Article body

Née sous l’impulsion du regretté F. Murray Greenwood, la série Canadian State Trials se veut en quelque sorte le pendant canadien d’une célèbre édition d’un recueil britannique – connue sous le nom suivant : Howell’s State Trials[1] – publiée au début du xixe siècle, qui présentait des comptes rendus de procès tenus en Angleterre entre 1163 et 1820 pour des infractions contre l’État, lesquels étaient savamment agrémentés de commentaires critiques. La version canadienne s’en distingue cependant par son souci de s’astreindre aux exigences contemporaines de la recherche universitaire, aux normes qui gouvernent les disciplines qu’elle marie, à savoir l’histoire et le droit. Seconde différence : l’objectif n’est plus de transcrire des procès, mais d’examiner la manière dont l’État a répondu, à des périodes distinctes, à ce qu’il percevait, à tort ou à raison, comme des menaces à sa sécurité. Si l’accent est toujours mis sur l’aspect juridique de cette réponse, l’approche ne se limite pas à la seule arène judiciaire et au recours aux infractions politiques au sens strict[2].

Le quatrième volume de cette série, dirigé par les professeurs Barry Wright (Carleton) et Eric Tucker (Osgoode Hall) ainsi que par l’historienne du droit Susan Binnie, se penche sur une période mouvementée de l’histoire canadienne (1914-1939), marquée à la fois par la Première Guerre mondiale et par les luttes ouvrières de l’entre-deux-guerres. Dans leur introduction à cet ouvrage, ces derniers rappellent les principaux événements qui l’ont ponctuée – du déclenchement de la Grande Guerre à la Marche sur Ottawa, en passant par la crise de la conscription et la grève générale de Winnipeg – tout en présentant un portrait détaillé des divers instruments juridiques qui étaient, au début du xxe siècle, plus ou moins directement liés à la sécurité nationale. Ils soulignent à juste titre que, au-delà du recours aux infractions de sédition ou à d’autres crimes de ce genre, les différents paliers de gouvernement faisaient fréquemment appel à des catégories juridiques moins connotées politiquement (pensons, par exemple, aux règles relatives au maintien de l’ordre public ou à celles qui étaient prévues par le droit de l’immigration) ou à des mesures informelles (refus d’accorder un permis de manifester, infiltration de groupes radicaux, etc.) pour limiter la dissidence.

Cette introduction est suivie de onze chapitres proprement dits, présentés dans un ordre relativement chronologique, et de trois annexes. Passons rapidement sur ces dernières : deux fournissent des conseils techniques aux chercheurs et chercheuses s’intéressant à de tels enjeux, que ce soit quant aux différents fonds d’archives – publiques ou privées – consultables auprès de Bibliothèque et Archives Canada ou quant aux types de difficultés susceptibles d’être éprouvées à l’occasion de demandes d’accès à l’information. La troisième annexe s’avère particulièrement utile tout au long de la lecture de l’ouvrage, dans la mesure où y sont reproduits des extraits de lois, de décrets, de proclamations, de notes ou de jugements auxquels on fait référence dans le corps du texte, ce qui évite ainsi que de longues citations et des dédoublements l’alourdissent, tout en permettant un accès rapide à des documents qui ne sont pas, pour la plupart, aisément accessibles.

