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Le Code civil du Québec de 1994 a innové en matière de fiducie. Alors que celle-ci, en vertu du Code civil du Bas Canada, consiste en un outil agissant comme intermédiaire dans le contexte d’une transmission de biens in vivo ou à cause de mort, la fiducie nouvelle constitue un patrimoine d’affectation autonome de toute personne. Tandis que le droit des biens, le droit des donations et le droit des obligations n’ont pas subi de modifications majeures, l’une des nouveautés de la fiducie est que personne n’a sur celle-ci, ou sur les biens qui la composent, de droits réels, et le constituant qui cède un bien à la fiducie peut se nommer bénéficiaire ou fiduciaire, voire les deux. C’est ainsi qu’une certaine doctrine, composée de praticiens spécialisés en la matière, est d’avis que le nouveau régime fiduciaire du Code civil de 1994, permet la création d’une fiducie en faveur de soi. Qu’en est-il ? La Cour suprême du Canada a tranché sur un des aspects, soit le transfert du bien du constituant à la fiducie. Elle conclut que, s’il y a faute de transfert juridique, aucune fiducie n’est constituée. En outre, en matière de donation, la Cour du Québec, en vertu de l’ancien régime, a alors consacré le principe selon lequel un transfert par donation à une fiducie sans qu’il y ait dépossession véritable se heurte à la maxime Donner et retenir ne vaut. Dès lors, aucune fiducie n’est créée. Enfin, une jurisprudence émerge selon laquelle le constituant, qui se nomme à la fois bénéficiaire et fiduciaire, doit — sous peine de nullité — nommer un fiduciaire impartial et complètement désintéressé. Voilà qui empêche la nomination d’un fiduciaire prête-nom ou complaisant. Cela dit, la fiducie en faveur de soi proprement dite, aussi appelée « fiducie de protection d’actifs », n’aurait pas le droit de cité qu’on voudrait bien lui donner. En d’autres termes, cette fiducie ne serait qu’un mirage.

Nos propos porteront d’abord sur le gage commun, dans sa conception classique et dans sa conception moderne du patrimoine (partie 1). Par la suite, nous discuterons de la notion de séparation du patrimoine par la création d’un patrimoine d’affectation (partie 2). Enfin, nous traiterons du particularisme du patrimoine créé par un constituant en sa propre faveur (partie 3).

1 Le principe du gage commun

Tout être humain possède la personnalité juridique et a la pleine jouissance de ses droits civils[1]. Ce principe a comme corollaire que toute personne physique est titulaire d’un patrimoine[2]. Il en est de même pour toute personne morale[3].

Le patrimoine est l’ensemble des droits et obligations d’une personne qui ont une valeur économique et se compose d’un actif et d’un passif. Il résulte ainsi des activités de la personne dans l’exercice de sa vie juridique commune. Si en matière successorale le vieil adage de droit français énonce « Qui s’oblige, oblige le sien… », il nous paraît approprié, par analogie, d’affirmer ceci : « Qui s’oblige, oblige son bien ».

Selon l’article 2645 C.c.Q., « [q]uiconque est obligé personnellement est tenu de remplir son engagement sur tous ses biens meubles et immeubles, présents et à venir, à l’exception de ceux qui sont insaisissables et de ceux qui font l’objet d’une division de patrimoine permise par la loi ». Or, les biens d’un débiteur répondent de ses obligations dans la mesure où une quotité est disponible, c’est-à-dire s’il y a un actif excédentaire à son passif. La teneur de nos propos veut que la règle mentionnée dans l’article 2644 C.c.Q. édicte un principe d’ordre public confirmant l’institution du gage commun comme un principe d’ordre public de direction. Il se lit ainsi : « Les biens du débiteur sont affectés à l’exécution de ses obligations et constituent le gage commun de ses créanciers. »

Notre hypothèse est que, contrairement à la proposition de certains auteurs que nous verrons plus loin, à savoir que la création d’un patrimoine d’affectation détaché du patrimoine propre du constituant peut permettre la création d’une fiducie de protection d’actifs, il n’en est pas ainsi. Depuis l’instauration de l’institution du patrimoine d’affectation en 1994, l’interprétation jurisprudentielle montre que la fiducie en faveur de soi en vue de protéger ses actifs n’est pas une réalité. Nous nous limiterons ici à l’étude de la fiducie en faveur de soi en vue de protection d’actifs. À noter que l’affectation de biens du patrimoine à une fin de protection d’actifs, connue sous le vocable « séparation de patrimoine », sera étudiée plus précisément dans la deuxième partie de notre texte.

1.1 La conception classique du patrimoine

Selon la conception classique française, le patrimoine est l’ensemble des biens d’une personne, envisagé comme formant une universalité de droits. L’idée de patrimoine se déduit de celle de la personnalité[4].

De cette définition découlent deux propositions. La première consiste à dire que le patrimoine est l’émanation de la personne, d’où la célèbre trilogie selon laquelle : 1) tout patrimoine suppose nécessairement à sa tête une personne ; 2) toute personne a nécessairement un patrimoine ; et 3) une personne a nécessairement un seul patrimoine qu’elle ne peut ni diviser ni céder de son vivant. La conception classique du patrimoine est aussi dite subjective, car elle se rattache à la personnalité juridique du sujet de droit. La seconde proposition comporte le principe voulant que le patrimoine constitue le gage commun des créanciers. Notre étude s’intéresse au troisième élément de la trilogie combiné à la seconde proposition relative au gage commun des créanciers. Ainsi, axé sur la personne humaine qui est une et indivisible, le patrimoine a obligatoirement le même caractère, c’est-à-dire qu’il s’avère unique et indivisible[5].

1.2 La conception moderne du patrimoine

La théorie de l’indivisibilité, comme l’ensemble de la conception classique, a fait l’objet de critiques. On a voulu séparer la notion de patrimoine de celle de personnalité juridique[6]. Entre autres griefs, on a reproché à Aubry et Rau de rattacher artificiellement la notion de patrimoine à la personnalité juridique. Les critiques de la notion d’indivisibilité du patrimoine trouvent leur fondement dans la doctrine allemande, notamment celle de Brinz et Bekker introduite en France en particulier par Saleilles[7]. D’après cette critique naissait la conception moderne du patrimoine selon laquelle c’est sa propre destination, son but, qui sert de fondement juridique et qui lui donne indépendance et vie juridique[8]. La conception moderne est aussi dite objective, car elle se détache de la personnalité juridique du sujet de droit.

