Article body

Par sa pusillanimité, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[1] a très tôt montré ses limites, eu égard à son mécanisme de protection. À ce sujet, elle s’est contentée de créer la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, chargée de son interprétation, de sa promotion et de sa protection[2]. Jetant ainsi son dévolu sur le système universel, la Charte se caractérise donc par l’absence de garantie juridictionnelle[3]. Pour corriger ce mal congénital, l’idée de la création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a fait son chemin[4]. Ce ne sera que dix-sept ans après l’adoption de la Charte que le Protocole portant création de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples[5] verra le jour[6]. Adopté à Ouagadougou (Burkina Faso) lors de la 34e session ordinaire de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), le 10 juin 1998, ce protocole est entré en vigueur le 25 janvier 2004.

Ce n’était toutefois pas gagné d’avance. La création de la Cour africaine a été une victoire à la Pyrrhus, l’aboutissement d’un long processus. Selon l’expression de Modibo Toundy Guindo[7], cela a été « un si long chemin, construit grâce à la vision, à la conviction, à la détermination et au combat inlassable de femmes et d’hommes pétris d’un idéal tout à fait simple, la liberté dans la dignité, mais ô combien ardu à réaliser, à vivre, à conquérir et à sauvegarder toute une vie[8] ».

Pourtant, dès sa création, la Cour africaine a frôlé le risque d’être un « organe judiciaire mort-né[9] ». En effet, il était prévu à l’origine une fusion entre ce qui est aujourd’hui la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et la Cour de justice de l’Union africaine en une Cour africaine de justice et des droits de l’homme, pour des raisons sans doute financières. Toutefois, dans l’attente de cette fusion, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples est bel et bien opérationnelle depuis 2006 : elle a inauguré sa jurisprudence le 15 décembre 2009 dans l’affaire Michelot Yogogombaye c. République du Sénégal[10]. Cependant, en attendant la ratification du Protocole instaurant la fusion de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ainsi que de la Cour de justice de l’Union africaine (UA)[11], la Cour d’Arusha reste un organe judiciaire en sursis ou de transition[12].

Installée le 2 juillet 2006, et bien qu’elle soit promise à un avenir très incertain, la Cour africaine n’en mérite pas moins de faire l’objet d’un investissement scientifique. Elle est en effet le premier organe judiciaire créé à l’échelle du continent africain (qui, en outre, servira de base à la future Cour africaine de justice et des droits de l’homme), et établi dans le sillage d’une demi-douzaine de cours sous-régionales[13], ce qui laisse un décor à la fois complexe et original. Elle apparaît comme le miroir stendhalien, prolongé le long du continent africain, reflétant tantôt « l’azur des cieux », tantôt « la fange des bourbiers[14] »… Réfléchissant les éclats trop vifs du système africain de protection des droits de l’homme dans un environnement flamboyant d’universalisme (1), elle s’abîmerait et verrait son tain progressivement s’obscurcir avant que celui-ci soit régénéré au reflet d’un paysage aux couleurs et aux contours confus (2).

1 « Tantôt l’azur des cieux »

L’avènement de la Cour africaine a sans nul doute été une bonne, sinon la meilleure nouvelle pour le système africain de protection des droits de l’homme. Celui-ci était jusque-là parrainé par une commission, qui a très tôt montré ses limites, faute de moyens, mais surtout faute de réel pouvoir contraignant. La naissance d’une cour africaine ne pouvait être que salutaire. On ne saurait s’y opposer sans prendre le risque de s’exposer à l’opprobre de l’opinion publique. Toutefois, selon le Protocole de Ouagadougou, la Cour africaine « complète[15] » et renforce le travail de la Commission. Est-ce à dire qu’il ne s’agit là que d’un mécanisme complémentaire ou les auteurs du traité ont-ils voulu mettre l’accent sur la nécessaire coopération entre les deux institutions ? Quoi qu’il en soit, on ne peut penser la relation en termes de subordination et le rôle de la Cour africaine est d’être un gardien (sinon le gardien) actif du système, à l’image de ses semblables européens et interaméricains. Dans cette perspective et forts de ce besoin, les pères fondateurs lui ont attribué des compétences très élargies, sinon les plus larges de toutes les juridictions internationales de protection des droits de l’homme (1.1). Les juges avaient compris l’enjeu et n’ont pas manqué de faire un premier grand pas, dès que l’occasion s’est présentée (1.2).

1.1 Une cour aux compétences élargies

Il ressort de la lecture des articles 3 et 4 du Protocole de Ouagadougou que les fonctions de la Cour africaine sont de nature double : contentieuse et consultative. Toutefois, elle a une compétence « diplomatique » ou en tant qu’arbitre lorsqu’elle procède à un règlement à l’amiable des différends portés devant elle[16]. Pour l’heure, la Cour africaine n’a pas eu encore l’occasion d’expérimenter une telle démarche.

1.1.1 Une compétence contentieuse

Il faut d’emblée observer que le Protocole de Ouagadougou ne vient pas limiter la liberté de choix des États parties quant aux moyens de contrôle de la mise en oeuvre de la Charte. Ceux-ci sont en fait libres de saisir une autre juridiction (comme la Cour internationale de justice (CIJ) ou les cours sous-régionales qui développent également une jurisprudence interprétant la Charte) ou une instance arbitrale de leur choix. La Convention européenne des droits de l’homme[17] est au contraire restrictive sur ce point dans la mesure où elle exclut tout autre moyen de règlement des différends que ceux qu’elle prévoit[18].

