Article body

Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.

Blaise Pascal[1]

Le point de départ de ces considérations sur le silence et le droit est une recherche consacrée à la notion de quérulence processive.

Le dictionnaire Trésor de la langue française définit la quérulence comme « une réaction hostile et revendicatrice de certains sujets qui se croient lésés [,] considèrent qu’il y a sous-estimation dans l’appréciation du préjudice causé [et] passent facilement de la plainte à l’attaque[2] » : cette réaction souvent observée chez des sujets « de type paranoïaque ou hypocondriaque » illustre, par conséquent, une tendance « pathologique[3] » à la revendication.

Dans les pages suivantes, nous tenterons pourtant de montrer que, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le vacarme causé par les quérulents et le tintamarre de leurs revendications ne sont pas sans avoir une fonction précise : ils constituent une réponse au silence du droit que ces plaignants ont l’impression d’affronter. Étayer cette thèse nous permettra de présenter certaines méthodes innovantes qui visent à ne pas laisser aux sujets concernés le sentiment que leurs cris restent inentendus par les professionnels du droit.

Les questions que soulève cette thématique concernent autant les professionnels du droit que ceux des sciences de l’esprit : aujourd’hui comme hier, la littérature spécialisée mentionne les nombreux problèmes posés par la quérulence sur le plan tant médicopsychiatrique que juridico-institutionnel[4]. Multiplication des procédures engagées, recours en justice inconsidérés, requêtes saugrenues ou importunes ne sont pas rares, dès lors qu’un quérulent s’estime lésé.

Le portrait-robot des justiciables concernés fut établi en premier lieu par des psychiatres de langue allemande de la seconde moitié du xixe siècle[5]. En Allemagne, le Querulent est demeuré, depuis lors, un objet d’étude aussi bien pour les professionnels du soin psychique que pour les professionnels du droit[6]. Dans le monde anglo-saxon, cependant, les travaux consacrés à cette thématique ne se sont multipliés qu’à partir du milieu des années 1980[7]. Enfin, la question des « plaideurs trop belliqueux » fut introduite au Québec par Yves-Marie Morissette à partir des années 2000, sur des prémisses juridiques[8].

À l’heure actuelle, le résultat le plus marquant de cet ensemble de travaux a consisté en l’établissement d’une liste des critères — à l’usage notamment des professionnels du droit — permettant de déterminer si un justiciable est ou non quérulent. Dans sa typologie établie en 2003[9], Yves-Marie Morrissette met en avant huit points significatifs : l’opiniâtreté et le narcissisme du justiciable, la prévalence de la demande sur la défense, la multiplication des recours vexatoires, y compris contre les auxiliaires de justice, la réitération des recours malgré des échecs répétés, l’incongruité et l’inventitivé des arguments présentés, les demandes systématiques de révision, d’appel ou de rétractation et, enfin, l’autoreprésentation du plaignant. Plusieurs autres critères ont été proposés par la suite, ainsi que le rappelle Sylvette Guillemard[10], à savoir le caractère peu courtois du vocabulaire employé par le quérulent, l’intransigeance, l’impertinence et l’insolence de ses propos, l’affirmation constante et gratuite que des gens viendront un jour témoigner en sa faveur et, pour finir, le fait qu’il réclame des montants disproportionnés, voire astronomiques[11].

Outre les articles visant à compléter la liste des caractères distinctifs du quérulent, la littérature juridique sur le sujet consiste essentiellement en comptes rendus et commentaires de décisions de justice. Il s’agit alors de mettre en évidence les spécificités de telle ou telle affaire : ampleur extraordinaire de la demande émanant du plaignant[12], situation de quérulence par personne interposée[13] ou, enfin, problème de savoir quel tribunal est compétent pour délivrer une autorisation judiciaire à introduire des demandes en justice après que le justiciable a été déclaré « plaideur vexatoire[14] ».

Cela étant, il serait regrettable que l’établissement de listes de critères permettant de reconnaître la quérulence ou, d’autre part, la publication de comptes rendus, fussent-ils accompagnés de commentaires, se bornent à permettre un meilleur profilage ou une meilleure gestion, au coup par coup, des sujets quérulents. Identifier les quérulents sur la base de critères comportementaux est une chose ; prendre des décisions de justice les concernant en est une autre. Mais rien de cela ne doit faire oublier que la quérulence constitue, en amont, un véritable problème de société. S’y confronter oblige à poser certaines questions de fond, aussi bien sur son contexte d’émergence (sur le plan sociopolitique) que sur les présupposés individuels et le parcours de vie qui conduisent tel ou tel sujet à devenir quérulent. Dans cet article, nous nous concentrerons sur ce second versant des choses. Précisons néanmoins qu’il s’avère difficile de trouver des statistiques au sujet de la quérulence. Les seules sources fiables dont nous disposions consistent en listes de plaideurs déclarés vexatious litigants (pour les pays anglo-saxons) ou « plaideurs vexatoires » (au Québec). Ces chiffres ne tiennent compte que des quérulents avérés auxquels il a été interdit d’engager de nouveaux recours, sauf à obtenir une autorisation préalable. Au 19 juin 2012, de tels plaideurs étaient « plus de 150[15] » au Québec. À titre de comparaison, environ 200 noms ont été inscrits, depuis 1950, sur la list of vexatious litigants émise par la Haute Cour de justice britannique (Angleterre et pays de Galles[16]). Quant à la liste des plaideurs vexatoires divulguée par les cours de justice d’Écosse[17], elle compte dix noms seulement ; et, pour finir par un chiffre impressionnant, les bureaux administratifs des cours de Californie, rien qu’entre 1990 et 2014, ont déclaré plus de 1300 plaideurs « trop belliqueux[18] ».

Notre premier constat est donc que la quérulence fait parler d’elle. Loin d’être un phénomène exceptionnel, marginal ou rare, elle s’avère répandue, et même assez courante. Dans de nombreux pays, il n’est pas inhabituel que les plaideurs concernés fassent l’objet de publications jusque dans les journaux d’informations générales, destinés à un vaste public de non-spécialistes[19] : ils font du bruit, rompent le silence, forcent l’attention des magistrats aussi bien que celle des journalistes. Ce qui, de la part du quérulent, s’oppose au droit, semble pourtant n’être pas tant une parole qu’un brouhaha. Les plaignants, qui souhaitent à toute force se faire entendre, paraissent ne respecter aucun code de bonne conduite : au glissement feutré des robes de magistrats dans les travées des tribunaux s’oppose ainsi le perpétuel vacarme qu’ils causent.