La tradition civiliste française n’a pas cédé le pas à la conception moderne, bien que le législateur québécois s’en soit inspiré. L’article 2 du Code civil de 1994 énonce ceci :

  • toute personne est titulaire d’un patrimoine ;

  • celui-ci peut faire l’objet d’une division ou d’une affectation, mais dans la seule mesure prévue par la loi.

Ainsi, selon le ministre de la Justice à l’époque de l’adoption de cet article de droit nouveau, ce dernier consacre le principe de la conception classique du patrimoine d’après laquelle chaque personne est titulaire d’un patrimoine unique et indivisible, garant de ses obligations. Cependant, le législateur reconnaît désormais la possibilité de division au sein de ce patrimoine ou affectation particulière des biens qui le composent, mais dans la seule mesure prévue par la loi[9]. Aux yeux du ministre, l’article 2 reflète donc globalement la théorie classique, tout en rejoignant la théorie moderne. Un auteur suisse, dans une étude doctorale romaniste et civiliste de la fiducie, croit plutôt que le Québec a tranché la question des deux conceptions du patrimoine de manière « radicale » par la possibilité de créer un patrimoine contenant des biens qui n’appartiennent à personne[10] ! Ce propos nous amène au coeur de notre hypothèse, l’étendue de l’exception permise par l’article 2, soit l’affectation de biens en patrimoine autonome faisant ainsi échec à la conception classique du patrimoine.

2 L’exception de la séparation du patrimoine

Les enjeux découlant de l’exception faite au principe de l’unité du patrimoine sont importants. En effet, l’article 2 C.c.Q. dispose qu’un patrimoine peut être divisé ou affecté à une fin particulière. Bien que le Code civil ne le mentionne pas, la notion de division de patrimoine consiste en un « cloisonnement » à l’intérieur du patrimoine général d’une personne. Ainsi, certains biens du patrimoine général sont « “identifiés” ou réunis pour former un ensemble — un tout — servant une finalité particulière[11] ». En revanche, la notion d’« affectation » prévue par l’article 2 consiste en une universalité de biens désignée pour servir une fin déterminée. Sur cette universalité, personne n’est titulaire d’un droit réel au sens traditionnel du terme. Contrairement à la notion de patrimoine divisé, le patrimoine d’affectation constitue un patrimoine séparé défini comme « un ensemble de droits, détachés du patrimoine général d’une personne et soumis à un régime juridique particulier[12] ».

Nous nous pencherons ci-dessous sur le patrimoine d’affectation. Or, il s’en suit de ce qui est mentionné plus haut que les biens affectés et séparés du patrimoine ne seraient en principe pas sujets du gage commun du débiteur, ce dernier s’étant constitué ce que la pratique appelle communément une « fiducie de protection d’actifs ». Tel est le principal enjeu discuté dans notre étude.

Il importe à ce stade-ci de bien établir que les règles concernant l’insaisissabilité des biens du débiteur ne sont pas de nature privée. Autrement dit, les parties ne peuvent, sauf exception, convenir de l’insaisissabilité d’un bien. Ces exceptions sont prévues dans les clauses d’insaisissabilité en matière de donation et de testament[13]. Par exemple, l’insaisissabilité résulte seulement de la loi[14], ce qui en fait une question d’interprétation stricte et exceptionnelle[15].

Dans les sections qui suivent, nous traiterons donc de la question du nouveau patrimoine affecté à même les biens du patrimoine du débiteur. Nous étudierons d’abord le caractère autonome de ce patrimoine affecté (2.1), la personne constituant ce patrimoine (2.2) de même que la double qualité de constituant et de fiduciaire du nouveau patrimoine (2.3). Enfin, nous examinerons le double caractère de constituant et bénéficiaire du même patrimoine (2.4).

2.1 L’autonomie du patrimoine d’affectation

Comme nous l’avons mentionné plus haut, la fiducie du Code civil de 1994 ne se limite pas uniquement à son rôle de courroie de transmission du droit de propriété et n’est plus fondée sur la notion traditionnelle de droit de propriété, alors que c’était le cas en vertu de l’ancien Code. Dans le célèbre arrêt Royal Trust Co. c. Tucker[16], la Cour suprême du Canada reconnaît exceptionnellement, sous l’empire de l’ancien Code, un droit de propriété sui generis sur la tête du fiduciaire. En revanche, l’article 1261 C.c.Q. énonce ce qui suit : « Le patrimoine fiduciaire, formé des biens transférés en fiducie, constitue un patrimoine d’affectation autonome et distinct de celui du constituant, du fiduciaire ou du bénéficiaire, sur lequel aucun d’entre eux n’a de droit réel. »

Or, la fiducie est un patrimoine composé de biens sur lesquels personne n’a de droit de propriété.

Par ailleurs, nous verrons dans les sous-sections qui suivent que le constituant peut se réserver des droits ou des fonctions qui, sans lui donner un droit réel proprement dit, lui confèrent des droits à l’égard des biens du patrimoine, se situant entre la traditionnelle dichotomie droit personnel et droit réel. En d’autres termes, le constituant peut se réserver des droits supérieurs à un droit personnel, ce qui ressemblerait ainsi à des démembrements du droit de propriété. Si cela était avéré, il en résulterait que le constituant pourrait créer un patrimoine autonome et distinct du sien, sur lequel il posséderait des droits dits supérieurs à des droits personnels, tout en soustrayant les mêmes biens de l’emprise de ses créanciers. Autrement dit, le patrimoine créé ne serait qu’une supercherie à l’égard des futurs créanciers qui voudraient exécuter leur jugement sur le patrimoine du constituant. Pour bien saisir la portée de l’article 1261 interdisant aux principaux acteurs d’une fiducie de détenir un droit réel sur les biens affectés, il faut comprendre la distinction entre le droit réel et le droit personnel. Il va de soi que la réserve d’un droit réel sur un bien que le constituant transfère à une fiducie fera échec à la constitution de celle-ci :

[Je] ne peux pas concevoir qu’on puisse du même souffle affirmer que le déposant peut retirer en tout temps, en tout ou en partie, les actifs du régime et dire qu’il n’a plus aucun « droit réel » sur les biens constituant le patrimoine fiduciaire (article 1261 C.c.Q.) ; pas plus qu’on puisse affirmer que le déposant est entièrement responsable de choisir les placements du régime et de décider ce que le fiduciaire doit faire d’un placement et, en même temps, soutenir que ce dernier a la maîtrise et l’administration exclusive du patrimoine fiduciaire (article 1278 C.c.Q.)[17].

