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Sinistre twit. L’invraisemblable fait divers médiatique à propos de la modèle Cibele Dorsa, qu’on a vue naguère en page couverture du magazine Playboy, et qui a envoyé en exclusivité à ses « chères amies » une lettre annonçant son suicide et affiché ses adieux sur Twitter, fait sensation dans Internet. Depuis l’annonce de sa mort, en fin de semaine, elle s’est attiré 3 000 nouveaux amis sur Twitter[1].

L’extrait ci-dessus provient de la rubrique que consacre un quotidien à de brèves informations sur des sujets grand public et qui remplace les frivolités des carnets mondains d’autrefois. L’étonnement qu’inspire le souci de médiatiser sa propre mort et la réaction du public en réponse à cette médiatisation concentrent et symbolisent l’intégration des moyens de communication en tant que prolongement du corps humain et leur influence sur la substance du message. Ce que Marshall McLuhan a théorisé au cours des années 60 et 70 se trouve ainsi confirmé[2]. Ces phénomènes révèlent quelque chose de l’esprit du temps présent, qui est aussi un temps où le droit occupe une place singulière.

Un certain nombre de questions peuvent être soulevées à propos de l’effet sur le Pouvoir judiciaire de ces nouvelles attentes communicationnelles et des moyens disponibles pour y répondre. Pensons en particulier à l’effet intégrateur produit sur le message judiciaire, au-delà de sa forme écrite, par l’utilisation des nouvelles technologies, notamment par la diffusion de l’information dans Internet. Les questions que nous aborderons ici sont les suivantes : partant du présupposé que nul n’est censé ignorer la loi, de quelle manière la communication du droit s’approprie-t-elle les nouveaux médias ? Et lorsqu’elle se les approprie, à supposer qu’elle le fasse, comment la science juridique observe-t-elle et analyse-t-elle les aspects problématiques de ce processus d’interaction entre moyens et message ? Cette communication à propos du droit court-elle le risque d’exhibitionnisme morbide que manifeste l’extrait reproduit en exergue ? Qu’advient-il de la personne dont la vie et les rapports conflictuels sont publicisés lorsque le droit est diffusé par le canal des nouveaux médias ? Qu’advient-il de ces personnes que sont les parties, le juge, le témoin, l’avocat, qui toutes entrent dans des rapports réciproques dans le cadre du droit, à travers les instruments formels du droit ?

Dans le présent texte, nous nous proposons modestement de développer quelques thèmes autour de l’utilisation, dans la vie juridique, des nouveaux médias et particulièrement d’Internet. Nous le ferons dans la perspective de deux formes de communication utilisées par le Pouvoir judiciaire et introduites au Brésil au cours des dernières années : premièrement, la transmission en direct des jugements par la télévision, la radio ou Internet ; deuxièmement, la diffusion institutionnelle d’informations, qui transforme les tribunaux en fournisseurs des divers médias.

Sans méconnaître l’intense développement qu’a connu récemment la théorie de la communication, nous faisons le choix de nous appuyer prioritairement sur l’oeuvre de Marshall McLuhan, décédé il y a plus de trente ans, pour mettre en lumière l’insuffisance des travaux sur la communication du droit. Notre choix est inspiré par la valeur heuristique des métaphores de McLuhan à propos de l’articulation des messages avec le corps humain, qui semblent particulièrement aptes à décrire les multiples liaisons que comporte la communication juridique.

1 La communication du droit

La science juridique n’est pas habituée à recourir au potentiel analytique interdisciplinaire des sciences de la communication pour comprendre la nature des processus au moyen desquels se transmet le message du droit. La principale conséquence de cette lacune méthodologique est le manque d’une réflexion approfondie sur la dynamique de la diffusion du droit à travers les divers phénomènes qui y concourent.

En ces temps d’urgence[3], et compte tenu du rôle de la communication comme l’un des facteurs de la culture ou comme sous-système social, opérant par le moyen du langage, on ne peut imaginer que le droit persiste à n’être que la formulation étanche et indépassable de certains canons et dogmes, vouée à leur reproduction comme s’il s’agissait de données intouchables. Le fait même que cela ne soit pas devenu un objet de réflexion constitue un élément pertinent pour comprendre la manière dont la connaissance du droit s’élabore à partir des moyens de communication utilisés de nos jours et de la nature de cette utilisation.

Dans la composition du message du droit entrent les moyens de communication traditionnels, dont il est présumé qu’ils suffisent à délimiter dans sa totalité la connaissance du droit ; un rôle éminent est accordé à la notion de publicité, fondée sur des supports écrits. La matière première du droit, cependant, est constituée par les situations conflictuelles qu’il veut éviter ou résoudre. Tout au long du déploiement du droit interviennent des personnes, celles qui vivent ces situations et aussi celles qui leur appliquent le droit : le droit n’est pas un enchaînement d’automatismes. Le droit ne produit pas seulement ses effets dans son cadre propre ; il atteint les personnes, et l’utilisation par celles-ci des canaux de diffusion du droit contribue à faire de ce dernier ce qu’il est. En effet, à travers son intervention régulatrice dans les situations conflictuelles, le droit façonne et transforme nécessairement l’image des personnes sous l’action des modes de communication qui lui sont propres (motivation, injonction, publication, chose jugée, application des peines), mais aussi sous l’impact des moyens par lesquels le message relatif à l’incidence des lois sur la réalité concrète est répercuté vers les autres sous-systèmes de la communication — c’est-à-dire aujourd’hui, outre la presse en général, Internet — et est absorbé par eux[4].

Si nous repassons rapidement en revue l’histoire du droit occidental depuis l’Antiquité, il en ressort la prédominance d’un droit oral, fondé sur la coutume, jusqu’à ce que, avec l’invention de l’imprimerie, l’écrit acquière la prépondérance dans la transmission du phénomène juridique.

