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La pensée juridique se cherche. C’est un début ! Le texte qui suit tente dans une forme simple de distinguer les caractéristiques de la pensée juridique de celles des autres disciplines reliées au domaine des sciences humaines et sociales. La façon dont j’ai tenté d’exprimer les choses ici n’est pas innocente. J’y présente toujours de près ou de loin le droit comme une science sociale qui chercherait une façon de se comprendre elle-même et serait sur le point d’y parvenir. Mais le terrain est vaste. Comparant le droit aux autres sciences sociales, j’ai surtout cherché à faire voir la distinction entre plusieurs modes de pensée, et chaque fois que la chose était possible, analyser les conditions d’un certain rapprochement. J’ai voulu aussi rendre compte des hypothèses fortes qui se dégagent des textes réunis ici par Les Cahiers de droit. J’ai parfois moi-même utilisé des images colorées pour me faire comprendre, me situant tour à tour dans la peau du juriste, puis dans celle du chercheur oeuvrant dans une autre discipline ; me répondant à moi-même. Il faut parfois user de contrastes. J’ai finalement tenté que ce texte reste accessible. Il fallait éviter une fuite en avant tout aussi abstraite qu’illisible. C’est pourquoi j’ai voulu explorer plusieurs avenues à la fois, plutôt que de fouiller jusque dans ses fondements les plus abstraits une position « esthétique ». Il existe plusieurs points de fuite susceptibles de faire du droit autre chose qu’un certain style littéraire (ou une certaine théologie profane). À plus long terme, mais il faut en avoir la modestie, il faut faire de la pensée juridique une perspective intellectuelle aussi utile pour les autres disciplines que ces disciplines le sont déjà… les unes pour les autres. Derrière cet impératif s’en dessine un autre : celui de se connaître suffisamment soi-même, pour s’expliquer aux autres… mais aussi pour les comprendre.

De la place du juriste en contexte universitaire

Le droit est une discipline qui s’ignore largement elle-même. Il faut entendre par là que, contrairement à d’autres disciplines, les catégories juridiques ne permettent pas de comprendre le droit en tant que système de pensée. Il n’y a pas de théorie « juridique » du droit. Aussi ce qu’on appelle couramment la « théorie du droit » est-elle toujours de près ou de loin conçue à partir d’autres disciplines : la philosophie analytique (chez Kelsen par exemple), la philosophie morale, la sociologie ou la science politique. En contrepartie, il est tout à fait possible de faire une sociologie de la sociologie[1], une histoire de l’écriture historique[2] ou une anthropologie de la tribu des anthropologues. C’est que les catégories juridiques n’ont pas a priori une fonction analytique, mais une fonction normative. Elles ne servent pas tant à comprendre le monde qu’à le nommer dans des termes qui permettent de lui donner un sens spécifique dans un certain ordre de discours. Cet ordre de discours n’a pas vocation à rendre compte de la réalité mais à s’imposer à elle[3]. Le discours juridique se trouve ainsi systématiquement mis en porte-à-faux par rapport aux autres discours savants, celui du sociologue ou celui de l’économiste. Ainsi, les lois de l’économie ne visent pas tant à s’imposer aux échanges économiques qu’à en rendre compte. Il en va de même des grandes hypothèses dans le domaine de la sociologie ou de la science politique : lorsqu’elles ne parviennent plus à décrire ou à « expliquer » correctement la réalité observée… on les change. Le discours juridique poursuit une vocation inverse. Le droit n’est en rien invalidé par le non-respect de la norme ; dans tous les cas, il s’agit simplement d’appliquer la sanction ou d’imposer l’exécution d’un devoir ou d’une obligation[4]. C’est que le discours juridique n’est pas en soi une théorie du monde social, il n’en propose pas une explication ; sa finalité est au contraire de lui imposer une certaine forme. Il s’y superpose.

C’est ce qui rend le discours juridique si étrange et suspect aux oreilles des chercheurs issus des autres sciences sociales[5]. Quelle que soit l’université de référence, on compte sur les doigts de la main le nombre de sociologues, de politologues, d’économistes ou d’anthropologues qui s’intéressent à l’évolution du droit en tant qu’objet ou en tant que discipline. Comme juristes, nous nous tenons souvent « entre nous ».

Préoccupé par l’application difficile de la théorie du don et du contre-don en contexte de mort imminente[6], un anthropologue craint toujours qu’un juriste le renvoie à l’article 2 de la Charte des droits et libertés de la personne[7]. Cette asymétrie des systèmes de sens place le droit hors du champ de vision des autres disciplines.

Au reste, il ne faut pas cacher la condition particulière du juriste en contexte universitaire ; c’est une condition bien décrite par Violaine Lemay et Benjamin Prud’homme. Au Québec, les facultés de droit y tiennent leurs quartiers depuis le xixe siècle. On les compte au nombre des facultés fondatrices. C’est un privilège d’Ancien Régime, mais, comme toute autre forme instituée, ce privilège consacre une distinction, favorise et justifie la formation d’un certain esprit de corps. À l’université, la présence obligatoire de juristes au sein d’un grand nombre de comités statutaires fait de ceux-ci une aristocratie particulière. Cette idée est renforcée par l’image publique de la profession. Il y a dans les formes emblématiques de l’activité judiciaire le rappel d’une ritualité qui renvoie par certains côtés au contexte prémoderne. On ne dit pas « Monsieur », mais « Maître » ; parfois c’est « Votre Seigneurie[8] » !