Il existe cependant des situations prohibées par l’article 1261 C.c.Q. qui se font plus subtiles. Le droit réel peut consister, traditionnellement, soit en un droit sur le bien en faveur d’autrui (telle une hypothèque), soit en un droit de propriété en faveur du titulaire. Or, l’expression « droit réel », employée dans l’article 1261 C.c.Q., fait référence à un droit autre que le droit de propriété proprement dit. L’emploi de cette expression a pour objet d’exclure la possibilité pour les principaux acteurs de la fiducie de détenir sur les biens en fiducie des droits tels des démembrements de la propriété[18].

Il n’en demeure pas moins que la distinction entre le droit réel et son opposé, le droit personnel, n’est pas si aisée à constater. Les juristes civilistes s’y emploient depuis longtemps, mais ne réussissent pas à s’entendre. Pour le juriste Ginossar, les éléments qui permettent de distinguer les droits de l’individu sur un bien sont l’appartenance, l’intensité de sa relation par rapport au bien ou encore l’opposabilité du droit[19]. D’après cet auteur, le droit réel et le droit personnel constituent les mêmes éléments situés aux extrémités d’une seule et unique chaîne. C’est l’intensité du rapport qui varie. La ligne les séparant se veut parfois subtile. Ainsi, dans le doute, les tribunaux se montrent hésitants à reconnaître l’existence d’une fiducie lorsque le droit réservé par le constituant se rapproche davantage sur cette chaîne du droit réel que du droit personnel. À titre d’exemple, le juge Pronovost de la Cour supérieure du Québec constate que la création d’un régime de retraite enregistré en compte distinct, sur lequel le constituant se réserve la gérance et le pouvoir de retirer certaines sommes, lui accorde un droit qui, sans être absolu, comporte, malgré certaines restrictions, « un certain droit de propriété sur ces actifs[20] ». De plus, nous pouvons penser à des droits qui, sans ressembler à un droit de propriété, prennent l’allure de démembrements innommés et qui sont loin de faire l’unanimité, mais pourraient tout autant violer l’interdiction de l’article 1261[21].

Ce souci de transparence a pour objet notamment de protéger les créanciers du constituant-bénéficiaire qui sont en droit de compter sur les biens de celui-ci pour réaliser leurs créances[22]. Pour ajouter à la complexité du tableau, citons l’exemple des droits de surveillance et de contrôle prévus par l’article 1287 et suivants C.c.Q. qui témoignent de l’emprise que le législateur réserve aux constituants et bénéficiaires sur les biens de la fiducie. À notre avis, ce droit de regard excède le cadre d’un simple droit personnel[23]. Il peut également arriver que le constituant cède un bien à une fiducie en vue de créer un patrimoine d’affectation, le tout assorti d’une condition purement potestative en vertu de laquelle les biens lui reviendront à un moment futur. Ce dépouillement ressemble au droit d’accession juridique, aussi appelé « vis attractiva », lui permettant un jour de rapatrier ce bien. Sans être formellement qualifié de droit réel, ce droit d’accession constitue l’un des plus importants attributs de la propriété.

Cela dit, nous discuterons dans les prochaines sous-sections du constituant de la fiducie (2.2) et du fiduciaire (2.3).

2.2 Le constituant du patrimoine d’affectation

La création de la fiducie débute par la présence du « constituant », lequel joue un rôle central, car il crée la fiducie. L’article 1260 C.c.Q. énonce ceci : « La fiducie résulte d’un acte par lequel une personne, le constituant, transfère de son patrimoine à un autre patrimoine qu’il constitue, des biens qu’il affecte à une fin particulière et qu’un fiduciaire s’oblige, par le fait de son acceptation, à détenir et à administrer. »

Les autres acteurs dans la constitution de la fiducie sont le fiduciaire qui la détient et l’administre ainsi que le bénéficiaire qui bénéficie des fruits et du capital.

Une fois la fiducie créée, le constituant peut soit disparaître, soit se nommer fiduciaire et bénéficiaire. Pourquoi ferait-il cela ? Voilà une question habituelle des étudiants dans un cours sur la fiducie. Autrement dit, à quel besoin répond la création d’une fiducie créée par patrimoine d’affectation qui permet à un constituant de se nommer fiduciaire et bénéficiaire ? Les étudiants, avec un esprit curieux et naïf, répondent que la seule justification est de permettre à un constituant de soustraire ses biens à ses créanciers. Qu’en est-il vraiment ?

2.3 Le fiduciaire — constituant du patrimoine d’affectation

Outre la possibilité de se nommer fiduciaire, le constituant peut se nommer bénéficiaire avec le droit de recevoir les fruits et les revenus pendant la durée de la fiducie et éventuellement le capital ou de participer aux avantages qu’elle procure (art. 1281 C.c.Q.). Dans ce contexte, le constituant, à titre de bénéficiaire, jouit d’un statut très proche de l’usufruitier en dépit de l’interdiction faite à cet égard dans l’article 1261[24]. Nous verrons plus loin que la jurisprudence a sanctionné des réserves de ce type. Or, en pareil contexte la ligne de séparation entre le droit de propriété et le droit d’un tiers sur les biens est tellement mince qu’elle risque de s’évanouir. Cependant, pourquoi le Code civil le permet-il ? Nous constaterons qu’il n’en est pas ainsi. Une telle permissivité sur le plan littéral se heurte à l’institution du gage commun qui, d’ordre public, l’emporte sur toute fiducie permettant à la personne de soustraire ses biens au gage commun des créanciers.

3 La fiducie en faveur de soi

Ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, la fiducie était reconnue jadis comme une institution par laquelle une personne, de par sa volonté unilatérale, transmettait à titre de donation ou de legs un ou des biens avec une idée directrice de protection. La fiducie du Code civil de 1994 est flexible au point de permettre pareille transmission, bien qu’elle puisse servir à d’autres fins telle une sûreté pour garantir l’exécution d’une prestation ou encore l’exploitation d’une entreprise ou d’une oeuvre philanthropique. Or, qu’en est-il de la fiducie en faveur de soi, aussi appelée « fiducie de protection d’actifs » ? La loi n’en fait aucune mention ; la jurisprudence, non plus. Cette fonction de la nouvelle fiducie est développée par un courant doctrinal en vue de satisfaire à une demande d’une clientèle commerciale. La souplesse de la nouvelle fiducie répond à ces « besoins » commerciaux. Pour s’en convaincre, il suffit de faire un recensement de la doctrine extra-universitaire[25].