Ce processus n’a pas été propre au droit : il a englobé le droit à titre d’élément de la culture occidentale. Par ailleurs, le processus ne s’est pas déroulé sans ruptures.

Quand John Thompson met en relief la séparation et la dépendance dans l’accès aux moyens de communication, il fait voir un paradoxe tout à fait important et pertinent quant à la fonction de l’écrit comme lieu de certitudes ; cette observation aussi est valable pour le droit.

L’identification du droit à la loi, en tant que source ou expression prépondérante, particulièrement à compter du début du xixe siècle[5], n’a pu se soustraire à la réalité et, par conséquent, n’a pu échapper au constat qu’une grande partie des situations conflictuelles se développent sur la terrain de l’oralité et que les processus décisionnels (la loi elle-même, envisagée comme une décision sur une question abstraite, ou les jugements et arrêts, qui sont des décisions sur un cas concret) englobent une phase centrale d’oralité, moment de discussion qui précède la conclusion et la réduction de celle-ci sous la forme d’un écrit.

Le passage à la codification a produit un type de texte conçu comme expression prééminente du droit et appuyé sur une base théorique très élaborée permettant d’en « décoder » le sens. Ce passage impliquait, du point de vue de l’accès au droit, une mise à distance, en raison du volume même de la loi et de la spécialisation croissante de son message. C’est ce qui fait dire ceci à Thompson :

The publicness created by print was not only severed from the sharing of a common locale : it was also disconnected from the kind of dialogical exchange characteristic of face-to-face conversation. With the advent of printing, the act of making something public was separated in principle from the dialogical exchange of speech-acts and became increasingly dependent on access to the means of producing and transmitting the printed word[6].

Le texte du code et le texte de sa théorie interprétative dévitalisent les communautés de proximité (common locale) et l’échange dialogique que suscite la conversation sans intermédiaire (dialogical exchange characteristic of face-to-face conversation). Malgré les prétentions d’une idéologie de la connaissance totale, l’accès sans entraves au texte de la loi ne garantit pas cette connaissance.

En dépit d’une proposition théorique largement admise, notamment à partir du xixe siècle, sur les manières de comprendre les formes de publicité du droit (making law public) et la convergence dialogique sur sa signification, nul ne saurait conclure que le processus d’impression et de diffusion des mots du droit a invariablement donné des résultats satisfaisants[7]. On s’est donc rabattu sur la présomption de connaissance du droit, comme si le respect de conditions formelles était suffisant. Et cela, dans un contexte marqué par l’innovation constante dans les moyens de diffusion et l’intensification de leur puissance communicationnelle, contexte qui a opéré dans tous les domaines, à l’exception du droit.

Les moyens de communication ne sont pas neutres. Ils contextualisent et modifient le message. C’est le cas pour la transmission orale, pour l’écrit, pour l’imprimé, pour les médias électroniques ; cela se vérifie principalement par le constat qu’aucun moyen de communication ne peut être entièrement remplacé par un autre[8]. Nier à l’oralité son statut de donnée juridique, c’est faire prévaloir la fiction sur la réalité. De même, il y aurait un déni de réalité à ne pas voir que la dynamique de convergence entre les médias induite par l’utilisation d’Internet et des technologies électroniques soulève une question importante pour la science juridique.

L’analyse de la conformation médiatique du droit laisse voir que le moyen de diffusion n’exerce qu’une influence négligeable sur les phénomènes juridiques et que prévaut la fixation sur l’écrit, dans lequel se concentre la certitude de l’application du droit. Le télégraphe, le cinéma, la radio, la télévision et la « révolution électrique » dont ils font partie paraissent n’avoir exercé aucune influence sur la communication des diverses formes de droit. Bien que l’information relative aux situations de conflit et à la mise en oeuvre du Pouvoir judiciaire accapare constamment l’ordre du jour et fournisse le scénario sur lequel se joue la dramaturgie du droit, ces moyens de communication n’ont pas été mis à contribution pour assurer efficacement la diffusion formelle ou officielle du message du droit. Ni la loi, ni les décisions de justice, ni la théorie juridique ne se sont prévalues des moyens que leur offre cette révolution électrique.

Pourtant s’opère aujourd’hui, abruptement, un passage du texte imprimé, comme source exclusive de la loi, de la décision judiciaire et de la doctrine juridique, vers la communication dans Internet. Les médias électroniques interagissent, dans leur conformation essentielle, avec la radio, la télévision et l’écrit dans le langage du journalisme. Il est désormais possible de consulter la législation dans Internet. S’y trouvent également non seulement la décision judiciaire, mais les différentes phases du processus qui y conduit. La doctrine peut, elle aussi, dans une certaine mesure, être consultée dans Internet. Les phénomènes de croisement et de convergence tendent à modifier le droit en profondeur, dans sa fonction même d’instrument de la justice. Celle-ci, cependant, reste accordée au sentiment général. Le droit ne sort pas indemne de la combinaison de divers moyens pour en assurer l’exposition ; pour mieux le comprendre, il convient de revenir à McLuhan :

En appliquant la technique du scénario ou du reportage photographique à l’article de fond, les magazines ont découvert une forme hybride qui a mis fin au règne de la nouvelle. Quand on mit des roues en tandem, le principe de la roue s’unit au principe de la linéarité typographique pour créer l’équilibre aérodynamique. Métissée avec la forme linéaire industrielle, la roue a libéré la forme nouvelle de l’avion.

L’hybridation ou la rencontre de deux média est un moment de vérité et de découverte qui engendre des formes nouvelles. Le parallèle entre deux média, en effet, nous retient à une frontière de formes et nous arrache à la narcose narcissique. L’instant de leur rencontre nous libère et nous délivre de la torpeur et de la transe dans lesquelles ils tiennent habituellement nos sens plongés[9].

Cette libération aiguise les sens, mais elle ne nous dispense pas de considérer attentivement le processus de croisement et de convergence, en particulier s’agissant du droit, qui joue à plusieurs niveaux sur le mode de vie d’une société.