Le droit offre également l’illusion d’un discours parfaitement structuré, clair et invariable, dont les effets sont prévisibles et inscrits dans la loi. C’est du moins l’idée que (consciemment ou non) nous tendons à accréditer publiquement, même aux yeux de nos propres étudiants[9], alors qu’une lecture superficielle de la jurisprudence suffit à repérer les tensions qui traversent chaque champ particulier du droit. L’idée d’un droit fondé sur un certain nombre de catégories stables, destinées à une application universelle, est elle-même alimentée par celle d’une norme juridique tirant sa force de sa fixité et de son caractère impératif, alors qu’un très grand nombre de dispositions juridiques sont simplement supplétives, habilitantes ou déclaratoires. Ce faisant, on laisse entendre que l’effectivité du droit réside dans la sanction, c’est-à-dire à l’extérieur de ce qui fonde réellement sa fonctionnalité : l’ajustement mutuel des comportements, la confiance, les consensus sociaux plus ou moins admis, ou tout bêtement l’habitude. Cette position permet facilement de mystifier un public profane, même composé des autres intellectuels. Que nous le voulions ou non, elle joue un rôle important dans notre rapport aux chercheurs ou aux penseurs issus des autres disciplines[10]. Or, par un prévisible retour de bâton, nous devenons victimes de l’image symétrique et de complétude que nous donnons de la pensée juridique. Le juriste dit le droit et ne doute pas. Aussi, confronté au juriste, le philosophe ou le politologue craint-il toujours d’être pris en défaut de précision ou de clarté ; sinon en défaut de certitude. Nous voilà alors piégés par notre propre discours : la posture de certitude (qu’on prête au juriste) est impropre à la discussion ou à l’échange intellectuel. L’isolement est dès lors inévitable. Invite-t-on un juriste sur une équipe de recherche, c’est pour lui faire rédiger un chapitre sur l’état du droit en telle ou telle matière ou, en toute fin de parcours, pour en proposer la réforme en recourant à tous ces mots magiques dont il connaît le sens mystérieux. Dans les deux cas, le juriste est convoqué en tant que spécialiste de la forme juridique. La pensée du juriste n’y est pas conçue comme une épistémologie particulière, ou comme une perspective spécifique sur la connaissance et sur le monde, mais comme une technique de rédaction[11]. C’est cet appauvrissement que dénoncent à leur façon Violaine Lemay et Benjamin Prud’homme.

De la distinction du discours juridique

Tout cela ne doit pas laisser entendre qu’il n’existe aucun lien entre la pensée juridique et les autres sciences sociales. Comme beaucoup d’autres disciplines, le droit, tel qu’on l’entend aujourd’hui, a des fondements rationalistes. Le discours juridique est fondé, comme dans la plupart des entreprises intellectuelles, sur des idéaux de transparence, sur une rupture avec l’évidence immédiate ou avec le sens commun. Il se présente comme une solution à l’opacité du monde. Le discours juridique, comme le discours de la plupart des autres disciplines, est fondé sur une modélisation, une intellectualisation de l’activité humaine. La conceptualisation et la stabilisation des modalités de pensée (le syllogisme par exemple, en tant que procédure de validation juridique de la décision), y proposent une image rationalisée du monde. Le droit offre comme la plupart des autres disciplines une interprétation simplifiée de la vie sociale. Mais contrairement à l’ambition scientifique qui est d’objectiver une certaine compréhension des choses, l’ambition juridique est le formatage du monde. Au plan strictement intellectuel, l’interprétation juridique d’un fait (réalisée par un fonctionnaire, un policier ou un bureaucrate) tout comme la décision judiciaire (celle du juge) agissent comme le ferait une théorie quelconque dans le domaine des sciences sociales. Le procédé est le même. L’interprétation vise à distinguer les « faits pertinents », en mettant de côté les éléments qui ne le sont pas. D’où la distinction entre faits juridiques et non juridiques. Seuls les premiers trouvent leur place dans le cadre du raisonnement juridique. Ces procédés de qualification (et, partant, de déqualification) sont bien illustrés par l’excellent texte de Michelle Cumyn publié dans ces pages. Les pratiques discursives auxquelles recourent les juristes et les chercheurs des autres disciplines, en vue de simplifier leur compréhension du monde, se rejoignent ici. En nommant certaines réalités plutôt que d’autres, on cache au moins autant de faits qu’on en montre. L’analyse des « classes sociales » se fait ainsi au détriment d’une compréhension plus fine des destinées personnelles ou des divisions de genre. De même, la lecture de chaque décision judiciaire forge une description épurée à partir d’un fatras de faits laissés pour compte sous la plume du juge (toujours Michelle Cumyn). Restent une abstraction, une simplification et une décision susceptibles de servir un jour d’impératif catégorique.

Cependant, contrairement aux autres sciences sociales qui proposent une interprétation a posteriori de la réalité (et ne s’aventurent à proposer d’hypothèses sur l’avenir qu’à partir du prolongement des tendances antérieures[12]), le droit est de nature performative[13]. Dans sa forme la plus rassurante, il ne propose pas d’hypothèse générale ou particulière sur les conditions de la vie en société, mais impose un ordonnancement ; du moins cette vocation toute kelsénienne sert-elle tacitement de référence à la justification sociale du droit. Par conséquent, le droit prend toujours la forme d’une prophétie autoréalisatrice. Comme le souligne Weber, cette prévision a évidemment une chance raisonnable de se réaliser[14]. C’est sans doute la dimension la moins souvent mise de l’avant parmi toutes les fonctions du droit : le fait qu’il rend prévisibles les comportements et, par extension, les attentes mutuelles[15]. Or, cette conception « préventive » de l’ordonnancement est peu explorée par la théorie du droit, du moins dans la version kelsénienne qui propose d’abord de voir dans la contrainte ou dans la sanction le principe actif du droit[16]. Michelle Cumyn renvoie pour sa part à une conception plus organique de l’ordre juridique et propose une perspective fondée sur l’étude de sa structure interne, une stratégie qu’on retrouve également chez Kelsen, mais qu’il exploite sur un mode mineur.

Une autre caractéristique vient distinguer le juriste du chercheur issu des autres disciplines. Contrairement aux spécialistes de l’économie ou du politique, le docteur en droit contribue à créer l’objet sur lequel il travaille. Amselek met bien en évidence le fait qu’on ne peut considérer comme droit que ce que les juristes placent sous cette catégorie[17]. C’est du moins ce que nous rappelle Bjarne Melkevik : « Il s’agit en fait de faire accepter, ou concevoir, que le droit est un domaine d’exception auquel, concrètement, l’homme et la femme ne doivent pas toucher et à propos duquel ils doivent, encore moins, oser prendre la parole. Le droit serait donc un domaine exclusif aux gens qui savent, qui connaissent et qui font de la “science” » (p. 671).

