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Ce texte est dédié à la mémoire de mon père Antonio Naccarato.

Dans le présent article, nous nous intéressons aux solutions élaborées par la jurisprudence canadienne en matière de crimes économiques au sujet de l’inaction en tant que modalité de l’actus reus. Nous examinerons d’abord la déclaration de culpabilité à titre d’auteur réel (1) et ensuite la déclaration de culpabilité à titre de complice en raison d’un comportement passif (2). Notre étude montre que la solution élaborée par la jurisprudence canadienne est conforme aux principes traditionnels du droit criminel canadien en ce que l’inaction est sanctionnée en droit criminel économique dans la seule mesure où la passivité reprochée se révèle contraire à une obligation positive de droit privé (ou d’une loi sectorielle) obligeant l’auteur à agir.

1 La déclaration de culpabilité à titre d’auteur réel en raison d’un comportement passif

Nous verrons ci-dessous que l’inaction en droit criminel canadien est généralement sanctionnée lorsque la loi le prévoit ou lorsque l’inaction se heurte à une obligation d’agir en vertu d’une loi. Notre constatation est que, en matière de droit criminel économique, l’inaction est sanctionnée lorsqu’elle se heurte à une obligation d’agir en vertu du droit privé et exceptionnellement en vertu de lois sectorielles. Nous faisons cette démonstration en matière de manquement à des obligations contractuelles (1.2.1), de loyauté (1.2.2) et de restitution (1.2.3). Cependant, avant d’entrer dans le vif du sujet proposé à l’égard du droit criminel économique, nous tenons à faire un bref rappel des principes traditionnels.

1.1 Les principes traditionnels

Il est un principe de droit criminel canadien selon lequel une personne ne peut être incriminée sans concomitance de l’actus reus et de la mens rea[1]. L’actus reus se caractérise par une conduite se manifestant au moyen d’un acte positif en matière d’infraction de commission ou par omission en matière d’infractions d’omission[2]. Or, la simple omission ne saurait en principe suffire à condamner un accusé d’une infraction de commission[3]. Cependant, le droit criminel canadien incrimine l’omission dans les cas suivants :

  1. lorsque le Code criminel[4] canadien le prévoit, par exemple dans le cas de la perception d’une commission secrète (art. 426 C.cr.)[5] ;

  2. lorsque le Code criminel sanctionne l’omission volontaire de se conformer à un devoir imposé par la Loi du Parlement du Canada[6] dans les cas où une peine est expressément prévue par la loi (art. 126 C.cr.) ;

  3. en matière d’infractions de possession, l’omission de se déposséder est incriminée dans la Loi sur les stupéfiants[7] ;

  4. lorsqu’existe un devoir légal en vertu de la common law[8].

À ces conditions nous pouvons en ajouter une autre, soit l’existence d’un devoir légal en vertu du droit privé. C’est de cette dernière catégorie que nous traitons dans la présente étude[9].

À la lumière de ce qui précède, et « [à] moins d’une disposition législative expresse ou d’une situation incriminée par le droit criminel en vertu d’un devoir particulier, une simple omission n’engendre pas la responsabilité criminelle[10] ». La difficulté résidera dans la qualification du comportement. Le comportement réprouvé est-il une omission ou un acte positif ?

L’omission a été décrite par la doctrine comme « quelque chose qu’une personne aurait pu faire si elle l’avait voulu ou s’y était préparée[11] ». En revanche, dans le contexte du droit criminel traitant des omissions proprement dites, il est plus approprié de parler d’un manquement à une obligation ou à un devoir préexistants : « it is only proper to speak of something as an omission if it constitutes a failure to carry out a duty[12] ». C’est ainsi que le caractère exceptionnel de la sanction de l’omission ne naîtra qu’à compter du moment où l’omission se rapporte la présence même d’un devoir préexistant.

Dans certains cas, il n’est pas facile de distinguer entre l’omission et l’acte positif. Certains diront que l’omission d’accomplir un devoir équivaut souvent à l’acte positif de ne rien faire[13]. Aussi, cette difficulté se manifeste relativement à la distinction entre le mensonge et l’omission en matière de réticences. Par exemple, le défaut de divulguer son niveau d’endettement à l’occasion d’une demande de prêt constitue-t-il un mensonge s’exprimant sous la forme d’une omission ou d’un acte positif[14] ?

Quoi qu’il en soit, toute omission, quelle qu’elle soit, doit, en plus du fait d’être qualifiée, avoir un caractère déterminant dans les conséquences qu’elle produit. Autrement dit, la causalité de l’omission doit être avérée si le droit criminel doit sévir[15]. Ainsi, le silence dolosif dans un cadre contractuel doit avoir pour effet d’induire en erreur la victime en raison du silence de l’accusé « sans quoi la preuve du lien de causalité n’est pas satisfaite » et cette erreur devient dès lors légitime[16].

Or, il est a priori difficile de faire condamner un inculpé pour sa passivité. Cela se justifie traditionnellement par une attitude générale de la common law voulant empêcher les gens de faire du tort positivement et de laisser le soin à la morale et à la religion d’encourager les gens à faire le bien[17]. En effet, dans une société issue de la théorie libérale, le droit criminel punit les infractions sérieuses commises à l’égard des tiers. Cette restriction ne doit pas cependant s’étendre à la liberté d’action de la personne. Il faut tenir compte de l’autonomie individuelle lorsque le droit criminel intervient pour limiter la liberté d’action. Dans la même veine, lorsque le droit criminel intervient pour punir l’inaction, cela doit se faire dans une mesure limitée[18]. Aussi, et particulièrement en droit criminel économique, la réticence des tribunaux et de la législation à sanctionner la passivité se justifie dans deux traditions de la common law : l’une de droit privé, l’autre de droit pénal. Le droit des obligations de la common law a longtemps refusé de qualifier la réticence de dol donnant ouverture à des recours civils. Il en est toujours ainsi. Cela peut se comprendre d’autant mieux que les juges issus de la common law se montrent moins enclins à sanctionner pareil comportement au niveau criminel. L’autre explication découle du droit criminel lui-même qui refuse traditionnellement de sanctionner l’inaction uniquement si une disposition de droit pénal impose elle-même une obligation d’agir[19].

Exceptionnellement, la loi et la common law imposent des devoirs d’agir pour protéger la personne d’autrui. Par exemple, l’article 215 C.cr. prévoit les devoirs de conservation de la vie fondés notamment sur la parenté et l’obligation du mariage. En outre, il existe un devoir à l’origine de l’article 219 C.cr. traitant de la négligence criminelle. Combiné à l’article 2 de la Charte des droits et libertés de la personne[20] du Québec, il prévoit que tout citoyen qui ne porte pas secours à une personne qui se trouve en danger et qui décède des suites de cette situation pourrait être déclaré coupable de négligence criminelle en vertu des articles 219 et 220 C.cr.[21].

L’intérêt relatif à l’inaction en droit criminel dépasse le cadre strict du droit criminel traditionnel et s’étend aux infractions contre la propriété. Il en est ainsi en matière de vol, de publication de faux prospectus, d’escroquerie, d’aliénation frauduleuse et de dissimulation de biens auprès d’un syndic de faillite. Au-delà de ces infractions spécifiques, l’inaction revêt un caractère tout à fait particulier en matière de fraude commise par « tout autre moyen dolosif ». Cette modalité inclut-elle l’inaction ?

Pour notre part, nous voulons montrer, par l’établissement d’une catégorie particulière en droit criminel économique, que l’inaction est sanctionnée lorsqu’elle se heurte à l’existence d’un devoir imposé par le droit privé et, parfois, par une loi particulière.