La fiducie du Code civil de 1994 a été soumise à un premier test d’importance dans un litige portant sur la validité d’un fonds de pension créé par voie de fiducie. Sans entrer dans le débat que nous verrons un peu plus loin, mentionnons ici que la Cour suprême, dans l’arrêt Banque de Nouvelle-Écosse c. Thibault a jeté une douche froide sur les tenants de la fiducie de protection d’actifs[26]. Il est malheureux que le test ait été passé à l’occasion de la création d’un fonds de pension qui, de toute façon, ne pose pas de problème dans la mesure où une majorité de fonds de pension immobilisés sont soustraits à l’emprise des créanciers. Il en est ainsi pour une bonne majorité des travailleurs. Par ailleurs, à la suite de l’arrêt Thibault, afin de réduire la disparité entre les régimes de retraite protégés et ceux qui ne le sont pas, le législateur québécois a adopté la Loi modifiant la loi sur les sociétés d’assurances[27] et la Loi sur les sociétés de fiducie et les sociétés d’épargne[28]. Selon ces lois, l’insaisissabilité des rentes créées en vertu des articles 2367, 2457 et 2458 C.c.Q. peut faire l’objet d’une protection suffisante, tout en permettant une flexibilité accrue au constituant dans l’exercice des choix de placement. Autrement dit, un constituant peut créer un fonds de retraite en se réservant une maîtrise du capital accumulé sans que cela influe sur son insaisissabilité. La protection d’un revenu de retraite nous paraît justifiée de nos jours.

Or, à quelle fin autre doit servir la fiducie en faveur de soi ? Ni le législateur ni le ministre de la Justice dans ses commentaires n’ont donné d’indices que la fiducie puisse être utilisée à titre de véhicule de protection d’actifs. Ayant fait une revue de la littérature, nous en concluons que la fiducie de protection d’actifs, variante de la fiducie discrétionnaire, est empruntée aux fiducies dans les pays de common law qui permettent la protection du patrimoine familial[29].

Cela dit, nous voici devant notre hypothèse selon laquelle la fiducie de protection d’actifs, ou fiducie discrétionnaire, n’a pas droit de cité en droit civil québécois. Il s’agit tout au plus d’un instrument créé par la doctrine, lequel ne trouve aucun fondement juridique.

Cependant, comment procède-t-on pour créer pareille fiducie, s’il en est ? Se trouve-t-on en présence d’une fiducie d’utilité privée ou d’une fiducie personnelle ? Sans nous lancer dans un débat technique, nous pouvons dire aisément que pareille fiducie peut entrer dans l’une ou l’autre des catégories prévues dans le Code civil[30].

Il n’existe pas de définition sacramentelle de la fiducie de protection d’actifs. Pour le professeur Jacques Beaulne, elle se définit comme suit : « Protective Trust (fiducie de protection d’actifs) : il s’agit ici d’un trust dont la personne peut être bénéficiaire sa vie durant, qui prend fin lors d’un événement déterminé, telle la faillite, et qui permet aussi au fiduciaire d’exercer sa discrétion en faveur d’autres bénéficiaires[31]. »

En revanche, la fiducie discrétionnaire est définie par Me Marilyn Piccini Roy comme suit : « Il n’existe aucune définition unique ou universelle de la “fiducie discrétionnaire”. Au sens plus large, une fiducie discrétionnaire s’entend d’une fiducie où les fiduciaires possèdent certains pouvoirs discrétionnaires ou peuvent faire des choix pour administrer la fiducie[32]. »

Dans la fiducie discrétionnaire classique, le fiduciaire jouira d’un pouvoir discrétionnaire à l’égard des éléments suivants, à savoir qui, combien, quand et sous quelle forme le revenu ou le capital, ou les deux, sera distribué à une catégorie de bénéficiaires.

Le lien entre la fiducie discrétionnaire et la fiducie de protection d’actifs est que le constituant-bénéficiaire ne pourra retirer de ces actifs transférés dans la fiducie que lorsque le fiduciaire, à sa discrétion, le décidera. Voici comment l’explique le professeur Beaulne :

La technique de fiducie de protection d’actifs est relativement simple : le constituant transfère des biens à une fiducie dont il est également le bénéficiaire. Une clause à l’acte prévoit que ses droits sont suspendus, à la discrétion du fiduciaire, aussitôt qu’il devient insolvable ou qu’il aliène ses droits dans la fiducie ; le fiduciaire se voit alors accorder la faculté d’attribuer le revenu et le capital à d’autres bénéficiaires[33].

Le même auteur, dans une édition plus récente de son ouvrage, ajoute ce qui suit : « il s’agit ici d’un trust dont une personne peut être bénéficiaire sa vie durant, qui prend fin lors d’un événement déterminé, telle la faillite et qui permet aussi au fiduciaire d’exercer sa discrétion en faveur d’autres bénéficiaires[34] ».

Lorsque le constituant-bénéficiaire devient insolvable, les créanciers cherchent à saisir les droits consentis au constituant par la fiducie. Toutefois celle-ci, par la voix d’un fiduciaire, retire ce droit. Elle les fera revivre lorsque le constituant sera libéré de ses dettes.

Mentionnons que, dans l’un ou l’autre des cas, il se peut que les termes de la fiducie soient clairs au sujet de la suspension des droits cédés au constituant-bénéficiaire ou que le fiduciaire le fasse à son gré, ce dernier devant nécessairement être considéré comme un fiduciaire complaisant.