C’est la face cachée de la règle de reconnaissance de Hart : le commentateur ou le chercheur oeuvrant dans le domaine juridique contribuent à faire naître et à faire évoluer leur objet[18]. C’est la grande ambiguïté des oeuvres doctrinales. Elles rendent compte du droit en même temps qu’elles tentent d’en rationaliser ou d’en stabiliser l’état et l’évolution. Le rédacteur de doctrine n’est évidemment pas le seul à contribuer à la définition du droit. Pierre Bourdieu voyait dans la production des juges et des universitaires-juristes le lieu d’un conflit latent pour la définition de la normativité juridique[19] ! À l’inverse, le sociologue n’a que très peu d’influence sur l’évolution des sociétés qu’il étudie. Il en va de même du politologue dans son rapport à la vie des institutions publiques. Leur objet leur échappe et ne peut pas être « manipulé » dans un sens ou dans un autre. Reste toujours la résistance des faits sur lesquels ils n’ont pas d’influence, sauf à de très rares exceptions. Le juriste, au contraire, crée en partie son objet d’étude.

Le genre doctrinal lui-même est inconnu des autres disciplines. Dans le regard des chercheurs issus des autres domaines de la connaissance, l’oeuvre doctrinale apparaît plutôt tenir du commentaire savant que du travail scientifique. On s’étonne du caractère souvent normatif du propos et de l’absence de présentation claire de la stratégie d’analyse ou des postulats qui fondent la démarche des auteurs. Ainsi, la fréquentation de la plupart des traités de droit de la famille ne permet pas d’établir sur quelle définition de la famille les analyses proposées sont construites, sauf de la déduire d’une lecture herméneutique de l’oeuvre. Il en va de même de la doctrine produite en matière de droit des obligations ou de droit des responsabilités. On se demande inévitablement si elles ne sont pas traversées par une définition implicite de ce qui fonde l’échange des consentements ou par une certaine conception (morale) de la responsabilité. Dans une société construite sur l’unanimité des points de vue, l’absence de clarification des termes de l’analyse n’affecterait pas l’intérêt du travail doctrinal… De facto, une forme de transparence des points de vue permet de considérer ces orientations normatives comme relevant de la « nature des choses », dans la mesure où ces mêmes points de vue sont partagés par tout le monde. Or, cet unanimisme spontané ne peut plus être tenu pour acquis aujourd’hui, du fait du caractère pluraliste de nos sociétés. La condition contemporaine exigerait du rédacteur doctrinal qu’il définisse dorénavant les paramètres normatifs, épistémologiques et méthodologiques de son travail. Dans le cadre des autres disciplines de sciences sociales, le choix d’une perspective théorique particulière sert précisément au dévoilement des postulats qui sous-tendent le développement de la recherche ou de la pensée. Ce n’est généralement pas le cas en droit[20].

Associée au normativisme (c’est-à-dire à l’idée de l’effectivité directe de la norme sur les rapports sociaux[21]) l’opacité des postulats normatifs ou intellectuels du travail juridique conduit inévitablement à l’entretien d’une conception « idéaliste » du monde, qui se distingue d’une lecture plus matérialiste, ou plus relationnelle, sinon plus analytique des rapports sociaux. Dans le premier cas (je reprends ici une distinction classique de la théorie marxiste), on prend assez spontanément pour acquis que les idées que nous entretenons sur le monde (le contenu des normes juridiques par exemple) sont déterminantes sur l’orientation de la société. Dans le second, on suppose plutôt que nous construisons les idées (les normes et les lois) dont nous avons besoin pour nous y orienter, sinon pour rendre acceptables les conditions dans lesquelles nous place la société[22] ! Dire ou comprendre le monde, c’est encore là deux perspectives différentes sur la régulation de la vie collective. Elles expliquent en partie la distinction du projet intellectuel des juristes avec celui des intellectuels issus d’autres disciplines.

Par extension, l’idée que c’est le droit qui tisse la trame des rapports sociaux laisse supposer que le fonctionnement des sociétés est déjà inscrit, en germe, sur le papier. Le verbe est prophétique. D’où l’importance des mots dans le discours juridique. Bien sûr, l’observation et la qualification systématique des faits sociaux ne constituent pas une activité spécifique du droit. On l’a dit, la typification et la classification des faits est un procédé auquel recourent toutes les disciplines qui aspirent à la systématisation de l’analyse et de l’observation. En droit, le rapport à la langue, et plus particulièrement aux mots, est cependant fort différent. Alors que dans la plupart des disciplines la conceptualisation est mise au service d’un système d’interprétation général dont les termes prennent leur signification les uns par les autres (chacun étant plus ou moins compris comme une métaphore ou une approximation du réel[23]), « le mot », dans le discours juridique, vise à fixer dans l’absolu la signification de chaque fait dont on reconnaît qu’il constitue un fait juridique[24]. S’ensuit une forme de fétichisme lexical dont l’expression la plus poussée chez les juges notamment est le recours au Petit Robert ou au Grand Larousse comme méthode d’interprétation… C’est la conséquence normale d’une conceptualisation des faits. Elle suppose que chaque catégorie dite juridique (parce qu’elle a vocation à s’imposer au monde) correspond à une réalité… dût-elle être révélée par la linguistique. À l’inverse, le sociologue ou le politologue acceptent la dimension strictement « conventionnelle » des concepts. C’est ce que Margarida Garcia appelle, dans ces pages, la « désubstantialisation » des catégories juridiques. La conceptualisation y est abordée comme un procédé de distanciation. Chaque concept ne sert le travail intellectuel que dans les limites de sa définition[25].

Élargir la perspective sur les études juridiques

Le numéro thématique que nous offrent aujourd’hui Les Cahiers de droit propose l’exploration d’une multitude d’avenues, toutes susceptibles de conduire à un dépassement de la forme canonique prise par les études juridiques. Il est évidemment difficile de faire un exposé exhaustif de tous les points de fuite susceptibles de projeter au loin l’avenir de la discipline juridique. Le pari est aussi simple que complexe : comment faire du droit autre chose qu’une discipline du texte ? Comment sortir de l’exégèse pour fonder les termes d’une véritable discipline juridique ? Il suffit d’un point de fuite ; il en a plusieurs.