1.2 L’existence d’un devoir imposé par le droit privé

Nous venons de présenter quatre catégories de situations dans le contexte desquelles tout manquement pourrait être sanctionné à titre d’omission en droit criminel. Nous avons aussi précisé que la thèse que nous défendons ici veut ajouter une autre catégorie, soit celle de l’obligation légale imposée par le droit privé. Avant de soutenir cette hypothèse, nous croyons important d’énoncer les règles suivantes.

L’obligation légale découlant du droit privé exclut d’emblée la situation où le justiciable omet de s’acquitter d’une obligation purement morale. Dans un cadre extracontractuel, le droit criminel économique ne sanctionne pas les écarts de comportements imposés par la religion ou par la morale. Dans un cadre contractuel, il en est de même, mais pour d’autres raisons. Dans une société d’économie de marché, la compétitivité des acteurs économiques se justifie par la défense d’intérêts opposés. Cette règle se traduit juridiquement par la norme caveat emptor. Dans l’arrêt R. v. Charters, la Couronne reprochait à l’accusé d’avoir vendu une voiture importée à un particulier sans l’informer de l’existence de droits de douane à acquitter, alors que le vendeur connaissait l’existence de cette obligation. L’acquittement de l’accusé est maintenu, car l’acheteur avait le devoir de se renseigner et le vendeur n’avait pas l’obligation de l’en informer, si ce n’était que d’un devoir moral, et celui-ci n’a pas dissimulé un fait important telle la provenance du véhicule[22].

En revanche, une obligation intermédiaire, soit celle qui découle d’une norme déontologique sanctionnable par le droit disciplinaire, peut être à l’origine d’une sanction criminelle pour inaction, alors que la norme déontologique obligeait à agir, comme l’ont confirmé la Cour d’appel du Québec et la Cour suprême du Canada. Dans l’affaire R. c. Salomon, l’accusé est un avocat de pratique privée. Il omet, dans le cas d’un mandat de vente d’entreprise, d’inclure la liste des créanciers ainsi que l’y obligeaient les dispositions du Code civil du Québec de l’époque. Salomon est déclaré coupable de fraude par un autre moyen dolosif pour son omission. Bien que n’ayant pas été partie au contrat, car il agissait comme procureur du vendeur, l’avocat commettait une faute déontologique en n’instruisant pas son client de procéder conformément à la loi[23].

Enfin, la nouvelle catégorie de normes que nous proposons, c’est-à-dire le manquement à une obligation d’agir en vertu du droit privé, comporte son propre corollaire voulant que le manquement reproché doive nécessairement être sanctionné par le droit civil, à défaut de quoi le droit criminel ne saurait sévir. Autrement dit, voilà un test additionnel permettant de jauger la validité d’une condamnation. Trois postulats du droit criminel économique seront alors mis en application. Le premier est celui du postulat d’auxiliarité du droit civil par rapport au droit criminel voulant que le droit criminel intervienne en dernier lieu et qu’il soit auxiliaire du droit privé soit parce que le droit privé est insuffisant, soit parce que l’acte reproché mérite d’être sanctionné singulièrement. Ce postulat d’auxiliarité débouche sur un deuxième postulat, le postulat de gravité. Il ne suffit pas que le manquement à une obligation de droit privé soit sanctionné uniquement par le droit privé : il importe que le manquement reproché comporte un degré de gravité tel que le droit criminel doit sévir. Cette gravité se vérifie par la nature propre du manquement, par exemple un dol par réticence sanctionné par le droit civil, ou encore dans le cadre d’un manquement à une simple obligation contractuelle dans des circonstances particulières. Enfin, les deux premiers postulats se justifient par le postulat de l’unité du droit selon lequel une norme juridique ne peut être à l’égard d’un même fait permissive et une autre sanctionnatrice. En d’autres termes, le droit ne saurait tolérer une situation où le droit criminel sanctionne un comportement jugé licite par le droit privé[24]. Ces trois postulats s’inscrivent dans le principe supérieur de l’hétéronomie du droit pénal[25].

Cela dit, il importe maintenant de soutenir notre hypothèse par l’analyse du manquement à l’obligation contractuelle (1.2.1), à l’obligation de loyauté (1.2.2) et à l’obligation de restitution (1.2.3).

1.2.1 L’obligation contractuelle

Nous avons affirmé plus haut[26] que l’inaction constitutive d’un manquement à une obligation morale ne saurait faire l’objet d’une sanction pénale. Pareil énoncé est conforme aux objectifs visés par le droit criminel qui n’ont pas comme vocation de s’intéresser à la norme morale[27]. Cette exclusion s’explique du fait que la norme criminelle et la règle morale s’opposent. La première fixe un seuil de comportement licite, alors que la seconde s’intéresse davantage à la définition de la norme idéale. Ainsi, la norme criminelle comporte un sens ultimement uniforme. En revanche, la fixation du seuil entre le moral et l’immoral est variable selon le sujet, l’observateur et les faits de l’espèce. C’est donc dire que la norme morale, dans son application, fait l’objet d’arbitraire[28].

Qu’en est-il de l’inaction contraire à une obligation de droit privé ? Nous avons mentionné plus haut le principe de l’auxiliarité selon lequel le droit criminel sévit en dernier ressort, c’est-à-dire, lorsque le droit privé est soit insuffisant, soit suffisamment violé pour donner ouverture au châtiment pénal. Or, la simple inexécution contractuelle n’entre pas dans cette catégorie et l’omission constituant une simple violation de l’obligation contractuelle ne saurait être l’objet d’une sanction criminelle. La jurisprudence se montre très réticente à reprocher aux prévenus la seule inaction en matière de fraude ou d’autres crimes connexes pour la seule violation d’une prestation contractuelle[29]. Cette réticence s’explique du fait que le droit criminel n’a pas pour vocation de faciliter l’exécution d’une obligation de nature civile. Les praticiens pourront sans doute le confirmer[30].

Si la simple inexécution contractuelle ne saurait justifier la sanction pénale de l’inaction, la simple inexécution contractuelle conjuguée avec des circonstances particulières, soit la gravité du geste reproché, justifierait l’intervention du droit criminel. Ainsi, l’accusé qui obtient le passage destiné à un moyen de transport et qui, au moment de l’obtention, avait l’intention de s’acquitter de ses obligations, mais qui change d’idée ultérieurement, avant l’exécution de la prestation de son cocontractant, fera l’objet d’une condamnation criminelle pour fraude. Bien qu’il s’agisse du simple manquement au paiement de sa prestation, son inaction cause un préjudice à la victime qui aurait pu être informée à la suite du changement d’intention de l’inculpé : « the accused, during the course of the transaction, decided not to pay the agreed upon sum but continued to obtain the transportation on the premise that he would pay[31] ».

Le silence constitutif d’aveuglement volontaire, quant à lui, est plus difficile à catégoriser sur le plan de l’inaction criminellement répréhensible. Nous pouvons songer à la personne qui omet de révéler à son cocontractant sa précarité financière, sachant qu’il est probable qu’elle ne pourra s’acquitter de ses obligations. La ligne de démarcation entre l’inaction et l’action se fait subtile, car, par ses agissements, le cocontractant laisse entendre qu’il est disposé à s’acquitter de ses obligations et qu’il a la capacité de le faire. Quoi qu’il en soit, la jurisprudence se montre divisée sur le caractère criminellement répréhensible de l’inaction résultant de l’aveuglement volontaire. Dans l’affaire R. v. Stone[32], la Cour d’appel casse la condamnation de l’accusé qui se méprend sur la qualité aurifère du métal donné en garantie à un prêt consenti par une institution financière. On lui reprochait de s’être aveuglement convaincu d’un fait alors qu’il n’en était pas ainsi.