Or, ce que nous avons vu jusqu’à maintenant ne relève pas des dispositions du Code civil, mais davantage de l’interprétation qu’en font les auteurs[35]. Le ministre de la Justice dans ses commentaires ne mentionne pas la fiducie de protection d’actifs. Au contraire, celui-ci énonce à l’article 2 que des mesures de séparation ou de division de patrimoine sont prévues par la loi de manière à « éviter les complications et les fraudes qui pourraient résulter d’une division ou d’une affectation du gage des créanciers qui serait laissée à l’unique volonté d’un débiteur[36] ». C’est à la lumière de ce commentaire que doit être interprétée la fiducie dans le Code civil. D’autres considérations, issues du droit positif, militent également en ce sens, notamment celle de la numérus clausus qui interdit la création de droits réels autres que ceux qui sont prévus dans le Code civil[37]. Autrement dit, on ne pourrait pas, par l’emploi d’une fiducie, créer des droits autres (puisque l’article 1261 l’interdit) pour permettre au constituant de reprendre ces mêmes biens, car cela irait à l’encontre des principes de la bonne foi et constituerait une fraude à l’endroit des créanciers[38]. Enfin, la possibilité qu’un constituant mette ses biens à l’abri des créanciers est tellement incongrue que la professeure Madeleine Cantin Cumyn émet l’avis qu’un constituant ne peut se nommer bénéficiaire unique[39]. Toutes ces questions seront étudiées en détail dans les sections qui suivent. Pour débuter, voyons la section 3.1 au sujet de la consécration, si elle existe, de la fiducie de protection d’actifs.

3.1 La consécration doctrinale de la fiducie de protection d’actifs ?

La fiducie en faveur de soi suppose généralement la constitution de celle-ci par son constituant qui transfère des biens, sous forme corporelle ou incorporelle, à un fiduciaire qui accepte d’agir ainsi, avec le constituant qui peut se nommer cofiduciaire (art. 1276 C.c.Q.). Le fiduciaire assume cette charge pour éventuellement remettre les bénéfices ou le capital à son constituant à une date ultérieure (art. 1281 C.c.Q.). Cette opération est inutile en matière de constitution d’un fonds de pension, car la loi prévoit déjà le régime de la rente (art. 2367 et suiv. C.c.Q.). Pareille opération pourrait aussi servir à la constitution d’une entreprise que la fiducie exploiterait et qui, à la fin, remettrait les biens au constituant alors que, pendant les opérations, elle verserait un revenu stable au constituant. Outre ces cas de figure, la constitution d’une fiducie en faveur de soi n’a pour objet que la fraude à l’endroit de ses créanciers.

Il se révèle périlleux de penser que le législateur ait permis pareille opération[40]. À vrai dire, la fiducie de protection d’actifs n’est qu’un outil imaginé par des auteurs dont la pratique est axée sur la planification financière[41].

Par ailleurs, ce patrimoine de protection d’actifs se heurte à tous les pans de droit civil visés : la remise du bien à la fiducie pour le reprendre à la fin vient contredire la maxime Donner et retenir ne vaut (3.2.1) de même que la notion de transfert définitif (3.2.2).

3.2 La limitation jurisprudentielle relative au transfert des biens

Nous verrons maintenant que la constitution d’une fiducie en faveur de soi nécessite plusieurs stratagèmes afin de contourner les prohibitions de la loi. Premièrement, le transfert en faveur de soi est interdit en matière de donation (3.2.1). Deuxièmement, le transfert fictif de propriété se heurte au principe même de transfert de propriété (3.2.2). Troisièmement, le transfert peut être accompagné d’une réserve de droit de propriété qui constituerait une forme de droit réel sur un bien transféré, ce qui contreviendrait aux dispositions de l’article 1261 C.c.Q. (3.2.3). Quatrièmement, le transfert peut être simulé et, une fois découvert, constitue une infraction directe à la loi (3.2.4). Cinquièmement, pareil transfert fait en fraudant les créanciers pourrait être considéré comme inopposable au sens du droit paulien (3.2.5).

3.2.1 La maxime Donner et retenir ne vaut

Le transfert fait à une fiducie sans contrepartie est envisagé tel un transfert à titre gratuit et, partant, assimilé à une donation :

[Le] constituant est placé dans une position analogue à celle d’un donateur par rapport au donataire. Donner et retenir ne vaut. Une stipulation de révocabilité suivant la seule discrétion du constituant lui est interdite (voir les articles 1822, 1841 en matière de donation). D’autre part, le pouvoir de révocation peut trouver son appui dans une condition simplement potestative (voir les articles 1497 et suivants) dont l’accomplissement met fin à la fiducie (article 1296, al. 2). Il faut aussi garder à l’esprit, sous ce même rapport, la possibilité pour le constituant de se réserver des bénéfices ou même le capital de la fiducie (article 1281), de même la possibilité qu’il a lorsqu’il s’est réservé une faculté d’élire, de révoquer un bénéficiaire (article 1283, al. 2)[42].

C’est dans ce contexte que la Cour provinciale du Québec, ayant à statuer sur la validité d’une fiducie, a constaté que le constituant qui se réserve une série de droits enfreint cette règle. En l’espèce, le donateur se réservait les droits suivants :

  1. Le droit de dicter au fiduciaire de vendre les biens donnés ;

  2. Le droit de dicter au fiduciaire les placements à effectuer à même le produit de ses ventes ;

  3. Le droit de retenir pour son propre bénéfice les droits et privilèges afférents au détenteur des biens compris dans la fiducie[43].

De conclure le juge Bourret : « Quand la donatrice retient pour son propre bénéfice les droits et privilèges afférents au détenteur des biens compris dans la fiducie, elle ne se dessaisit pas effectivement en faveur du fiduciaire et déroge à l’esprit et à la lettre de la fiducie puis aux articles 981 (a) et sqq. C.C.[44] ».

Et le juge ajoute plus loin :

En se réservant le droit d’ordonner au fiduciaire de vendre tel ou tel bien, d’effectuer tel ou tel placement et en conservant les droits et privilèges afférents au détenteur des biens compris dans la fiducie, la de cujus ne s’est pas valablement dépouillée et dessaisie entre les mains du fiduciaire de tous ses droits de propriété et de contrôle sur les biens en litiges ou, indirectement, s’est nommée elle-même fiduciaire et, par conséquent, la donation fiduciaire en tant que telle est nulle et elle est demeurée la seule propriétaire desdits biens[45].

Le passage d’un arrêt de la Cour suprême couronne le raisonnement du juge Bourret : « De même, le transport des biens en faveur du fiduciaire doit être immédiat : “s’il s’agit d’une fiducie constituée par donation entre vifs, il est essentiel à sa validité que le constituant se soit actuellement et irrévocablement dépouillé des biens transportés en fiducie. Donner et retenir ne vaut[46] ».

Il importe de préciser que l’affaire Darling c. Québec (Sous-ministre du Revenu) a été renversée en Cour d’appel par un banc constitué des juges Michaud, Deschamps et Biron[47] : cette décision a été rendue sous la plume du juge Biron (ad hoc), tandis que la juge Deschamps a subséquemment prononcé l’opinion pour la majorité dans le célèbre arrêt Thibault qui renverse implicitement l’arrêt Darling, de sorte que l’arrêt de la Cour d’appel ne porte pas ombrage à la décision du juge Bourret. Nous en parlerons dans la section suivante.