Ensuite, il convient de relever que la compétence contentieuse ratione materiae de la Cour africaine est très large. L’article 3 du Protocole de Ouagadougou énonce que : « La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés[19]. » Le caractère libéral de cette disposition est confirmé par l’article 7, qui prévoit que la Cour africaine « applique les dispositions de la Charte ainsi que tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par l’État concerné[20] ». Une telle disposition n’existe pas dans le système interaméricain ou européen. Dans ces deux ordres juridiques, les cours se limitent à l’interprétation de leurs conventions régionales respectives. De même, une telle extension de compétence n’est pas prévue par la Charte en ce qui concerne la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples[21]. Cette dernière a pour seul mandat d’interpréter la Charte. En outre, cette compétence matérielle de la Cour africaine est d’autant plus large que la Charte juxtapose à la fois droits individuels et collectifs, droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. La question de l’étendue de ce champ d’application matériel se posera forcément devant la Cour africaine. Déjà, dans l’affaire Mtikila c. Tanzanie[22], les requérants avaient soulevé comme acte pertinent le traité portant création de la Communauté des États de l’Afrique de l’Est[23]. Le défendeur objectait que ce traité n’est pas un acte pertinent de protection des droits de l’homme au sens des articles 3 (1) et 7 du Protocole de Ouagadougau. La Cour africaine n’a pas tranché ce point : elle s’est plutôt contentée d’étudier s’il y a eu violation de la Charte ou non, considérant que cela suffisait en l’espèce et qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur un autre instrument invoqué par les requérants[24]. Toutefois, une interprétation littérale de l’article 3 (1) laisserait penser qu’il faut trois conditions cumulatives. Il doit tout d’abord s’agir d’un traité international, conférant à l’acte une certaine valeur contraignante. Sur ce point, se pose la question de savoir si la Déclaration universelle des droits de l’homme[25] entre dans le champ d’application de l’article 3 (1) et 7 du Protocole de Ouagadougou. A priori la réponse paraît négative, parce que cette dernière est une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies dépourvue de force contraignante. Toutefois, peut-être de façon maladroite, dans un obiter dictum, la Cour africaine a considéré cette déclaration comme un traité au même titre que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[26]. La conclusion pourrait être retenue dans les prochains arrêts de la Cour africaine compte tenu du fait que la Déclaration est un instrument pertinent de protection des droits de l’homme au sens des articles 3 (1) et 7 du Protocole de Ouagadougou. Cependant, l’argumentation devrait être étoffée. Il ne s’agira pas de dire que c’est un traité, ce qui est absolument faux, mais plutôt de l’interpréter comme un texte à valeur coutumière protégeant des normes erga omnes et servant de base à l’ensemble des conventions internationales de protection des droits de l’homme, y compris la Charte qui y fait référence dans son préambule[27]. Il faut ensuite que ce traité soit relatif aux droits de l’homme. À cet égard, il serait judicieux de faire la distinction entre les traités dont l’objet principal est exclusivement la protection des droits de l’homme et ceux dont l’objet est en principe autre, mais qui contiennent tout de même des dispositions relatives à ces droits. Les traités de la première catégorie, qui sont rédigés de manière à accorder des droits subjectifs à l’individu, peuvent sans l’ombre d’un doute être considérés comme des instruments pertinents au sens des articles 3 (1) et 7 du Protocole de Ouagadougou. De même, ces traités, qui prévoient essentiellement des obligations à la charge des États parties sans accorder de droits subjectifs de l’individu, pourraient être reconnus également comme des instruments pertinents. Quant aux traités de la seconde catégorie, c’est-à-dire ayant un objet tout autre, mais comportant quelques dispositions relatives aux droits de l’homme, leur cas est plus problématique dans la mesure où les dispositions en question n’accordent généralement pas de droits subjectifs aux individus relevant de la juridiction des États parties auxdits traités. La Cour africaine, possédant la compétence de sa compétence au sens de l’article 3 (2) du Protocole de Ouegadougou, devra préciser les textes pertinents qu’elle peut contrôler par une argumentation étoffée. Ainsi, on sera fixé sur le sort des traités instituant les communautés économiques régionales (CEDEAO, SADC, CEAE, etc.) qui sont manifestement des instruments dont l’objectif est l’intégration économique, mais qui renvoient également à la protection des droits de l’homme. La Cour africaine avait l’occasion d’éclaircir ce point dans l’affaire Mtikila : malheureusement, elle ne l’a pas saisie. Enfin, la dernière condition est la ratification du traité par l’État membre attaqué devant la Cour africaine. Inutile de rappeler qu’à ce sujet, la Convention de Vienne sur le droit des traités[28] définit la ratification comme un acte par lequel l’État exprime son consentement à être lié[29]. Il serait en effet illogique de condamner un État sur la base d’un texte qu’il n’a pas ratifié, conformément aux principes du droit international public.

En ce qui concerne la compétence ratione personae, régie par l’article 5 du Protocole de Ouagadougou, il convient de noter qu’elle est relativement libérale comparée au système américain et européen. Le Protocole de Ouagadougou prévoit la compétence obligatoire de la Cour africaine pour toutes les affaires portées devant celle-ci par la Commission, par certains États parties et par une organisation intergouvernementale africaine, et une compétence facultative en ce qui concerne les affaires soumises par un individu ou une organisation non gouvernementale (ONG). La notion d’organisation intergouvernementale africaine fait référence à toute organisation entre deux ou plusieurs États africains, créée par un traité et ayant un objectif précis. Elle renvoie concrètement aux communautés économiques régionales reconnues officiellement par l’UA[30] et aux instances de coopération économique non officiellement reconnues comme communautés économiques régionales par l’UA[31]. En plus, contrairement au système européen, la qualité de victime n’est pas requise pour saisir la Cour africaine[32].