Il semble bien compréhensible que, du point de vue judiciaire, une telle situation soit problématique : la quérulence constitue une entrave au bon fonctionnement de la justice (elle ralentit l’instruction de dossiers autrement plus sérieux) tout autant qu’une énigme. Hormis bannir le premier concerné des tribunaux, c’est-à-dire prendre des mesures pour contenir le flot toujours accru de ses requêtes, nul ne sait exactement comment procéder pour arranger les choses. La multiplication des articles et ouvrages consacrés à cette question, depuis les années 80, est un signe supplémentaire de ce que beaucoup s’en préoccupent. C’est, entre autres, cet état de fait qui nous a conduit à juger important de mieux comprendre les tenants et aboutissants, les ressorts de la quérulence. À terme, l’objectif d’une telle démarche n’est certainement pas de mieux répondre aux attentes des personnes concernées (au sens de les satisfaire), car il ne s’agit pas d’apprendre à contenter les plaideurs trop belliqueux, mais plutôt de nous éclairer sur le caractère intrinsèque de leurs demandes, pour pouvoir y faire face, c’est-à-dire adopter la conduite la plus adaptée dans des cas de figure souvent très complexes.

Posons alors une question qui pourra sembler incongrue : le vacarme du quérulent, qui s’oppose au calme des lieux où oeuvrent les professionnels du droit, n’est-il qu’une gêne importune ou bien a-t-il une fonction ? Nous optons pour la seconde hypothèse et proposons de considérer que, en et pour lui-même, ce vacarme est une manière de répondre à l’éclipse du droit qu’a l’impression d’affronter le quérulent.

L’expression « éclipse du droit » n’est pas choisie au hasard : dans Le cru et le cuit[20], l’anthropologue Claude Lévi-Strauss mentionne le « tintamarre […] rituel qui est déchaîné, dans de nombreuses sociétés, lors de manifestations d’éclipses[21] ». Au phénomène céleste que constitue la disparition temporaire d’un astre correspond dans ces sociétés un phénomène social qui se traduit par la production de bruit. L’hypothèse anthropologique qui a longtemps prévalu était que, lors d’une éclipse, causer un bruit extraordinaire aurait pour fonction, conformément aux mythes, « d’effrayer, pour le mettre en fuite, l’animal ou le monstre prêt à dévorer le corps céleste[22] ». Cependant, la manière d’aborder les choses proposée par Levi-Strauss nous paraît plus intéressante. Il attribue « aux conduites de bruit et de dérision une signification symbolique, celle de rétablir une conjonction entre des éléments disjoints de la chaîne sociale ou cosmique[23] ».

Pour l’anthropologue, « [l]e parallélisme implicite entre société et cosmos […] met en lumière la fonction latente du charivari[24] ». Le bruit « sanctionne tantôt une conjonction répréhensible, tantôt une disjonction répréhensible […] en tous les cas […] l’intrusion d’un élément étranger [et,] enfin, l’affirmation d’un rééquilibrage symbolique[25] ».

En transposant le raisonnement de Lévi-Strauss à la situation qui nous intéresse, nous avançons l’hypothèse que le vacarme causé par le quérulent processif, en réponse à l’éclipse du droit qu’il a l’impression d’affronter, a lui aussi la « signification symbolique » de « rétablir une conjonction entre des éléments disjoints ». Il vise à établir « l’affirmation d’un rééquilibrage symbolique[26] ». Encore faudrait-il découvrir, plus précisément, de quel rééquilibrage il s’agit et à quel type de disjonction il est censé parer. Cela nous permettrait de mieux appréhender la signification des démarches du quérulent. Appréhender cette signification, c’est-à-dire rendre son sens à ce qui ressemble à s’y méprendre à une conduite insensée — et, par là même, faire apparaître la rationalité profonde d’un comportement à première vue irrationnel — autoriserait, par la suite, à formuler quelques propositions sur les manières envisageables de réintégrer le quérulent dans la communauté dont il s’est exclu.

C’est dans l’espoir de contribuer à mener ce projet à bien que l’auteur de ce texte a choisi de ne pas considérer la quérulence du point de vue juridico-institutionnel (celui des professionnels du droit), mais plutôt d’aller à la rencontre de sujets qui, eux-mêmes, avaient été qualifiés de quérulents. Il s’agissait d’abord de les écouter, pour pouvoir ensuite tirer les enseignements qui s’imposent de ce qu’ils avaient dit. Nous devons cependant souligner un point : l’étude proposée dans les pages qui suivent a été réalisée en France. En dernière analyse, c’est au lecteur qu’il reviendra de décider jusqu’à quel point des données glanées, auprès de quérulents, dans ce pays d’Europe sont comparables à celles qui auraient été rassemblées en Amérique du Nord — et donc, de juger de la pertinence, hors de leur pays d’origine, des conclusions qui en sont tirées. Si nous pensons légitime de rédiger ces pages, c’est que, malgré la différence de coordonnées juridiques et sociopolitiques, il nous a semblé que, dans les grandes lignes, le discours de la quérulence (soit, ce qu’ont à dire les sujets concernés des raisons pour lesquelles ils s’engagent dans des procédures sans fin) n’est pas foncièrement différent en France et au Québec.