La même maxime a été retenue dans une autre décision rendue par la juge Piché qui a fait sien le principe voulant que la maxime Donner et retenir ne vaut trouve application en matière de fiducie de sorte que, dans une fiducie constituée par donation entre vifs, il est essentiel à sa validité que le constituant se dessaisisse irrévocablement et se dépouille des biens transportés en fiducie[48]. Ainsi, il est aisé de conclure que la maxime Donner et retenir ne vaut continue d’être utilisée sous le nouveau régime, et la possibilité de se réserver certains avantages que permet l’article 1281 C.c.Q. est limitée par cette maxime d’ordre public. Cette règle sanctionne les donations fausses ou déguisées faites en vue de soustraire ses biens à l’emprise des créanciers éventuels. Dans la décision rendue par la juge Piché, certains transferts ne sont pas complets, car le donateur s’octroie trop de droits comme dans l’arrêt Darling. C’est la notion juridique de « transfert » nécessaire à la création de la fiducie qui a permis de déclarer invalides d’autres fiducies.

3.2.2 Le transfert de propriété

La propriété se transfère consensuellement soit par acte à titre gratuit (succession et donation), soit par acte à titre onéreux. Peu importe le cas, il doit y avoir « transfert » effectif. Ce terme se définit ainsi :

Transmission d’un droit. « […] le principe du transfert par le seul consentement présente des avantages qui se manifestent principalement dans les rapports des parties contractantes […] la vente pure et simple d’un corps déterminé, au moment du contrat, rend l’acquéreur immédiatement propriétaire de l’objet ; envisagée sous cet aspect, la règle du transfert consensuel constitue véritablement une mesure de protection de l’acheteur dès l’instant du contrat[49].

Or, l’article 1260 C.c.Q. dispose ceci : « La fiducie résulte d’un acte par lequel une personne, le constituant, transfère de son patrimoine à un autre qu’il constitue, les biens qu’il affecte à une fin particulière et qu’un fiduciaire s’oblige, par le fait de son acceptation, à détenir et à administrer » (l’italique est de nous). Si l’article 1281 C.c.Q. permet à un constituant de se réserver les biens qu’il aura préalablement transférés à la fiducie, comment interpréter cette disposition ?

On pourrait dire que la réserve d’un droit de propriété constituerait une forme de droit supérieur à un droit personnel et inférieur à un droit de propriété proprement dit, mais aussi qu’elle pourrait se situer entre les deux et constituer un genre de droit réel innommé, tel le droit résiduaire que retient le nu-propriétaire et qui comporte la vis attractiva (droit d’accession juridique)[50]. Cependant, à défaut de consécration formelle, le constituant ne pourrait se réserver pareil droit résiduaire sans se heurter à l’interdiction de détenir tout autre droit réel issu du transfert. C’est ainsi que les tribunaux l’ont interprété déclarant nul tout transfert fiduciaire où le constituant se réserve davantage de droits qu’il confère à la fiducie. La première décision a été rendue par la Cour suprême sous la plume de la juge Deschamps dans l’arrêt Thibault[51].

Dans ce cas précis, la Cour suprême est saisie de la question à savoir si la création d’un fonds de pension autogéré, où le constituant se réserve le droit de conclure des opérations et de faire des retraits sur l’actif, constitue une fiducie. Si la Cour suprême répondait par l’affirmative, les biens placés en fiducie seraient insaisissables. Si son avis était négatif, les biens en fiducie se trouveraient saisissables. Or, la Cour suprême confirmera la décision de la Cour d’appel du Québec[52] en déclarant, notamment, que le fonds de pension autogéré mis au point par le constituant ne crée pas de fiducie et, partant, de patrimoine autonome distinct de son propre patrimoine. À la lumière de cet arrêt, il est aisé d’affirmer que la Cour suprême consacre la primauté du principe de l’unité du patrimoine prévu par l’article 2 C.c.Q. Le patrimoine d’affectation permettant à son constituant de se nommer fiduciaire et de se réserver le droit de diriger les placements ou de se réserver le capital conformément aux articles 1275 et 1281 C.c.Q. n’est donc pas reconnu. De surcroît, pareille affectation de biens sous forme de patrimoine ne forme tout simplement pas un patrimoine d’affectation. Cela s’explique, d’après nous, du fait que la séparation du patrimoine personnel menace la survie de certaines institutions principales du droit civil, c’est-à-dire l’irrévocabilité des libéralités, le principe voulant que le patrimoine d’une personne soit le gage commun des créanciers, le caractère unitaire de la propriété et l’effectivité de l’acte de transfert de propriété.

L’arrêt Thibault a été suivi dans une série de décisions, en particulier dans les affaires Pierre Roy & associés c. Bagnoud[53] et Cloutier c. Société Canada Trust[54].

Or, à la lumière de cette jurisprudence, quels critères pourrions-nous retenir pour déterminer la validité ou non d’une fiducie constituée par un constituant se nommant aussi bénéficiaire ? Le critère d’irrévocabilité serait celui qui a été préféré et confirmé par une récente décision de la Cour supérieure du Québec qui reprend les propos de la juge Deschamps dans l’arrêt Thibault :

[164] Pour que le REER de Thibault puisse constituer une rente ou une fiducie, il faut que le transfert des biens du constituant à un patrimoine d’affectation soit irrévocable. Or, tant et aussi longtemps que les biens objet du patrimoine d’affectation demeurent accessibles au constituant, il ne saurait être question d’une fiducie.

[165] Dans cette affaire, Thibault avait toujours le droit d’effectuer des retraits de son REER. Il n’y avait donc pas de véritable transfert à un autre patrimoine. Les sommes déposées dans le REER demeuraient toujours dans le patrimoine de Thibault.

[166] Tant et aussi longtemps que Thibault peut avoir accès au bien transféré dans un REER, il ne saurait non plus être question d’une affectation à une fin particulière.

[167] Il n’y a pas non plus véritable acceptation par un fiduciaire du patrimoine d’affectation car c’est Thibault qui conserve le plein contrôle des décisions relatives à l’investissement des sommes déposées au REER.

