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Je voudrais tout d’abord vous dire combien je suis heureuse d’être ici et je vous remercie très sincèrement de cette belle invitation à la Conférence annuelle Claire-L’Heureux-Dubé. Depuis des années, les liens académiques, scientifiques, amicaux que j’ai eu le privilège de nouer au Québec sont pour moi des plus précieux. Si le terme n’était pas devenu aussi suspect, j’aimerais dire que j’ai pu tisser ici un véritable réseau. Je sais aussi, ma chère Claire, que nous partageons des valeurs — peut-être des utopies — communes, la protection et le développement des droits et libertés, des droits fondamentaux. La tâche est d’autant plus difficile aujourd’hui que « les vents sont contraires ». Mais je pense cependant que ces moments de crise sont précisément ceux où il faut retourner à l’essentiel et penser l’avenir.

Lorsqu’il s’agit de droits et spécialement des droits de l’homme, la vraie question est celle de savoir comment prendre ces droits « au sérieux[1] », pour reprendre le beau titre de Dworkin. Les droits de l’homme, les droits de la Convention européenne des droits de l’homme[2], ne sont ni une idéologie ni un système de pensée. Pour être porteurs de sens dans la vie des personnes et des sociétés, ils doivent être traduits en action. La reconnaissance des droits est donc inséparable des mécanismes destinés à assurer leur mise en oeuvre. C’était l’intuition fondamentale de ceux qui ont pensé et voulu la Convention européenne des droits de l’homme, l’oeuvre maîtresse du Conseil de l’Europe. Depuis la création de celui-ci en 1949, comme première tentative après la Seconde Guerre mondiale d’unifier l’Europe[3], les droits de l’homme ont été considérés, avec la démocratie et l’État de droit, comme les fondements essentiels et inaliénables de la construction européenne[4]. La déclaration adoptée au Congrès du Mouvement européen à La Haye en 1948 est visionnaire : « Aucun […] État ne peut adhérer à l’Union européenne s’il ne souscrit pas aux principes fondamentaux d’une charte des droits de l’homme et ne se déclare pas disposé à garantir leur application[5]. » Depuis le début, ces deux dimensions vont de pair : affirmer les droits de l’homme et en assurer la mise en oeuvre judiciaire[6].

La Convention européenne des droits de l’homme a été ouverte à la signature des États membres du Conseil de l’Europe à Rome le 4 novembre 1950. Entrée en vigueur en 1953, elle a aujourd’hui été ratifiée par 47 États européens (800 millions d’Européens), la « maison commune Europe », comme le disait Gorbatchev, qui s’étend de Vladivostok à Coïmbra et qu’il importe d’arrimer fermement aux « principes de pluralisme, de tolérance et d’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique ». L’importance du rôle de la Convention dans la construction de l’Europe a été mise en lumière ces dernières années, depuis la chute du mur de Berlin, par le fait que l’adhésion à la Convention est devenue une obligation politique pour les États qui veulent être membres du Conseil de l’Europe[7]. Si la création en 1950 d’un mécanisme supranational de protection des droits de l’homme visait notamment à s’affranchir de l’héritage de la Seconde Guerre mondiale, aujourd’hui encore, la Cour développe une jurisprudence importante de justice transitionnelle afin de solder les séquelles des régimes communistes en Europe centrale et orientale ainsi que, plus récemment, de la guerre en ex-Yougoslavie[8].

Le préambule de la Convention est éminemment significatif. Il trace les contours d’un ordre public européen. D’un côté, les droits et libertés sont le fondement de la justice et de la paix dans le monde et leur maintien repose sur « un régime politique véritablement démocratique ». Cependant, aujourd’hui, beaucoup reste à faire car, comme le dit Claude Lefort, la démocratie est « ce régime inouï qui fait l’expérience historique de l’indétermination de ses repères[9] ». Paul Auster ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit : « Democracy does not happen by itself. We have to fight for it every day, otherwise we risk losing it. » D’un autre côté, « la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales » sont un des moyens de réaliser une « union plus étroite » entre les États européens, au service de la cause de l’intégration européenne[10]. Sauvegarder les droits de l’homme, mais aussi les développer : voilà l’intelligence/le génie de la Convention européenne des droits de l’homme qui a permis à celle-ci d’être non pas un manuscrit de la mer morte, mais un instrument vivant pertinent dans le contexte de nos sociétés contemporaines.

Le texte de la Convention s’organise en deux titres. Le premier décline les droits et libertés garantis (partie 2). Le second s’attache à la garantie de ces droits et libertés par la mise en place d’un organe désormais entièrement judiciaire pour en assurer l’application et l’interprétation, à savoir la Cour européenne des droits de l’homme (partie 3). Telles seront les parties principales de mon intervention où, de part et d’autre, je tenterai de montrer le chemin parcouru et les défis qui sont les nôtres aujourd’hui. Mais il convient d’abord de préciser les contours de l’engagement des États (partie 1).

1 L’obligation de respecter les droits de l’homme

Si les droits de l’homme constituent un socle de principes sur lesquels la démocratie se construit, l’article premier de la Convention vient sceller la responsabilité des États. Ceux-ci « reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la […] Convention ».

1.1 La responsabilité des États

« Les États ». La Convention européenne des droits de l’homme « déborde [donc] le cadre de la simple réciprocité entre États contractants […] elle crée des obligations objectives qui, aux termes de son préambule, bénéficient d’une garantie collective[11]. »

« Les États reconnaissent » et non pas seulement, comme dans la plupart des traités internationaux, « s’engagent à reconnaître ». Il s’agit d’une obligation forte aux conséquences multiples. Celle-ci servira notamment de fondement à l’interprétation des droits et libertés de la Convention par notre cour, une interprétation finaliste/téléologique qui doit donner aux droits garantis leur pleine effectivité[12]. Celle-ci, à son tour, ouvre la voie à une interprétation évolutive et dynamique pour faire de la Convention un instrument vivant, adapté aux réalités actuelles[13]. Il est d’ailleurs significatif de constater que la plupart des dispositions de la Convention sont rédigées au présent. En d’autres termes, les concepts dont se sert la Convention sont à entendre dans le sens qui leur est donné par les sociétés démocratiques aujourd’hui[14]. Comme le dit Paul Ricoeur, le sens d’un texte n’est pas derrière le texte, mais devant lui[15]. À partir de là, la Cour va procéder à différentes constructions comme celles des « notions autonomes », de la « protection par ricochet », des éléments « nécessairement inhérents à un droit » dont nous avons de multiples exemples.