Dans le même sens, la non-divulgation qui résulte de la négligence ou de l’inadvertance a été jugée comme n’étant pas constitutive de fraude criminelle :

[53] Fraud has also been defined as being all those calculated and wilful false statements, half-truths, omissions even mere secrecy. It is those direct and indirect lies and falsehoods deliberately used by their author to his benefit or the benefit of third parties which create a state of mind inducing a person to follow a course of action to his detriment and injury. Mere non-disclosure of a material fact is generally not alone sufficient to establish fraud. Mere negligence or inadvertence in failing to mention a material fact is not fraud. But where the failure to mention a material fact is deliberate or intended to mislead or defraud the victim, such a failure to mention constitutes deceit or other fraudulent means. For example, where the circumstances raise a duty on the representor to state certain matters in existence and the person to whom the representation is made is entitled to infer that such matters do not exist because of the representor’s silence as to them, the representor can be convicted of fraud if the necessary intent is present. I shall discuss the matter of intent later but right now I would ask you whether or not this explanation of fraud appears to describe Mr. Petit’s representations to the customs officers when he was importing furniture and a tractor as summer settler effects[33].

Il importe de retenir de ce jugement que la simple inaction sans circonstances particulières n’est pas sanctionnable. Il en va de même pour l’omission résultant de la négligence. La question des circonstances particulières sera abordée ci-dessous.

Qu’en est-il du manquement constitutif de dol en ce qui concerne la formation du contrat ? Il arrive que l’un des cocontractants omette sciemment d’informer la partie cocontractante d’un fait essentiel qui, s’il avait été connu, l’aurait incitée à ne pas contracter. En revanche, il peut arriver que l’un des cocontractants se méprenne sur l’une des conditions ou l’un des éléments susceptibles d’influer sur sa décision de contracter ou non. Conscient du mépris du cocontractant, l’autre cocontractant ne le détrompe pas. Se rend-il coupable de fraude par « autre moyen dolosif » ? Il va sans dire qu’en droit civil québécois l’obligation d’agir de bonne foi obligerait le cocontractant à détromper son cocontractant. La question qui nous importe est de savoir si le manquement à cette obligation de bonne foi comporte des circonstances particulières susceptibles de sanction criminelle. La jurisprudence et la doctrine diffèrent selon que nous nous trouvons ou non dans la juridiction canadienne ou anglaise. Le droit criminel canadien laisse entendre, à titre d’obiter dictum, que la culpabilité en pareil cas est avérée dans la mesure où le cocontractant est tenu légalement, en droit privé selon nous, de détromper son cocontractant[34].

Au-delà du manquement à l’obligation de détromper, le dol contractuel proprement dit constitue, en droit civil québécois, une faute extracontractuelle en sus du dol contractuel. Voilà qui constituerait un manquement auquel s’ajoutent des circonstances particulières ou encore le critère de gravité nécessaire pour qu’intervienne le droit criminel. En droit privé québécois, pareil dol est sanctionné en droit civil par la possibilité de demander la résolution du contrat plus les dommages-intérêts, voire, dans certains cas, des dommages punitifs. En revanche, pareil manquement n’est pas sanctionné dans la common law. La justice anglaise peine à sanctionner le dol par réticence et préfère donner plus d’effet à la notion caveat emptor[35]. En revanche, s’il s’agit d’un dol selon lequel le cocontractant tait son intention de ne pas donner suite à ses obligations contractuelles, pareil dol sera sanctionné autant sur le plan civil que sur le plan du droit criminel, et ce, dans la juridiction tant anglaise que canadienne[36]. Il importe dans tous les cas que l’intention de ne pas exécuter cette prestation existe au moment précis où intervient l’accord des volontés[37].

Aussi, le dol peut, en droit québécois, se manifester lorsque, par exemple, le vendeur ne révèle pas à son cocontractant l’existence d’un vice caché concernant le bien vendu. Pareil silence n’est pas sanctionné dans la common law, caveat emptor, tandis qu’il l’est en droit québécois. Il en résulterait que pareil dol commis en sol québécois pourrait faire l’objet d’une sanction pénale en vertu du Code criminel.

À la lumière de ce qui précède, il est intéressant de voir comment le silence a été traité globalement sur le plan de l’infraction de fraude criminelle en droit canadien.

Nous avons mentionné plus haut que la simple inaction ou l’inexécution n’est pas considérée par les tribunaux comme suffisamment grave pour faire l’objet d’une sanction en droit criminel. En revanche, l’affaire R. v. Brunner montre que des circonstances particulières juxtaposées à un simple silence ou à une inaction peuvent être sanctionnées si le comportement reproché est suffisamment grave. D’autres situations, tel le dol, comportent nécessairement un élément de gravité in se. Nous verrons cependant que les circonstances particulières exigées doivent constituer non seulement un acte additionnel, mais bien la manifestation de la mens rea[38].

Nous avons vu jusqu’à maintenant différentes modalités de l’inaction passibles ou non de sanction criminelle. Or, regardons de plus près les principales dispositions sanctionnatrices du Code criminel. De façon générale, l’inexécution contractuelle ou le dol sont sanctionnés par la fraude (art. 380 C.cr.) qui est une infraction à la fois englobante et résiduaire. Faute de dispositions précises, la fraude sévira, à l’exception de l’infraction de vol (art. 322 C.cr.) qui, elle, se veut précise et généralement exclusive. Ainsi, comme nous le verrons plus loin (1.2.3), le défaut de restitution dans le contexte d’un contrat sera sanctionné par l’infraction de vol par détournement. Dans les autres cas, nous ferons appel à l’infraction de fraude par autre moyen dolosif qui, de son côté, sanctionne l’inaction lorsque les conditions sont réunies. Toutefois, il n’en a pas toujours été ainsi.

Avant le prononcé de l’affaire R. c. Olan et autres[39], la Cour suprême du Canada était encline à sanctionner un individu pour fraude sur la foi de son seul silence ou de son inaction[40]. Cependant, l’affaire Olan a ouvert la porte en affirmant que tout comportement malhonnête, quel qu’il soit, pourrait faire l’objet d’une sanction criminelle. Avant de poursuivre l’analyse en matière d’inaction, nous ferons quelques rappels sur la question de « malhonnêteté » dégagée de l’article 380 C.cr., article qui sanctionne la fraude en droit criminel canadien. Cette disposition prévoit que la fraude peut être commise par la supercherie, le mensonge « ou tout autre moyen dolosif ». Il importe que la malhonnêteté soit accompagnée d’une perte ou d’un risque de perte pour la victime. La malhonnêteté est comprise dans les trois modalités de la fraude[41]. Cependant, dans la fraude par supercherie ou mensonge, il n’est pas nécessaire d’entreprendre une analyse s’il y a malhonnêteté, car celle-ci est incluse dans ses modalités. Il suffit de déterminer si l’accusé a déclaré qu’une situation était d’une certaine nature, alors qu’en réalité elle ne l’était pas[42].

Quant au troisième moyen, la fraude par tout autre moyen dolosif, il englobe les moyens qui ne sont ni des mensonges ni des supercheries. Il importe de retenir que le droit criminel canadien est bien campé depuis l’affaire R. c. Théroux, où le tribunal a dû s’employer à déterminer ce que pourrait constituer objectivement, à la lumière d’une personne raisonnable, un acte malhonnête susceptible de sanction criminelle. Ainsi, les tribunaux procèdent désormais à des qualifications comportant une relative objectivité, et ce, en formulant des énoncés de principe. Cela nous permet de déterminer pour l’avenir ce que constitue un acte malhonnête. Dans l’affaire R. c. Théroux, le tribunal fait les énoncés suivants. Entrent dans la catégorie « Autres moyens dolosifs » :

  1. l’utilisation de ressources financières d’une compagnie à des fins personnelles ;

  2. la dissimulation de faits importants ;

  3. l’exploitation de la faiblesse d’autrui ;

  4. le détournement non autorisé de fonds ;

  5. l’usurpation non autorisée de fonds ou de biens[43].