Les deux premiers chapitres de l’ouvrage traitent des mesures prises par le Canada comme par d’autres pays de l’Empire britannique à l’endroit des sujets de pays ennemis résidant sur leur territoire lors de la Première Guerre mondiale. Bohdan S. Kordan, professeur de relations internationales (Saskatchewan) et directeur du Prairie Centre for the Study of Ukrainian Heritage, examine en détail deux instruments juridiques à l’origine de l’internement de plus de 8 500 immigrants canadiens et de la surveillance et du contrôle d’au-delà de 85 000 autres. Ce dernier précise que le gouvernement fédéral, soucieux à l’idée que des réservistes allemands ou austro-hongrois retournent vers leur mère patrie, a publié le 15 août 1914 une proclamation prévoyant l’arrestation et la détention des ressortissants de ces États cherchant à quitter le Canada ou suspectés de se livrer à de l’espionnage ou à du sabotage[3]. Or, en les empêchant de se rendre aux États-Unis afin d’y travailler dans un contexte économique difficile et en alimentant la méfiance populaire à leur endroit, cette mesure a plongé nombre de ces aubains dans une situation précaire et a fait craindre des perturbations de l’ordre public. Deux mois plus tard, après l’adoption de la Loi des mesures de guerre[4], le gouverneur en conseil a adopté un décret les obligeant à s’enregistrer dans des bureaux locaux afin d’y déclarer s’ils avaient l’intention et les moyens de demeurer au Canada et à se présenter par la suite tous les mois au chef de police de ce lieu. Dans le cas contraire ou si le régistrateur était d’avis qu’ils ne pouvaient, au nom de la sécurité publique, être libérés, ils devaient être internés à titre de prisonniers de guerre et pouvaient alors être astreints à des travaux forcés[5]. Kordan montre ainsi que le concept de sécurité était suffisamment extensible pour justifier des mesures de plus en plus restrictives et de moins en moins liées à un danger réel, comme en témoigne l’adoption en juin 1915 d’un nouveau décret prévoyant cette fois l’internement des sujets d’origine étrangère cherchant un emploi ou étant en concurrence à cette fin. Le professeur de droit australien Peter McDermott révèle, dans son analyse comparée des mesures de guerre prises au Royaume-Uni, en Australie et au Canada, que ce décret n’aurait jamais été publié à la Gazette officielle. Il souligne aussi que, si ces trois pays ont interné des immigrants venant de pays ennemis, seul le Canada les a assujettis à du travail forcé. Bien que le gouvernement impérial ait eu une influence profonde sur l’orientation des politiques adoptées par les dominions en matière de sécurité nationale, l’analyse de ce juriste démontre que ceux-ci ont pris des mesures souvent plus draconiennes que dans la métropole. On y a voté, par exemple, des lois électorales privant du droit de vote les sujets britanniques naturalisés nés dans un pays ennemi[6]. Sur ce point, le professeur McDermott nous semble faire erreur lorsqu’il affirme (p. 87) que ces lois étaient certainement inconstitutionnelles, étant contraires à l’article 3 de la British Nationality and Status of Aliens Act, 1914[7]. Or, l’article 9 de cette loi prévoyait justement que cette disposition conférant les mêmes droits aux citoyens britanniques naturalisés qu’aux sujets britanniques de naissance ne trouvait pas automatiquement application dans les dominions canadien et australien, si bien qu’il n’y avait pas de conflit avec la loi impériale au sens de la Colonial Laws Validity Act, 1865[8]. Quoi qu’il en soit, ce chapitre met bien en lumière, comme celui qui le précède, le caractère discriminatoire des mesures adoptées dans tout l’Empire britannique pendant la guerre à l’endroit des personnes originaires de pays de la Triple-Alliance.

Deux autres chapitres abordent de près ou de loin la question de la conscription. Patricia I. McMahon, juriste et historienne, examine la manière dont le gouvernement fédéral, en 1918, a orchestré jusque dans ses moindres détails un recours devant la Cour suprême du Canada afin de confirmer la légalité de la révocation, par l’entremise d’un décret[9] pris en vertu de la Loi des mesures de guerre[10], des exemptions à la conscription prévues par la Loi concernant le service militaire[11]. Après qu’une majorité de juges de la Division d’appel de la Cour suprême de l’Alberta a conclu que ce décret était ultra vires[12], Leslie Newcombe, qui allait devenir juge du plus haut tribunal du pays, mais qui était alors sous-ministre de la Justice, s’est affairé à construire de toutes pièces, avec l’aide d’un jeune avocat de son ministère, un nouveau recours en habeas corpus devant cette cour. Ils ont choisi un requérant (George Edwin Gray), lui ont trouvé des avocats, ont préparé avec eux certains documents, ont pris contact avec le juge Anglin afin de fixer une audience, etc. Un décret secret, jamais publié à la Gazette officielle, a même été signé pour prévenir toute contestation possible de la compétence de la Cour suprême sur cette affaire. L’auteure suggère en outre que le juge Anglin pourrait avoir révélé à Newcombe que d’autres juges de cette cour entretenaient des doutes sur cette question. Celle-ci a conclu finalement, à la majorité, que le décret était intra vires des pouvoirs délégués au gouverneur en conseil par le Parlement[13]. Ce chapitre met habilement en lumière les liens troubles qui pouvaient exister entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire ainsi que le rôle politique que pouvait être amenée à jouer la Cour suprême. Pour sa part, Benjamin Isitt, lui aussi juriste et historien, se penche sur les poursuites engagées en janvier 1919 devant une cour martiale à Vladivostok en Russie contre dix conscrits Canadiens-français du Corps expéditionnaire canadien envoyés en Sibérie peu après la fin de la Grande Guerre pour soutenir les forces « blanches » dans leur lutte contre le nouveau pouvoir bolchevik. Le jour prévu de leur départ de la Colombie-Britannique, un certain nombre de soldats du 259e bataillon ont interrompu leur marche et ont refusé de se rendre en Russie. Après trois jours d’un procès s’étant entièrement déroulé en anglais, les dix conscrits accusés de mutinerie seront condamnés à des peines relativement clémentes au dire de l’auteur de ce chapitre, probablement en raison de la légalité douteuse de cette opération militaire, laquelle allait par la suite conduire à la suspension de leur peine et à leur mise en liberté. Cet épisode méconnu lui permet d’examiner, plus généralement, le fonctionnement de la justice militaire canadienne lors de la Première Guerre mondiale.