Parmi les sujets rencontrés, tous avaient subi un préjudice, le faisaient savoir à grands cris et s’étaient employés à présenter des recours en justice. Le dénominateur commun à ces derniers était que soit d’emblée, soit après quelques péripéties, on avait choisi de ne pas leur donner suite. Dans un premier cas de figure, le sujet concerné avait fait appel — mais en vain — à la Cour européenne des droits de l’Homme après qu’une de ses plaintes pénales déposées en Suisse avait été qualifiée de « chicanière[27] ». Dans de nombreuses autres situations, les personnes interrogées se plaignaient de ce que certaines « escroqueries et usurpations » dont elles avaient été victimes soient demeurées impunies[28]. Avaient également donné lieu à des attaques persistantes, répétées et tenaces plusieurs affaires d’abus de confiance allégué, dont une ayant causé la faillite de l’entreprise des plaignants. Certaines procédures, enfin, concernaient des conflits familiaux, questions d’héritage ou divorce[29]. Bon nombre d’entre les sujets concernés s’étaient organisés en associations de victimes ou avaient créé des sites Web pour exposer leurs griefs[30]. L’un d’entre eux, mécontent de la lenteur des autorités de police (qui, de manière incompréhensible pour lui, n’acceptaient pas de lui obéir !) était allé jusqu’à se faire justice par lui-même, en arrêtant celui qui l’avait escroqué pour le livrer, pieds et poings liés, aux forces de l’ordre[31]. Même après la fin du procès de son « arnaqueur », ce justicier était, contre toute attente, demeuré persuadé que toute la justice n’avait pas été faite.

Rencontrer les sujets dont émanaient ces plaintes devait permettre de découvrir si le vacarme qu’ils causent (eût-il une fonction) pouvait céder la place à l’échange de paroles. Le dialogue pouvait-il être engagé ? Était-il possible de changer leur bruit en un discours articulé ? Ou, pour le dire autrement, puisque ce bruit semblait, paradoxalement, n’être qu’une forme de silence (entendu au sens de non-parole), ce silence était-il susceptible d’être traduit en mots ? Ces questions, pour abstraites qu’elles puissent paraître, ne sont pas, tant s’en faut, dénuées d’enjeux pratiques : commencer d’y répondre permettrait d’aller plus loin qu’un simple profilage comportemental des sujets quérulents. Il s’agirait, pour résumer, d’apporter des données utiles à leur compréhension, plus élaborées que les portraits-robots — quelque peu stéréotypés — dont on dispose à l’heure actuelle, et qui permettent donc une appréhension plus fine des problèmes délicats qu’ils posent.

1 La voix de la revendication

Dans cette première partie, nous donnerons d’abord la parole aux sujets rencontrés en reproduisant des extraits de leurs propos et en réduisant nos remarques, commentaires et hypothèses au minimum requis. Ensuite, nous exposerons les raisons pour lesquelles leurs propos, sur le plan institutionnel et d’un point de vue juridique, demeurent inaudibles et restent sans réponse.

1.1 Une soif de témoignage

Notre premier constat est que la quérulence fait suite à l’expérience d’être victime d’un préjudice. Ce préjudice, aussi minime soit-il, doit avoir une portée traumatique :

J’ai été arnaqué au mois d’août […] pour faire un achat de pièces de rechange pour ma voiture, sur Internet. J’ai fait mon achat, et bien sûr je me méfie toujours lorsque je fais mon achat sur Internet, alors j’ai eu un contact par téléphone. Le contact était très bon. Il m’a demandé de faire un virement banquaire sur un compte français, le numéro est en FR […] Moi j’ai fait mon achat et là, trois ou quatre jours après y’avait quelque chose de pas très clair que je sentais pas très bien, j’ai vu, son numéro de téléphone était fiché, c’est-à-dire qu’il était signalé, sur Internet, qu’il était un escroc. C’est donc là que j’ai découvert qu’il y avait une personne qui faisait des arnaques en usurpant une fausse identité.

Cet exemple, choisi entre plusieurs autres, montre que les requêtes du quérulent ne sont pas toujours dénuées de fondement[32]. Les choses deviennent cependant plus complexes lorsqu’il se révèle que les sujets concernés sont animés d’une volonté de témoigner et d’une pugnacité difficiles à tempérer :

Les plaintes au syndicat de la magistrature, ils en retiennent deux par an pour pouvoir dire, c’est bon, on les entend […] Mais y’en a qui se battent contre les tribunaux. Y’a un médecin, il se bat pour avoir été spolié. Y’a des gens chez les viticulteurs. Parce qu’en faisant des vagues, on sait pas, ça peut marcher. À chaque fois qu’il y a eu des bouleversements dans les décisions, ça a fait des vagues. Donc on y arrive.

Pourquoi le quérulent souhaite-t-il « faire des vagues » et causer des « bouleversements dans les décisions » ? Parce qu’il est un martyr, c’est-à-dire (du point de vue étymologique) un témoin[33]. De quoi est-il témoin ? De sa propre déroute. À la suite du préjudice dont il a été victime, il a l’impression d’assister ou, dans certains cas, assiste véritablement à la perte de tout ce à quoi il tenait :

J’ai été arnaqué de plus de 30 000 euros, et j’ai tout perdu. J’ai tout perdu, je passe au tribunal dans 6 jours, et je vais être mis en curatelle, parce qu’on me prend vraiment pour un fou, enfin voilà. J’ai tout perdu.

Qu’il soit victime d’un préjudice majeur (« 30 000 euros ») ou que la perte s’avère relativement insignifiante (« un achat de pièces de rechange pour [sa] voiture[34] »), le quérulent souhaite, désire et doit parler. Il veut être écouté, protégé, défendu :

Je recherche une organisation. Quelqu’un qui s’occupe des gens arnaqués. Je recherche des gens pour une association pour se défendre contre tout ça.

Ajoutons que, souvent, le quérulent souhaite témoigner non seulement pour lui-même, mais aussi pour tous ceux qui sont supposés être dans la même situation. De fil en aiguille, le quérulent devient donc le défenseur de tous les opprimés de la terre :

J’ai envoyé des messages aux réseaux sociaux, que ce soient les célèbres Facebook, Skype, ou d’autres, leur demander si un jour ils envisagent de sécuriser l’accès à leur système de données et prévenir les escroqueries et ce qui s’y passe. Combien de gens arnaqués sur Le bon coin pour l’achat d’un véhicule ?

Nous voyons ici que, non content d’être martyr, le quérulent est aussi un prophète : au premier sens du terme, le prophète est celui qui se considère comme le porte-voix d’un dieu, le porte-parole d’un peuple, le porte-étendard d’une cause. Sa voix est celle des autres, et il parle pour eux. Il a un message à transmettre : l’humanité entière, dès lors, ne devrait-elle pas tendre une oreille attentive et suivre ses conseils ?