En revanche, ne font pas partie de cette catégorie :

  1. le comportement commercial imprudent ;

  2. le comportement qui est déloyal, au sens de profiter d’une occasion d’affaires au détriment d’une personne moins astucieuse ;

  3. une déclaration inexacte faite par négligence ;

  4. la plaisanterie innocente ;

  5. la déclaration faite au cours d’un débat, à laquelle on ne veut pas qu’il soit donné suite[44].

Or, c’est à compter de l’affaire Olan, telle qu’elle a été confirmée par l’affaire R. c. Théroux, que « la dissimulation de faits importants » a permis de sanctionner définitivement l’inaction[45].

En revanche l’affaire R. c. Gaetz, rendue en même temps par la Cour suprême, souligne les ambiguïtés qui persistent dans la jurisprudence à cet égard[46]. Cependant, en y regardant de plus près, on se rendra compte que le fondement de la jurisprudence non répressive se révèle peu fondé historiquement. Ainsi, l’arrêt non répressif R. v. Thornson de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse aurait suivi l’arrêt R. v. Charters en l’interprétant comme énonciateur du principe selon lequel « that non-disclosure cannot amount to fraud implicitly », alors que ce dernier arrêt énonçait la proposition suivante : « that non-disclosure and misrepresentation are not one and the same thing[47] ».

En 1977, simultanément à l’arrêt R. v. Thornson, la Cour supérieure de l’Alberta confirme ceci : « Mere non-disclosure of a material fact is not alone sufficient to support a conviction. There must be positive fraud in the nature of deceit or falsehood[48]. » Ces propos doivent cependant être retenus comme obiter dictum seulement, car le tribunal se fonde sur l’absence de mens rea pour conclure à l’acquittement de l’accusée[49].

Toutefois, un nouveau courant jurisprudentiel se dessine. Après l’arrêt rendu par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. v. Thornson, sur la base d’une mauvaise interprétation de l’arrêt R. v. Charters, la Cour d’appel semble se raviser dans l’affaire Regina v. Colucci en concluant que « common sense and reason will indicate that the section of the Code which makes it an offence to deceive, must of necessity include deceiving by an omission of a material particular[50] ».

Il s’agissait en l’espèce de la publication d’un prospectus que l’on savait être faux, et la condamnation repose sur l’article 400 C.cr., mais dont la force de persuasion du raisonnement pourrait s’appliquer à l’article 380 (1) C.cr.[51].

Il peut être dit que, lorsque les tribunaux exigent la présence de circonstances particulières conjuguées au silence ou à l’inaction, ils font plutôt référence à un degré de gravité avérée de l’infraction ou, encore, à l’existence d’une preuve montrant l’intention coupable de l’inculpé. Cette seconde hypothèse se vérifie aisément en matière de vol par défaut de restitution (1.2.3), alors que la première hypothèse se vérifie en matière d’inaction ou de silence en violation d’une obligation de loyauté (1.2.2), qui comportent en soi un degré de gravité avérée[52].

1.2.2 L’obligation de loyauté

Nous savons que le manquement à une obligation morale n’est pas sanctionné criminellement. Il en est de même du manquement à une simple inexécution contractuelle. Cependant, l’inexécution combinée à des circonstances particulières lui conférant un degré de gravité accru comporte des conditions sanctionnables criminellement. Il en est ainsi dans l’exemple de l’affaire R. v. Brunner[53] de même que dans des cas de dol par réticence qui comportent in se le degré de gravité requis. Le manquement à une obligation de loyauté est un autre exemple qui comporte aussi un degré de gravité avéré in se justifiant l’intervention du droit criminel. Voilà ce que nous verrons dans ce qui suit.

L’obligation de loyauté peut se décrire comme une obligation conduisant son débiteur à agir pour le bien du créancier lorsque l’intérêt de ce dernier entre en conflit avec celui du débiteur ou celui d’un tiers. Dans la première hypothèse, le débiteur doit sacrifier son propre intérêt, alors que dans la seconde il doit agir avec impartialité, mais dans les deux cas il doit d’abord révéler le conflit d’intérêts à son créancier. Les exemples peuvent être nombreux, mais nous limiterons notre analyse aux cas relevant du contrat de courtage, de mandat ou encore de la fonction de directeur ou d’administrateur d’entreprise.

Dans l’affaire R. v. Ole Kristensen[54], l’accusé occupe deux fonctions. Il est président d’une association à but non lucratif dans le contexte d’une recherche pour se porter acquéreur d’un immeuble. L’accusé est aussi courtier en immeubles et agit à ce titre dans la recherche de l’immeuble pour laquelle il assume également le rôle de représentant de l’association. Dans cette transaction, l’accusé assure l’association que le prix qu’elle paiera pour l’immeuble convoité est le meilleur prix possible, mais il dissimule le fait qu’il percevra une commission de la part du vendeur. Accusé de fraude par « supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif » en vertu de l’article 380 (1) C.cr., Kristensen est déclaré coupable de fraude pour avoir omis de dévoiler ses propres intérêts contrairement à l’obligation de loyauté (fiduciary duty en common law) et il commet ainsi une fraude par un « autre moyen dolosif ».

Dans une affaire semblable jugée au Québec, l’accusé Émond[55] agit à titre de mandataire de personnes désireuses de faire un investissement dans l’immobilier. En plus du rôle de rassembleur des divers investisseurs, l’accusé agit en tant que courtier et, à l’insu de ses mandants, il perçoit une commission secrète sur chaque transaction impliquant l’investissement de ces derniers. Il est déclaré coupable de fraude par omission de dévoiler les bénéfices qu’il tirait des transactions. Tandis que l’affaire R. c. Émond est traitée par la Cour d’appel du Québec, une affaire semblable est portée devant la Cour d’appel de l’Ontario presque simultanément. Il s’agit de l’affaire R. v. DoCouto[56], où la Cour d’appel sanctionne des agissements similaires commis par une personne tenue à une relation mandant-mandataire (agency relationship) au sens de la common law, soit un mandat en droit québécois. Ainsi, l’accusé aurait manqué à son devoir résultant de cette relation en dissimulant à son groupe d’investisseurs qu’il percevait une commission secrète liée à chaque transaction qu’il effectuait pour leur compte[57].

Outre le cas du mandat, il existe des hypothèses où un administrateur ou un directeur d’entreprise est tenu à une obligation de loyauté envers ses codirecteurs ou administrateurs, voire, dans certains cas, à l’égard de ses actionnaires. À l’instar du mandataire, ces derniers ne doivent pas agir de façon à se placer en conflit d’intérêts sans le divulguer. À titre d’exemple, dans l’affaire R. c. Littler[58], le président actionnaire de la célèbre entreprise en confiserie Lowney se porte acquéreur d’une série de lots d’actions de ses autres coactionnaires en vue de devenir actionnaire majoritaire ou unique pour revendre ultimement ses actions en bloc à un tiers qui l’avait pressenti en ce sens. En abordant ses coactionnaires en vue de se porter acquéreur de leurs actions, il a gardé secret l’intérêt que des tiers avaient manifesté par rapport à l’entreprise. Une fois actionnaire majoritaire, il a revendu ses actions à un prix nettement supérieur à celui qu’il avait payé à ses coactionnaires. À titre de président, l’accusé a fait défaut de se conformer à son obligation de révéler (duty to disclose) une information qui serait profitable à ses actionnaires. Autrement dit, en vertu de l’obligation de loyauté, celui-ci ne pouvait favoriser ses propres intérêts au détriment de ses actionnaires sans les en informer au préalable.