L’interdisciplinarité

L’interdisciplinarité constitue la manière la plus spontanée de projeter le juriste au-delà du texte. Quelle que soit la discipline à laquelle on recourt, elle suppose inévitablement le passage de l’étude du quoi à celle du comment ou du pourquoi. D’ailleurs, la majorité des avenues qu’on explore ici n’ont de sens que dans la mesure où on aborde le droit comme l’expression particulière d’un mouvement ou d’une réalité plus large. Au plan de la démarche, le passage par une autre discipline implique évidemment qu’on la possède : il faut reconnaître que ce détour comporte un certain coût d’accès ; mais quel que soit le prix de cette révolution personnelle on ne connaît personne qui s’en soit plaint ou ait demandé d’être remboursé[26] ! C’est du moins la proposition que développent dans leur texte respectif : Priscilla Taché, Hélène Zimmermann et Geneviève Brisson, Violaine Lemay et Benjamin Prud’homme, Stéphane Bernatchez et plusieurs autres collaborateurs à ce numéro des Cahiers de droit. L’interdisciplinarité possède finalement un avantage subsidiaire. Elle suppose le recours à une perspective plus générale que particulière, capable d’accommoder plusieurs discours. Cette nécessité même le place à un niveau d’analyse plus ambitieux et plus susceptible de généralisation.

On pourrait craindre que cette transgression hors de l’épistémologie juridique ne fasse perdre au droit sa spécificité. Cependant, outre que cette spécificité est généralement revendiquée pour les mauvaises raisons (voir plus haut), elle fait l’économie d’un point plus simple encore : même si la plupart des disciplines reliées aux sciences sociales se sont institutionnalisées dans le cadre d’une forme d’opposition latente les unes par rapport aux autres, elles se doivent toutes mutuellement quelque chose. Ainsi, à l’Université d’Oxford, au milieu des années 80, un examen final destiné aux étudiants inscrits en économie et science politique portait sur la question suivante : « En quoi la science politique peut-elle revendiquer le statut de discipline spécifique, compte tenu de tout ce qu’elle a dû emprunter aux autres disciplines pour se constituer elle-même ? » Il n’y a donc pas de complexe à entretenir… nous ne sommes surtout pas les premiers à tirer avantage des autres. Tentons au moins de ne pas être les derniers… C’est du moins l’avenue que nous proposent d’arpenter plusieurs des collaborateurs à ce numéro spécial : Émilie Biland et Liora Israël (anthropologie linguistique), Finn Makela (la philosophie du langage), André Bélanger (l’analyse discursive et la théorie littéraire), Emmanuelle Bernheim (la sociologie), etc.

On a dit qu’une des conditions de ce retournement de perspective résidait dans le fait d’appréhender le droit comme l’expression particulière d’une réalité plus large, à laquelle (et de laquelle) il participe ; mais ce glissement en suppose un second : le droit cesse d’y être abordé comme LA réalité. Il cesse de se définir comme une forme de révélation agissante, une forme de connaissance du monde, pour devenir plutôt l’objet d’une connaissance. Il faut saisir tout ce que ce retournement suppose de modestie. Cessant de se définir comme le moteur premier du monde social pour n’en devenir qu’un aspect, le droit redevient un objet de connaissance et non la connaissance elle-même. Le législateur cesse d’être ce dieu bienveillant surplombant le monde. Nous cessons d’en être les prophètes ou les grands prêtres.

Le recadrage de la normativité et de l’activité juridiques

Si le droit peut être défini comme la forme particulière d’un phénomène plus large, reste encore à définir lequel. C’est alors que la diversité des perspectives disciplinaires apparaît nécessaire et riche. Défini dans une perspective inspirée par la psychologie sociale, le droit peut être compris comme un standard assurant (avec d’autres) la prévisibilité des attentes et des comportements. Il participe alors d’un phénomène plus large : la socialisation[27]. Abordé comme procédé de rationalisation des rapports sociaux, il devient un des vecteurs de la modernité[28]. Défini comme système, il est la conséquence d’une spécialisation continu des activités et des fonctions sociales au sein des sociétés complexes[29]. Compris comme mode de régulation sociale, il est la résultante du processus d’ajustement mutuel qui explique la stabilité relative des rapports sociaux[30]. Circonscrit en tant que champ d’action social, il est le produit des interactions qui lient les acteurs d’un espace social particulier et devient un fait culturel[31]. Placé au rang des activités symboliques, il constitue un réservoir de représentations sociales plus ou moins valorisées[32]. Placé dans l’espace des activités institutionnelles, il devient une technique de gouvernance[33] ; dans l’espace commercial, un instrument économique[34] ; dans l’espace politique, un outil de changement social[35]. Analysé dans le cadre des différends politiques et sociaux, il constitue une ressource politique[36]. Abordé comme processus conservateur, il devient un puissant outil d’institutionnalisation des rapports humains[37].

L’étude des mutations du droit comme expression des rapports idéologiques

Sur un autre plan, le droit peut également être étudié comme un vecteur d’idées ou de courants de pensée. Comme beaucoup d’autres formes de production sociale, il se trouve alors traversé par le mouvement général des idées. C’est un marqueur idéologique.

On aborde ici le droit comme une composante de l’histoire des idées. Cette perspective apparaîtra évidente pour l’historien ou le spécialiste des idéologies, mais elle devrait également servir de base à toute étude portant sur les mutations du droit et de la forme juridique[38]. Encore ici, la question n’est pas tant de savoir quel est l’état du droit, mais pourquoi le trouve-t-on dans cet état plutôt qu’un autre, puisqu’il est toujours la résultante d’un certain rapport de forces entre tendances opposées, puisqu’il est toujours une option normative parmi d’autres possibles[39]. Cet état de fait est d’ailleurs la raison très précise qui fait de l’espace juridique le champ même du débat politique institutionnalisé : faire la loi, c’est établir ce qui constitue pour un temps la référence centrale d’une collectivité donnée, ou du moins c’est placer ces références dans la fixité des cadres impératifs. Le droit n’a ainsi de sens qu’en contexte c’est-à-dire qu’en tant qu’expression ou composante de l’histoire sociale et, plus encore, de l’histoire des représentations sociales[40]. C’est la perspective dans laquelle devrait être situé tout enseignement du droit. Car c’est le « droit construit » d’un monde qui se construit. Au-delà de ce que cette perspective fournit un point de discussion riche et continu sur l’état de la juridicité, il en circonscrit le caractère relatif et redonne du coup au droit sa nature d’objet de la connaissance, plutôt que de mode de connaissance. C’est sans doute la principale leçon que nous devons tirer du texte de Louise Langevin et Valérie Bouchard.