Le droit a donné naissance à un hybride. La rencontre du droit et d’Internet, combinée aux pratiques de convergence des médias, ouvre certainement une période d’expérimentation dans l’approche sensorielle du droit, l’épistémologie du phénomène juridique et la manière de problématiser en droit qui ont cours aujourd’hui. Le croisement du code, de l’oralité et d’Internet peut représenter certes un moment de liberté, une possibilité d’échapper à la léthargie dans le savoir juridique. Toutefois, ce ne sera pas un processus sans heurts ; précisément pour cette raison, il mérite de retenir l’attention de ceux qui font métier du droit aussi bien que de ceux qui en font un objet de science.

McLuhan n’ignorait pas que la spécialisation des médias, dans la foulée du passage de Gutenberg à Marconi, a provoqué un bouleversement : « une part de l’expérience sensorielle évince et recouvre les autres, en une bousculade cyclique, violente et tapageuse[10] ». Décédé en 1980, le penseur des médias n’a donc pas connu Internet. Cependant, ses observations sur la dimension du monde et l’impact d’un changement d’époque sur la communication, tout comme sa réflexion sur le contenu de celle-ci, s’appliquent parfaitement à la réalité acutelle et aux nouveaux espaces de diffusion qui s’ouvrent aussi pour le droit en tant que technique formelle :

All that ends now in the electronic age, whose media substitute all-at-onceness for one-thing-at-a-timeness […] The globe has become on one hand a community of learning, and at the same time, with regard to the tightness of its interrelationships, the globe has become a tiny village. Patterns of human association based on slower media have become overnight not only irrelevant and obsolete, but a threat to continued existence and to sanity. In these circumstances understanding media must mean the understanding of the effects of media. The objectives of new media have tended, fatally, to be set in terms of the parameters and frames of older media. All media testing has been done within the parameters of older media − especially of speech and print[11].

Le saut qualitatif qu’a constitué, au fil des dernières années, l’avènement d’Internet fait de lui un média nouveau, qui intègre et modifie les médias préexistants, issus de l’ère électrique, que les phénomènes juridiques n’avaient pas empruntés. Même après le télégraphe, la radio et la télévision, le message technique du droit s’est manifesté essentiellement par la transcription du procès sous forme écrite, par la publication aux journaux officiels de même que par les ouvrages et articles des juristes. Comme si cela suffisait. Comme si ce n’était pas anachronique. Cependant, il faut garder à l’esprit que les paramètres d’argumentation de ces anciens médias règnent encore dans une certaine mesure.

Il est pourtant impossible de rejeter la réalité ou de chercher à revenir au bon vieux temps. Il n’est pas possible de refuser l’influence des nouveaux médias sous prétexte des dysfonctionnements qui les touchent. Discuter de ce qu’ils ont de bon ou de mauvais ne fait que renforcer les antagonismes que révèlent les études de la communication de masse et qu’Umberto Eco a si bien mis en lumière dans Apocalittici e integrati[12]. Il convient plutôt de chercher à concilier les deux points de vue : d’un côté, l’attitude non critique et l’adhésion conformiste des « intégrés » ; et, de l’autre, le rejet militant par les « apocalyptiques » d’une révolution pourtant irréversible des moyens de communication.

Il n’est plus possible de se contenter d’accueillir chaque nouveau média comme une simple conquête. Car, en réalité, chacun d’eux manifeste un processus additif de superposition des phénomènes. Cela peut être discerné clairement dans un passage tiré d’une chronique de Ruy Castro évoquant les premières utilisations de l’ordinateur dans les rédactions des journaux, où il rappelle le jour où il a fallu revenir momentanément aux anciens médias :

Un jour, ce fut le désastre. Une panne a paralysé le système juste au moment où il fallait boucler l’édition du jour. Personne ne réussissait à trouver la source du problème. Panique générale, angoisse des techniciens, désespoir des directeurs. Le temps passait et l’impensable allait se produire : pour la première fois en presque 60 ans, le journal du lendemain ne paraîtrait pas.

Jusqu’à ce que quelqu’un, à la direction, ait une idée : envoyer chercher à l’entrepôt où elles gisaient dans l’oubli, accumulant l’humidité et la poussière, les vieilles machines à écrire. Le numéro de ce jour-là devrait être produit « à l’huile de bras », comme autrefois – comme depuis les origines du journal. Quand les porteurs entrèrent à la rédaction avec les Remington sur les épaules, il y eut un cri, un hourra collectif, comme si on avait marqué un but. On a produit le journal et le lendemain le système s’est rétabli. Le passé est retourné à sa place, mais le temps qu’il avait duré, ç’avait été un beau moment[13].

Ce passé sans Internet, sans consultation en ligne, sans possibilité de soumettre des demandes dans un site Web et d’en recevoir des réponses, sans transmission directe des jugements, ce passé ne doit plus revenir. C’est un passé qui restera à sa place. Il n’est plus concevable de revenir à la communication à l’aide d’une machine à écrire Remington et de copies carbone, avec la contrainte de devoir tout réécrire en cas d’erreur. Pourtant, le souvenir du temps où le droit était produit « à l’huile de bras » de cette manière subsiste et refait surface dans la rhétorique, l’argumentaire, les astuces destinées à accélérer le processus ou à le bloquer. Ces contextes argumentatifs jouent toujours un rôle significatif dans la formation du droit sur la scène de la communication électronique. Cependant, celle-ci suscite à son tour ses propres contextes, comme le remarquent Pierre Trudel et Robert Gérin-Lajoie : « Certains de ces contextes mettent en évidence les rôles et responsabilités des fournisseurs de réseaux et des transporteurs de communications tandis que d’autres mettent plus directement en relief les relations qui se nouent entre les participants à cet espace virtuel[14]. »

Il s’est opéré une fusion des médias, qui imprime un nouveau rythme au temps juridique. Dans cette fusion se combinent la rapidité et l’extrême dissémination de la communication électronique ainsi que la densité caractéristique du message judiciaire entourant le jugement et la sanction. Les effets ressentis directement dans la vie des récepteurs du message ou des personnes touchées par son contenu sont maintenant des éléments intégrés à toutes les étapes du procès.