En ce qui a trait à la compétence ratione temporis, elle a été très discutée récemment par le prétoire de la Cour africaine. Cette dernière est en effet compétente pour connaître des affaires portées devant elle à condition que, à la date critique de commission des faits à l’origine, l’État en cause ait ratifié le Protocole de Ouagadougou. Conformément à l’argumentation de la Cour africaine dans l’affaire Norbert Zongo c. Burkina Faso[33], une distinction doit être établie entre fait instantané et fait continu. La Cour africaine se fonde à cet effet sur la définition donnée par la Commission de droit international, dans son projet d’article sur la responsabilité internationale de l’État en 2001 qui dispose ceci : « [l]a violation d’une obligation internationale par le fait d’un État n’ayant pas un caractère continu a lieu au moment où le fait se produit, même si ses effets perdurent. […] Un fait n’a pas un caractère continu simplement parce que ses effets ou ses conséquences s’étendent dans le temps. Il faut que le fait illicite proprement dit continue[34]. » Elle ajoute que, « [l]a violation d’une obligation internationale par le fait de l’État ayant un caractère continu s’étend sur toute la période durant laquelle le fait continue et reste non conforme à l’obligation[35] ». Ainsi, si le fait commis avant la ratification du Protocole de Ouagadougou par l’État en cause est qualifié d’instantané ou de fait achevé, la Cour africaine est incompétente ratione temporis. Si le fait est continu par contre jusqu’à la ratification de ce protocole par l’État en cause, la Cour africaine est compétente ratione temporis. La compétence ratione temporis de la Cour africaine s’apprécie donc en fonction de la date critique des faits en cause et de leur nature même, qu’ils soient achevés ou continus.

Outre sa fonction de juger stricto-sensu, la Cour africaine peut donner son avis.

1.1.2 Une compétence consultative

L’article 4 du Protocole de Ouagadougou habilite la Cour africaine à donner des avis consultatifs sur des questions juridiques. Une demande d’avis consultatif peut émaner non seulement des États parties au Protocole de Ouagadougou, mais aussi de l’UA elle-même et de ses organes, des autres États membres de l’UA ainsi que de « toute organisation africaine reconnue » par l’UA. La solution ainsi retenue par le Protocole de Ouagadougou est quelque peu différente de celle qui a été privilégiée dans la Charte à propos du pouvoir d’interprétation de la Commission. Le Protocole de Ouagadougou élargit en fait l’accès à la voie consultative à tous les États membres de l’UA, parties ou non à ce protocole. Cette solution s’éloigne aussi sensiblement de celle qui a été choisie par la Convention européenne selon laquelle seul le Comité des ministres peut demander un avis consultatif. Elle se rapproche en revanche de celle qui a été adoptée dans le contexte du système interaméricain où une cour peut être saisie par tous les États membres de l’Organisation des États américains (OEA) ainsi que par certains organes de celle-ci. La seule différence réside dans le fait que le Protocole de Ouagadougou ne précise pas les organes habilités à demander un avis. Une imprécision plane également sur l’expression « organisation africaine reconnue par l’UA ». S’agit-il des communautés économiques régionales seulement[36] ? Les organisations non gouvernementales reconnues par l’UA en font-elles partie ? Et que signifie « reconnues par l’UA » ? Est-ce une simple reconnaissance formelle ou plutôt une reconnaissance perceptible à travers une coopération active entre l’UA et l’organisation en question ? Autant de questions que seul un le développement de la jurisprudence consultative pourra éclairer. Toutefois, le Protocole portant statut de la CAJDH est plus clair en son article 53. Il supprime la référence à « toute organisation africaine[37] », en citant nommément les organes habilités à saisir la Cour africaine d’une demande d’avis consultatif[38]. Ainsi, les aspérités du texte seront aplanies, du moins à sur ce point.

Le champ d’application de la compétence consultative de la Cour africaine à l’image de la compétence contentieuse est très large. Il englobe à la fois la Charte et tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme, ce qui comprend non seulement tous les traités régionaux et universels qui y sont relatifs, mais aussi les autres instruments non contraignants tels que les résolutions de la Commission de l’UA ou de l’Assemblée générale des Nations Unies. La seule limitation matérielle est que l’avis demandé doit avoir comme sujet une « question juridique[39] », c’est-à-dire qu’il doit préciser les dispositions pertinentes du texte invoqué. Une autre limite formelle est que l’avis ne doit pas avoir comme sujet une question pendante devant la Commission. Une autre imprécision porte sur le champ matériel d’une demande d’avis émanant « d’organisations reconnues par l’UA ». Dans ce cas, une telle demande serait-elle limitée par le principe de la spécialité des organisations internationales ? Une limitation est précisée dans la Charte des Nations Unies qui n’autorise certains organes de l’Organisation des Nations Unies (ONU) à demander un avis à la CIJ qu’en ce qui concerne les questions juridiques « qui se poseraient dans le cadre de leur activité[40] ». De même, en vertu de la Convention américaine, une cour ne peut connaître des demandes d’avis émanant d’organisations internationales spécifiées que si elles se rapportent à des questions juridiques relevant « de [leur] sphère de compétence[41] ». Par contre, il n’y a aucune limitation de ce genre dans le Protocole de Ouagadougou. La jurisprudence ultérieure éclairera certainement ce point.

La question de la valeur juridique des avis de la Cour africaine n’a pas été traitée par le Protocole de Ouagadougou. Cependant, on comprend que, comme c’est le cas dans toutes les cours internationales, l’avis n’a pas de valeur obligatoire. Toutefois, ce caractère non contraignant ne signifie pas qu’il est dépourvu d’effets juridiques, car le raisonnement juridique reflète une opinion autorisée d’une cour sur des questions juridiques importantes.

On remarque au final que les compétences de la Cour africaine, tant contentieuse que consultative, connaissent une extension généreuse ratione materiae et ratione personae. Toutefois, leur mise en oeuvre présente des difficultés, et seule la jurisprudence ultérieure nous permettra de les réduire ou de les supprimer. Ce qu’il faut retenir pour l’instant, c’est que les pères fondateurs ont voulu doter la Cour africaine de moyens juridiques pour lui permettre d’être la cheville ouvrière du système africain de protection des droits de l’homme. Les juges l’ont aussi compris, car ils ont saisi la première occasion qui leur a été présentée pour s’ériger en garants de la démocratie, des droits de l’homme et de l’État de droit en Afrique.