J’ai dit que c’était un escroc notoire, et les policiers ils ont obtenu un mandat de perquisition. Alors qu’on recherche la personne ! […] Puisqu’il est là ! Pour moi c’est ça, la priorité des priorités, c’est ça. J’ai dit : « Il est là, il est là, allez le choper ! »

Nul n’est, cependant, prophète en son pays. « On » fait la sourde oreille :

La gendarmerie française pense être incompétente. L’officier de gendarmerie qui m’a reçu dit : « Bon, votre plainte on la prend, mais on va transmettre ça à la hiérarchie, préfet, procureur, mais il y a très peu de chances qu’on vous donne suite. » Il y a forcément un peu de frustration.

Dès lors, l’enjeu majeur est, pour le quérulent, de parvenir à vaincre le mur de surdité auquel il se confronte. Ce mur, c’est à la fois lui-même qui l’a créé (de par son attitude) et celui qu’on lui oppose (en vertu de logiques intrajuridiques). S’il souhaite le faire tomber, c’est qu’il en va, pour lui, d’une question de vie ou de mort : ses requêtes ont une importance existentielle. Il lui est absolument nécessaire de témoigner, car garder le silence équivaut à mourir :

J’ai été arnaqué […] J’ai eu un moment de faiblesse. J’ai tout perdu, je crois même que je vais en finir avec cette saloperie de vie. Voilà, vous avez mon témoignage. Merci, au revoir.

1.2 Honte et réticence

Dans la plupart des cas, la mort que brave le quérulent n’est pas la fin de vie, au sens biologique du terme, mais une mort symbolique : le recours en justice est, pour lui, une manière de ne pas mourir… de honte. A contrario, la décision de mettre fin aux procédures est ressentie comme un sacrifice de soi :

Moi je me suis résignée. Ma colère contre la justice, je l’ai retournée contre la vie. Mais finalement la colère m’aidait, l’acceptation [c’est] un peu comme si vous renonciez à vivre.

Dans ce cas de figure, les requêtes, tout comme la « colère » du plaignant, semblaient viser à ce que son nom ne soit pas barré, biffé, effacé des registres. Quels registres ? Ceux où figurent les humains qui jouissent du statut de sujet de droit. Confrontés à l’angoisse de n’être pas entendus, les plaideurs vexatoires redoublent souvent d’efforts visant à conserver ce statut, qu’ils jugent menacé :

J’ai fait un site Internet pour que ça soit au vu de tout le monde. Enfin, d’un maximum de personnes. C’est ce qui motive mes actions, pour rameuter sur ce type d’injustice. Mon épouse me soutient […] mes enfants me soutiennent […] J’ai demandé à ce que le ministère de la Justice fasse révision de cette décision. J’ai envoyé un courrier à [la ministre de la Justice] Mme Taubira, copie au président.

Mais si le quérulent parle fort, c’est aussi pour faire taire la voix intérieure qui, sourdement, ne cesse de l’accuser et de lui asséner : « Tu es coupable. » Coupable de quoi ? Coupable d’avoir subi un préjudice qu’il ressent comme honteux, coupable d’avoir été, par conséquent, déchu de son ancien rang, coupable d’avoir perdu certaines prérogatives, à commencer par l’honneur :

Mes enfants m’ont tourné le dos, y’a plus un voisin qui me cause. Je suis vraiment le pestiféré. Mes enfants m’ont tourné le dos par rapport à ça.

Regagner l’honneur perdu est alors une affaire de dignité personnelle :

Par principe, je ne lâcherai pas.

Il y a donc, dans la revendication, de faux airs de Reconquista : le sujet doit regagner l’honneur et la confiance qu’il a perdus, bien malgré lui, dans des circonstances regrettables. Le terme « revendication » se définissant comme « [action] de réclamer ce qui est considéré comme revenant de droit[35] », il est compréhensible qu’obtenir gain de cause dans les procédures engagées constitue un impératif non renégociable :

Ce que j’attendais de la justice : que ce qui m’appartenait devait m’être rendu.

Tout l’argent qu’on doit verser doit être versé.

Le paradoxe est néanmoins que, en parlant pour faire taire les affects douloureux qui l’assaillent, le quérulent s’auto-incrimine. Il se retrouve dès lors dans une impasse. Il ne peut pas se taire, mais ne peut pas non plus parler… car il a peur qu’on l’accuse :

Les autorités nous disent : « Ah ! mon bon monsieur, fallait pas… c’est pas bien… fallait pas mettre le doigt dans la prise, hein ! »

De là provient ce que les lecteurs de manuels de psychiatrie connaissent sous le nom de « réticence[36] » paranoïaque. Au point de vue psychopathologique, la quérulence processive est une forme de paranoïa, et, dans le délire paranoïaque, la réticence permet au sujet de ne rien trahir de ce qui risquerait de renforcer la honte qu’il éprouve. Pour justifier son attitude, le sujet énonce en substance : « De toute manière, vous savez déjà très bien ce que je veux dire » et, si l’on insiste, il complète en disant : « Même si je vous le disais, vous ne me croiriez pas », ce qui est une manière d’éluder la question :

C’est impensable, vu le nombre de procédures qu’on a, si je viens vous voir, vous vous méfiez, c’est une réaction tout à fait normale. On pourrait croire qu’on vous raconte du flan.

C’est par ce type de pirouette que le sujet « paranoïaque », qu’il soit quérulent processif ou autre, parvient à faire beaucoup de bruit tout en se maintenant dans le registre de l’implicite, du tacite et du sous-entendu :

On se dit : « C’est peine perdue. » Ça paraît ubuesque, ça paraît fou, mais c’est comme ça. J’ai tout le dossier, y’a pas de souci. J’ai rien à cacher […] Mais tout se passe un peu derrière votre dos, c’est pas tout à fait normal. Il est pas normal que ça puisse se passer comme ça.