Dans une affaire semblable, l’accusé du nom de Harris, est déclaré coupable de fraude, mais cette fois par supercherie pour avoir omis de déclarer à l’entreprise qu’il préside qu’il pouvait tirer profit d’une situation. Autrement dit, l’accusé se plaçait en conflit d’intérêts envers la compagnie qu’il devait représenter. D’affirmer le tribunal :

Therefore, in the appropriate circumstances a breach of fiduciary duty or a conflict of interest may constitute the means by which a fraud has been committed where it is established that the breach occurred or the defendant placed himself in a position of conflict of interest knowingly and for a dishonest purpose. Where, as here, a breach of fiduciary duty is used as a means to advance, and directly advances, a scheme to dishonestly deprive the victim of any property, money or valuable security, a fraud is committed[59].

Avant de conclure sur le manquement à l’obligation de loyauté, nous voulons discuter un dernier point. Il s’agit de la nécessité de faire la preuve d’un lien causal entre le silence de l’accusé et la perte ou le risque de perte, occasionnée à sa victime. Si nous prenons l’exemple de l’affaire R. v. Ole Kristensen plus haut, il est aisé de constater que la victime a été privée d’une somme plus ou moins égale à la commission perçue par l’accusé, car elle a demandé à l’accusé si elle payait le meilleur prix pour l’immeuble. Il est probable de croire que, si l’accusé l’avait informée de sa commission, elle n’aurait pas payé un prix aussi élevé. Il est des situations où l’accusé peut profiter de situations résultant de conflits d’intérêts, mais sans que la victime subisse une perte directe ou calculable. Il existe également des situations où seul l’accusé fait un profit et dans lesquelles la preuve d’une perte ne peut être établie en raison du caractère aléatoire de celle-ci. Autrement dit, la question de la perte devient hypothétique. Or, conformément à la jurisprudence en la matière, il suffit que la victime soit exposée à un risque de perte. Il suffit qu’il soit possible de considérer que, en présence de l’information retenue par l’accusé, la victime aurait pu agir autrement dans ses propres intérêts. Pour notre part, nous allons plus loin que cela, puisque dans certaines circonstances aucune perte ne pourrait être envisagée, car le propre du manquement à l’obligation de loyauté est de ne pas informer la victime de ce conflit. Une fois informée du conflit, la victime pourrait choisir d’agir ou non. En pareil cas, l’élément de l’infraction n’est pas tant la perte ou le risque de perte occasionné par l’accusé que le défaut de déclarer la situation de conflit d’intérêts. En ce contexte, la fraude par omission deviendrait une infraction de « commission » (par omission de se conformer à une obligation prescrite) et non une infraction de résultat[60]. La perte pour la victime est la privation de la connaissance de l’existence d’un conflit d’intérêts l’empêchant ainsi de prendre une décision économique éclairée et l’exposant de ce fait à un risque de perte, soit une valeur, au sens de l’article 380 C.cr.

1.2.3 L’obligation de restitution

L’inaction criminellement répréhensible peut résulter de l’inexécution d’une obligation dans le contexte d’un acte juridique de la nature du dépôt, du mandat ou encore du contrat de location. Dans ce dernier cas, s’agissant d’un contrat avec un degré de confiance accru, l’abus de cette confiance se traduit criminellement par l’infraction de vol par détournement. Les infractions correspondantes en Europe continentale sont plus parlantes, car elles portent le nom d’« abus de confiance ». Ces manquements contractuels comportent à eux seuls le degré de gravité avéré pour être criminellement répréhensibles. Bien que les hypothèses puissent être nombreuses, nous limiterons notre étude aux cas de non-restitution de biens loués. La jurisprudence a eu l’occasion d’en traiter à quelques reprises.

Même si deux courants jurisprudentiels semblent s’être développés en la matière, une étude plus poussée révèle des distinctions importantes qui ont été formulées dans les deux courants, de sorte que ceux-ci constituent les deux faces de la même médaille. Nous en viendrons ainsi à une conclusion commune que nous énoncerons à la fin de cette section.

Dans l’arrêt R. v. DeMarco[61], la Cour d’appel de l’Ontario se prononce sur un appel à l’encontre d’une condamnation pour vol à la suite de la non-restitution d’un véhicule automobile loué par l’accusée. Celle-ci a loué un véhicule pour la durée d’un jour, mais elle a omis de rendre l’auto. En fait, l’accusée conservera ledit véhicule pendant presque un mois. La preuve révèle aussi qu’elle a donné son adresse résidentielle, bien que pendant la durée de ce mois elle ait déménagé et se soit servie du véhicule automobile pour le déménagement. En défense, l’accusée plaide l’absence de mens rea, car, dit-elle, son intention était de restituer le véhicule un mois après sa location et de payer le coût de la location additionnelle. La Cour d’appel renverse le premier jugement et conclut que l’un des éléments essentiels du vol simple, selon l’article 322 C.cr., doit être commis par la prise ou le détournement, frauduleusement et sans apparence de droit. Or, la preuve révèle plutôt que l’accusée s’est méprise quant à la possibilité de remettre le véhicule dans le délai prolongé de sorte qu’elle ne saurait avoir la mens rea nécessaire.

Pareil raisonnement a été tenu dans l’affaire Washington (State of) c. Johnson[62], où la Cour suprême confirme que la seule non-restitution d’un bien ne saurait donner lieu à une condamnation pour vol. Le plus haut tribunal du pays reprend le ratio rendu dans l’affaire R. v. DeMarco. Il importe cependant de mentionner que le juge Le Dain, dissident, distingue les deux affaires en ce que, dans l’affaire R. v. DeMarco, l’accusée croyait sincèrement à un état de fait qui, s’il avait réellement existé, aurait en droit justifié ou excusé le fait d’avoir gardé la voiture au-delà de la période convenue. Pareille preuve n’existe pas dans l’affaire Washington (State of) c. Johnson bien que le caractère frauduleux et sans apparence de droit comporte, selon nous, un élément de l’infraction qui est à la charge de la poursuite.

En revanche, la jurisprudence répressive ne va pas à l’encontre de la jurisprudence non répressive. Elle ne fait que distinguer la présence des éléments dits essentiels de l’infraction de vol par détournement. Dans l’affaire Re Commonwealth of Virginia and Cohen (No. 2)[63], il a été jugé que la non-restitution d’un véhicule automobile dans le délai imparti contractuellement constitue un vol par détournement. Cette conclusion est faite dans l’abstrait, car il s’agissait dans cette affaire de décider si une ordonnance d’extradition pouvait être prononcée au regard de pareilles infractions commises dans l’État de la Virginie. La preuve restait à être faite, bien que le tribunal ait constaté que les éléments de preuve, dont la période de non-restitution, le remplacement de la plaque d’immatriculation et l’assurance particulière contractée pour le véhicule dépassaient de loin les faits de l’affaire R. v. DeMarco.

Cependant, la jurisprudence et la doctrine semblent ajouter un élément additionnel à la simple non-restitution, soit la présence de circonstances particulières[64]. Que veut-on dire par « circonstances particulières » ? Parle-t-on d’éléments additionnels eu égard à l’actus reus ? Nous ne le croyons pas, même si dans la réalité la preuve d’éléments additionnels se manifeste par les faits. Autrement dit, la seule non-restitution, sans la preuve de l’intention de ne pas restituer et de priver la victime, ne suffit pas. L’intention, hormis un aveu de l’accusé, devra se prouver en l’inférant des faits extérieurs. Voilà la difficulté dans ce genre de cause. Dans l’affaire R. c. Côté[65], la Cour d’appel du Québec rejette l’appel d’une condamnation aux motifs suivants. En l’espèce, la non-restitution d’une auto et la disparition de l’accusée, conjuguées au versement d’un seul paiement sur un contrat de 48 mois, font preuve de l’intention frauduleuse de détourner le véhicule automobile. Le tribunal semble appliquer l’exigence d’une intention spécifique en l’espèce. C’est ainsi que les éléments additionnels conjugués à la non-restitution suffisent à une condamnation non pas en raison de l’actus reus proprement dit, mais en fonction de la preuve de la mens rea.