Selon Thompson, la réception des produits des médias est une activité située (les récepteurs sont situés dans un contexte sociohistorique précis), routinière (« an integral part of the regularized activities that constitute everyday life »), qui implique la mise en oeuvre d’une certaine compétence (« depends on a range of acquired skills and competences which individuals deploy in the process of reception ») et qui s’inscrit dans un processus herméneutique[15]. Le droit, en tant que moyen de communication d’un message à propos des rapports humains et de la justice, est soumis aux mêmes conditions. C’est une activité située, dont les récepteurs ou les destinataires sont localisés dans un contexte socio-historique précis, y compris sur le plan de l’interprétation de ce contexte ; c’est une activité routinière (puisque les conflits, leur prévention et leur solution sont des activités relevant de la vie quotidienne) ; et, enfin, c’est une activité qui présuppose des compétences et des habiletés, puisqu’elle atteint son efficacité optimale lorsque tous les intéressés ont acquis la maîtrise des techniques et des concepts nécessaires au processus herméneutique juridique.

On ne peut cependant se dispenser de tenir compte du flux global de messages concernant le droit, qui naît de la convergence des divers médias. Ce flux est la résultante d’un ensemble de médias et reflète des caractéristiques d’un processus de communication dans lequel la forme de celle-ci influe sur ce qui sera reçu et intégré comme base pour l’acquisition ultérieure de connaissances. Cela s’observe aussi bien lorsque le moyen de communication est la transmission orale, ne serait-ce qu’au moment où le juge communique verbalement avec les parties dans la salle d’audience ; lorsque la communication se fait par l’écrit ou l’imprimé (texte législatif ou doctrinal) ; ou encore lorsque le réseau Internet est utilisé pour transmettre les décisions judiciaires, diffuser les textes de loi ou le contenu d’une procédure ou encore transformer la teneur des décisions en vue de leur notification dans les sites Web des tribunaux.

À l’instar de Thompson, il faut avoir conscience que le droit, comme tout autre moyen de communication, n’est pas un événement ponctuel et définitif (« once-and-for-all event ») : « We are actively fashioning a self by means of the messages and meaningful content supplied by media products (among other things). This process of self-fashioning is not a sudden, once-and-for-all event […] It is a process in which some messages are retained and others […] slip away from one’s memory, lost amidst the continuous flow of images and ideas[16]. »

Le caractère relationnel et analogique de la participation des personnes aux processus de communication de messages à propos de la prestation concrète de la justice représente le versant vitalisé de l’expérience juridique. Il constitue en lui-même un objet de connaissance. Il est présent dans toutes les formes de cette communication, y compris dans les différentes utilisations d’Internet. Il ne peut alors échapper — il faut en être conscient — au « code du cyberespace[17] ». Ceux sur qui repose la dynamique des relations juridiques doivent maîtriser ce code.

2 Le son et l’image

C’était un jour comme un autre, au cours d’une séance de jugement du tribunal. L’objet du débat était familier. Les motifs exposés par les juges à l’appui de leur vote l’étaient aussi. Cependant, ce jugement se démarquait sur un point : il était transmis en direct par Internet et donc accessible de partout dans le monde à quiconque était en mesure d’entrer dans le site Web. Par là même se produisait un changement quant à l’aire de diffusion du message. Par la publicité traditionnelle, au moyen des journaux officiels, l’accès se trouvait limité à un groupe restreint de personnes possédant habituellement une formation technique spécialisée. Par cette nouvelle modalité de diffusion, l’accès était offert à chacun. Un auditoire imprévisible regarderait ce jugement comme s’il s’agissait d’une émission de télévision, avec un potentiel très variable de compréhension du message.

Quand les collègues qui siégeaient avec moi ce jour-là défendaient énergiquement un point de vue différent du mien, je ne crois pas qu’ils aient pris en considération l’effet amplifiant de ce mode de communication ouvert. Leur défense de la thèse qui allait prévaloir reposait sur des principes fondamentaux de l’ordre juridique, tels que la dignité de la personne humaine ou l’égalité. Cette défense était présentée oralement de manière combative, sous la forme d’une démonstration énergique. Étant donné la vigueur verbale de leur exposé de motifs et le temps qu’ils y consacraient, une compréhension différente de ces principes pourrait apparaître, par contraste, comme une dévalorisation de ceux-ci. Envisagé sous le prisme de l’interprétation, l’écart entre les deux thèses se réduisait cependant à une différence dans la manière d’actualiser l’égalité et la dignité des personnes humaines. Selon mon interprétation des normes, les faits de l’affaire orientaient ces principes dans une direction différente. Je ne pouvais m’assurer cependant que, sans un support écrit, ma thèse soit bien comprise par quiconque entendrait la vigoureuse défense de la thèse oppose : j’ai donc été amenée à mon tour à utiliser dans l’exposé oral de mes motifs l’outil rhétorique dont je ne me serais pas souciée en d’autres temps, quand la décision se bornait à ce qui était couché sur le papier.

Se trouvaient en effet en jeu, non seulement la portée de ce que le jugement en lui-même pouvait signifier, mais aussi l’image qui en serait projetée ou fixée, dès lors que l’on admet que cette modalité de diffusion rend possible ou facilite le phénomène de convergence des médias, avec l’impondérabilité qu’il comporte. Henry Jenkins définit la convergence comme la résultante du flux des contenus à travers une multiplicité de plateformes médiatiques, de la coopération entre une multiplicité de marchés médias et du comportement migratoire du public des divers moyens de communication[18]. Dans cet univers de convergence, toujours si nous nous en rapportons à Jenkins, tout fait important trouve son récit, toute marque de commerce trouve à se vendre, tout consommateur se fait courtiser[19]. Ou peut-être pas.