Invité à parler, si le quérulent n’est pas flatté par l’idée de trouver des témoins censés accréditer sa propre version des faits, il interprétera la volonté de s’informer sur sa personne comme une extorsion de renseignements. S’il n’a pas une parfaite confiance en l’instance juridique, il l’accusera de le pousser aux aveux. Chaque question posée risque d’être prise par lui pour une injonction à parler : la scène juridique se change alors bien vite, à ses yeux, en retour de l’Inquisition.

1.3 Une parole adressée à une instance imaginaire

Nous voyons bien, ici, que la parole aussi bien que la réticence paranoïaque, chez le quérulent, s’adressent et s’opposent à des instances imaginaires. Le silence tout comme le tintamarre sont chez lui dirigés contre la figure fantasmatique d’une justice idéale, souveraine et omnipotente :

Quand les autorités de tous les pays, Union européenne, États-Unis, etc., vont-ils s’intéresser au problème ? […] Il faudrait que les autorités prennent conscience de ce fléau-là, et que les députés français, européens, mettent en place des logiciels, donc trouvent une solution.

De cette justice aux contours flous, le quérulent n’attend qu’une chose : qu’elle se décide enfin à laver l’affront qu’on lui a fait subir. D’un mot, le juge ou les autorités, tels qu’il les idéalise, devraient être capables de condamner le mal et de faire triompher le bien, de punir les coupables, de sauver les innocents. Difficile de faire plus manichéen… et plus catastrophiste :

Toutes les formes d’escroqueries ont hélas leur place sur Internet […] et ce fléau des temps modernes touche toute la planète. Il y a forcément un moyen ! Lequel ? Il faudrait d’abord que les gens s’intéressent à ce cataclysme du xxie siècle.

L’exigence qui sous-tend cette vision simpliste et apocalyptique des choses est que quelqu’un doit dire le droit. Quelqu’un doit parler en faveur du quérulent et si nul magistrat, si aucun « policier » ne le fait, alors c’est la Justice elle-même, dans toute sa majesté, qui est sommée de prendre la parole. La Justice personnifiée n’a pas le droit de se taire. Interdiction lui est faite de ne pas se prononcer, ou alors gare à elle :

J’ai transmis le dossier à la justice. La justice a classé ça sans suite. Ça a été un gros choc. [La justice n’en a rien à faire ] […] La justice, ils se sont foutus de moi, effectivement […] C’est une grosse déception par rapport à la justice, ce pays. Je suis réellement déçu.

Il semble qu’ici le sujet, lorsqu’il a transmis le dossier à « la justice », pensait s’adresser à une instance surhumaine : une abstraction, une divinité juridique. Dans ces circonstances, comment s’étonner que les simples humains que sont les magistrats ou les « policiers » aient du mal à le satisfaire ?

Moi maintenant je tiens la justice à l’oeil. J’ai eu l’impression qu’ils laissaient ce type continuer. La moindre des choses, c’est qu’ils me recontactent. Ou au moins que la justice me redirige vers quelqu’un de compétent […] Si ça devait se répéter, je le prendrais comme une affaire personnelle […] Mais maintenant, je m’en fous – la justice, pour moi, qu’y z’aillent se faire voir.

2 L’angoisse du silence

Nous abordons maintenant la seconde partie de ce texte, qui concerne tout particulièrement l’angoisse du silence, c’est-à-dire l’angoisse de la non-réponse juridique qu’éprouve le quérulent. Nous décrirons deux types de stratégies qu’il emploie dans le but de neutraliser cette angoisse.

2.1 Si personne ne répond

Si personne ne répond, c’est pour le quérulent l’angoisse qui prend le dessus. La non-réponse équivaut, à ses yeux, à l’abandon : il se trouve alors dans une position que Sigmund Freud qualifiait d’Hilflosgikeit et qui, en français, se traduit par le terme « détresse » (au sens d’absence de secours, de recours et d’aide extérieure[37]). Un tel silence est insoutenable : il signifie que tous les espoirs du quérulent sont perdus, car rien ne viendra, symboliquement, réparer le préjudice qu’il a subi. C’est dans ces moments de vulnérabilité extrême que le sujet risque de porter atteinte à sa propre vie :

Y’a des gens qui se suicident aussi. À [ville française] y’a une femme qui s’est suicidée directement devant le tribunal. Elle s’est immolée par le feu.

Lorsqu’il se trouve en position d’Hilflosigkeit, le sujet, tel un nouveau-né abandonné de ses parents, reste sans voix : c’est en demeurant muet qu’il répond au silence du droit. Ce dernier prend alors des proportions et une portée quasi-ontologiques : il est à peine exagéré de dire que, pour le quérulent, le silence du droit équivaut au « retrait de Dieu » dont parlent les mystiques[38] ou au « silence éternel des espaces infinis » dont, au xviie siècle, le philosophe Pascal disait qu’il l’« effraie[39] ». Un tel silence ne l’absout ni ne le condamne, mais le laisse en suspens dans un vide terrifiant :

J’ai tenté de porter plainte, mais jamais cela n’a été reconnu […] J’ai aujourd hui 33 ans et je ne me suis pas reconstruite… J’ai le sentiment qu’on m’a volé ma vie… D’avoir été humiliée, traitée comme des animaux. Je n’ai plus confiance ni en la justice ni même dans ce concept.

Remarquons que ces plaignants ne sont pas les seuls à montrer de l’angoisse devant les silences du droit : bien que ce soit dans une mesure immensément moindre, les représentants du pouvoir législatif, eux non plus, n’aiment guère que le droit se taise. Ils s’emploient activement, en France notamment, à combler ses lacunes supposées. Certes, leur situation n’est pas semblable à celle des sujets dont il est ici question, mais leur logique est identique. Il s’agit, pour les uns comme pour les autres, d’éviter de faire face à l’angoisse du vide discursif — vide souvent qualifié, à tort ou à raison (car cette expression est souvent mal employée) de « vide juridique[40] ».

La hantise contemporaine du « vide juridique » (avec tout ce que cette expression peut avoir de galvaudé) et, d’autre part, l’angoisse du silence dont témoigne le quérulent traduisent une même exigence : il faut que le droit parle, il faut faire parler le droit, il faut que le discours juridique prime et s’applique à tous les cas de figure, dans toutes les sphères de l’existence. Si le droit ne peut pas se prononcer, on considère qu’il y a problème. Le droit doit avoir réponse à tout.