[168] La juge Deschamps aura cette conclusion plutôt lapidaire : [38] En somme, aux termes du régime, les droits et responsabilités du fiduciaire et du propriétaire-rentier sont inversés par rapport à ceux prévus au Code civil du Québec pour le fiduciaire et le constituant. Le détenteur de l’actif du Régime n’a de fiduciaire que le nom[55]

Nous ajouterons à cela que le critère que nous pouvons retenir est celui du dessaisissement véritable. Autrement dit, le constituant s’est-il véritablement dessaisi de ses biens[56] ?

Il y a une autre façon d’envisager cette question, soit par la qualification de la nature du bien faisant l’objet d’une réserve que se fait le constituant lorsque le Code civil dispose à l’article 1281 que « [l]e constituant peut se réserver le droit de recevoir les fruits et revenus ou, éventuellement, le capital d’une fiducie, même constituée à titre gratuit ». Est-ce alors la réserve d’un droit équivalent à un droit réel prohibé par l’article 1261 in fine ? Est-ce que la seule réserve est un droit réel prohibé ?

3.2.3 Le transfert avec réserve

Si le constituant se réserve le droit de dicter les placements ou de reprendre les biens comme s’il en était le propriétaire, possède-t-il un droit non réel ou un droit réel interdit par l’article 1261 C.c.Q. ? La Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Thibault se prononce ainsi :

[Je] ne peux pas concevoir qu’on puisse du même souffle affirmer que le déposant peut retirer en tout temps, en tout ou en partie, les actifs du régime et dire qu’il n’a plus aucun « droit réel » sur les biens constituant le patrimoine fiduciaire (article 1261 C.c.Q.) ; pas plus qu’on puisse affirmer que le déposant est entièrement responsable de choisir les placements du régime et de décider ce que le fiduciaire doit faire d’un placement et, en même temps, soutenir que ce dernier a la maitrise et l’administration exclusive du patrimoine fiduciaire (article 1278 C.c.Q.)[57].

Voilà qui révèle une anomalie importante dans les dispositions du Code civil faisant des biens réservés des droits réels ne pouvant entrer dans le patrimoine fiduciaire. La réserve peut aussi être considérée comme un démembrement du droit de propriété, donc un droit réel :

The present Trust Estate Law declares an express private trust is created when a person (the settlor) transfers legal title to property to another (the trustee) for his own benefit or that of a third party (the beneficiary) […] as the writer has elsewhere explained, the express private trust is a property regime, a dismemberment of ownership, in which control and management are separated from the beneficial right[58].

Ainsi, il n’est même pas nécessaire d’invoquer le droit de propriété en tant que droit réel prohibé par l’article 1261, car un démembrement du droit de la propriété est un droit réel. De toute façon, pareil démembrement innommé est interdit en droit québécois :

Sans même invoquer le droit de propriété, nous pouvons affirmer que certains droits, bien qu’ils soient en apparence personnels, peuvent dans leur ensemble aboutir à un droit traditionnellement appelé « démembrement innommé ». La question de la possibilité de créer des démembrements innommés est cruciale pour déterminer l’exacte mesure de l’interdit véhiculé par l’article 1261 C.c.Q. Pour notre part, nous croyons que cet interdit rend impossible la création d’un droit réel intermédiaire sur le patrimoine fiduciaire ou les biens transférés en fiducie. Cela résulte du principe du numerus clausus qui, depuis le droit romain, défend la création de démembrements innommés non explicitement prévus par le droit positif ; ce souci de transparence a pour objet notamment de protéger les créanciers qui sont en droit de compter sur les biens du débiteur pour réaliser leur créance.

[…]

Si nous considérons que le constituant détient d’emblée un droit supérieur à un droit personnel sur le patrimoine fiduciaire (article 1287 C.c.Q.) et que le constituant peut se réserver sur les biens du patrimoine fiduciaire des droits additionnels importants soit à titre de bénéficiaire (fruits et capital (art. 1281 C.c.Q.)), soit à titre de cofiduciaire (abusus (art. 1275 C.c.Q.)), il n’est pas exagéré de dire que la somme de ces droits pourra faire basculer les droits du constituant-bénéficiaire dans le camp des droits réels. Pour reprendre l’exemple de l’arrêt Thibault, c’est le cas du constituant qui, sans même se nommer cofiduciaire, se réserve le droit de diriger les placements ou de retirer les sommes d’argent à même l’actif du régime constitué en fiducie[59].

De manière encore plus perceptible, lorsque le constituant se réserve le droit de reprendre éventuellement le capital ou les fruits, ce droit ne s’apparente-t-il pas à la vis attractiva, quatrième attribut du droit de propriété[60] ?

Il peut arriver par ailleurs que le constituant veuille contourner les règles prévues dans le Code civil et que, pour ce faire, il orchestre des simulations en apparence légales, alors qu’elles dissimulent une illégalité.

3.2.4 Le transfert ou la donation simulés

Le constituant d’une fiducie pourrait transférer dans celle-ci l’ensemble de ses biens, tout en se réservant un bail résidentiel (droit personnel) et un droit de retour (réserve du capital). Il pourrait se consentir le versement d’une rente et, de plus, se constituer fiduciaire avec son beau-frère qui agirait par complaisance. En pareil cas, si l’intention du constituant était de créer une fiducie en apparence seulement, il y aurait là un acte simulé au sens du droit civil. La simulation supposerait l’existence simultanée de deux actes, soit un qui se révélerait ostensible ou apparent et un autre qui serait secret ou occulte, c’est-à-dire la traditionnelle « contre-lettre ». En l’espèce, l’acte apparent correspondrait à la fiducie et l’acte secret, à la réalité, soit que le constituant ne s’est véritablement jamais départi de ses biens. La distinction est difficile à faire, car tout relève de l’intention du constituant. Cependant, la sanction, si l’intention simulatoire était prouvée, permettrait de démasquer l’acte fictif et de rétablir la réalité qui serait contraire à la loi en vertu, entre autres choses, de l’article 1275 C.c.Q., celui-ci interdisant la présence d’un cofiduciaire complaisant. Un exemple jurisprudentiel est celui de l’arrêt Thibault[61] dans le passage de la juge Deschamps qui affirme que « [le] détenteur de l’actif du Régime n’a de fiduciaire que le nom[62] ».