« Les États reconnaissent à toute personne » : homme, femme, enfant ; national, étranger, apatride (une réalité douloureuse qui s’accroît ces dernières années, comme le fait observer le haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, António Guterres[16]) ; légal comme illégal ; malade mental ou sain d’esprit ; délinquant et criminel aussi, car, comme le disait Robert Badinter, l’honneur des droits de l’homme est de les accorder à ceux qui les ont sans doute le moins respectés. Les droits de l’homme ne sont pas « méritoires ». Ils sont accordés à tous en raison tout simplement de la dignité de la personne humaine. Après une longue période d’oubli, il y a actuellement un regain d’attention et de reconnaissance des droits humains des personnes âgées[17]. Ils ne figurent pas en tant que tels dans la Convention, mais ils sont désormais visés expressément par les articles 21 et 25 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[18].

Enfin, les États reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction, c’est-à-dire à toute personne dont la violation alléguée s’est réalisée sur le territoire national et les lieux où les États exercent leur contrôle. Par exemple, la zone internationale d’un aéroport comme dans l’arrêt Amuur c. France[19] du 25 juin 1996. Une question particulière aujourd’hui est celle de savoir si et comment des États peuvent être responsables pour des actes accomplis ou dont les effets se sont déployés en dehors de leur territoire. Cette question de la compétence extraterritoriale était au centre de l’affaire Bankovic et autres c. Belgiqueet 16 autres États contractants[20] où les requérants dénonçaient, au regard notamment de l’article 2 sur le droit à la vie, le bombardement du bâtiment de la Radio serbe à Belgrade par les forces de l’OTAN en 1999 qui avaient provoqué le décès de membres de la famille des requérants. Dans la décision du 12 décembre 2001, la Cour estime que l’article premier de la Convention reflète une conception essentiellement territoriale de la juridiction des États : « En résumé, la Convention est un traité multilatéral opérant […] dans un contexte essentiellement régional et plus particulièrement dans l’espace juridique des États contractants, dont il est clair que la RFY [l’ex-Yougoslavie] ne relève pas. Elle n’a donc pas vocation à s’appliquer partout dans le monde[21]. » En fait, ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que la Cour reconnaîtra une compétence extraterritoriale, et nous l’évoquerons plus loin[22].

1.2 Les obligations des États

Deux étapes majeures ont marqué le chemin parcouru, à savoir le développement des obligations positives et l’application de la Convention dans la sphère privée.

1.2.1 Les obligations positives

La Cour va progressivement étendre le champ des obligations qui pèsent sur les États. Ainsi, si les obligations des États sont bien sûr négatives — ne pas s’immiscer dans les droits et libertés garantis —, à cette exigence de passivité s’ajoute aujourd’hui de plus en plus une exigence d’activité, sous la forme d’obligations positives, voire d’obligations de prévention. Plus précisément, depuis l’Affaire linguistique belge[23] du 23 juillet 1968 et surtout l’arrêt Marckx c. Belgique[24] du 13 juin 1979, la Cour européenne des droits de l’homme est donc portée à admettre que les engagements conventionnels des États, d’essence plutôt négative, peuvent se doubler d’une obligation positive visant à garantir le respect effectif des droits et libertés reconnus[25].

Les obligations positives peuvent être procédurales ou substantielles. Les premières imposent aux États de prendre les mesures nécessaires (législatives, administratives, judiciaires) pour assurer la jouissance des droits garantis, par exemple assurer des soins médicaux en détention[26] ou prévenir le suicide d’un détenu[27]. C’est sans doute le droit à la vie privée et familiale qui a le plus bénéficié de l’enrichissement des obligations positives[28]. Celles-ci, de manière générale, ont évidemment très largement étendu (trop étendu ?) le champ de la Convention, certes au plus grand bénéfice des personnes, mais entraînant aussi une responsabilité accrue pour les États.

Les secondes imposent aux États la mise en place de procédures internes en vue d’assurer la protection et/ou la réparation de la Convention. L’intérêt de l’approche procédurale se situe à mes yeux dans l’objectivité et la crédibilité du contrôle de la Cour[29]. Aujourd’hui plus que jamais, nous sommes saisis de questions particulièrement délicates que notre « éloignement » nous rend sans doute peu aptes à résoudre. L’opportunité du placement d’un enfant hors de son milieu familial ou encore l’arbitrage entre économie et environnement dans la problématique des vols de nuit sont des questions dont la résolution suppose une proximité avec les faits et les réalités sociales. Mais, avant de s’en remettre sur le fond aux appréciations des États, encore vérifiera-t-on que ceux-ci ont, sur un plan méthodologique et formel, multiplié les chances d’aboutir à la « bonne décision », en se mettant à l’écoute, de manière équitable et impartiale, de l’ensemble des intérêts pertinents. D’une certaine manière, le développement des garanties procédurales et le contrôle exercé sur celles-ci peuvent paraître comme le corollaire naturel et fécond de la doctrine de la marge d’appréciation des États.