Cette exigence, l’ensemble de ses présupposés et les conséquences qu’elle entraîne relèvent de ce que Freud, dans L’avenir d’une illusion, nomme la posture religieuse : selon Freud, le sujet religieux est celui qui, pour ne pas affronter l’angoisse de l’Hilflosigkeit, crée des idoles ou croit en la Providence qui peut toujours l’aider : « L’angoisse humaine en face des dangers de la vie s’apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine : l’institution d’un ordre moral de l’univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées irréalisées dans les civilisations humaines[41]. »

On voit bien à quel point la création d’un droit sans lacune assurant la « réalisation des exigences de la justice » équivaut à celle d’une idole providentielle. On peut espérer d’un tel droit qu’il règle tous les problèmes : « Et c’est un formidable allègement pour l’âme individuelle que de voir les conflits de l’enfance […] — conflits jamais entièrement résolus — lui être pour ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous[42]. »

Remarquons que, dans les religions monothéistes, faute que le Dieu unique se prononce clairement sur certains points de doctrine, le droit a souvent été mis en position de divinité auxiliaire, supposée avoir réponse à tout. Judaïsme, christianisme et islam ont, chacun de leur côté, développé des techniques complexes d’exégèse juridique : talmud dans le judaïsme, droit canon chez les catholiques et fiqh dans l’islam[43]. Les représentants de ces trois traditions juridico-religieuses considéraient sans doute qu’il fallait rien de moins que la prolixité des exégèses, des commentaires et des gloses pour faire taire les silences de la parole divine.

Pour le quérulent, de tels silences, lorsqu’ils émanent des instances juridiques, s’avèrent particulièrement anxiogènes. Cela semble justifier le fait qu’en France le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), qui reçoit chaque année plusieurs milliers de lettres, n’en laisse aucune sans réponse[44]. Cette politique traduit la volonté de ne pas confronter à d’insupportables situations d’incertitude et d’abandon ceux qui considèrent le CGLPL comme une solution de dernier recours.

2.2 Provoquer la parole de l’autre

Dans les cas de figure où il commence par se heurter à des fins de non-recevoir, plutôt que d’affronter l’angoisse du silence, le quérulent préfère obliger le droit à parler — fût-ce pour qu’il se prononce en sa défaveur. Il s’agit, alors, de faire taire non pas la voix intérieure qui l’accuse, mais le silence du droit. Pour atteindre ce but, tout est bon, même chercher une punition.

Cet état de fait rappelle quelques considérations très allusives par lesquelles Freud assimile le « délire paranoïaque de quérulence » (Querulantenwahn) au fantasme d’« être battu[45] ». D’une certaine manière, chez le quérulent, l’assertion « je suis battu » est autant une manière d’apitoyer le droit que de le forcer à se prononcer. Si des magistrats se prononcent en faveur du plaignant, c’est bien la preuve qu’il avait subi un préjudice. S’ils se prononcent en sa défaveur, cela prouve que ce dernier, depuis le début, avait raison : il a été battu. Encore faut-il, à ce niveau, discerner deux points essentiels :

  • tout d’abord, pour le quérulent, être battu est préférable à n’être rien du tout. Sa devise pourrait être : « Je suis battu, donc je suis. » S’identifier à la position de victime, c’est se donner une existence ;

  • ensuite, le quérulent méconnaît la différence entre le « droit » et la « justice » : il emploie ces termes indifféremment. À ses yeux, une « justice » inique, cruelle et violente est, de plus, préférable à « pas de justice du tout ». En vertu d’un raisonnement biaisé, il peut énoncer : « Si le droit me bat, c’est qu’il y a comme une justice en ce monde. » La croyance en l’existence de ce semblant de « justice » lui permet de ne pas s’effondrer.

Puisque nous venons de montrer que le droit est mis, par le quérulent, en position de divinité, nous pouvons faire un parallèle entre le dernier point mentionné et l’idée, avancée par Jacques Lacan, que la haine est plus sûre que l’amour de Dieu, comme preuve de son existence[46]. De l’amour d’un Dieu, nul n’est jamais certain, pas plus que de l’existence de ce Dieu aimant ; mais la haine ne trompe pas, et elle porte à conséquence. « S’il me hait, c’est qu’il est – donc je dois me faire haïr » : cette déduction résume et exemplifie l’une des modalités de la position quérulente où le sujet, se considérant comme « victime », préfère s’attirer les foudres du droit que de se confronter au silence.

2.3 Littéraliser le texte

En dernier lieu, évoquons une ultime modalité de la position quérulente, qui se traduit en acte et vise, elle aussi, à faire taire le silence du droit. Cette modalité de la quérulence consiste à s’appuyer sur la lettre des textes juridiques — c’est-à-dire sur le texte, mais en le littéralisant. Il s’agit alors, pour le sujet, de pouvoir dire aux magistrats : « Vous voyez bien que j’ai raison, puisque c’est écrit ! »

Dès la seconde moitié du xixe siècle, dans les manuels de psychiatrie et de médecine légale[47], un point a été souligné : les sujets quérulents s’entendent à devenir des juristes amateurs, aiment dévorer les codes civils ou pénaux et se prévalent de connaissances peu exactes, mais qui leur donnent l’illusion d’une certaine familiarité avec le discours juridique. En réalité, il ne s’agit pas tant, pour eux, de se doter des armes nécessaires pour convaincre les magistrats que de se bricoler un étai, un appui, une béquille qui les soutienne et leur permette de se persuader eux-mêmes que le droit, sous forme de textes juridiques, ne les abandonnera pas.

Dans le délire paranoïaque de quérulence, dire « C’est écrit ! » est une manière de faire parler le texte, faute que parlent les instances juridiques auxquelles le sujet s’adresse. La lettre étant considérée comme un recours au silence du droit, il faut la forcer à dire quelque chose.