Avant de terminer cette section portant sur la déclaration de culpabilité à titre d’auteur réel en raison d’un comportement passif, nous tenons à faire une incursion dans le domaine des infractions issues de lois particulières afin d’étayer notre position sur la nécessité de l’existence d’une obligation législative extrapénale comme condition de répression de l’inaction.

1.3 L’existence d’un devoir imposé par des lois particulières

L’un des cas types de sanction pour omission est celui du manquement à l’obligation de déclarer une situation financière dans le contexte de la réception de prestations de la sécurité du revenu. L’obligation de déclarer sera prévue tantôt par la loi, tantôt par contrat ou parfois par les deux.

Ce n’est pas à coup sûr que l’omission de déclarer une situation ou un changement de situation est sanctionnée. Encore faut-il que le prestataire fautif ait l’intention coupable. Ainsi, dans l’affaire R. c. Parisé[66], l’accusée, alors prestataire de la sécurité du revenu, omet de déclarer que son colocataire perçoit des revenus de travail et que, pendant qu’elle recevait des prestations de la sécurité du revenu, elle percevait aussi la somme de 5 000 $ représentant les produits de la vente d’un immeuble. Le tribunal de première instance la déclare coupable de fraude par omission, tandis que la Cour d’appel va renverser cette condamnation qui sera ultimement rétablie par la Cour suprême. De préciser le juge Sopinka, la Cour suprême est convaincue que le premier juge a bien accepté la preuve selon laquelle l’accusée croyait honnêtement que les circonstances, dans sa situation financière, n’avaient pas changé au point de nuire à son droit à la perception des prestations de la sécurité du revenu. Ainsi, l’accusée ne possédait pas la mens rea. Il est intéressant de noter que l’erreur de droit extrapénal faite par l’accusée est considérée comme une erreur de fait au bénéfice de l’accusée, car nous savons que l’ignorance de la loi (pénale) n’excuse pas la perpétration d’une infraction (article 19 C.cr.).

En revanche, il arrive que l’obligation de divulgation dans le contexte de la perception d’assistance sociale relève d’engagements contractuels faits par le prestataire. Le défaut de déclarer un changement dans la situation financière à la suite de la perception d’un revenu d’emploi vaudra ainsi une condamnation pour fraude par autre moyen dolosif. Dans l’affaire R. v. Monkman, la Cour de comté du Manitoba rejette la portée des arrêts Thornson, Charters et Brasso Datsun comme étant contraire au principe énoncé par la Cour suprême dans l’affaire Olan, à savoir que l’omission peut, en certains cas, constituer un moyen dolosif au sens de l’article 380 C.cr.[67].

Dans certaines juridictions, la fraude, parfois appelée « escroquerie » comme en France, requiert la commission d’une « manoeuvre », ce qui exclut, selon la jurisprudence française, toute omission et, dans bien des cas, la jurisprudence exclut le mensonge comme manoeuvre dolosive[68]. Aussi, la Loi sur la faillite[69] a révélé un cas intéressant où, un citoyen, dans le contexte d’une relation contractuelle ayant omis de déclarer son statut de failli a été accusé de fraude : la question en litige était de déterminer si l’omission de faire pareille déclaration constitue une fraude au sens de l’article 338 C.cr. (maintenant l’article 380 C.cr.). La Cour provinciale de l’Ontario distingue les circonstances de cette affaire avec celles des affaires Thornson, Charters et Brasso Datsun pour conclure que, en l’espèce, l’article 170 de la Loi sur la faillite de l’époque crée une obligation de déclarer son statut de failli, mais pas dans tous les cas. En l’espèce, l’accusé n’était pas tenu à pareille obligation et le tribunal a prononcé un verdict d’acquittement[70]. Cela fait dire aux professeurs Jacques Gagné et Pierre Rainville que le ratio dans l’affaire R. c. Dowd « appuie la thèse voulant que le caractère dolosif du silence dépende de son illégitimité en droit privé[71] ». Voilà qui nous amène à la partie 2 où nous traitons de la déclaration de culpabilité à titre de complice en raison d’un comportement passif.

2 La déclaration de culpabilité à titre de complice en raison d’un comportement passif

Nous avons vu que toute infraction comporte à la fois la mens rea et l’actus reus. Ce dernier doit être accompli par l’accusé et non une tierce personne[72]. Cependant, l’article 21 (1) b) et c) C.cr. dispose que les personnes qui s’aident et s’encouragent à la poursuite d’une fin illégale seront tenues responsables de l’infraction au même titre que l’auteur réel. L’omission d’accomplir un acte est précisément incriminée à l’article 21 b) C.cr. et celle d’encourager un acte l’est à l’article 21 c) C.cr. Ajoutons que l’instigateur qui ne participe pas à l’acte sera aussi tenu criminellement responsable au même titre que l’auteur réel en vertu de l’article 22 (1) C.cr. Ainsi, l’auteur et les autres participants peuvent tous être reconnus coupables de l’infraction commise[73]. Cela empêche celui qui possède une intention criminelle de se disculper en alléguant l’absence d’actus reus. Il en est ainsi de celui qui engage les services d’un tueur à gages[74].

Il est un principe jurisprudentiel relativement bien établi que la seule présence sur les lieux du crime ne peut suffire à incriminer quelqu’un en raison de l’article 21 (1) (b et c) C.cr.[75], à moins que la personne n’ait eu connaissance préalable de l’intention de l’auteur de perpétrer l’infraction ou que sa présence ait eu pour but l’encouragement, l’incitation ou la facilitation[76]. De surcroît, l’omission d’arrêter l’auteur d’un crime ne constitue pas une omission au terme de l’article 21 (1) b)[77]. Il est alors aisé de conclure que l’omission pure et simple ne saurait en principe être englobée dans l’article 21 b) C.cr.

En revanche, il appert, conformément à l’hypothèse émise plus haut, que l’application de ce principe fait exception en présence d’un devoir extrapénal d’agir, tel un devoir découlant du droit privé.

2.1 L’existence d’un devoir imposé par le droit privé

En droit criminel économique, nous le verrons, la répression de l’omission face à une obligation d’agir en droit privé paraît être admise. Ainsi, dans l’arrêt R. v. Clow, l’accusé est acquitté d’une accusation de méfait contre les biens portée en vertu de l’article 387 (4) b) (maintenant l’article 421) et 21 (1) a). La Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard conclut que la seule présence de l’accusé, tandis que ses amis s’adonnent à des tirs d’arme à feu sur des enseignes lumineuses, alors même que l’accusé aurait acquiescé passivement, ne saurait se traduire en une condamnation pour méfait[78].

Aussi, dans l’affaire R. v. Carter, l’accusé est acquitté de complicité pour fraude, même s’il était au courant des agissements frauduleux de son père. Faute d’obligation juridique lui imposant de dénoncer le stratagème, l’accusé ne peut être partie à l’infraction[79].