Au plan méthodologique, une telle perspective offre de nombreux angles d’analyse. Ainsi, pour faire un exemple, la seule étude des notions transversales ou, si on préfère l’étude du mouvement translatif par lequel de nombreux concepts glissent d’un champ de discours à un autre, suffit à rendre compte de la participation du droit au mouvement plus général des idées et des représentations. Par exemple, le recours, dans la législation, à la notion de « système », rendue populaire dans les années 60 (et tirée de la cybernétique), peut être enregistré dans plus de 500 textes législatifs et réglementaires différents. De même, la notion de « traitement » est reprise dans près de 650 textes, alors que celle de « thérapie », plus récemment intégrée au vocabulaire courant, ne se trouve reprise que dans 25 textes, à peu près tous récents. Il en va de même de la notion de « précaution » qui est reprise dans plus de 50 textes législatifs ou réglementaires aujourd’hui. Il ne s’agit évidemment que d’une illustration impressionniste du phénomène. Elle rend surtout compte de ce que le droit se trouve informé et alimenté par les autres champs sociaux et, pourrions-nous dire, assiégé par la réalité.

La question des sources empiriques du droit

Par extension, cette perspective force évidemment l’élargissement de ce que nous considérons généralement comme une source de droit. Ce que nous nommons généralement volonté du législateur ou précédent jurisprudentiel est déjà la résultante des tensions dont nous avons fait état. Mais sur le plan de l’interprétation juridique, comme sur le plan de la validité juridique, elle suppose une prise en compte de tout ce qui se trouve à la périphérie de ce que nous appelons généralement « droit ». Cette perspective peut paraître anathème compte tenu du périmètre où nous contraignons généralement la norme juridique, ne serait-ce que pour rendre ce droit « repérable » ; condition de la certitude juridique. La théorie générale du droit limite restrictivement ces sources. Or, une étude différente et plus ambitieuse des conditions d’évolution du droit dans un domaine donné, ferait apparaître cette diversité de sources : les considérations morales consacrées comme objet de consensus[41], les déductions ou les projections de sens tirées de procédés inductifs s’appuyant sur le sens commun (« toute personne raisonnable[42] »), la transposition mécanique de raisonnements empruntés à d’autres champs du droit, l’interprétation tributaire d’un effet de conjoncture, la reconduction systématique d’interprétations antérieures fondées sur une lecture douteuse du droit ou le recours ritualisé à un raisonnement établi sur une impossibilité logique, etc. Il ne s’agit évidemment pas ici d’affirmer l’irrationalité des modes de production du droit, mais plutôt de faire voir la fausse simplicité de notre définition de ce qui en constitue les sources. Celles-ci sont plus diversifiées que nous le prétendons et font s’entremêler des considérations diverses qui tendent toutes à démontrer que le droit n’est pas autoportant. Bien sûr, une fois établie, la norme juridique acquiert-elle, pour un temps, une signification à peu près stable (qui fonde sa fonction régulatrice et sa nature prévisible), mais le caractère aléatoire de ses origines et partant de ses sources demeure une question à explorer, comme celle de son évolution au fur et à mesure de sa réappropriation sociale[43].

C’est dans cette perspective qu’il faut placer l’intérêt que présenteraient une relecture systématique de la production doctrinale et sa remise en question comme produit d’une démarche qu’on suppose toujours revêtue d’une certaine neutralité normative, alors que sa forme laisse place à des positions idéologiques qui ne s’avouent pas à elles-mêmes leurs orientations axiologiques[44]. Du moins un tel travail herméneutique permettrait-il de réfléchir « à frais nouveaux » aux conditions du travail doctrinal.

L’étude du droit comme champ(s) spécifique(s) d’action

On a insisté sur l’importance d’étudier le droit par son mouvement plutôt que par sa fixité. Mais l’étude de la fixité du droit présente elle aussi un grand intérêt. Il ne s’agit cependant pas ici de l’étude du droit tel qu’il s’est standardisé (l’étude du droit positif, c’est-à-dire du droit posé, tel qu’on l’enseigne généralement en faculté), mais plutôt tel qu’il se standardise. En effet, sur le plan sociologique comme sur le plan institutionnel (c’est-à-dire politique), le fait que le droit soit traversé d’une multitude de tendances et de mouvements ne fait pas pour autant de chaque ordre juridique un champ ouvert à tout vent. Au contraire, il faut retenir de l’analyse systémique la tendance de chaque champ d’action à se clôturer. Aussi, le développement de chaque nouveau domaine du droit constitue-t-il un extraordinaire objet d’étude à la fois parce que chaque champ circonscrit l’objet d’une nouvelle priorité sociale (d’un nouvel enjeu, d’un nouveau champ où se confrontent les intérêts sociaux), mais également parce qu’il fait voir les modalités sur lesquelles chacun de ces champs fonde sa légitimité. Comment chaque nouveau domaine du droit en vient-il à construire une modalité particulière de la pensée ou de l’activité juridique dont on affirme la légitimité autant que la spécificité ? Comment passe-t-on du droit conjugal au droit familial puis au droit de la famille, puis encore au droit de la famille et de la jeunesse ? Comment passe-t-on du droit des contrats au droit commercial puis au droit des affaires[45] ? Il en va de même du développement du droit de l’environnement ou du droit de l’énergie. Derrière ces mouvements, l’étude de l’ouverture, puis celle de la clôture graduelle de chaque champ particulier du droit, fait émerger les mutations du champ juridique, puis de son enfermement graduel. Celui-ci s’exprime par la propension de chaque champ juridique à se compléter lui-même et à corriger ses propres lacunes. S’ensuit un processus d’autoconstruction du droit. Il faudra bien un jour jeter un oeil sur la propension du droit à régler juridiquement les problèmes juridiques qu’il pose : forme de fuite en avant dans le droit.