1.2 Un premier pas, un grand pas : le premier arrêt au fond de la Cour

Le premier arrêt rendu au fond par un nouveau tribunal international fait incontestablement évènement. Il clôt une période de vacuité propice au doute sur l’institution et installe cette dernière dans la pérennité. À cet égard, la Cour africaine a parfaitement réussi son premier test, reflétant de façon pratique « l’azur des cieux » du système. Après une longue période de requêtes déclarées irrecevables[42], la Cour africaine a inauguré sa jurisprudence de fond, le 14 juin 2013, dans l’affaire Mtikila[43]. Dans cette dernière, le juge africain avait à apprécier une disposition constitutionnelle interdisant les candidatures indépendantes qui voulaient se présenter à un mandat électif (ici les élections présidentielles). Cette requête a été dirigée contre l’État hôte de la Cour africaine : la Tanzanie. L’enjeu était de taille. La question principale était donc la suivante : la jouissance de droits politiques peut-elle être conditionnée par l’appartenance à un parti politique, notamment lorsque l’individu souhaite exercer un mandat électif ? La Cour africaine a très tôt compris l’enjeu de sa réponse sur la démocratie africaine et sur les pratiques politiques dans tous les États membres de l’UA. Forte de ce constat, elle n’y va pas par quatre chemins. On pourrait croire qu’elle apprécie la violation supposée de l’article 13 (1) de la Charte, seulement au regard du cas d’espèce. Cependant, la Cour africaine va plus loin, et ce, pour déterminer tout son activisme en faveur d’une consolidation de la démocratie en Afrique. Elle semble poser une interdiction générale d’une telle pratique qui consiste à exclure les candidatures indépendantes aux élections présidentielles dans tous les États membres. On peut en effet lire au paragraphe 109 de l’arrêt l’étonnement de la Cour africaine : « Comment pourrait-on parler de liberté si même pour désigner un représentant de son choix, l’on est obligé de choisir l’une des personnes investies par des partis politiques, même si cette personne n’a pas les qualités requises[44] ? » Ainsi, dans la mesure où une disposition nationale « réserve aux citoyens le droit de participer directement ou par l’intermédiaire de ses représentants à la gestion des affaires publiques, toute loi qui exige du citoyen d’être membre d’un parti politique avant de se présenter aux élections présidentielles, législatives et locales est une mesure inutile, qui porte atteinte au droit du citoyen de participer directement à la vie politique et constitue donc une violation d’un droit[45] ».

Cependant le juge Fatsah Ouguergouz nous invite dans ses opinions dissidentes à relativiser une telle assertion, en insistant sur le fait que ce paragraphe ne doit pas être lu de façon isolée[46]. En effet, la Cour africaine a établi au préalable un test de proportionnalité, cherchant à voir si la restriction aux droits politiques dans le cas d’espèce était justifiée par un contexte social particulier et nécessaire dans une société démocratique. Elle cite la Commission pour qui la « seule » raison « légitime pour justifier ces limitations des droits et libertés » se trouve à l’article 27 (2) de la Charte qui énonce que « [l]es droits et les libertés de chaque personne s’exercent dans le respect du droit d’autrui, de la sécurité collective, de la morale et de l’intérêt commun[47] ». En l’espèce, pour la Cour africaine, « [r]ien dans les arguments avancés par le Défendeur ne vient démontrer que les restrictions à l’exercice du droit de participer librement aux affaires publiques de son pays et interdisant les candidatures indépendantes font partie des restrictions envisagées par l’article 27 (2) de la Charte. En tout état de cause, ces restrictions ne sont pas proportionnelles à l’objectif avancé, qui est le renforcement de l’unité et de la solidarité nationale[48]. » Cette démarche peut être lue comme une affirmation de l’autonomie du système africain, puisque, en suivant la voie tracée par la Commission, elle s’écarte de la jurisprudence de la Cour de San José de Costa Rica[49], cette dernière en étant arrivée à une conclusion différente dans une affaire analogue. D’ailleurs, le défendeur a largement pris appui sur cette jurisprudence d’outre-Atlantique dans son mémoire et ses plaidoiries. Il s’agissait de l’affaire Castañeda Gutman c. Mexique[50].

Un autre point sur lequel le juge africain prend ses marques, c’est lorsqu’il affirme l’autonomie de la protection africaine des droits de l’homme par rapport aux constitutions nationales. C’est du moins ce qu’on peut lire de la réponse de la Cour africaine sur la violation supposée du principe générique de l’État de droit. En effet, les requérants ont soulevé une question non moins pertinente de droit constitutionnel. La Tanzanie a usé d’une manoeuvre stratégique pour faire valider une loi déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême, par l’entremise d’un amendement constitutionnel. Ainsi, selon les requérants, il y aurait une atteinte flagrante au principe de la séparation des pouvoirs. En faisant échec à la décision de l’organe judiciaire, le corps législatif a-t-il excédé le pouvoir constituant dérivé que lui attribue la Constitution ? La Cour africaine a brisé net la tentative des requérants d’internationaliser cette question de droit constitutionnel. Elle ne les a pas suivis sur un terrain qui aurait conduit à internationaliser le contrôle de légalité. Le contrôle du respect des droits de l’homme présente essentiellement une nature différente, parce qu’il est limité à la licéité de mesures nationales au regard des seuls droits individuels et collectifs faisant l’objet d’une protection internationale. Et, la Cour africaine rappelle opportunément que tout grief doit être articulé en visant l’un des droits protégés. En considérant l’argument général de l’État de droit comme inopérant, la Cour africaine a préservé le principe de l’indifférence du droit international à l’égard des questions purement internes et a précisé en même temps son propre rôle[51].