Dans la transmission en direct des jugements se combinent d’antiques moyens du droit (le débat, la motivation) et la télévision, moyen nouveau, relayé par Internet.

Le spectacle de la confrontation des points de vue interprétatifs pourrait donner l’impression que nous nous querellions ou que notre désaccord révélait une hostilité personnelle à mon endroit. Pour le spectateur non juriste, cette perception pourrait prévaloir dans son évaluation de l’impact des circonstances du jugement sur les questions de fond faisant l’objet du débat. Cette perception pourrait aussi inciter la presse à accorder plus d’importance à ce jugement parce qu’elle estimerait alors qu’il constitue une information plus susceptible d’éveiller l’intérêt du public.

Par opposition à la décision en tant que texte destiné à la lecture, la transmission du jugement en direct rend visibles l’intégralité de la procédure et les personnes qui en sont les acteurs. Il y a là une formidable transformation des moyens d’accès à la connaissance. Certes, cela ne se passe pas sans contrecoups, mais l’appréhension par la télévision, ou par des moyens semblables, est une donnée incontournable de notre temps. Nos contemporains se sont habitués à voir le monde à travers la télévision. Elle est devenue une partie de leur corps, de leur manière de connaître : Television thus enables recipients to see persons, actions and events as well as to hear the spoken word and other sounds. The publicness of persons, actions and events is reconnected with the capacity for them to be seen or heard by others. In the age of television, visibility in the narrow sense of vision — the capacity to be seen with eyes — is elevated to a new level of historical significance[20].

La transmission en direct, grâce à la télévision ou à Internet, des décisions des tribunaux comporte des implications quant à la publicité donnée au processus de mise en oeuvre du Pouvoir judiciaire. L’oralité, moyen traditionnel d’expression du droit, s’y combine avec les effets du visionnement simultané : la théâtralité, à laquelle seules pouvaient être sensibles les personnes présentes dans la salle d’audience, se transforme en message à portée générale par l’intervention de l’électronique. Il convient donc de s’interroger d’abord sur les effets de cette transmission en droit et sur son interférence avec la formation et la dissémination des connaissances à propos de l’affaire passée en jugement et à propos du droit lui-même, mais aussi sur la signification historique de cette transmission quant au processus de la décision judiciaire.

Pour nous qui sommes « gens de droit », pour nous qui travaillons sur et avec le droit, l’idée qu’un média soit une extension du corps ou qu’il puisse agir sur le contenu du message[21] ne représente pas un facteur de pondération pertinent, bien que tous soient censés connaître la loi.

Ce qui change, aujourd’hui, avec la transmission en direct des séances de jugement, en particulier celles de la Cour suprême fédérale du Brésil, et ce qui changera, dans un avenir pas si lointain, avec la transmission des audiences ou la possibilité d’y avoir accès, c’est à la fois l’extension de la visibilité du droit pour un public d’interprètes désormais élargi et la possibilité de conserver ce qui, auparavant, se dissipait comme le font les mots lancés en l’air, le son des voix et le bruit fugace de l’instant. Ce qui change aussi, c’est la manière de voir et de comprendre le discours du droit, puisque de nouveau la parole se fait entendre, formellement, comme canal de ce discours. Ce qui change encore, c’est le sentiment de proximité par rapport au lieu physique de la prise de décision.

Thompson compare les effets de la télévision à ceux de la publicité classique, liée à la présence physique simultanée[22] et dont il décrit les caractéristiques à partir de l’affirmation suivante :

Prior to the development of the media, the publicness of individuals or events was linked to the sharing of a common locale. An event became a public event by being staged before a plurality of individuals who were physically present at its occurrence – in the manner, for instance, of public execution in medieval Europe, performed before a group of spectators who had gathered together on the market square […] This traditional kind of publicness drew on, and was constituted by, the richness of symbolic cues characteristic of face-to-face interaction[23].

Le téléspectateur regardant la transmission de la séance de jugement aura le sentiment d’avoir été physiquement présent là où le jugement a été prononcé et d’avoir participé à l’évènement. Cependant, le système juridique persiste à lui imputer une connaissance des éléments de fond du droit (aussi bien formels que matériels), alors que ce qui est susceptible de ressortir de la transmission en direct, ce sont ses aspects perceptibles par les sens : la discussion, le ton de voix plus combatif, le geste plus emphatique.

La visibilité donnée à l’acte de juger, comme scène et décor du droit, affranchit le principe de la publicité des contraintes « sanitaires » des notes sténographiques et de l’écrit. Les aspects du jugement qui sont alors mis en relief ne sont pas forcément liés à la signification essentielle de la décision, telle qu’elle a été dégagée par les débats. Les manchettes du lendemain feront écho à une phrase obscure, à l’impression que les juges sont déconnectés de la vie réelle, à une réaction inattendue, à une parole amusante parce qu’elle prête à double entente, à des choses qui, généralement, n’ont aucun effet sur l’issue de l’affaire, mais font la nouvelle et aboutissent en première page.

Les juges ne sont pas préparés à tenir compte de cette donnée collatérale imprévisible (la controverse un peu vive, la phrase à effet, le mot mal choisi et irréfléchi, le geste brusque) qui, dans la transmission en direct, se superpose en tant qu’image à la substance de la décision et même aux aléas inhérents au processus d’interprétation du droit. Il n’y a pourtant rien là qui doive surprendre. Il s’agit de télévision en direct, et, par conséquent, ce qui ressort est ce qui bouge.

Puisqu’il n’est plus possible de revenir aux manières du passé, les juges doivent, sans subterfuge, faire l’apprentissage des techniques de communication, des caractéristiques propres à chacune et des effets de leur convergence ; ils doivent aussi comprendre la manière dont leur usage peut modifier la substance du message[24].