Abordée dans ces multiples perspectives, l’étude des conditions historiques et idéologiques dans lesquelles se forme chaque nouveau champ du droit apparaît comme une nécessité. C’est le pari relevé par Margarida Garcia, dans l’étude qu’elle propose des modalités par lesquelles le droit criminel réintroduit les catégories rattachées aux droits de la personne. Une telle analyse révèle l’asymétrie de différents champs du droit et les réinterprétations qui accompagnent l’absorption des catégories issues d’un champ par celles de l’autre. Du moins est-elle révélatrice des logiques sous-jacentes à la normativité juridique des différents champs du droit contemporain… Leur tendance à la reproduction récursive fait que chacun réaffirme (et reconduit) invariablement ses propres fondements normatifs[46]. Mais ce n’est pas là un cas unique. Chaque champ spécialisé du droit trahit ses origines. Ainsi, il n’est pas indifférent que les paramètres normatifs de ce que nous appelons le « droit de la santé » aient été fixés dans un contexte où le problème de la répartition des juridictions provinciale et fédérale se posait encore, alors que le financement du régime de santé ne posait pas de difficultés particulières à une population plus jeune mais dont l’espérance de vie était légèrement plus courte qu’aujourd’hui. Si la théorie générale du droit de la santé devait être redéfinie, le centre même de cette normativité juridique particulière s’en trouverait modifié. De même, le droit minier tel qu’il se décline aujourd’hui porte la trace des pratiques d’exploitation et des pratiques politiques du début du xxe siècle. Étudier la normativité sans comprendre le « régime » particulier qui le sous-tend (ses ancrages historiques ou idéologiques) c’est sauter à la conclusion d’un roman sans l’avoir vraiment lu. C’est pourtant ce que nous faisons souvent. Il faut plus systématiquement revenir à l’origine des choses.

La réintégration, dans le droit… des acteurs du droit

L’élargissement de notre conception du droit est par ailleurs tributaire de notre approche de la normativité juridique trop souvent définie en tant que réalité complète. La loi c’est la loi, le texte se suffit à lui-même. C’est pourtant un des grands apports de l’oeuvre de Hart de mettre en évidence le rôle des institutions juridiques dans la réalité du droit[47], et plus encore depuis Dworkin[48], celui des acteurs du droit : législateurs, fonctionnaires, policiers, juges, avocats, procureurs et citoyens. Si le droit apparaît si étrange à l’étudiant de première année, c’est qu’il ne connaît rien de la réalité sociale sur laquelle ce droit se greffe (la plupart vivent encore chez leurs parents), et si le citoyen n’y comprend rien non plus[49], c’est que le droit est l’objet d’une réinterprétation continue par les spécialistes du champ juridique, sinon par ceux de chaque champ particulier du droit. Ainsi, on ne peut réellement saisir le droit dans sa signification sans situer cette signification dans le cadre d’une pratique interprétative générale. Il ne s’agit évidemment pas ici, simplement, d’un rappel des différentes perspectives proposées par la théorie de l’interprétation, mais de la nécessité de resituer le système d’interprétation réel de chaque champ du droit, système à défaut duquel, le droit ne reste qu’un texte, une abstraction sur laquelle greffer nos images. Évidemment, la jurisprudence renvoie en partie aux termes de ce système d’interprétation, mais il reste plus généralement implicite : c’est comme chercher à saisir la réalité hellénique de la période archaïque en relisant Homère. Il faut revoir la notion d’interprétation[50].

Une telle perspective suppose une plus grande conscience des limites de la taxonomie juridique. Nommer les réalités d’un nom (et d’un seul) ne suffit pas toujours à faire un monde. Encore est-il important de reconnaître que chaque concept juridique constitue d’abord et avant tout une convention intellectuelle. Celle-ci ne vaut que dans ce cadre particulier, encore que cette convention fasse elle-même l’objet d’une délibération continue[51]. On saisit immédiatement — la chose a été rappelée dès le début de ce texte — que les notions auxquelles on recourt visent d’abord la conceptualisation d’une certaine réalité et son traitement en dehors de la vision subjective des parties. Le droit est un procédé d’objectivation. Celui-ci doit cependant être saisi pour ce qu’il est et non dans sa réalité performative. Abordant le travail juridique dans sa fonction utile, du moins pour le juriste, on fait un « pas de côté » par rapport à l’exercice interprétatif lui-même. Celui-ci perd dès lors son statut d’évidence, et force une réflexion continue sur les conditions et l’évolution de la pensée juridique. Celle-ci doit être abordée comme « raison pratique »[52].

Il est cependant difficile d’exécuter une telle figure sans poursuivre le mouvement jusqu’à en explorer toutes les extensions : au-delà de ce qu’un tel exercice nous apprend sur les conditions de la pensée juridique, il suppose presque par définition qu’on pousse le geste jusqu’à s’intéresser à la réappropriation sociale du droit. Il manque en effet actuellement dans les outils du chercheur en droit les paramètres d’une véritable « théorie de la réception ». Mais celle-ci suppose qu’on s’intéresse à l’accueil et surtout à l’usage social du droit, tant comme champ d’action pour le juriste que comme ressource ou obstacle pour les acteurs sociaux. On trouve les rudiments d’une telle approche dans tous les travaux qui, de près ou de loin, s’intéressent à l’effectivité du droit. Ici, c’est toujours le droit qui nous intéresse, mais dans sa reconstruction et sa mobilisation concrète. Une telle perspective conduit bien en amont et bien en aval de la réinterprétation judiciaire de la norme juridique ; elle fait sa réalité et sa justification. On aborde alors sur les rives de ce que Weber appelle la validité empirique du droit, qu’il distingue de sa validité juridique[53]. Emmanuelle Bernheim reprend pour sa part une expression tirée de l’oeuvre de Ehrlich (et reprise par Jean-Guy Belley[54]) et parle plutôt de « droit vivant[55] ». Mais dans tous les cas, c’est l’interaction entre la norme et l’action (sinon entre la norme et l’acteur) qui nous intéresse. Or, l’étude de cette interaction nécessite elle-même, au-delà d’une théorie de la réception sociale (ou judiciaire) du droit ou d’une théorie de la fonctionnalité juridique, une véritable théorie de la normativité, quelle qu’en soit l’inspiration[56].

Derrière toutes ces considérations, une dernière question restera toujours posée et méritera toujours une attention particulière : d’où le droit tire-t-il vraiment son effectivité ? Ou, sous une forme différente : qu’est-ce ce qui rend le droit possible[57] ?