1.2.2 L’application horizontale de la Convention européenne des droits de l’homme

Aujourd’hui, avec la redéfinition du rôle de l’État, les droits fondamentaux sont de plus en plus invoqués dans les situations qui opposent des personnes privées ou des groupes — des acteurs non étatiques — avec le résultat que l’application horizontale de la Convention — individu contre individu — se développe parallèlement à son application verticale — individu contre État[30]. À défaut d’effet horizontal direct, la Cour reconnaît de plus en plus l’effet horizontal indirect de la Convention[31] qui aujourd’hui couvre toutes les dispositions de la Convention[32]. À suivre l’évolution accomplie depuis ces dernières années, il apparaît qu’une violation de la Convention commise par un particulier pourra être indirectement « reprochée » à l’État lorsque celui-ci l’a rendue possible ou probable soit par négligence pure et simple, soit par tolérance bienveillante[33]. Les exemples sont nombreux. Ainsi, selon l’arrêt Hatton et autres c. Royaume-Uni du 8 juillet 2003, qui concernait les nuisances sonores nocturnes résultant de l’activité de compagnies aériennes privées dont souffrent des riverains de l’aéroport d’Heathrow, « en matière d’environnement, la responsa- bilité de l’État peut également découler du fait qu’il n’a pas réglementé l’activité de l’industrie privée d’une manière propre à assurer le respect des droits consacrés par l’article 8 de la Convention[34] ».

L’intervention requise des États au sein des rapports interindividuels soulève en outre, très souvent, un conflit entre des droits et libertés également garantis par la Convention[35]. Droit au respect de la vie familiale des parents vs protection de l’intégrité physique de leurs enfants[36] ; droit au respect de la vie privée de la mère vs droit de l’enfant à connaître ses origines[37] ; droit à la liberté d’expression des journalistes vs droit à la vie privée et à la réputation des personnes[38]. Mais les droits fondamentaux ne sont pas arrangés selon des ordres de priorité, et, en principe, il n’y a pas de hiérarchie entre eux. Dès lors, ces conflits entre droits sont parmi les plus difficiles à résoudre, car, sur les deux plateaux de la balance, figurent des droits et libertés qui méritent a priori un égal respect. Cette métaphore de la balance présuppose qu’il existerait une échelle commune selon laquelle l’importance respective ou le poids des différents droits pourraient être mesurés, ce qui est largement irréaliste. C’est ce que les théoriciens du droit appellent le problème de l’incommensurabilité[39]. Ainsi, aujourd’hui, les conflits de droits supposent une méthode de résolution originale dont les jalons sont encore à construire.

1.3 De nouveaux défis

Je voudrais évoquer ici deux situations relativement nouvelles qui ont comme dénominateur commun ce que l’on pourrait appeler la mondialisation et globalisation des droits et des droits de l’homme.

1.3.1 Les organisations internationales

Depuis le début des années 80 et à un rythme plus soutenu dans les années 90, la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie de requêtes mettant en cause la responsabilité individuelle ou collective d’États parties à la Convention à raison d’actes ou d’omissions imputables à des institutions ou à des organisations internationales dont ils font partie et qui se multiplient[40].

En ce qui concerne l’Union européenne, la Cour a développé dans l’arrêt Bosphorus Airways c. Irlande du 30 juin 2005 le principe de la présomption d’équivalence[41]. Mais, de manière plus structurelle, nous sommes à la veille d’un événement majeur, à savoir l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme qui constituera évidemment une étape importante puisque, d’une part, les institutions de l’Union seront tenues d’assurer le respect des droits de la Convention et, d’autre part, ce ne seront plus les États membres mais l’Union elle-même qui assumera la responsabilité d’une éventuelle violation de la Convention dans la mise en oeuvre par les États du droit de l’Union. L’adhésion a été décidée sur le plan politique par le Traité de Lisbonne modifiant le traité sur l’Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne, signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 et entré en vigueur le 1er décembre 2009[42]. Les négociations sont actuellement en cours entre la Commission européenne et le Conseil de l’Europe pour fixer les modalités de l’adhésion[43]. Lorsqu’elle sera réalisée, l’adhésion assurera la cohérence et la sécurité juridique entre les différentes sources de droits fondamentaux qui coexistent sur le continent européen. Progressivement se construira ainsi, dans l’harmonie, ce que l’on peut véritablement appeler un espace constitutionnel européen qui « invite à une vision globale des droits fondamentaux en Europe, une vision qui en intègre toutes les dimensions, qu’elles soient nationales, conventionnelles ou de l’Union[44] ». Au final, la notion de droits fondamentaux recevra sa signification pleine et entière, et nous nous engagerons plus encore sur la voie de ce qui les caractérise essentiellement, à savoir l’universalité.

En ce qui concerne les Nations Unies, nous avons une requête pendante devant la Grande Chambre, l’affaire Nada c. Suisse, qui concerne une question éminemment actuelle, à savoir le régime des sanctions ciblées adoptées par des résolutions du Conseil de sécurité après le 11 septembre 2001 pour la répression du terrorisme international[45]. Sur le plan substantiel, quelle balance établir entre la sécurité collective et le respect des droits de l’homme dont la Cour a la garde ? Sur le plan procédural, qui doit en assumer la responsabilité : l’État qui met en oeuvre ces sanctions et/ou les Nations Unies elles-mêmes ? Single ou dual responsibility ?

1.3.2 L’application extraterritoriale de la Convention européenne des droits de l’homme

Des affaires de plus en plus nombreuses mettent en cause l’application extraterritoriale de la Convention qui, comme nous l’avons vu, ne peut intervenir que dans des circonstances exceptionnelles. En juillet 2011, la Cour a rendu en Grande Chambre les arrêts Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni[46] et Al-Jedda c. Royaume-Uni[47], le premier concernant la mort de civils irakiens tués par des soldats britanniques pendant la participation du Royaume-Uni à l’Autorité provisoire de la coalition qui a gouverné l’Irak en 2003 et en 2004, le second concernant la privation de liberté du requérant en Irak pendant plus de trois ans sans que des charges soient portées contre lui. Dans l’arrêt Al-Skeini, la Cour constate que, après le renversement du régime baasiste et jusqu’à l’instauration du gouvernement intérimaire, le Royaume-Uni a assumé en Irak (conjointement avec les États-Unis) certaines des prérogatives de puissance publique qui sont normalement celles d’un État souverain, en particulier le pouvoir et la responsabilité du maintien de la sécurité dans le sud-est du pays. Dans ces circonstances exceptionnelles, la Cour considère que le Royaume-Uni, par le biais de ses soldats affectés à des opérations de sécurité à Bassorah lors de cette période, exerçait sur les personnes tuées lors de ces opérations une autorité et un contrôle propres à établir, aux fins de l’article premier de la Convention, un lien juridictionnel entre lui et ces personnes[48].