Ainsi, dès sa première sortie, le juge africain hausse le ton et demande à la Tanzanie de « prendre toutes les mesures constitutionnelles, législatives et autres dispositions utiles dans un délai raisonnable, afin de mettre fin aux violations constatées[52] ». La Tanzanie est donc tenue de procéder à une révision constitutionnelle avant ses prochaines élections en 2015. Et au-delà, c’est un signal fort pour tous les États membres qui ont ratifié le Protocole de Ouagadougou. La matière (électorale) risquant encore de revenir devant le prétoire de la Cour africaine, le juge devra alors suivre la cadence.

Pourrait-on espérer plus ? Une cour qui fonctionne, avec des compétences larges, un pouvoir de sanction qui faisait défaut à la Commission et des juges conscients de leur rôle et des enjeux qu’ils n’ont pas manqué de rappeler lors de leur première sortie. À notre avis, il faut plus, car, de l’autre côté de l’architecture, l’institution reflète « la fange des bourbiers ».

2 « Tantôt la fange des bourbiers »

L’avènement de la Cour africaine en lui-même est une avancée. Le premier arrêt au fond a été un test réussi pour les juges et le système. Toutefois, un certain nombre d’éléments congénitaux sont de nature à juguler cette dynamique. Ce sont tout d’abord la clause facultative de l’article 34 (6) du Protocole de Ouagadougou et l’absence de volonté des États qui se manifeste sur le faible taux de ratification dudit protocole créant la Cour africaine qui constituent indubitablement le talon d’Achille du système (2.1). C’est aussi l’environnement dans lequel évolue la Cour africaine, notamment avec la concurrence susceptible des cours sous-régionales propres à créer un embouteillage interinstitutionnel et à peser comme une véritable épée de Damoclès sur le système (2.2).

2.1 Le talon d’Achille : l’article 34 (6) et le faible taux de ratification du Protocole

Le système africain de protection des droits de l’homme est avant tout un ordre juridique international. C’est pourquoi il repose pour une large part sur le consensualisme étatique, propre à obscurcir les dynamiques du système. Faudrait-il qu’il s’émancipe davantage par rapport à ce volontarisme étatique pesant ? En tout état de cause, l’enthousiasme étatique n’est pas présent au moment de la ratification du Protocole de Ouagadougou, ni dans la déclaration reconnaissant la compétence de la Cour africaine quant aux requêtes individuelles.

2.1.1 Le faible taux de ratification du Protocole

À ce jour, le Protocole de Ouagadougou a été ratifié par vingt-sept (27) États membres de l’UA (Afrique du Sud, Algérie, Burkina Faso, Burundi, Congo, Côte d’Ivoire, Comores, Gabon, Gambie, Ghana, Kenya, Libye, Lesotho, Malawi, Mali, Mauritanie, Maurice, Mozambique, Niger, Nigeria, Ouganda, Rwanda, République arabe Sahraouie démocratique, Sénégal, Tanzanie, Togo et Tunisie[53]). Et il y a lieu de relever que, par comparaison, 54 États membres de l’UA ont déjà ratifié la Charte.

Qu’est-ce qui explique ce déphasage entre l’engouement pour la ratification de la Charte et la retenue à l’égard du Protocole créant l’institution judiciaire de protection des droits contenus dans cette même charte ? On ne peut pas avancer avec certitude les raisons. Elles peuvent être pour certains d’ordre conceptuel. En effet, la conception africaine des droits de l’homme présente une spécificité tenant à des valeurs culturelles et traditionnelles. La Charte elle-même rappelle dans son préambule qu’elle tient compte « des vertus de leurs traditions historiques et des valeurs de civilisation africaine qui doivent inspirer et caractériser leurs réflexions sur la conception des droits de l’homme et des peuples[54] ». C’est ainsi que la Charte, dans sa conception, milite en faveur d’un règlement des différends relatifs aux droits de la personne à travers « l’institution de l’arbre à palabres ». Cette dernière n’est rien d’autre que la préférence africaine de règlement non juridictionnel des différends, où l’on privilégie les méthodes de règlement à l’amiable au moyen du dialogue et de la concertation. Il faut bien reconnaître fondamentalement que, du point de vue sociologique, le citoyen africain préfère la conciliation à la décision judiciaire à connotation punitive[55]. Comme l’écrit à juste titre le juriste sénégalais Adama Dieng, « aller au tribunal, c’est se disputer, ce n’est pas discuter […] La notion de recours objectif est difficilement acceptable ; quand vous attaquez un acte, l’auteur de l’acte s’estime personnellement visé[56] ». C’est dans cette optique que la Charte n’a pas prévu en soi l’institution d’une juridiction africaine chargée de la protection des droits de l’homme. Elle a préféré confier cette mission à une commission en exigeant que celle-ci s’efforce « par tous les moyens appropriés de parvenir à une solution amiable[57] ». Cette conception à l’origine de la Charte explique certainement sa ratification massive, les États ne craignant pas trop pour leur souveraineté. Cependant, l’avènement du Protocole de Ouagadougou va transformer cette conception et traduire l’idée d’une véritable justice institutionnalisée. Même s’il prévoit une possibilité de règlement à l’amiable[58], l’activité de la Cour est purement judiciaire. Cette différence dans la conception de la Charte et du Protocole de Ouagadougou est certainement l’une des raisons expliquant l’engouement affiché des États pour la ratification de la première et la prudence décelée à l’égard de la ratification du second.

Le faible taux de ratification du Protocole de Ouagadougou peut aussi s’expliquer par une capacité institutionnelle limitée dans certains États. Il est clair que des États sont conscients des défaillances institutionnelles de leur système judiciaire ou de leur système de protection des droits de l’homme en général, ce qui ipso facto sera condamné par la Cour africaine, si l’État en question reconnaît la compétence de cette dernière en ratifiant le Protocole de Ouagadougou. Pour plusieurs, la ratification signifierait s’exposer à une condamnation automatique de la Cour africaine chaque fois que l’État en question serait attaqué devant cette dernière. C’est ainsi que d’aucuns privilégient de faire les réformes nécessaires afin de s’adapter aux standards internationaux, avant de reconnaître la compétence de la Cour africaine.