Simon Chester a montré que le respect de la vie privée de tous les participants à une instance peut constituer une véritable difficulté pour le tribunal. Il conclut sur quelques constats :

Judges will need to rethink the content of open justice in a globally accessible information environment.

As more court records become generally available over the Internet, courts will need to be sensitive to whether personal details of private life or financial information should be disclosed. […]

Litigants may start to request that key information be anonymized or redacted once its purpose has been served[25].

La décision judiciaire n’est pas une expérience abstraite. Elle implique un juge précis, placé devant des différends ; par conséquent, elle amènera toujours les personnes à se révéler, qu’il s’agisse du juge en train de juger, de la partie au litige, de l’avocat, du représentant du ministère public ou du procureur ou encore du témoin. Transposée par les divers médias, cette autorévélation court le risque de faire scandale.

Le documentaire Uma noite em 67 laisse voir, dès le début, la volonté de l’un des organisateurs que le festival de la chanson retransmis en direct se déroule comme une séance de lutte libre[26]. Il n’en va pas autrement de la transmission en direct de l’activité judiciaire. Cette impression — celle d’assister à une lutte libre — suscitera certainement plus d’intérêt et d’analyses que les débats autour de notions et de techniques interprétatives appliquées à la Constitution, aux lois, aux faits de l’espèce, principalement parce que le droit opère alors en présence d’un conflit. Ainsi, il se rend plus visible ; c’est alors que se révèle la vie des personnes engagées dans le conflit ou chargées de le juger.

L’apprentissage des voies de la communication du droit par ces nouveaux moyens représente une question délicate, dont la construction incombe à ceux qui rendent jugement comme à ceux qui plaident au nom d’un intérêt : avocats, représentants du ministère public, procureurs. Il s’agit de comprendre un langage et, à cette fin, de renforcer la formation à la communication, en l’abordant dans une perspective interdisciplinaire ou transdisciplinaire.

Au moment de s’interroger sur cet apprentissage à propos de l’image du droit, il pourrait être intéressant de se remémorer un épisode des premiers temps de la télévision au Brésil, avant l’arrivée de la vidéoscopie. N’ayant pas appris son texte par coeur, un comédien a décidé de tricher un peu et de l’écrire sur un bout de papier, qu’il a placé dans un vase contenant un dahlia (dália en portugais) qui faisait partie du décor. Au cours de l’enregistrement, arrivé au moment où il devait dire ce texte, il s’est rendu compte que le vase avait été enlevé et donc son papier aussi. Dans sa confusion, la seule chose qu’il est parvenu à faire a été de réclamer le vase et la fleur, comme si cela figurait dans le script. Il a répété ainsi plusieurs fois : « Où est passé mon dahlia ? » De cet épisode naquit l’acception du mot dália que constate le dictionnaire Houaiss : « texte dissimulé dans le décor ou dans un objet de scène, ou placé sur le sol ou à côté de la caméra, pour fournir une ressource à l’interprète au cas où il l’oublierait[27] ».

En regard des canons de l’enseignement traditionnel du droit, certains pourront s’étonner de se faire dire qu’il faut apprendre à discerner en quoi « Le message, c’est le média[28] », à comprendre que le média modifie la signification éventuelle du message. La transmission en direct, par la télévision et par Internet, des jugements des tribunaux ne constitue que l’une des raisons pour lesquelles la formation de ceux dont l’action est celle du droit doit tenir compte du fait que les paroles dites dans Internet peuvent se superposer, comme élément d’information, à la substance de la décision. Tout comme la controverse, l’altération d’une voix ou l’ironie peuvent devenir les dahlias qui feront passer ce jugement à l’histoire.

3 Le texte et l’image

Mis à part sa diffusion en direct, la décision judiciaire peut se transformer (avant ou après sa publication en version papier) en un matériau que retiendront les services judiciaires de communication et de relations publiques en vue d’une publication dans le site Web du tribunal, ce site se transformant ainsi à son tour en agence de presse.

Les critères d’après lesquels s’apprécie, à cette fin, l’importance des jugements ne diffèrent pas de ceux d’après lesquels est déterminée la manchette à paraître d’un quotidien. L’objet de la décision doit susciter un intérêt et appeler des réactions. La manière d’en parler et le ton employé, sont ceux du journalisme.

Les affaires mettant en cause la sexualité, la criminalité notoire, des personnalités connues, des sujets qui touchent le grand public (le soccer, la violence) ou des questions de morale délicates ont tendance à rayonner au-delà des sites Web judiciaires et à se répercuter dans les grands médias.

Cela a été le cas d’une affaire comportant une accusation de harcèlement sexuel, qui suivait son cours confidentiel dans le système de justice jusqu’à ce que, par erreur, elle fasse l’objet d’une mention dans le site Web du tribunal : toutes les émissions de télévision sensationnalistes du soir se sont déchaînées et la vie privée des parties, toutes deux mariées, qui avait été préservée jusque-là, a été exposée au grand jour.

Ce dont il faut se soucier, par conséquent, ne concerne pas la médiatisation de la décision et de son contenu, mais plutôt l’exposition des parties ou de leurs avocats, en tant que personnes. Cette exposition fait craindre qu’elles ne soient l’objet d’une sanction supplémentaire et extrajuridique : voir leur intimité livrée à la dénonciation publique et leur image frappée d’opprobre comme si la société était revenue au temps des bûchers sur la place publique.

Une fois encore, ces difficultés et ces dérapages ne diminuent en rien l’importance du travail accompli par les services de communication des tribunaux, en tant que vecteurs de diffusion des connaissances à propos de la dynamique du droit. Cette diffusion représente une avancée dans la démystification des aspects techniques du droit, puisque ceux-ci peuvent ainsi être présentés en des termes plus simples et accessibles. La mise en évidence des nombreuses facettes de l’activité judiciaire et des multiples problématiques auxquelles doivent faire face les tribunaux ne peut que favoriser la connaissance et le débat mené sur la base de la liberté d’expression[29].