Dans l’arrêt Al-Jedda, face au gouvernement qui faisait valoir que l’internement s’imposait pour des raisons de sécurité et qu’il agissait légalement comme un agent des Nations Unies appliquant les résolutions du Conseil de sécurité, la Cour a fait un pas important en décidant que la détention en cause était imputable à l’État défendeur, car, en l’absence d’obligation contraignante de recourir à l’internement, il n’y avait aucun conflit entre les obligations imposées au Royaume-Uni par l’article 103 de la Charte des Nations Unies de 1945 et celles découlant de l’article 5 § 1 de la Convention[49]. Tout récemment, une nouvelle affaire, Pritchard c. Royaume-Uni[50], qui concerne le décès par balles d’un soldat de l’armée territoriale (c’est-à-dire les volontaires des forces de réserve britanniques) servant en Irak, a été communiquée au gouvernement britannique pour observations. Sur le terrain des articles 2 et 13 de la Convention, le père de la victime allègue que les autorités britanniques n’ont pas conduit d’enquête complète et indépendante sur le décès de son fils.

2 Les droits garantis

2.1 Quel est le contenu des droits et libertés ?

Nous avons à notre disposition les droits et libertés énumérés aux articles 2 à 12 de la Convention. Le droit à un recours effectif devant une instance nationale si ces droits ont été violés (art. 13) ainsi que l’interdiction de la discrimination dans la jouissance de ceux-ci (art. 14) constituent les compléments naturels de la reconnaissance des droits civils et politiques garantis par la Convention. Ces deux dernières dispositions jouent un rôle de plus en plus important dans la jurisprudence de la Cour.

Je vais brièvement illustrer les développements les plus significatifs quant à certaines dispositions de la Convention, à travers lesquels on peut saisir les questions critiques, sensibles, auxquelles la Cour est confrontée aujourd’hui et qui ne sont que le reflet des situations parfois extraordinairement complexes et difficiles que les personnes vivent dans la réalité : la paupérisation accrue de populations vulnérables, les périls terroristes, les lenteurs de la justice, les dysfonctionnements des pouvoirs publics, les interrogations sur la bioéthique, etc.

L’article 2 de la Convention dispose que « [l]e droit de toute personne à la vie est protégé par la loi ». Aujourd’hui, ce sont surtout les limites de la vie qui sont interrogées et la Cour est saisie de problèmes d’ordre éthique, moral et social touchant à la fin de la vie et au début de celle-ci. En ce qui concerne le début de la vie, dans l’arrêt Evans c. Royaume-Uni du 10 avril 2007, la requérante se plaignait que les dispositions de droit anglais exigeant le consentement de son ex-compagnon pour la poursuite de la conservation des ovules fécondés et l’implantation de ceux-ci violait le droit des embryons à la vie au regard de l’article 2 de la Convention : « la Grande Chambre estime que les embryons […] ne peuvent se prévaloir du droit à la vie protégé par l’article 2 de la Convention et qu’il n’y a donc pas violation de cette disposition[51] ».

L’article 3 de la Convention interdit la torture et les traitements inhumains et dégradants. Il s’agit d’un droit absolu, indérogeable. Dans l’arrêt Selmouni c. France du 28 juillet 1999 où la Cour a, pour la première fois, qualifié de torture les sévices infligés au requérant pendant la garde à vue, elle a adressé un signal fort : « le niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales implique, parallèlement et inéluctablement, une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques[52] ». La force de l’article 3 de la Convention est que cette disposition peut être utilisée par ricochet pour atteindre des situations où, lorsque des personnes sont renvoyées dans le désespoir, la dignité humaine est en jeu. Je pense notamment aux étrangers, car, à mes yeux, il s’agit du problème crucial des prochaines années[53], ainsi qu’aux situations d’extrême pauvreté qui, elles aussi, vont bientôt, dans tous les pays européens, constituer un problème majeur.

Actuellement, l’article 3 joue un rôle croissant dans deux domaines principaux. Tout d’abord, dans les situations de détention, là où des personnes sont privées de liberté. De nombreuses affaires concernent les conditions de détention objectivement inhumaines et dégradantes (surpopulation, conditions sanitaires et d’hygiène, pauvreté)[54]. Se pose également le problème du maintien en détention des individus en mauvais état de santé, âgés ou très fragiles, handicapés. L’arrêt Farbtuhs c. Lettonie[55] du 2 décembre 2004 concernait un homme paraplégique âgé de 83 ans qui avait été condamné pour crimes contre l’humanité et génocide et est demeuré incarcéré plus d’un an après que les autorités pénitentiaires eurent reconnu qu’elles ne disposaient ni d’installations spéciales nécessaires ni de personnel suffisamment qualifié pour assurer les soins adéquats.

Un autre domaine, ensuite, est celui des procédures d’expulsion, en relation avec, notamment, le terrorisme. Les États se trouvent confrontés à un paradoxe. D’un côté, il est évident et communément admis que le terrorisme est une menace à la jouissance des droits de l’homme et des valeurs les plus fondamentales. Mais, d’un autre côté, la lutte contre le terrorisme peut également éroder un nombre important de droits et de libertés. Les États sont donc confrontés à une double responsabilité : ils doivent protéger les droits de l’homme en combattant le terrorisme de manière efficace, mais ils doivent aussi respecter les droits de l’homme dans la mise en oeuvre des mesures antiterroristes. C’est là le message essentiel de l’arrêt Saadi c. Italie[56] du 28 février 2008 : la Cour (Grande Chambre), à l’unanimité, réaffirme que l’expulsion du requérant, soupçonné mais non pas condamné pour activités terroristes, vers la Tunisie où il courrait un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, constituerait une violation de l’article 3.