Le faible taux de ratification influe considérablement sur la compétence ratione personae de la Cour africaine et réduit par la même occasion sa propension à être un organe judiciaire efficace pour le continent. Cette première difficulté est accentuée, par ailleurs, par la déclaration prévue dans l’article 34 (6) du Protocole de Ouagadougou.

2.1.2 L’article 34 (6) ou l’exigence de déclaration facultative des États

La lecture combinée de l’article 34 (6) et de l’article 5 (3) du Protocole de Ouagadougou fait apparaître une première insuffisance congénitale de la Cour africaine. En effet, selon l’article 5 (3), « [l]a Cour peut permettre aux individus ainsi qu’aux organisations non-gouvernementales (ONG) dotées du statut d’observateur auprès de la Commission d’introduire des requêtes directement devant elle[59] ». L’article 34 (6) ajoute que, « [à] tout moment à partir de la ratification du présent Protocole, l’État doit faire une déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes énoncées à l’article 5 (3) du présent Protocole. La Cour ne reçoit aucune requête en application de l’article 5 (3) intéressant un État partie qui n’a pas fait une telle déclaration[60]. »

À l’évidence, la question de l’accès direct des individus à la Cour africaine reste une problématique cruciale dans le contentieux des droits de l’homme en Afrique. Il semble en effet que la subordination de l’accès direct de l’individu à cette Cour au consentement déclaré de l’État relève d’un anachronisme qui traduit manifestement l’infortune du recours individuel direct devant le prétoire africain des droits de l’homme. Il est en effet patent que les requêtes émanant des individus sont les plus nombreuses, suivies de celles des ONG et, enfin, de la Commission[61]. Aucune requête provenant des États qui agiraient à titre personnel ou en qualité de représentants de la victime d’une violation alléguée n’a été enregistrée[62]. Il faut remarquer à ce propos que les États africains ont jeté leur dévolu sur l’approche provilégiée par les européens lors de l’adoption de la Convention européenne des droits de l’homme et de sauvegarde des libertés fondamentales le 4 novembre 1950. En effet, le célèbre droit de recours individuel devant la Commission européenne des droits de l’homme, prévu dans l’article 25 de cette convention, ne pouvait être exercé que si l’État mis en cause avait au préalable, par l’entremise d’une déclaration unilatérale expresse, accepté la compétence de la Commission à connaître des requêtes individuelles. Avec l’entrée en vigueur du Protocole no 11 du 11 mai 1994[63], qui réforme le mécanisme de contrôle institué par la Convention européenne des droits de l’homme, en supprimant notamment la Commission pour ne laisser subsister qu’une Cour unique, la cour européenne dispose aujourd’hui d’une compétence obligatoire à l’égard des requêtes individuelles. En application de l’article 34 du Protocole no 11, la Cour européenne est directement habilitée à connaître des requêtes individuelles et sa compétence en la matière découle en droite ligne de la ratification de ce protocole. Celui-ci supprime donc le droit d’option laissé jusqu’ici aux États parties en ce qui concerne la compétence à l’égard des requêtes individuelles. L’accès des particuliers à la Cour européenne est désormais de droit et ne nécessite pas de déclaration spéciale d’acceptation, ce qui témoigne de l’importance quantitative des requêtes devant cette juridiction, au point que l’on cherche aujourd’hui des remèdes pour désengorger le prétoire de cette cour[64].

La jurisprudence de la Cour africaine illustre par contre, à suffisance, le blocage que constitue l’exigence de l’article 34 (6) du Protocole de Ouagadougou. Cette cour a en effet inauguré sa jurisprudence sur un tel terrain, avec l’arrêt Michelot Yogogombaye c. République du Sénégal du 15 décembre 2009[65]. Dans cet arrêt, elle a rejeté la requête pour incompétence du fait de l’absence de déclaration par l’État défendeur au titre de l’article 34 (6)[66] et a elle-même rappelé le sens des articles 5 et 34 (6) en coupant court à un certain nombre d’interprétations variées[67]. Dès son premier arrêt, et la Cour africaine est demeurée constante depuis, elle soutient qu’il ressort « d’une lecture combinée de ces deux dispositions que la saisine directe de la Cour par un individu est subordonnée au dépôt par l’État défendeur d’une déclaration spéciale autorisant une telle saisine[68] ». La Cour africaine elle-même est consciente du fait que cette disposition peut juguler toute son action et ankyloser son opérationnalisation à moyen et à long terme. Dans le rapport d’activité qu’elle a présenté à la Conférence de l’UA en 2012, rapport qui englobait l’année 2011, le paragraphe 89 est évocateur de cette question délicate :

Sur le plan judiciaire, même s’il est encourageant de constater que la Cour a commencé à recevoir un nombre croissant de requêtes, son mandat judiciaire reste gravement handicapé par le faible taux de ratification du Protocole et par le nombre encore plus faible de pays ayant déposé la déclaration spéciale. Si cette situation devait perdurer, tout le système de protection judiciaire des droits de l’homme au niveau continental, qui est symbolisé par la Cour, risque d’en être affecté de façon négative[69].

Tirant la sonnette d’alarme sur les limites posées à la saisine de la Cour africaine par les individus, Laurence Boisson de Chazournes et Makane Moïse Mbengue constatent que « [c]e serait un grand recul pour le système africain de protection des droits de l’homme si les individus n’arrivaient pas à jouer un rôle actif dans le processus juridictionnel de contrôle du respect par les États de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et des autres instruments internationaux de protection des droits de l’homme[70] ».