Dans un autre ordre d’idées, plusieurs chapitres de cet ouvrage montrent bien comment les infractions de sédition étaient encore, durant la première moitié du xxe siècle, employées pour faire taire certains dissidents politiques. En effet, malgré la libéralisation des règles entourant ces infractions en common law opérée au xixe et au début du xxe siècle, le Code criminel[14] canadien adopté en 1892 ne définissait pas ce que constituait une intention séditieuse[15]. Pour le professeur d’histoire Jonathan Swainger (Northern British Columbia), dont le chapitre examine les poursuites pour avoir prononcé des paroles séditieuses dans l’Ouest canadien entre 1914 et 1918, cette lacune allait permettre la persistance d’acceptations plus larges de la notion de sédition. Alors que les tribunaux de première instance ont généralement vu dans tout commentaire traduisant un manque de loyauté des paroles séditieuses, les tribunaux d’appel – au premier chef la Division d’appel de la Cour suprême de l’Alberta – se sont montrés plus tolérants envers les opinions impopulaires exprimées en privé ou devant peu d’individus[16]. Cette relative tolérance ne s’est cependant pas étendue, selon lui, aux socialistes professant à de larges audiences leurs opinions hostiles à la guerre ou au capitalisme. C’est aussi le constat que l’on peut tirer de la lecture du chapitre rédigé par le professeur de littérature Reinhold Kramer (Brandon) et l’archiviste Tom Mitchell sur les controversés procès pour conspiration séditieuse tenus à la suite de la grève générale de Winnipeg de 1919, où l’on a cherché à assimiler l’action des accusés à un complot pour provoquer le mécontentement et la désaffection chez les sujets de Sa Majesté, complot qui devait à terme mener à une révolution socialiste[17]. L’analyse des deux auteurs fait notamment ressortir le rôle central du Citizens’ Commitee of 1000, et plus particulièrement de l’avocat A.J. Andrews, dans la conduite de ces procès et le rôle nébuleux joué par le gouvernement fédéral dans ces poursuites privées menées paradoxalement en son nom et payées à même les fonds censés servir à la démobilisation des soldats tout juste revenus au pays. Pour sa part, l’historien David Frank (New Brunswick) illustre, à travers sa description minutieuse du procès pour libelle séditieux intenté en 1923 contre le syndicaliste James Bryson McLachlan pour avoir dénoncé le comportement de la police provinciale à l’endroit des travailleurs de l’acier qui avaient érigé des piquets de grève à l’occasion d’une grève de reconnaissance syndicale, les limites alors grandissantes de ce que Judy Fudge et Eric Tucker ont qualifié de « volontarisme industriel » dans les relations entre travailleurs et employeurs[18]. Ce recours au droit criminel dans la gestion des conflits de travail et la suppression des idées radicales était facilité par les modifications apportées au Code criminel à l’été 1919 à la suite de la grève générale de Winnipeg, lesquelles abrogeaient notamment une disposition limitant ce qui pouvait être assimilé à une intention séditieuse et haussaient de 2 à 20 ans la peine maximale d’emprisonnement pour ce type d’infractions[19].