Plusieurs nouvelles questions ont été soulevées dans des arrêts au sujet du droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention qui s’est très largement développé ces dernières années, sous son double aspect de la vie privée individuelle et de la vie privée sociale. La vie privée personnelle se décline aujourd’hui autour de l’intégrité, l’identité et l’intimité.

En ce qui concerne le droit à l’intégrité personnelle, la Cour a naturellement eu à connaître de problèmes dans le domaine du droit et de la pratique en matière médicale, touchant à ces concepts clés comme la dignité et l’identité propre à tout être humain, le respect de l’intégrité physique et morale de toute personne ou encore l’exigence du consentement libre et éclairé à toute intervention médicale. On en trouve un exemple dans l’arrêt Glass c. Royaume-Uni[57] du 9 mars 2004, qui soulevait la question, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, des circonstances dans lesquelles un hôpital peut imposer un traitement médical à un enfant ou interrompre un tel traitement en décidant de ne pas réanimer l’enfant, au mépris des objections de ses parents. En ce qui concerne l’identité personnelle, aujourd’hui ce droit s’étend au droit à l’accès aux informations concernant ses origines et à la connaissance de sa filiation, comme élément du droit à l’épanouissement et au développement personnel. Dans l’arrêt Odièvre c. France du 13 février 2003, qui concerne la question de l’accouchement sous X, la Cour estime que « [l]a naissance, et singulièrement les circonstances de celle-ci, relève de la vie privée de l’enfant, puis de l’adulte, garantie par l’article 8 de la Convention qui trouve ainsi à s’appliquer en l’espèce[58] ». Cet arrêt a ouvert la voie à d’autres, où la Cour va prendre en considération ou, plus exactement, donner effet aux développements technologiques dans ce domaine et, notamment, les tests ADN[59]. En ce qui concerne l’intimité personnelle, récemment, dans l’affaire S. et Marper c. Royaume-Uni[60], la Cour était appelée à examiner la compatibilité avec l’article 8 de la Convention de la conservation par la police des empreintes digitales, échantillons cellulaires et profils ADN des requérants après la conclusion, respectivement par un acquittement et par une décision de classement sans suite, des poursuites pénales menées contre eux. Elle constate une violation de la Convention, insistant notamment sur les préoccupations légitimes quant aux usages susceptibles d’être faits des échantillons cellulaires qui renferment un code génétique unique, lequel revêt une importance vitale pour les personnes.

Quant à la vie privée sociale, celle-ci s’installe désormais solidement dans la Convention. La Cour estime en effet qu’il existe une zone d’interaction entre une personne et ses semblables qui peut être rattachée à la vie privée, même dans un contexte public. Le droit au respect de la vie privée, ce n’est donc pas seulement le droit de rester chez soi ; c’est également le droit de sortir de chez soi pour aller vers les autres. Sous cet aspect, les prolongements actuellement les plus identifiables sont le droit de conserver le mode de vie en tant que groupe minoritaire, et je pense notamment aux Roms.

La liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention revêt une importance cruciale pour le bon fonctionnement de la démocratie. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès[61]. Cette affirmation de la fonction sociale de la liberté d’expression a deux conséquences : d’une part, la liberté d’expression n’est pas seulement une garantie contre les ingérences de l’État (droit subjectif), mais elle est aussi un principe fondamental objectif pour la vie en démocratie ; d’autre part, la liberté d’expression n’est pas une fin en soi mais un moyen pour l’établissement d’une société démocratique. Mais, même dans les sociétés démocratiques, et je dirai peut-être surtout dans les sociétés démocratiques, la liberté d’expression ou plus exactement l’exercice de cette liberté est susceptible d’être affectée par certaines limitations qui sont énoncées à l’article 10 § 2 de la Convention et qui doivent être interprétées strictement. Nous sommes de plus en plus souvent confrontés à des propos antidémocratiques. Dans l’arrêt Erbakan c. Turquie du 6 juillet 2006, la Cour a jugé qu’il ne fait aucun doute que des expressions concrètes constituant un discours de haine ne bénéficient pas de la protection de l’article 10 de la Convention[62] et qu’« il est d’une importance cruciale que les hommes politiques, dans leurs discours publics, évitent de diffuser des propos susceptibles de nourrir l’intolérance[63] ».

L’interdiction de la discrimination visée par l’article 14 de la Convention est une question de plus en plus sensible. L’arrêt Natchova et autres c. Bulgarie[64] du 6 juillet 2005 est le premier où la Cour a combiné l’article 2, sous son volet procédural, avec l’article 14 en ce qui concerne un crime de haine. Par ailleurs, s’agissant du racisme, la Cour pose dans une formule de principe la nature de ses exigences :

La violence raciale constitue une atteinte particulière à la dignité humaine et […] elle exige une vigilance spéciale et une réaction vigoureuse de la part des autorités. C’est pourquoi celles-ci doivent recourir à tous les moyens dont elles disposent pour combattre le racisme et la violence raciste, en renforçant ainsi la conception que la démocratie a de la société, y percevant la diversité non pas comme une menace mais comme une richesse[65].

En outre, cet arrêt a un autre intérêt, celui d’ouvrir le champ de l’article 14 aux obligations positives, depuis longtemps reconnues par la Cour et qui, comme nous l’avons vu, imposent aux États de prendre des mesures pour assurer le respect des droits garantis par la Convention, jusque et y compris dans les relations entre personnes privées, ce qui est une situation fréquente en matière de racisme. Il y a là une potentialité qui pourrait être exploitée dans la lutte contre le racisme. Sur le plan normatif, il est important de signaler et de saluer le Protocole n° 12 signé à Rome le 4 novembre 2000[66], pour le 50e anniversaire de la Convention, et dont l’article premier porte sur une interdiction générale de la discrimination dans tout droit prévu par la loi et dans tout acte d’une autorité publique. Ce protocole que l’on peut certainement qualifier de révolutionnaire est entré en vigueur le 1er avril 2005. Il engage à ce jour dix-huit États qui l’ont ratifié.