Il convient de noter que la déclaration prévue par cet article est un acte solennel par lequel tout État partie au Protocole de Ouagadougou exprime son consentement à être lié par des requêtes individuelles devant la Cour africaine. Ainsi, tous les individus ou ONG dont l’État n’a pas fait une telle déclaration ne peuvent saisir ce tribunal. Et à ce jour, sur les 27 États ayant ratifié le Protocole de Ouagadougou, seuls 7 d’entre eux ont souscrit à la clause de son article 34 (6). Il s’agit du Burkina Faso, du Mali, du Malawi, de la Tanzanie, du Ghana, du Rwanda et, tout récemment, de la Côte d’Ivoire[71]. Ce nombre minoritaire démontre bien que les États parties à ce protocole ne sont pas prompts à permettre à leurs citoyens de saisir directement la Cour africaine. Or, étant donné que la jurisprudence de la Commission illustre en suffisance le fait que son importance est largement tributaire des requêtes individuelles, le rôle de la Cour africaine en matière de protection des droits de l’homme dépend encore principalement de la volonté des États à faire la déclaration de l’article 34 (6)[72].

Une grande majorité des ONG considère la clause facultative de l’article 34 (6) du Protocole de Ouagadougou non seulement comme un obstacle majeur à la garantie des droits de l’homme par la Cour africaine, mais aussi comme un facteur à l’origine de l’atrophie fonctionnelle de celle-ci. Si, du moins, on peut admettre cette perception des choses, il ne faut pas se méprendre outre mesure et il convient surtout de se rappeler que cette disposition est bel et bien le fruit d’un compromis judicieux entre l’existence d’une cour africaine des droits de l’homme et la prudence affichée par les États qui sont encore fortement jaloux de leur souveraineté et qui, visiblement, ne sont pas prêts à lâcher du lest en permettant à la Cour africaine, pourrait-on dire, « de leur taper dessus ». Comme le soulignent Laurence Boisson de Chazournes et Makane Moïse Mbengue, « [l]’avantage d’une telle formule est qu’elle rassure les États quant à une multitude de requêtes individuelles contre eux en cas de déclaration d’acceptation[73] ».

Ainsi, le premier défi à relever est le blocage que constitue cette disposition conventionnelle. Pour un rayonnement du prétoire de la Cour africaine, il faudrait apporter un amendement conventionnel au Protocole de Ouagadougou à travers l’utilisation de son article 35 (à l’image de l’exemple européen) ou alors compter sur un mouvement massif des États qui accepteraient de faire une telle déclaration. Toutefois, au regard du rythme actuel d’évolution, un tel scénario ne semble pas envisageable à court terme. Ce qui, par contre, pourrait être pertinent à court et à moyen terme est l’adoption de la pratique du forum prorogatum, utilisée par la CIJ, pour explorer une piste alternative qui présenterait plus de flexibilité et moins de formalisme[74]. Cette pratique est le fait pour un État d’accepter la compétence d’une juridiction internationale institutionnalisée, postérieurement à la saisine, soit par une déclaration expresse, soit par des actes concluants impliquant une acceptation tacite. La lettre de l’article 34 (6) ne semble pas s’opposer à une telle perspective. Un État peut en effet déposer la déclaration « à tout moment ». Ainsi, rien dans le Protocole de Ouagadougou ne s’oppose à ce que l’État fasse la déclaration après la saisine de la Cour africaine. L’essentiel est que l’État ait exprimé son consentement à être lié par la juridiction de cette Cour. Par ailleurs, d’un point de vue purement administratif, celle-ci entreprend des activités de promotion pour inciter les États à faire la déclaration facultative prévue par l’article 34 (6). Seul un investissement massif des États pourrait lui donner la possibilité de jouer pleinement son rôle. Inutile de rappeler que sa mission est de protéger les droits des individus : elle est donc avant tout une juridiction pour les individus et non pour les États.

Le succès de la Cour africaine en tant qu’instrument de protection des droits de la personne nécessiterait non seulement que le Protocole de Ouagadougou soit ratifié à 100 p. 100 par les États membres, mais également que ces derniers reconnaissent la compétence de cette cour en faisant la déclaration prévue dans l’article 34 (6). Cette ratification « universelle » donnerait à la Cour africaine la légitimité dont elle a besoin pour s’acquitter efficacement de son mandat. Ces avancées constitueraient une preuve de l’engagement des États parties à protéger les droits de l’homme, et elles redonneraient aux individus un espoir d’amélioration de la situation à cet égard. À défaut d’une ratification massive du Protocole de Ouagadougou, la compétence de la Cour africaine et la légitimité du système de protection des droits de l’homme se trouveraient limitées, dans la mesure où les citoyens de certains États membres ne pourraient pas bénéficier de la « couverture d’assurance » que cette cour est censée leur fournir.

2.2 L’épée de Damoclès : l’embouteillage interinstitutionnel

Il faut bien comprendre que la Cour africaine n’est pas seule. Même si l’on peut considérer qu’elle est le point nodal du système africain de protection des droits de l’homme, le paysage laisse apparaître d’autres acteurs. C’est d’abord la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, son aînée, qu’elle est censée « compléter et renforcer[75] ». Ce sont aussi les cours des communautés économiques régionales (CER) qui ont également, d’une manière ou d’une autre, mandat dans la protection des droits de l’homme en Afrique. L’environnement nous laisse a priori perplexe.