En dépit d’une jurisprudence bien établie en ce sens, une tendance de la doctrine et de la jurisprudence remettrait en question l’affirmation selon laquelle la passivité ne saurait être sanctionnée, à moins d’une obligation légale d’agir. Autrement dit, une tendance en droit canadien de même qu’en droit anglais voudrait faire naître la possibilité d’une condamnation d’une personne dont l’inaction est concomitante d’un pouvoir d’agir pour empêcher que se produise l’infraction. Ainsi, le simple défaut d’arrêter la personne commettant l’actus reus en l’absence d’obligation de ce faire pourrait donner lieu à une déclaration de culpabilité par complicité. Dans les paragraphes qui suivent, les exemples cités relèvent davantage du droit concernant l’autorité parentale. Il n’en demeure pas moins que les questions traitées au sujet de la condition d’application eu égard au pouvoir d’agir plutôt qu’à l’obligation d’agir sont pertinentes aux fins de notre étude.

2.1.1 L’obligation fondée sur la notion de pouvoir

Jusqu’à récemment, les tribunaux canadiens s’accommodaient du principe selon lequel le manquement à une obligation légale pourrait donner lieu à une condamnation pour omission. Il en est toujours ainsi, à la différence que certains arrêts isolés font surface et semblent être interprétés de façon à tempérer ce principe. Si nous les regardons de près, il n’en est pas ainsi. Cette question a été soulevée tout récemment par la Cour d’appel dans l’affaire R. c. Rochon. Les faits sont fort simples. L’accusée ne fait rien pour empêcher sur son terrain même la culture de cannabis à laquelle s’adonne son fils majeur. Mme Rochon est déclarée coupable de complicité en première instance pour ne pas avoir dénoncé la situation aux autorités compétentes ou faute d’avoir quitté les lieux. Ce jugement est cassé en appel au motif qu’aucune obligation légale ne lui imposait d’agir[80]. Le principal motif amenant le tribunal de première instance à conclure à la culpabilité de Mme Rochon est la distinction faite par le législateur à l’article 219 (1) b) qui se réfère expressément à la commission d’une négligence criminelle par défaut d’avoir agi contrairement à un devoir d’agir. En concluant ainsi, le tribunal de première instance attribue une intention au législateur de ne pas prévoir cette exigence (d’obligation d’agir) en toute autre matière, dont l’infraction de complicité. À notre avis, il peut s’agir tout simplement d’une omission (par inadvertance) du législateur. Il n’en serait pas de même si les omissions avaient été nombreuses dans le Code criminel[81].

Aussi, la jurisprudence isolée, selon laquelle la présence d’un pouvoir d’agir peut justifier une condamnation pour complicité en cas d’omission, concerne le défaut d’un parent d’agir en dérogation à une obligation légale de porter secours. Il s’agit de l’affaire R. v. Dooley[82], où l’un des parents est déclaré coupable par complicité pour avoir fait défaut d’exercer son autorité parentale (parental authority), afin de protéger l’enfant victime d’abus par l’autre parent. Or, cet arrêt montre que le défaut d’agir en présence d’un pouvoir d’agir n’est pas si concluant.

Il importe de rappeler que dans l’affaire R. c. Rochon, compte tenu de l’âge majeur du fils de l’accusée, le juge de première instance et la doctrine semblent davantage s’en remettre à l’obligation morale qu’avait la mère de mettre un terme aux activités de son fils ou, à tout le moins, de tenter de le faire. En effet, la doctrine affirme que le défaut d’agir par la mère constitue un encouragement compte tenu de sa position d’autorité[83], ce qui, dans les faits, n’est plus le cas. En effet, on reproche à la mère qui s’est déclarée « antirépression » en matière de consommation de cannabis de s’être montrée favorable au comportement criminel de son fils en encourageant ainsi « moralement » ce dernier à poursuivre ses activités[84]. Cette approche fondée sur le pouvoir est aussi évoquée dans la doctrine anglaise. Elle porte le nom de control principle. Il est néanmoins admis que cette nouvelle approche comporte et comportera des difficultés dans les cas complexes, de sorte qu’elle n’est pas une panacée. Curieusement, les Anglais prônent l’application de cette approche en matière de protection d’enfants, de personnes vulnérables ou d’animaux[85]. Cependant, l’une de ses principales difficultés reconnues est qu’elle laisserait beaucoup de discrétion aux tribunaux : « this could leave much room for judicial manipulation[86] ». Encore plus convaincant, le problème qui inquiéterait le plus est celui de permettre un jugement fondé davantage sur la morale que sur la distinction entre l’acte et l’omission[87].

Il suffit de reconnaître que l’approche fondée sur le « pouvoir » d’agir est née spontanément pour résoudre des cas a priori moralement répréhensibles, mais qu’elle ne règle en rien les problèmes causés par la différenciation entre l’acte et l’omission. Pareil critère peut aussi être dangereux dans la mesure où, à proximité, l’inculpé a toujours ou presque toujours le pouvoir physique d’intervenir. C’est le seuil que l’on doit fixer pour déterminer à partir de quel moment le droit criminel peut dicter à un citoyen quand et comment agir positivement.

Dans la section qui suit, nous examinerons trois hypothèses et testerons la règle appropriée en matière de complicité par défaut d’agir.

2.1.2 L’obligation parentale

La déclaration de culpabilité pour inaction d’un parent peut se classer en deux catégories, soit la situation où l’enfant est victime d’un abus comme résultat de l’inaction ou encore le cas où l’enfant est le délinquant-inculpé. Ces deux catégories peuvent donner lieu à trois hypothèses dont la première est celle que nous avons déjà mentionnée, soit l’affaire R. v. Dooley[88], où la Cour d’appel de l’Ontario entérine et confirme la justesse d’une directive faite au jury par le juge de première instance au sujet du devoir d’agir du parent inculpé. En l’espèce, ce dernier est témoin d’un abus fatal fait à son enfant et omet d’agir.

L’autre hypothèse est celle qui apparaît dans l’affaire R. c. Rochon où l’accusée, mère d’un enfant majeur, s’abstient de dénoncer la culture de cannabis pratiquée par son fils. Celui-ci, rappelons-le, est majeur. Or, la question qui se pose, et qui donne lieu à la troisième hypothèse, est de savoir ce qu’il en aurait été si le fils de Mme Rochon avait été mineur. A contrario de l’arrêt de la Cour d’appel, nous croyons que, le devoir parental s’imposant, l’inaction de Mme Rochon lui aurait valu une déclaration de culpabilité pour encouragement, car l’enfant aurait dû s’attendre à une réprobation, du moins morale, de sa mère. L’inaction de cette dernière aurait constitué une forme d’encouragement moral et, de surcroît, contraire aux dispositions de l’article 21 c) C.cr.

Nous croyons que la Cour d’appel aurait pu éviter la virulente critique mentionnée plus haut[89] en analysant l’obligation de la mère sous cette optique. À l’instar de la jurisprudence canadienne majoritaire, le tribunal fédéral suisse confirme que la complicité par omission suppose que l’auteur aurait eu en pareil cas l’obligation juridique d’agir. Un devoir moral ne suffirait pas :

Comme toute infraction commise par omission, elle suppose que l’auteur ait eu l’obligation juridique d’agir (RO 53 I 356). Cette condition n’est pas remplie en l’espèce. Comme mère d’Adrien Veillon, la recourante n’avait pas le devoir juridique de s’opposer aux actes qu’il projetait [délits de calomnie et d’injures] ; Veillon était majeur et n’était plus sous la puissance paternelle de ses parents[90].

Ce point de vue se justifie aisément dans la mesure où la question à se poser en pareilles circonstances n’est pas si la personne passive a eu le pouvoir d’agir, car toute personne se trouvant dans une proximité relative de la commission d’un acte criminel peut agir physiquement. La question est plutôt de savoir si on peut lui imposer une telle obligation dans une société libre et démocratique.