Enfin, l’article 17 de la Convention porte sur l’interdiction de l’abus de droit. « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », proclamait Saint-Just ou encore, pour reprendre l’observation de John Rawls, « [j]ustice does not require that men must stand idly by while others destroy the basis of their existence[67] ». L’article 17 vise « à retirer à ceux qui veulent utiliser les garanties conventionnelles le bénéfice de ces droits puisque leur objectif est de remettre en cause les valeurs que la Convention protège[68] ». Dans le domaine de l’abus de droit, la Cour a exprimé sa position sur les dangers qui menacent la démocratie. Je pense ici aux décisions et arrêts où la Cour a refusé la protection de la Convention (art. 10 et 11, surtout) s’agissant de racisme, de négationnisme, de révisionnisme ou d’appel à la violence.

2.2 Quelle est la nature de ces droits ?

Il s’agit de droits civils et politiques, les droits-libertés (dits de la première génération) qui sont issus de la philosophie des Lumières. Des droits bourgeois, comme le soutenait Marx[69] ? Le récent Prix Nobel d’économie, Amartya Sen, montre lumineusement qu’il n’y aura pas de famine dans les pays qui respectent les libertés, et notamment la liberté d’expression[70].

Les droits et libertés ne s’exercent toutefois pas dans un vide, mais ils s’attachent à une personne en situation, au sein d’une communauté. Nous sommes dans la sphère des droits-égalité (dits de la deuxième génération). Le concept de droit social indique bien l’idée que son titulaire est l’individu dans les rapports sociaux à travers lesquels il se construit ou se détruit, à travers lesquels il vit ou survit. Éducation, santé, protection sociale, logement, travail, culture aussi, deviennent des droits-créances qui imposent une action, une prestation pour créer les conditions nécessaires à leur réalisation. Comme le dit Touraine dans Qu’est-ce que la démocratie ?, « [l]a reconnaissance des droits fondamentaux serait vide de contenu si elle ne conduisait pas à donner à tous la sécurité et à étendre constamment les garanties légales et les interventions de l’État qui protègent les plus faibles[71] ». Certes, il appartient aux États de faire la justice sociale et, dans l’enceinte du Conseil de l’Europe, d’autres conventions, comme la Charte sociale européenne de 1961[72], révisée en 1996, s’attachent directement aux droits économiques, sociaux et culturels. La Cour a toutefois rappelé à maintes reprises qu’il importe de donner aux droits reconnus leur pleine portée et que la Convention a pour but « de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs[73] ». Nous avons tous en tête le fameux arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, où la Cour affirme qu’il n’y a pas de cloison étanche entre la sphère des droits économiques et sociaux et celle des droits couverts par la Convention et qu’« un obstacle de fait peut enfreindre la Convention à l’égal d’un obstacle de droit[74] » — en l’espèce, l’impossibilité pour une femme d’introduire une procédure en divorce en raison de la précarité de sa situation financière. De même, dans l’arrêt James et autres c. Royaume-Uni[75] du 21 février 1986, la Cour reconnaît que le droit au logement est le but légitime d’une restriction du droit de propriété. Dans l’arrêt Wallowá et Walla c. République tchèque[76] du 24 octobre 2006, la Cour conclut à la violation de l’article 8 en ce qui concerne le placement d’enfants justifié seulement par l’état de pauvreté des parents.

En dernière instance, le thème de l’interdépendance et de l’indivisibilité des droits humains fondamentaux est plus que jamais à l’ordre du jour. D’un côté, il suggère un approfondissement des droits dans le temps : à l’horizon, nous voyons déjà apparaître les droits de la troisième génération, ces droits-solidarité qui concernent le droit à la paix, le droit au développement, le droit à l’environnement, le droit au respect du patrimoine commun de l’humanité. Certes, l’appréhension de ces droits-solidarité par la technique des droits de l’homme reste encore à inventer, mais leur prise de conscience dépasse largement aujourd’hui le stade de l’imaginaire. D’un autre côté, il suggère un élargissement dans l’espace : les droits de l’homme sont aussi l’horizon de l’Union européenne. En effet, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[77] est désormais inscrite dans le Traité de Lisbonne et l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme[78], dont les modalités sont actuellement en discussion[79], décidée sur le plan politique, assurant une intégration harmonieuse des droits fondamentaux sur tout le continent européen.

3 La garantie des droits

En matière de droits de l’homme, l’effectivité est une question complexe dans la mesure où elle est liée, positivement, à la manière dont les droits de l’homme sont reconnus et mis en oeuvre et, négativement, à la manière dont s’organisent des formes de résistances. L’effectivité est, en effet, inséparable de son contraire, l’ineffectivité[80]. « En matière de droits de l’homme », disait le juge Pettiti, « il y a un seul critère d’application sérieux, c’est celui de l’effectivité des mesures de protection. Tout le reste est littérature diplomatique, académisme comparatiste, proclamation d’autosatisfaction, cultes des apparences de l’État de droit ».

3.1 La Cour européenne des droits de l’homme

La Conventionde sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales est non seulement le premier instrument mais aussi le plus fondamental. En effet, en termes d’effectivité, la Convention offre le mécanisme de protection le plus complet dans la mesure où les droits qu’elle garantit sont justiciables, c’est-à-dire qu’ils peuvent faire l’objet d’un recours (judicial review) devant la Cour européenne des droits de l’homme qui a été mise en place en 1959 et qui est devenue un organe judiciaire à part entière depuis le 1er novembre 1998. Elle est composée de 47 juges (un par État membre qui a ratifié la Convention) et elle est, à ce titre, la plus grande juridiction internationale du monde.