Le développement d’autres questions ainsi que d’autres pratiques de recherche et d’enseignement

Tout ce qui précède permet d’envisager le déploiement d’un nouveau programme de recherche en droit. Par commodité, on distingue souvent la recherche endroit de la recherche sur le droit, mais, sur le plan intellectuel, cette distinction ne tient pas la route. Faut-il en effet systématiquement séparer le travail d’interprétation juridique de l’analyse du droit en tant que production (ou activité) sociale particulière ? En fait, il est un peu troublant de penser qu’on puisse entreprendre l’interprétation in abstracto d’une norme juridique quelle qu’elle soit, sans replacer celle-ci dans le contexte général où elle a été produite ou réappropriée. A contrario, peut-on raisonnablement prétendre s’inspirer de la volonté du législateur sans tenir compte de ce dont lui-même était informé (ou ce dont il a pris en compte) c’est-à-dire du contexte où s’inscrivait sa volonté, sauf de supposer qu’il a une existence ahistorique[58] ? Si la seule description du droit ne nécessite aucun travail de reconstruction ou de mise en forme intellectuelle, le texte se suffit à lui-même : dès lors, nous n’avons plus besoin de juristes, il suffit de recourir au dictionnaire ! Du moment qu’on admet que le texte ne parle pas lui-même, il faut s’appuyer sur une perspective particulière pour le comprendre, du moins pour sortir de l’opacité intellectuelle de l’interprète, opacité qui laisse dans l’ombre une improbable neutralité idéologique ou axiologique. En vérité, il n’y a peut-être aucune contradiction entre la lecture positiviste du droit (le droit tel qu’il nous arrive) et la nécessité d’un questionnement sur la volonté toujours orientée du législateur. Quoi qu’il en soit, il s’ensuit que tout travail d’interprétation ou d’analyse suppose le dévoilement d’une posture analytique qui rend transparent le travail de l’interprète.

Au plan épistémologique, on a parlé de l’interdisciplinarité comme d’une stratégie intellectuelle susceptible de favoriser un décentrement de la pensée juridique, mais ce n’est pas la seule. Dans tous les cas il s’agit de prendre une distance. Que cette distance soit historique (qu’est-ce qui fait que le droit est comme ci alors qu’il a déjà été comme ça), géographique (c’est le pari du droit comparé) ou théorique (comme le propose généralement le passage par d’autres disciplines, y compris par la philosophie), le procédé est toujours le même : il suppose qu’on aborde le droit comme une réalité plutôt que comme une vérité ou une révélation. Dans tous les cas, il s’agit de sortir d’une approche strictement descriptive ou prescriptive, supposée neutre (l’analyse du quoi) pour passer à une perspective plus explicative (l’analyse du comment) ou plus compréhensive (l’analyse du pourquoi). Du moment qu’on n’aborde plus le droit comme une essence, il faut accepter qu’il vient de quelque part[59]… À sa façon, c’est la question posée par Bjarne Melkevik.

Au plan méthodologique, le juriste-chercheur recourt essentiellement à des sources écrites. Dans les facultés de droit, on suppose de façon générale que la lecture est une activité spontanée, alors qu’elle fait appel, dans les autres disciplines, à un ensemble de techniques réunies sous l’appellation : « analyse de contenu ». C’est souvent une surprise pour les chercheurs des autres disciplines de constater que ce qu’on appelle généralement la « méthodologie juridique » inclut des techniques de référencement (dont certaines sont tout à fait archaïques) et quelques techniques de recherche documentaire (la fameuse recherche des « sources »). À l’inverse, l’analyse de contenu constitue, dans toutes les autres disciplines, une approche très précise, au plan méthodologique. C’est ce à quoi réfère directement le texte de Louise Langevin et Valérie Bouchard, de même que celui d’André Bélanger. Toute fréquentation systématique d’un corpus de textes déjà constitué (ou établi par le chercheur) suppose le recours à des logiciels spécialisés, très utilisés pour la codification thématique des contenus puis leur analyse systématique. L’analyse de contenu elle-même implique une lecture verticale puis horizontale des textes et suppose dans certains cas le recours à des logiciels d’analyse lexicale[60]. On peut tirer de certains de ces outils des inférences statistiques, recourir à des fonctionnalités bibliosémantiques, etc. En regard des possibilités offertes par la recherche contemporaine, le juriste recourt encore aujourd’hui aux pratiques auxquelles pourrait tout à fait s’identifier le juriste du xixe siècle. On peut certainement dire la même chose des autres techniques et des autres approches de recherche développées au sein d’autres disciplines. Dans les textes qu’ils présentent dans cette édition des Cahiers de droit, Émilie Biland et Liora Israël, de même que Emmanuelle Bernheim, nous proposent ainsi un détour par l’observation directe, une approche d’abord développée par l’ethnographie ; d’autre l’interview (Margarida Garcia et Emmanuelle Bernheim).

On peut évidemment, comme le fait Mathieu Devinat, s’interroger sur la rigueur des méthodes de recherche que nous envions aux chercheurs des autres disciplines et, après avoir constaté leurs failles, s’interroger sur l’opportunité d’y recourir pour nos propres travaux. En s’inspirant du travail de Paul Veyne sur les limites des méthodes utilisées dans le domaine de l’histoire[61], le juriste peut, comme le dit Mathieu Devinat, « se déculpabiliser devant ses propres carences » (p. 659). Mais, comme le sait très bien Mathieu Devinat, il ne faut pas prendre la position de Veyne au premier degré[62]. Veyne pose dans ses fondements la nécessité d’un questionnement constant sur la nature et la précision de nos activités de recherche, un questionnement qui, très précisément, n’effleure que rarement l’esprit du juriste-chercheur. Ce sont ces inquiétudes et cette modestie qui fondent une posture authentiquement scientifique. La reconnaissance même des difficultés de la mesure ou des problèmes qui accompagnent la systématisation du travail historique est en fait un appel à la rigueur qui suppose un renouvellement constant des méthodes et des questionnements. À leur façon, c’est ce dont rendent compte Priscilla Taché, Hélène Zimmermann et Geneviève Brisson dans le cadre de ce numéro thématique. Cette critique est exemplaire de ce que les auteurs de ce numéro thématique ont eux-mêmes tenté de faire vis-à-vis de la recherche en droit : nous sommes entre gens insatisfaits… C’est le moteur de toute connaissance nouvelle.