Au Québec, la criminalisation des militants et militantes de gauche s’est surtout fait sentir, selon l’historienne Andrée Lévesque (McGill), de 1929 à 1936. Celle-ci rappelle que l’approche de « classe contre classe » promue lors du Sixième Congrès du Komintern en 1928 allait conduire à une recrudescence de l’agitation politique, qui, loin d’être endiguée par l’élection du gouvernement conservateur de R.B. Bennett en 1930 et sa politique répressive à l’endroit des organisations radicales, allait y trouver une motivation supplémentaire. En plus des infractions de sédition et des infractions contre l’ordre public, l’auteure souligne que les autorités publiques pouvaient recourir au droit de l’immigration afin d’expulser les activistes d’origine étrangère[20]. C’est d’ailleurs à cette question que s’attache le professeur de droit John McLaren (Victoria) dans son chapitre portant sur les deux tentatives du gouvernement canadien de déporter Peter Petrovich Verigin, leader de la communauté religieuse des Doukhobors, qui échoueront à la suite de recours en habeas corpus. Surtout, Lévesque rappelle que les pouvoirs publics pouvaient recourir aux nouvelles dispositions du Code criminel sur les associations illégales, qui criminalisaient le simple fait d’être membre d’une telle organisation[21].

Le contexte ayant donné naissance à ces mesures draconiennes est décrit dans le chapitre rédigé par l’historien Dennis G. Molinario. Dans la mesure où celles-ci étaient quasi identiques à un décret[22] promulgué en vertu de la Loi des mesures de guerre[23], cet auteur y voit un exemple d’une tendance plus lourde à ce que la mesure exceptionnelle adoptée en contexte d’urgence devienne la nouvelle norme[24]. Il examine aussi en détail le procès intenté contre neuf membres du Parti communiste du Canada en vertu de ces dispositions, au cours duquel cette organisation allait être qualifiée d’association illégale non pas en raison de gestes accomplis par elle ou en son nom, mais à cause de son idéologie et des théories qu’elle promouvait. Ce jugement, confirmé par la Cour d’appel de l’Ontario[25], ouvrira la porte à la déportation de plusieurs membres d’origine étrangère de cette organisation. Les efforts de nombreux groupes de pression, dont la Canadian Labour Defence League, mèneront finalement à l’abrogation de ces dispositions en 1936, peu après l’élection du gouvernement libéral de Mackenzie King, qui en avait fait un élément de sa plateforme électorale[26]. L’historien Bill Waiser souligne, dans son chapitre sur la Marche sur Ottawa et sa fin tragique lors de l’émeute de Regina du 1er juillet 1935, que c’est en vertu de ces dispositions qu’ont été arrêtés les leaders du Relief Camp Workers’ Union, bien que les accusations sur ce chef aient été par la suite retirées peu avant le début de leur procès. Or, c’est justement la tentative des policiers de procéder à leur arrestation pour ce motif qui a entraîné une violente confrontation entre la foule et les forces de l’ordre, laquelle s’est soldée par deux morts et des centaines de blessés. Après un examen approfondi du déroulement de la commission d’enquête provinciale chargée de faire la lumière sur cette affaire, l’auteur de ce chapitre signale que neuf autres marcheurs ont été reconnus coupables de participation à une émeute ou de voies de fait, le juge refusant que le jury considère la question de la légalité de l’opération policière, estimant que les accusés ne pouvaient sous aucun prétexte s’arroger le droit et s’opposer aux forces de l’ordre.

Voilà en somme un ouvrage extrêmement fouillé, qui regorge de détails tant sur le contexte dans lequel s’inscrivaient les mesures de sécurité ou les jugements étudiés que sur les subtilités juridiques de ceux-ci. Les perspectives théoriques qui y sont développées s’avèrent stimulantes et variées. L’ouvrage conserve néanmoins une grande cohésion, renforcée par les nombreux liens tissés çà et là entre chacun de ses chapitres et par une introduction qui en démêle les fils et assure l’orientation de l’ensemble. Cette publication a évidemment les défauts de ces qualités : sa richesse amène une certaine densité au texte, qui exige du lecteur ou de la lectrice une attention soutenue à ce que l’historien français Paul Veyne appelle les « petits faits vrais [27] ». L’introduction et la troisième annexe permettent cependant d’éviter pour beaucoup la redondance et les redites. En examinant ce que l’État canadien voyait, au début du siècle dernier, comme des menaces à sa sécurité et la manière dont il y répondait, ce titre amène indirectement à réfléchir aux pratiques actuelles justifiées au nom du salut public. Il devrait ainsi plaire tant aux juristes qui s’intéressent à l’histoire du droit criminel qu’à ceux qui sont préoccupés par les processus contemporains de criminalisation de la dissidence.