Mais, la mise en place de ce contrôle n’a pas été, loin s’en faut, un long fleuve tranquille. Les objections d’hier (qui sont parfois aussi les résistances d’aujourd’hui) se déployaient dans différentes directions. À partir du moment où les États respectent les principes fondamentaux de la démocratie, ils doivent pouvoir régler leurs affaires comme ils l’entendent. Une cour européenne unique n’est pas praticable et d’ailleurs elle serait assiégée par un flot de recours, certains présentant de surcroît un caractère politique. La création d’une cour n’est-elle pas superflue ? En effet, nous n’avons pas à nous occuper de tous les cas d’injustices qui peuvent être constatées sur le territoire d’un pays. L’argument le plus souvent évoqué a été celui de la souveraineté nationale, même si depuis Hobbes et Grotius on sait que la notion de souveraineté a des limites qui sont précisément celles des droits de l’homme. Enfin, les opposants insistaient sur le caractère flétrissant que revêtirait une condamnation de la Cour et le fait inacceptable qu’une juridiction européenne détienne le dernier mot au détriment des tribunaux nationaux. En revanche, ceux qui étaient en faveur d’une telle cour insistaient sur le fait que les requérants sont d’abord tenus d’épuiser les voies de recours internes et qu’un tel système persuaderait les femmes et les hommes d’Europe « que quelque chose de nouveau est fait et qu’un progrès va être réalisé ». « Personne ne peut dire qu’il est, pour la suite des années à venir, à l’abri du péril totalitaire […] Il faut donc créer par avance, au sein de l’Europe, une conscience qui sonne l’alarme. Cette conscience ne peut être qu’une juridiction propre à l’Europe[81]. »

3.2 Le recours individuel

La voie d’accès à la Cour est celle du recours individuel. Aux termes de l’article 34, la Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’État des droits reconnus dans la Convention. Nous sommes saisis d’une requête par une personne ou un groupe directement touché et qui fait valoir une violation alléguée de la Convention dans une situation particulière. À cet égard, je partage entièrement l’analyse de Max Weber selon laquelle les intérêts des personnes, révélés par l’atteinte qui leur est portée, contribuent à faire apparaître des interrogations juridiques qui sont le plus souvent invisibles à l’examen « désincarné » des normes. Un des défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui est de trouver une possibilité de garder la philosophie du recours individuel avec, dans certains cas, l’ouverture aux actions d’intérêt collectif. Le recours individuel est donc au coeur du système de la Convention :

Une des grandes révolutions juridiques du milieu xxe siècle a été de faire en sorte que le justiciable, personne physique ou morale, devienne le créancier de droits définis à un niveau supranational − notamment européen − et qu’il puisse demander compte du respect de ces droits non seulement devant le juge national, qui demeure son juge naturel, mais également devant des juges « européens » capables d’harmoniser les solutions au niveau de l’espace européen et éventuellement de redresser telle décision du juge national[82].

Telle est la philosophie qui a présidé à l’instauration des juges européens : « que leur prétoire soit accessible non pas seulement aux États, sujets classiques de droit international, mais également aux individus[83] ». Le recours individuel est un « acquis irréversible » de la Convention[84].

3.3 La compétence de la Cour

La compétence de la Cour est clairement déterminée à l’article 32 de la Convention. Elle « s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses Protocoles ». Cela veut donc dire que la Cour est amenée à la fois à « dire le droit » de la Convention et à « rendre justice » dans des situations individuelles. Autrement dit, la Cour doit à la fois exercer une fonction « constitutionnelle » et une fonction « juridictionnelle »[85]. Récemment, la Cour a rappelé cette position dans un arrêt marquant, Rantsev c. Chypre et Russie[86] du 7 janvier 2010, qui concerne le trafic des êtres humains (art. 4 de la Convention), où elle soutient que ses arrêts servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, mais aussi à clarifier, à sauvegarder et à développer les normes de la Convention, contribuant ainsi au respect par les États contractants des engagements qu’ils ont pris.

3.4 Le principe de subsidiarité

La compétence de la Cour s’exerce selon le principe de subsidiarité, un principe essentiel qui irradie et rayonne à travers toute la Convention européenne des droits de l’homme[87]. La Cour doit respecter la démocratie, évidemment, mais aussi les produits du processus démocratique et la légitimité des institutions nationales. Ce principe a un impact certain sur de nombreux dispositifs d’ordre procédural et matériel qui caractérisent l’intervention de la Cour comme l’épuisement des voies de recours internes (art. 35 § 1 de la Convention), le droit à un recours effectif (art. 13 de la Convention) ou encore la marge d’appréciation. Dans l’arrêt Scordino c. Italie(n° 1) du 29 mars 2006, la Cour affirme :

En vertu de l’article 1 de la Convention, aux termes duquel « [l]es Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention », la mise en oeuvre et la sanction des droits et libertés garantis par la Convention [revient] au premier chef aux autorités nationales. Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt donc un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la Convention[88]

Mais le principe de subsidiarité implique aussi la responsabilité de l’État à plusieurs niveaux. En fait, seuls les États peuvent prévenir des violations de la Convention par la mise en oeuvre de mesures législatives ou administratives appropriées. Dans le même esprit, il importe évidemment aussi d’analyser et de tenir pleinement compte de la Recommandation Rec(2004)6 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe du 12 mai 2004 sur l’amélioration des recours internes[89]. Sur le plan judiciaire, si aujourd’hui la Convention est incorporée dans le droit de l’ensemble des États contractants, la question porte sur la manière dont ces États l’appliquent[90], selon l’approche moniste ou dualiste qui est la leur quant à la relation entre le droit international et le droit national. Concrètement, c’est aux cours et aux tribunaux nationaux qu’incombe le rôle premier de donner sens et effet aux normes de la Convention dans des cas concrets, par une solution appropriée, consistant à corriger, à réparer et à harmoniser le droit interne avec ces normes. Par conséquent, la subsidiarité dans ce contexte constitue une sorte de « subsidiarité complémentaire » : les pouvoirs d’intervention de la Cour se limitent aux seuls cas où les institutions nationales n’ont pu ou ne peuvent pas assurer la protection effective des droits garantis par la Convention[91].