Il nous a été donné de rencontrer un sujet qui, dans l’attente que sa requête soit examinée par la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg, avait planté sa tente sur les pelouses qui font face aux bâtiments. Il avait entouré sa résidence provisoire de plusieurs panneaux et pancartes illustrant les malheurs qu’il avait subis. Trop heureux de trouver quelqu’un à qui parler, il nous avait expliqué faire appel d’une décision prise dans son pays d’origine : elle prouvait, selon lui, le non-respect d’un principe inscrit dans la Constitution, à savoir, le « droit au travail ». Le sujet en question, qui ne bénéficiait, à l’époque des faits, ni d’un logement ni d’un emploi, avait été demander au ministère qu’on lui en donne. On ne l’avait pas fait. Lui s’estimait lésé.

Il eût été inutile de lui expliquer que les principes inscrits dans la Constitution d’un État sont des principes abstraits, généraux, et que, par conséquent, l’expression « droit au travail » ne signifie pas que les fonctionnaires ministériels s’engagent à fournir de l’emploi, sans délai, à tous ceux qui leur en demandent. Le problème, en réalité, n’était pas vraiment là. Il consistait en ce que se prévaloir d’un droit inscrit dans la Constitution permettait au sujet concerné, qui se trouvait en grande difficulté (sans résidence ni emploi), de mettre fin à un silence, en s’appuyant sur la lettre d’un texte ratifié par les représentants de l’État.

Dans la quérulence, la littéralisation du texte est donc simplement une manière de trouver à qui parler. Ce qu’elle met en évidence, c’est à quel point les textes juridiques laissent de la marge aux interprétations, pour peu que l’on s’autorise à prendre quelques libertés ; et pourtant, dans le même temps, il faut souligner que cette littéralisation, bien qu’elle puisse être considérée, à tort, comme un exemple typique d’« interprétation délirante[48] » (paranoïaque), est tout sauf une interprétation. Dans l’esprit du quérulent, ceux qui interprètent le texte, ce sont les magistrats : lui s’en tient le plus rigoureusement du monde à ce qui est écrit ! Ce qu’il met en oeuvre, c’est une antiherméneutique. Sa volonté est de revenir au sens premier des mots, pour ne laisser aucun flottement dans la voix de celui qui est supposé dire le droit. L’équivoque est censée céder la place à l’univocité la plus absolue.

Nous en revenons, dès lors, au point commenté plus haut : la lutte que mène le quérulent contre le silence du droit, et qui se traduit tantôt par la recherche d’une punition (« être battu »), tantôt par la littéralisation des textes juridiques, s’appuie sur le fantasme qu’il pourrait finir par rencontrer un juge tout-puissant qui dise ce qu’il dit et ne dise rien que cela. L’enjeu des démarches qu’accomplit le sujet est de se trouver face à une instance juridique surhumaine, idéalisée, qui aurait tout pouvoir de laver les affronts, grâce au caractère absolu et omnipotent de sa parole.

Conclusion

Le vacarme causé par le quérulent lui permet de surmonter une angoisse très particulière : celle que le droit se taise. De manière paradoxale, il semble pourtant nécessaire de garder un certain silence vis-à-vis de la quérulence. Ce silence implique non pas l’absence de parole, encore moins le refus de répondre, mais la tolérance au discours de l’autre, l’ouverture à ses griefs, fussent-ils considérés comme hors de propos, outranciers, problématiques ou « délirants ». Cette position de silence peut-elle revenir à des professionnels du droit ? Ne doit-elle pas, nécessairement, demeurer celle du professionnel des sciences de l’esprit : psychiatre, cognitiviste ou psychanalyste ? La question est ouverte. Néanmoins, nous faisons le pari qu’apporter des moyens utiles à la compréhension des sujets quérulents et montrer que leurs conduites — fussent-elles, en apparence, radicalement insensées — ne sont pas totalement dénuées de signification contribuera à élaborer des stratégies juridiques permettant de mieux faire face aux problèmes qu’ils posent.

De la part du droit, le quérulent demande un silence qui surmonte à la fois la réprobation et l’inquisition. Il s’agit d’un silence interrogatif. Si l’on accepte de mettre de côté la psychologisation, voire la psychiatrisation du problème, le droit peut-il répondre, en quelque mesure, à son exigence ? Passer d’un silence à un autre et substituer, à la non-réponse, l’écoute ? Ne serait-ce pas là un des rôles possibles pour certaines instances de médiation — à condition, bien sûr, qu’elles reçoivent une formation adéquate leur permettant de comprendre ce qui est en jeu, de surmonter les réticences du quérulent à recourir à leurs services, voire de travailler main dans la main avec des instances médicopsychologiques et sociales ? Une campagne de sensibilisation et de formation des médiateurs (ombudsmen) confrontés à la quérulence a, de fait, d’ores et déjà été tentée en Australie. Elle a suivi la décision, prise en 2008 par le Parlement de l’État de Victoria, de nommer un Law Reform Commitee visant à juger de l’opportunité de réformer ses vexatious litigant laws, dont les premières furent adoptées en 1928[49]. Une vaste campagne d’information fut organisée, et chaque citoyen invité à se prononcer sur la question, s’il le souhaitait. Furent entendus en audience spéciale bon nombre de témoins et conseillers[50] : représentants du Tribunal civil et administratif de l’État de Victoria, fonctionnaires de la Fédération des tribunaux de proximité (Federation of Community Legal Centers), chargés de mission en santé mentale et santé publique, membres de la Commission pour les droits de l’homme et l’égalité des chances, délégués des instances de médiation entre l’administration et les citoyens ou spécialistes en médecine légale, psychiatrie forensique et psychologie (notamment Paul Mullen et Grant Lester, auteurs de nombreux articles sur la question). Le rapport final, long de plus de 250 pages[51], déconseillait d’avoir recours aux mesures d’interdiction classiquement adoptées dans le monde anglo-saxon, depuis la fin du xixe siècle, pour lutter contre les recours abusifs. Il préconisait de n’interdire à un citoyen l’accès aux tribunaux qu’en ultime recours. Pour être mieux à même de répondre aux problèmes posés par les plaideurs vexatoires, le Law Reforme Commitee recommandait plutôt : de s’en remettre au case management ; d’organiser des ateliers de formation pour les membres du personnel juridique et administratif ; de distribuer des manuels, d’émettre des directives sur les conduites à tenir face aux unreasonable complainants[52] — ou, pour le dire en un mot, de faire porter tous les efforts sur les mesures de prévention des recours abusifs, doublées d’entraînement professionnel aux pratiques ad hoc. Il pourrait valoir la peine de s’inspirer de cette expérience unique en son genre.

