prise de conscience, d’ouvrir le débat pour alimenter les réflexions et de ne jamais céder un pouce ou un centimètre de terrain aux jeux de pouvoirs de nos sectateurs. En ce sens, nous sommes, quant à nous, partisans d’une modernité juridique où il fait bon vivre !