Entre les juridictions nationales et internationales, il y a clairement une responsabilité commune. Les autorités nationales assument la responsabilité première du respect des droits de l’homme, par tous les organes de l’État. La Cour européenne des droits de l’homme, qui exerce le contrôle du tiers, en assume la responsabilité dernière. Il est, en effet, acquis aujourd’hui que pour être crédible la protection des droits de l’homme doit accepter de s’exposer à un regard extérieur, un regard international qui fait office de tiers objectif. En fait, les droits de l’homme nous invitent à un renversement de perspective et, plus particulièrement, à l’abandon du modèle kelsenien de la hiérarchie des normes. L’avènement du droit européen des droits de l’homme est aujourd’hui un défi majeur et fondamental à la pensée juridique traditionnelle, car il rend, en effet, plus fragile, moins juste, moins adéquate cette manière « pyramidale » de penser. De la pyramide au réseau ? Vers un nouveau mode de production du droit, s’interrogent à juste titre François Ost et Michel van de Kerchove[92]. Dans cette perspective du réseau, qui est résolument la mienne, la hiérarchie est remplacée par l’alternance, la subordination par la coordination, la linéarité par l’interaction, la confrontation par la coexistence, l’opposition par l’altérité et la réciprocité.

3.5 L’exécution des arrêts

Un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas une fin en soi : il est la promesse d’un changement pour l’avenir, le début d’un processus qui doit permettre aux droits et libertés d’entrer dans la voie de l’effectivité. L’exécution des arrêts prévue par l’article 46 a récemment donné lieu à des développements significatifs dans la jurisprudence. En fait, la Cour a considérablement étendu son rôle en indiquant des mesures appropriées — prenant la forme aussi bien de mesures individuelles que de mesures générales — requises pour remédier à un problème systémique. Dans ce dernier cas, comme la Cour est de plus en plus confrontée dans certains pays à des problèmes structurels ou systémiques, elle a développé la technique des arrêts pilotes[93].

3.6 Entre sécurité et flexibilité

Dans une étude récente, dont le titre est significatif : « L’internationalisation des droits de l’homme et les défis de la “contextualisation” »[94], Luc Bégin propose une analyse que je trouve très intéressante. En matière de droits de l’homme, nous sommes confrontés à un paradoxe. D’un côté, l’inscription des droits de l’homme dans les instruments juridiques poursuit un mouvement de décontextualisation en le menant à son plus haut degré d’abstraction. Si l’on s’attache, en effet, à la signification philosophique et politique des droits de l’homme, il est indéniable que ces derniers se posent en tant que norme universelle et abstraite. D’un autre côté, l’internationalisation effective des droits fondamentaux va de pair avec une déformalisation et une contextualisation progressive de la mise en oeuvre de ces droits et, partant, à une expansion du pouvoir des juges. Pour le dire autrement, nous savons, en effet, que les droits fondamentaux ont une texture ouverte et que leur sens précis reste toujours à assigner. Leur application est en conséquence intrinsèquement liée à un travail d’interprétation de la part des juges. Un droit fondamental ne règle jamais lui-même les conditions de son application : il est général et abstrait et prend un sens concret dans chacun des contextes particuliers où il est invoqué. Les juges procèdent donc à un examen éminemment contextualisé de la situation, sensible à une diversité d’intérêts et de valeurs. Une telle contextualisation de la norme juridique marque évidemment une rupture importante avec le formalisme caractérisant la pensée juridique au xxe siècle. Que penser de cette contextualisation ? Risque-t-elle de conduire la fonction de juger à un « décisionnisme » inacceptable pour tout État démocratique, au détriment de la sécurité juridique ? Il y a une forme de tension qui oppose la sécurité juridique, une valeur parmi d’autres, et d’autres valeurs concurrentes non moins importantes auxquelles la Cour se montre sensible : l’attention portée aux particularités du cas, le respect du pluralisme des intérêts, la conscience de l’évolution rapide des choses et des idées — toutes ces contraintes de l’argumentation auxquelles depuis Aristote les juristes sont attentifs et qui leur vaut le nom de « prudents » (prudens, jurisprudence). Entre flexibilité et sécurité juridique : nous devons être sensibles au contexte et, en même temps, maintenir des critères de cohérence interne et surtout de continuité dans le temps.

Conclusion

Un récit à plusieurs mains. Comme nous l’avons vu, il y a eu un développement considérable, aussi bien quantitatif que qualitatif, d’instruments qui aujourd’hui garantissent les droits de l’homme — certains parlent de prolifération frénétique ; d’autres, d’une progressive construction d’un « droit commun des droits de l’homme ». Un des problèmes essentiels est celui du risque de l’ignorance réciproque, de la compartimentalisation, des divergences, de l’incohérence et même de la neutralisation. Je pense, quant à moi, qu’il faut penser et mettre en oeuvre une synergie entre tous ces instruments à l’échelon national et international, sur les scènes universelles et régionales. Déjà en 1998, Claire L’Heureux-Dubé soulignait à juste titre l’évolution qui amène les juges à se considérer comme engagés dans un dialogue global sur les droits fondamentaux susceptible de contribuer à créer un droit commun des droits de l’homme[95].

Les collectivités comme les individus changent quand ils ont des raisons de changer, quand les règles et les normes ont un sens pour eux. Ils changent aussi davantage par la conviction que par la contrainte. Je voudrais dès lors ouvrir, poursuivre et intensifier le dialogue avec tous ceux qui, dans les cours et les tribunaux, à tous les échelons et surtout aux premiers échelons qui sont les plus essentiels, assument la tâche unique et irremplaçable de faire respecter les droits de l’homme[96]. Le premier juge des droits de l’homme est le juge national. Si, sur certains points, le droit international des droits de l’homme sert de modèle d’interprétation et de valeur de référence, dans de nombreuses situations les juges nationaux sont plus novateurs et anticipent sur des situations futures[97]. Les avancées les plus importantes et sans doute les plus significatives dans le domaine des droits humains fondamentaux proviendront d’un échange constant, continu et respectueux entre tous ceux pour qui la justice n’est pas simplement une fonction et un souci mais également une expérience et une vertu. Nous devons être à la fois modestes et ambitieux. Modestes, car nul n’a le monopole en cette matière. Ambitieux, car il y va de notre humanité commune.