D’une part, dans les rapports de la Cour africaine avec la Commission de Banjul, le risque d’enchevêtrement paraît être maîtrisé. Toutefois, nous tenons à souligner les aspérités du texte à ce sujet, avant d’en venir à la solution retenue. Il est regrettable que les textes conventionnels n’aient pas jugé nécessaire de régir les rapports entre ces deux institutions autonomes. Le soin en était laissé aux règlements intérieurs respectifs des deux institutions, ce qui ne constitue pas, indubitablement, pas une soupape de sécurité et de cohérence. C’est surtout dans le contentieux que résident les risques de chevauchement[76]. S’inspirant de l’expérience du système européen, qui, depuis le 1er novembre 1998, consiste en une cour unique[77], les rédacteurs du Protocole de Ouagadougou auraient en conséquence été mieux avisés d’arbitrer eux-mêmes cette répartition des compétences en insérant des dispositions à cet effet dans ledit protocole, amendant ainsi au besoin la Charte, plutôt que d’en laisser le soin aux règlements intérieurs de deux organes souverains[78]. Toutefois, la voie choisie semble être un correctif opérationnel à cette lacune du texte : les deux institutions ont préféré l’harmonisation de leurs règlements intérieurs, afin d’éclairer leur collaboration en matière contentieuse et consultative, pour un travail de qualité au bénéfice du système africain de protection des droits de l’homme. En outre, des réunions et des séances de travail périodiques sont organisées entre les deux institutions[79].

D’autre part, c’est surtout dans les rapports entre la Cour africaine et les cours des CER que le risque d’embouteillage paraît plus évident. En effet, la Cour africaine et la Commission n’ont pas l’exclusivité dans l’interprétation et l’application de la Charte. Les cours des CER peuvent connaître d’un tel contentieux. Il est vrai que, les desseins des organisations communautaires étant grosso modo la régulation « des processus d’intégration le plus souvent économiques, mais qui peuvent également revêtir des contours plus politiques[80] », on peut s’interroger sur une telle incursion dans le domaine de la protection des droits de l’homme. Le champ de compétence ratione materiae d’une juridiction communautaire comprend originellement les matières économiques, d’une part, et se limite, en principe, à l’interprétation et à l’application du droit communautaire, d’autre part. Cependant, le prosélytisme universaliste de la protection des droits de l’homme conduit les juridictions communautaires à ne plus se river à la « donne mercantile[81] ». La règle est bien comprise. L’article 4 du Traité de la Southern African Development Community (SADC) affirme ceci : « SADC and its States members shall act in accordance with the following principles : […] c) human rights, democracy and the rule of law[82] ». La Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), quant à elle, est sans doute l’organisation sous-régionale africaine ayant démontré le plus d’enthousiasme. L’article 4 du Traité révisé de la CEDEAO dispose ce qui suit : « Les Hautes Parties Contractantes, dans la poursuite des objectifs énoncés à l’Article 3 du présent Traité affirment et déclarent solennellement leur adhésion aux principes fondamentaux suivants : […] respect, promotion et protection des droits de l’homme et des peuples conformément aux dispositions de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[83].  »

Par cette disposition, les États de l’Afrique de l’Ouest intègrent expressis verbis la Charte dans son droit originaire. Il en résulte une compétence naturelle de la Cour de justice de la CEDEAO d’appliquer cette charte. C’est ce que vient d’ailleurs confirmer le Protocole supplémentaire de 2005[84], dont l’article 3 (4) donne à cette cour compétence pour connaître des cas de violation des droits de l’homme commise par un État membre. Et depuis 2005, plus d’une dizaine de décisions de cette cour ont eu à traiter de l’application de la Charte[85].

Si elle n’est pas maîtrisée, la multiplication des juridictions internationales africaines ayant compétence dans la protection des droits de l’homme pourra être source de désordre tout en étant contre-productive pour le système africain prévu à cet égard. Ce parallélisme judiciaire instaure immanquablement une concurrence qui laisse perplexe le justiciable. Concrètement, devant une allégation de violation de ses droits, quelle juridiction devra-t-il solliciter ? L’embarras est accentué par l’absence de régulation et de hiérarchisation des rapports entre le niveau continental et le niveau sous-régional. Il en résulte deux conséquences : d’une part, cet état de fait est de nature à susciter un vacarme juridictionnel au sein duquel chaque juge cherchera à se tailler une position de prévalence par rapport aux autres ; d’autre part, il y a une inévitable tentation de forum shopping. Le justiciable aura tendance à se diriger vers la juridiction susceptible de garantir « au mieux » ses intérêts. À défaut d’une prise en charge conventionnelle de cette question, la Cour africaine a pris l’initiative d’organiser des séminaires avec les juges des CER, et ce, afin de réfléchir sur l’harmonisation éventuelle de leurs jurisprudences respectives. Dans l’attente des résultats, le risque est toujours là.

Conclusion

La machine judiciaire africaine de protection des droits de l’homme est bien en marche malgré les obstacles soulevés. Cela va de soi. Cependant, un système de protection à ce sujet n’est pas une voiture d’occasion ni un gadget technologique. C’est un élément identitaire, un système de valeurs, qui, en tant que tel, connaît des hauts et des bas. Ces obstacles paraissent donc bien naturels à l’évolution d’une juridiction régionale de protection des droits de l’homme. Pour s’en convaincre, l’exemple européen peut servir de référence. Un grand pas a été franchi avec la création de la Cour africaine, mais tout est encore à jouer afin que cette dernière puisse être véritablement un espoir pour le règne de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme sur tout le continent africain. Toutefois, sa mort prochaine ne sera-t-elle pas un coup de massue ? Certes, sa mort est annoncée, mais sa résurrection aussi, ou plutôt une résurrection a minima. Elle va en effet se fondre dans une structure judiciaire plus grande : la Cour africaine de justice et des droits de l’homme. Cette future cour va fusionner la Cour de justice de l’UA[86], qui n’a jamais été opérationnelle, et l’actuelle Cour africaine. Donc, cette dernière, à défaut d’être une juridiction à part entière, sera une chambre dans cette nouvelle cour à côté de la Chambre « affaires générales ». La future Chambre des droits de l’homme sera composée de huit juges[87] et conservera les compétences de l’actuelle Cour africaine. En soi, cette fusion n’est pas une mauvaise chose, mais il faut qu’elle soit rationalisée et bien maîtrisée. À défaut, ce serait un retour en arrière et une désolation pour les milliers d’hommes et de femmes que cette juridiction est censée protéger.