En revanche, dans un contexte contractuel ou légal, imposant à une personne d’agir avec loyauté, le défaut d’agir devant une obligation de le faire constitue l’acte positif de ne rien faire et, partant, sanctionnable pour complicité ou encouragement à l’infraction.

Une catégorie de contrats mérite aussi d’être signalée, car elle comporte des éléments susceptibles de faire naître une responsabilité criminelle au cocontractant en défaut. Il s’agit des contrats comportant une obligation de loyauté.

2.1.3 L’obligation de loyauté

Les contrats traditionnels comportant une simple transaction à exécution instantanée ont cédé le pas avec le temps à la création de contrats ou de relations contractuelles complexes emportant des obligations plus intenses et d’une durée contractuelle plus longue. Il s’agit des contrats qui, contrairement aux contrats transactionnels, comportent un lien de confiance asymétrique. Autrement dit, dans le contrat transactionnel à exécution instantanée, chaque partie met une égale confiance en l’exécution de la contre-prestation, tandis que, dans le contrat de loyauté, l’une des parties fait appel à une plus grande confiance et s’expose davantage à un risque advenant le défaut de son cocontractant. Il en est ainsi dans les contrats de mandat, d’administration du bien d’autrui, d’emploi ou encore de direction de société pour ne mentionner que ceux-ci. Chacune des parties dans ces types de contrats s’engage, au-delà de l’exécution principale de son contrat, à une obligation de loyauté correspondant à la confiance accrue qui lui est faite[91].

Il importe de reconnaître que l’obligation de loyauté n’existe pas uniquement dans les cas prévus nommément par la législation. En droit civil québécois, l’obligation de loyauté de l’employé a été reconnue sur la base de l’obligation de bonne foi en vertu du Code civil du Bas Canada par la Cour suprême dans l’affaire Banque de Montréal c. Kuet Leong Ng[92]. Dans la common law, l’obligation de loyauté est désormais reconnue en dehors des catégories traditionnellement établies par la jurisprudence et elle a été étendue aussi aux relations commerciales, où le propre de la relation contractuelle est d’avoir des intérêts opposés au cocontractant[93].

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le propre de l’obligation de loyauté est, pour le cocontractant d’un principal, de favoriser en tout temps les intérêts de son principal plutôt que ses propres intérêts ou ceux des tiers. La violation de cette obligation résulte non seulement de l’exercice d’un droit contraire à cette prémisse, mais aussi du défaut d’informer son principal de la possibilité d’un conflit d’intérêts.

La Cour d’appel du Québec énonce le principe qu’en la matière l’article 21 C.cr. ne fait pas de la tolérance passive en soi un acte criminel de complicité. Cependant, s’il existe certaines circonstances, telle l’obligation d’agir, une condamnation pour complicité sera avérée[94]. Dans l’affaire Renaud c. La Reine, l’accusé participe à un stratagème impliquant d’autres individus dans lequel le but est de détourner des fonds initialement destinés à son employeur. Renaud est nommé trésorier, directeur des finances et, enfin, membre du conseil d’administration de la Commission des transports de la communauté régionale de l’Outaouais. Dans ce stratagème, ses complices soumettent de la fausse facturation en vue de se voir rembourser certaines dépenses. Bien qu’il ait participé à la préparation de certains documents, l’accusé demeure silencieux lorsqu’il siège au comité appelé à approuver les documents altérés. La Cour d’appel maintient le jugement de première instance déclarant l’accusé coupable de complicité dans le but de voler, même s’il n’en tirait aucun bénéfice personnel. La Cour d’appel lui reproche singulièrement d’être resté silencieux lors de l’approbation en comité. Et celle-ci d’ajouter : « son silence était un autre élément nécessaire à la réalisation du système[95] ». Bien que la Cour d’appel ne le mentionne pas, l’accusé, en sa qualité de trésorier ou de directeur des finances, avait envers son employeur une obligation de loyauté l’obligeant à dévoiler la fausseté des documents pouvant lui porter préjudice[96].

Un autre arrêt, cette fois de la Cour d’appel anglaise, confirme une condamnation pour complicité de fraude commise par un directeur d’entreprise qui tait l’existence d’un stratagème mis au point par d’autres directeurs pour dérober des sommes d’argent à l’entreprise. Le propre du ratio de cet arrêt est que le directeur d’une entreprise est tenu à une obligation de divulgation des circonstances pouvant grever les finances de l’entreprise. Il se doit de dénoncer l’existence de toutes circonstances présentant des risques pour son patrimoine. En l’espèce, le stratagème consistait en la perception de commissions secrètes par les autres codirecteurs[97]. Dans son commentaire d’arrêt, le professeur Smith énonce avec à-propos que l’infraction n’est pas nécessairement commise en raison de la perception des commissions secrètes, mais bien en raison de la non-divulgation de l’information à son employeur, alors que celui-ci aurait pu exercer son droit de s’y opposer ou non. Cela rejoint nos propos tenus plus haut selon lesquels la complicité par omission dans un contexte d’obligation de loyauté constitue une infraction de « commission » et non de résultat.

Dans les deux arrêts que nous venons de voir, les accusés ne tiraient pas profit des agissements de leurs complices, mais ils ont néanmoins été reconnus coupables de leur simple omission. Qu’en est-il de celui qui en retire un bénéfice ? Voilà qui nous amène à la section 2.2.

2.2 L’existence d’un devoir imposé par des lois particulières

Dans une affaire portée devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, l’accusé est déclaré coupable d’avoir omis de déclarer des changements dans sa situation financière au Bureau d’assistance sociale en vue d’aider son épouse à recevoir et à endosser frauduleusement des chèques d’assistance sociale même si ceux-ci étaient émis au nom de sa conjointe. Son omission de déclarer son changement de situation, tel que cela est requis par la loi, et sa connaissance des actes de son épouse lui ont valu une condamnation pour fraude par complicité[98]. La condamnation est confirmée en appel non en raison des bénéfices que l’accusé en retire, mais en raison de son défaut de rapporter les changements dans la situation des parties, comme il est tenu de le faire : « the conviction was based on the failure of the appellant to report, as he was bound to do and as he promised to do, the acquisition by himself and his wife of sums of money[99] ».

Conclusion

À la lumière de la jurisprudence et de la doctrine, il appert que l’omission à elle seule ne peut, en principe, constituer en droit criminel économique une infraction faute d’actus reus, à moins que l’omission ne soit contraire à une obligation légale d’agir au sens large. Il en est de même en matière d’omission par complicité. Aussi, le manquement à un devoir moral ou à un pouvoir d’agir ne peut justifier une condamnation pour omission que ce soit à titre personnel ou à titre de complice.

Notre hypothèse se vérifie donc, et nous pouvons aisément conclure que le droit criminel économique condamne l’omission ou la passivité si celles-ci enfreignent une obligation légale (au sens large) d’agir en vertu du droit privé (et parfois en vertu de lois sectorielles ou de lois particulières). A contrario, à défaut d’obligation d’agir, le non-exercice d’un pouvoir moral d’agir ne saurait justifier une condamnation au risque d’enfreindre les libertés fondamentales de la personne dans une société libre et démocratique.

Au terme de notre étude, nous concluons au caractère normatif de la sanction de l’inaction en matière de droit criminel économique. Autrement dit, le droit criminel économique semble s’accommoder d’une obligation d’agir présentant une normativité préexistante, ce qui a pour conséquence d’éviter l’arbitraire et de rendre le droit criminel économique prévisible pour le justiciable respectant ainsi la règle de la légalité et de la clarté suffisante en droit criminel économique canadien. Notre approche permet aussi d’évacuer la norme purement morale du droit criminel économique en matière de répression de l’inaction.