Il n’y a pas lieu de considérer comme achevée cette évolution dans l’utilisation des sites Web des tribunaux à la manière d’une source d’informations pour les médias. D’abord, il s’agit d’une expérience récente, dont il faudra évaluer les résultats sur le plan de la connaissance du droit. En outre, les effets de la communication se modifient de jour en jour dans chaque domaine ; ils se sont même manifestés dans la manière dont les avocats argumentent. Enfin, cette nouvelle manière de communiquer le droit alimente le phénomène de surcharge d’information[30].

Il est maintenant courant de voir les avocats citer non plus la décision du tribunal, mais la vision qui en a été affichée et diffusée comme élément d’information institutionnelle dans le site Web du tribunal. C’est ce texte qui, dans un copier-coller intégral, figure dans les actes de procédure, en lieu et place d’un renvoi à la décision. À ce texte paraît s’attacher un champ de certitude plus étendu, dans la mesure où il donnerait de la pensée du tribunal une représentation univoque, qui ne correspond pas toujours à la réalité.

Comme le rappelle Michael Schudson, la distinction entre fait et opinion est une caractéristique du journalisme :

The exercise of judgment is not something editors want to entrust to cub reporters. Even veteran journalists who believe in the necessity of interpretation urge young reporters to begin at a city news bureau or wire service learning to write straight news according to the most stringent rules of objective journalism. Separating facts from opinion is still one of the first things young reporters learn and one of the only things they can be taught in catechismic form. This is not likely to change[31].

Lorsque les médias externes décodent l’information affichée dans le site Web des tribunaux, celle-ci court souvent le risque de se voir attribuer une apparence de certitude ou de fixation du sens qu’elle ne comporte pas encore soit parce qu’elle ne correspond qu’à la pensée d’une partie des juges, soit parce que la décision recèle encore un potentiel évolutif dans son interprétation du droit ou même des faits. Ainsi, sera souvent attribuée à l’information, qu’elle soit communiquée par écrit, verbalement ou par l’image et le son, une portée qu’elle n’aurait jamais eue. Cette information en vient alors à représenter une version du fait juridique qui ne correspond pas à la réalité et, par conséquent, déforme l’objectivité.

Peut-être est-ce là la critique la plus sérieuse que nous puissions adresser à la communication institutionnelle des tribunaux : elle passe sous silence les divergences d’opinions, alors que celles-ci constituent un lieu important de construction du droit. Elle sélectionne plutôt les sujets en fonction de leur impact, sans s’attacher à l’approfondissement des questions liées à la dynamique processuelle, ni aux entraves que celle-ci comporte. L’escamotage de ces variables empêche de restituer le dialogue inhérent à la décision ou les particularités que présentait la formation du droit dans le concret de l’instance (dans le common locale, dirait Thompson) ; il fait sortir le message de son cadre réel, que l’information devrait au contraire vouloir décrire. Moyennant un effort de synthèse, la question en débat pourrait donner lieu à des développements plus prometteurs. Il faudrait alors, plutôt que « ficeler » l’information, s’ouvrir à des formes plus approfondies du travail journalistique sur les faits, telles que le reportage, la chronique ou l’essai. Cela rendrait possibles un traitement plus détaillé de l’information, la prise en considération de plus d’un seul jugement et ainsi une réflexion plus développée sur un thème complexe.

Les textes issus de ce genre de traitement plus large ne pourraient probablement pas être reproduits dans les actes de procédure, puisqu’ils auraient tendance à faire état des divergences et des opinions minoritaires reflétant la diversité des circonstances d’espèce. Pourtant, ils restitueraient certainement avec plus de précision les canaux de formation de la pensée juridique et pourraient contribuer à une réflexion plus réaliste sur le droit en train de se faire.

Faire connaître le contenu des décisions judiciaires par leur diffusion dans le site Web des tribunaux comportera toujours un facteur d’imprévisibilité quant à l’écho que suscitera cette diffusion. Prenant appui sur l’article d’Eugene Volokh, « Cheap Speech and What it Will Do[32] », Ian Cram relève encore « quelques conséquences importantes de l’avènement du “discours bon marché” (cheap speech) dans le sillage d’Internet[33] ». Selon lui, ces conséquences

include the wresting of power away from intermediaries such as proprietors, editors and vendors in the private sector and a consequent empowerment of speakers and listeners. Speakers with unconventional or unprofitable messages are freed from the censorship imposed by private parties and/or the market. Listeners too are liberated. They can access as much electronic information/comment on topics of interest as they wish especially since the space constraints of the print media don’t apply to electronic speech[34].

La possibilité d’utiliser un moyen de communication sans intermédiaire ni restriction est un facteur dont il faut sans cesse soupeser les effets positifs ou négatifs. Pour le droit, et particulièrement pour les messages en provenance des tribunaux, cet état de choses présente une possibilité de critique et de discussion, mais aussi un risque de stigmatisation des personnes et d’atteinte à leur image. Ce risque détourne de son sens la publicité en tant qu’attribut du droit ; elle ne doit pas faire office de sanction parallèle, visant les personnes par la divulgation et la dénonciation de leur conduite et s’ajoutant aux conséquences attachées à celle-ci par la loi (peine, amende, indemnisation, etc.).

Il est révélateur d’observer les conséquences de tels risques dans la manière dont les organes du Pouvoir judiciaire communiquent dans YouTube. Des images de jugements, d’entrevues, d’informations relatives au système judiciaire sont mises en ligne, mais les commentaires ne sont pas autorisés : ils impliqueraient l’existence d’une zone incontrôlée, caractéristique des réactions spontanées dans Internet. Cette non-autorisation des commentaires empêche le citoyen ordinaire de faire l’usage habituel de cet espace ouvert à la critique, dans lequel il s’exprime, note Jenkins, selon la rhétorique de la parodie et dans un langage direct et tranchant, étranger à la critique rationnelle. Cet auteur s’attache aux risques que comporte l’exercice de la démocratie, mais il souligne que tels sont les effets de la culture de convergence. Selon lui, la politique de la parodie « ne constitue pas une voie de sortie très praticable, mais [elle] apporte une chance de réécrire les règles et de transformer le langage en fonction desquels nous menons notre vie civique[35] ».