Parallèlement, une autre piste peut cependant être suivie, celle qu’ouvre la notion anglo-saxonne de « jurisprudence thérapeutique » (therapeutic jurisprudence). Née à la fin des années 80, cette discipline a fait l’objet de très nombreuses publications dans les années 2000[53] et se laisse définir comme l’« étude des effets de la loi et du système légal sur le comportement, les émotions et la santé mentale des sujets[54] ». Il s’agit d’une « approche pluridisciplinaire des interactions entre lois et santé mentale[55] ». L’un des principaux enjeux de cette discipline est de « déterminer dans quelle mesure le droit, les procédures légales et l’action des acteurs juridiques (principalement les avocats et les juges) sont susceptibles d’avoir des effets thérapeutiques ou antithérapeutiques sur les individus impliqués dans des procédures[56] ». L’objectif est de déterminer « la capacité qu’a la loi de guérir ou de faire du mal[57] » :

À l’origine, [cette discipline] s’est développée dans le domaine de la législation en matière de santé mentale (mental health law field) ; elle recourt aux mêmes instruments que les sciences comportementales (behavioral sciences), vise à évaluer l’impact concret des lois, à mesurer leurs conséquences thérapeutiques et anti-thérapeutiques, et celles des façons de l’appliquer […] Elle tente de reconfigurer les lois et procédures d’une manière qui permette d’améliorer le fonctionnement psychologique (psychological functioning) et le bien-être émotionnel de ceux qui s’y confrontent[58].

L’essor de la recherche en therapeutic jurisprudence témoigne de ce que, dans un certain nombre de pays anglo-saxons (États-Unis, Australie, etc.), il est maintenant admis, voire courant, de se pencher sur la psychologie des lois ou d’étudier l’impact psychique des procédures. L’idée connexe qu’il puisse revenir aux instances juridiques de jouer un rôle thérapeutique s’avère susceptible de bien des développements ; sans le moindre doute, l’une de ses applications pratiques concernerait les manières de répondre à la quérulence de sorte à ne pas laisser au sujet l’impression que sa plainte est tombée dans l’oreille d’un sourd.

Reste à mentionner un point délicat : étudier la quérulence du point de vue de la jurisprudence thérapeutique conduirait à poser des questions relevant moins du droit que de la philosophie, de la littérature ou des sciences de l’esprit : il ne s’agirait pas tant de se demander quels sont les droits du sujet que de savoir qui est le sujet de droit. Pouvons-nous, cependant, faire l’économie de telles interrogations ? D’une certaine manière, le quérulent incarne l’archétype du sujet de droit : il ne cesse de demander qu’on lui donne la parole, d’exiger que soit reconnu ce qu’il dit, d’attendre qu’on le juge en connaissance de cause. S’il gêne, inquiète, perturbe les institutions, c’est parce que sa parole et son témoignage forcent le droit à être ce qu’il devrait être : elles exigent qu’il se hausse à la hauteur de l’idéal de justice qui le sous-tend. Personne n’aime devoir incarner une perfection, aussi les plaideurs qui exigent du magistrat qu’il l’incarne n’ont-ils pas bonne presse. Nous retrouvons ici le caractère prophétique de leurs paroles : les prophètes ne font pas que parler pour les autres, ils leur rappellent aussi certaines évidences pas toujours bienvenues, d’ordre éthique ou moral. Dans le cadre restreint d’une compétence particulière, il n’est que trop compréhensible que chacun ait tôt fait d’oublier de si nobles aspirations. Le quérulent, avec ses accents de moraliste, voire de moralisateur, n’en est pas moins l’image même du plaignant : infortuné archétype du sujet de droit qu’il a décidé d’incarner jusqu’au bout, il est le témoin inconsolable de ce qu’entre le droit tel qu’il se pratique et la justice (telle qu’idéalisée) un gouffre est ouvert, qui jamais ne sera comblé.

Quel que soit le destin de la jurisprudence thérapeutique appliquée à la quérulence, ces considérations permettent à tout le moins de répondre aux questions soulevées dans notre introduction : le « bruit » que fait le quérulent a pour but, disions-nous, de « rétablir une conjonction entre des éléments disjoints ». À la lumière des pages précédentes, il nous semble pouvoir avancer que ces éléments sont, d’une part, la justice — considérée comme un idéal inaccessible, abstrait — et, d’autre part, le droit — pratique empirique, concrète, voire prosaïque. Il ne s’agit pas tant, pour lui, de remettre la main sur l’objet dont il a été spolié que de reconstruire un monde dans lequel l’idéal de justice puisse être reconnu et avoir une place réservée. Que cet idéal soit iréalisable importe, au fond, fort peu : ce qui importe est qu’on lui prête une valeur.

Pour le dire autrement : le « vacarme » causé par le quérulent est l’écho assourdi de son désir de justice. Le préjudice qu’il a subi représente l’« intrusion d’un élément étranger » dans son monde, et la réparation exigée n’a de valeur que dans la mesure où elle permet un retour à la normale : la « réparation » est, dans ce cas de figure, synonyme d’« affirmation d’un rééquilibrage symbolique ». Ce rééquilibrage équivaut au retour de la Lune ou du Soleil, après que ces astres ont subi une éclipse. Quoi qu’il en dise, donc, il ne s’agit pas tant, pour le quérulent, de punir les coupables ou de recouvrer son bien que de pouvoir dire et s’entendre dire que l’éclipse du droit qu’il a rencontrée sur sa route ne sera pas définitive. Il semblerait, par conséquent, important de se focaliser moins, à l’avenir, sur ses demandes explicites — demandes de réparations pécuniaires souvent excessives, voire astronomiques — et de privilégier plutôt des mesures permettant d’engager, avec lui, des processus spécifiques de médiation ou de jurisprudence thérapeutique. Ces approches, inspirées de celles présentées dans les pages qui précèdent, et visant à initier une réflexion sur la dimension symbolique des exigences du quérulent, paraissent susceptibles de lui apporter des réponses adaptées.