Sur un tout autre front, il manque dans nos facultés, et même dans celles qui se reconnaissent une vocation d’école professionnelle, une véritable préoccupation pour la pratique du droit. Alors que moins de 15 p. 100 des praticiens oeuvrent dans le domaine du litige, le procès reste encore le lieu par excellence où semblent se révéler le sens et la fonction mêmes du droit. Parallèlement, en faculté, les juristes-chercheurs investissent très peu de temps dans l’étude de la pratique courante de la profession juridique, de sorte qu’on continue à entretenir une vision canonique de cette pratique. Il devient évidemment difficile dans ces conditions de saisir précisément ce que constitue une véritable compétence juridique. Il ne s’agit évidemment pas ici de défendre l’idée que les facultés doivent réduire leur mission à la formation des futurs professionnels — Émilie Biland et Liora Israël soulignent indirectement les travers d’une telle perspective —, mais simplement de souligner que l’enseignement du droit correspond à un modèle très particulier qui ne répond ni aux besoins de la pratique ni à ceux d’une compréhension complète et systématique du phénomène juridique. Le développement de ce que nous appelons intuitivement l’« esprit juridique » n’y fait l’objet d’aucun apprentissage particulier et d’aucun enseignement systématique. Il est plutôt la conséquence plus ou moins prévisible d’une longue fréquentation des textes, dont chacun tire un certain tour d’esprit. Ce tour d’esprit, nous aurions beaucoup de difficulté à le définir ou à le caractériser, mais il correspond dans son imprécision même à celle dans laquelle nous tenons nous-mêmes, en tant que juristes, nos propres modes de pensée et d’appréhension du monde[63]. De même, peut-être faut-il comprendre davantage la vie empirique du droit pour enfin admettre que les juristes contemporains ne sont pas tant des spécialistes de la loi que des penseurs de la normativité (ou de la forme normative) : une perspective qui viendrait fondamentalement changer le découpage des cours et l’orientation de nos programmes à tous les cycles de la formation universitaire[64]. C’est à réfléchir.

Mais cette nécessité reste un point aveugle de notre approche du droit, abordé comme outil de mise en forme du monde. Dire le monde en interprétant le droit reste une façon habile de se tenir à carreau et d’avoir toujours raison de la réalité. Cette propension explique également la perspective très restreinte dans laquelle nous définissons ce que nous considérons être de la « doctrine ». Le jour où nous recourrons systématiquement aux études produites par les chercheurs d’autres disciplines (sur les objets très précis sur lesquels s’exerce, et parfois s’acharne, le droit) nous en tirerons tous les avantages. Ces disciplines nous serviront de points d’appui épistémologiques. Elles nous permettront de mieux nous comprendre nous-mêmes.

La ligne du risque[65]

Il y a dans tout ce qui précède plus de questions que de réponses. Il faut bien commencer quelque part ! Ces questions, ce sont nos réponses à venir. Nous avons arpenté des avenues nombreuses et pleines de sens. Le grand mérite des contributions réunies dans ce numéro thématique réside dans l’effort qu’a fait chacun des auteurs d’expliquer la façon dont sa proposition venait éclairer les fondements de la pensée juridique, les conditions de la recherche ou de l’enseignement du droit.

Chaque auteur explore une perspective susceptible de nous faire sortir de l’évidence juridique. Or, il ne s’agit pas de la première tentative du genre. Tout au cours des décennies 80 et 90, au Québec, l’exploration des diverses formes du pluralisme juridique a servi de point de départ à une exploration du même genre. Le positivisme devait du coup reconnaître qu’il s’ignorait lui-même. Du moment qu’on admet que la forme juridique n’est qu’un mode d’ordonnancement parmi d’autres, ou que la règle de droit n’est qu’une forme particulière de la normativité, reste à saisir les liens qui lient ce qui est du droit et ce qui n’en est pas. Ce point de fuite exigeait à la fois l’analyse de l’« avant dire-droit[66] » et de toutes les modalités susceptibles d’assurer la mise en oeuvre et la réappropriation sociale de la norme juridique. On a souvent dû admettre que la force du droit tenait largement de ce qui n’en est pas. Tout y participe et dès lors tout participe au droit[67]. Il faut sinon admettre que le droit n’est qu’un ordre normatif parmi d’autres, plus ou moins complémentaire aux autres[68], ou que se superpose et s’ajuste de façon continue une multitude de strates normatives, dont le droit étatique n’est qu’une des couches sédimentaires[69], ou qu’il n’est pas possible de distinguer le discours juridique des autres discours fondés en valeur, auxquels cas il est inévitablement enchevêtré[70]. Parallèlement, on doit s’extraire de l’idée que le droit est un discours clos et performatif pour explorer les fondements d’une certaine théorie du droit.

Il n’est pas certain que nous soyons arrivés au bout de ce programme scientifique. Mais les textes réunis ici révèlent déjà l’existence d’une multitude d’autres stratégies intellectuelles. C’est leur exploration systématique, au cours des prochaines années, qui permettra de dégager le potentiel heuristique des unes et des autres. Dans tous les cas, il faut saluer la nécessité d’une certaine audace. La défense d’une perspective critique en droit, l’analyse des marges de la normalité, le recours à des procédés analytiques nouveaux : l’analyse littéraire, l’art contemporain ou la métaphore[71]. Ils permettent d’envisager la recherche (sur les fondements de la pensée) juridique comme un lieu d’exploration et de création. Et pour aller plus loin, peut-être faut-il explorer d’autres formes d’expression et d’écriture : le dialogue, la nouvelle, la forme théâtrale, la chanson, la poésie, comme l’ont envisagé avant nous les Kasirer[72], Fuller[73], Ost[74], Macdonald… et Boris Vian[75] !

Au plan disciplinaire (et interdisciplinaire) la recherche d’un point d’appui situé hors du droit nous a parfois amené à multiplier les binômes : droit et société, droit et culture, droit et économie (Law and economics). Il faut réintégrer ces termes : faire du droit une composante de l’activité sociale et économique, sinon l’expression particulière de la culture, plutôt que d’aborder la normativité juridique comme une réalité distincte qui encadrerait toutes les autres. De même, passer d’un discours de type normatif à un autre, plus analytique, exige du juriste qu’il aborde avec suspicion ses propres visées réformatrices, sauf d’inscrire celles-ci dans une perspective résolument analytique, ce que devrait favoriser le recours au droit comparé. Mais il faut alors accepter que le droit trouve sa signification dans le cadre de systèmes d’interaction élargis ; qu’il n’est pas autoportant et participe à des équilibres (et des déséquilibres) sociaux plus larges. Autrement, le droit comparé ne ferait qu’alimenter une forme de curiosité érudite.

Quoi qu’il en soit, cette démarche suppose que les juriste-universitaires sortent du confort de la répétition. Nous savons tous comment tirer un commentaire informé d’un arrêt de la Cour suprême, et le risque immense de passer de l’autre côté de la frontière juridique. C’est notre ligne de risque à nous, le risque de tenter une explication… et celui de se tromper. Mais on transcende alors l’ennui d’avoir toujours raison…