Cela ne signifie pas que la voie pour laquelle ont opté les services de communication des tribunaux soit erronée. Elle illustre simplement avec force qu’aucune forme d’expression ne fournit une solution facile lorsqu’il est question de faire converger, dans la diffusion des aspects formels du droit, le mode traditionnel de diffusion par les canaux officiels sous forme imprimée et les autres médias. Comme nous l’avons déjà indiqué, il n’y a pas lieu d’adopter l’attitude effarouchée des « apocalyptiques », ni de faire sienne la vision ingénue des « intégrés ». Redisons-le : sont en jeu la maîtrise et la connaissance d’un processus qui nous concerne tous et qui doit être présenté par les moyens les plus divers afin qu’il puisse s’intégrer à la culture commune comme un élément de compréhension spontanée.

Conclusion

La mise en spectacle, que risque d’aggraver la circulation dans Internet de l’activité judiciaire, trouve déjà des échos sur le plan théorique. Certains font ressortir le risque du scandale que fait habituellement naître une rhétorique creuse. D’autres soulignent la difficulté d’assimilation des bases techniques du droit. D’autres encore dénoncent les effets de la pression médiatique : certes, d’un côté, elle peut contribuer à une juste compréhension des faits, mais, de l’autre, elle peut faire obstacle à la représentation véridique des situations en les traitant de manière précipitée — soit pour s’assurer une primeur, soit parce qu’il faut absolument faire image.

Ian Cram met en relief quelques-uns des effets produits par la convergence des médias dans ce contexte précis :

The publication of court-related speech via the new Internet-based technologies may be seen to threaten administration of justice interests in three respects. First, by undermining the fairness of individual jury trials. Secondly, by breaching the terms of prior restraint orders and bringing about « jigsaw identification » […] by scandalising a judge or court. Whilst legal systems have faced these threats previously from print, terrestrial and satellite broadcasters, the Internet raises especially problematic issues relating to the identification of speakers who breach restraining orders and the enforcement of such orders where the party in breach is located outside the jurisdiction[36].

Ce ne sont là que quelques-uns des risques concernant particulièrement les tribunaux statuant en matière pénale. Cependant, le risque de voir chacun préconiser sa solution d’une affaire, ou de voir le message altéré, concerne de manière générale le processus de jugement (auquel participent les personnes des juges, des représentants du ministère public, des avocats) et son résultat (qui touche les parties et les témoins).

Internet introduit une certaine manière de voir. Son utilisation par les tribunaux, à partir d’une convergence de médias, impliquera une certaine manière de voir le droit, non seulement par rapport à l’objet du jugement, mais aussi, dès lors qu’est ouvert l’accès aux pièces de procédure dans le site Web du tribunal, en tant que processus en train de se dérouler. Le fait que les tribunaux, au moyen de l’affichage d’informations dans leur site Web et par la possibilité d’accéder directement à leurs séances de jugement, en sont venus à exercer une emprise directe sur la presse, à l’extérieur de l’appareil judiciaire, transforme le média traditionnel. Celui-ci devient une simple version du processus de résolution des différends par le droit — version réputée publique, bien qu’elle ne l’ait pas vraiment été jusqu’à présent compte tenu de ses modalités de publication. L’attention que reçoit sous sa nouvelle forme la communication judiciaire est fonction de l’intérêt suscité par le conflit, qu’il s’agisse du conflit qui fait l’objet du jugement ou du conflit entre des acteurs du processus de jugement. Une discussion vive entre juges peut alors devenir le centre d’intérêt favorisant la diffusion.

La mise en scène du conflit et de la sanction est une tradition en droit. Chaque époque la réinvente en fonction des moyens de communication dominants, mais sans cesser de recourir à l’oralité pure de la place publique.

Dans un chapitre intitulé « Experiencing Scandal as a Mediated Event », Thompson commente l’effet de la diffusion publique de la vie privée :

Just as mediated scandals are events which are played out in the media, so too our ways of experiencing these events are shaped by the distinctive characteristics of mediated forms of communication. For the individuals who find themselves at the centre of an unfolding scandal, the experience is likely to be overwhelming, as events rapidly spin out of control […] They may feel anger and indignation at the ways in which their lives have been overturned, and their plans and ambitions called into question, by the actions of journalists and others whose motives may seem malevolent. They may be deeply fearful and anxious about how the scandal will unfold and about how their lives, as well as the lives of those who matter to them, will be affected by it[37].

À la fin de ce chapitre, Thompson souligne que le public réagira au scandale de manière variable, notamment en fonction du niveau de complexité technique que comporte l’affaire, puisque cette complexité est de nature à éloigner encore davantage le scandale du contexte pratique de la vie quotidienne.

Les « scandales juridiques », même médiatisés dans Internet, comporteront toujours un élément de complexité technique, inhérent à la manière juridique et à son particularisme structurel et conceptuel, dynamique et statique, dirait Kelsen.

La convergence des nouveaux et des anciens moyens de communication du droit, tout comme l’action de ceux qui font métier du droit, doit demeurer soumise à un point de vue critique : celui des personnes humaines qui se trouvent à l’avant-scène et au premier plan de cette médiatisation de la justice. Si elles sont transformées en personnages, en éléments d’information, en produits, dans le seul intérêt des médias, la science du droit et l’épistémologie juridique seront aux prises avec une question renouvelée. Pour y répondre, il faudra comprendre la manière dont le média agit sur la formation du message.