Dans l’arrêt Levasseur c. 9095-9206 Québec inc.[63], le défendeur saisi s’oppose à la saisie-arrêt entre les mains d’une prétendue fiducie qu’il aurait lui-même constituée, alors que la partie saisissante invoque le caractère simulé de la fiducie, le défendeur s’étant nommé cofiduciaire avec un constituant complaisant. Renversant le jugement de première instance, la Cour d’appel en vient à la conclusion que le défendeur conserve tous les droits sur le patrimoine d’affectation, de sorte que ce dernier n’aurait pas la caractéristique de véritable fiducie. Autrement dit, le patrimoine d’affectation ne serait pas distinct du patrimoine du défendeur personnellement. Le tribunal valide ainsi la saisie pratiquée comme si les biens n’étaient pas sortis du patrimoine du défendeur. Un autre exemple jurisprudentiel illustre avec autant d’éloquence l’hypothèse où un débiteur crée une fiducie apparente pour éviter que ses créanciers aient quelque emprise sur ses revenus et ses biens. Dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Lapointe, le juge Prévost énonce ce qui suit : « le tribunal est en désaccord avec cette position. L’hypothèque légale inscrite par le ministère du Revenu national sur l’immeuble que possède la fiducie Morin Heights repose sur la prémisse que cette Fiducie ne constituait qu’un paravent permettant à Nil Lapointe de cacher ses revenus au fisc[64] ».

Le tribunal constate par la suite que M. Nil Lapointe se nomme constituant de la fiducie, fiduciaire et bénéficiaire. Un jugement antérieur de la Cour supérieure était venu ajouter la désignation d’un cofiduciaire rétroactivement pour épauler M. Lapointe et se conformer à l’article 1225. Somme toute, le tribunal constate que cette opération de fiducie constitue une simulation créée par M. Lapointe pour éviter de payer ses impôts. En outre, le tribunal observe que ce procédé contrevient aux dispositions de l’article 1275 et invalide la nomination antérieure du cofiduciaire. Nous avons là un exemple où la simulation est mise au jour et la réalité constatée, à savoir que l’acte occulte contrevient directement à une disposition d’ordre public.

Revenons à la définition de la simulation. Elle englobe deux actes simultanés, l’un ostensible, l’autre occulte. La sanction est le démasquage de l’acte apparent et la révélation de l’acte occulte pour dévoiler l’acte contraire à la loi (contra legem) avec les sanctions qui s’imposent. Cependant, le justiciable nie parfois la simulation et prétend avoir constitué une fiducie de protection d’actifs, car le législateur le lui permettrait. Qu’en est-il ?

3.2.5 Le transfert inopposable en vertu du droit paulien

Le recours paulien du droit romain est incorporé dans le droit québécois à l’article 1631 du Code civil et il dispose qu’un créancier qui subit un préjudice d’un acte commis à son égard peut faire demander que celui-ci soit déclaré inopposable à son égard. Or, le propre de la fiducie de protection d’actifs est de protéger le constituant contre l’emprise de ses créanciers. En vertu de l’ancien Code, la jurisprudence s’était forgé une voie pour sanctionner les actes frauduleux faits en vue de nuire au futur créancier. Autrement dit, le principe selon lequel la créance du créancier qui poursuit en vertu du droit paulien doit être antérieure à l’acte attaqué a été battu en brèche. Il a été décidé qu’un donateur faisant donation à son épouse d’une catégorie de biens qu’il s’engageait à livrer plus tard, et qui n’aurait d’autre effet que de le rendre insolvable le reste de sa vie, peut se trouver en position de fraude à l’égard de ses futurs créanciers et, partant, être déclaré inopposable aux créanciers lésés[65].

C’est ainsi qu’au fil du temps la règle de l’antériorité de la créance a perdu de sa rigueur[66].

Le problème de l’antériorité de la créance a été résolu et la solution jurisprudentielle consacrée à l’article 1634 al. 2 C.c.Q. qui se lit : « La créance doit être antérieure à l’acte juridique attaqué, sauf si cet acte avait pour but de frauder un créancier postérieur » (l’italique est de nous).

Nous avons affirmé que le propre de la fiducie de protection d’actifs est de frauder les créanciers futurs. Questionné dans le contexte d’un recours en inopposabilité lors d’un procès, le constituant d’une fiducie de protection d’actifs admet tout bonnement son intention :

[82] Ses réponses sur l’usage d’une fiducie familiale sont empreintes de sincérité… mais sont déconcertantes. Il crée le 9 juillet 2007 une fiducie familiale. Pour montrer son invincibilité, c’est un véhicule qui dit-il, le met à l’abri de toute procédure d’exécution ! C’est d’ailleurs ce dont il se targuait devant les demandeurs et qu’il leur suggérait de créer pour eux-mêmes. [Il était le comptable des demandeurs]. Cette réponse qui s’ajoute aux autres démontre que le défendeur Lavoie manque totalement de respect en regard de ses responsabilités[67].

Le juge Samson déclare donc inopposable à l’égard du demandeur la fiducie de protection d’actifs créée en vue de se prémunir contre ses créanciers :

[185] L’ensemble de ces faits démontre que le défendeur Lavoie a tenté de mettre en place un artifice pour éviter de faire face à ses responsabilités : il n’a pas de revenus, il n’a pas de biens ; il n’est pas assuré, du moins pour ces événements, et son entreprise a donné tous ses actifs en garantie à la fiducie familiale. Il se vante de tout mettre dans sa fiducie, car elle serait intouchable. Ensuite, il peut retirer des sommes de cette fiducie. Que demander de plus pour démontrer un parfait scénario de fraude ?

[186] La demande en inopposabilité doit légalement être intentée dans l’année qui suit la connaissance des faits qui la justifie. La fiducie familiale n’a été poursuivie qu’en juillet 2014. Toutefois, lors de l’audition, le fait que le défendeur Lavoie ne versait pas de salaires n’était pas connu à ce jour. Les réponses données par le défendeur Lavoie étaient pour plusieurs des révélations. La connaissance de ces faits s’est enrichie au cours de l’audition. Il n’y a donc pas prescription pour un recours en inopposabilité.

[187] Toutefois, compte tenu de la fraude évidente que le défendeur Lavoie a admis par ses commentaires, il n’est pas utile de déclarer inopposables les actes faits par la fiducie car le tribunal considère que la fiducie familiale doit être directement condamnée à payer les dommages causés aux demandeurs[68].

Or, en plus de l’inopposabilité qui est le recours approprié, le tribunal condamne la fiducie même sur la base de la responsabilité extracontractuelle pour fraude. Cette dernière constitue un délit sanctionnable. Nous trouvons ici l’application additionnelle de la théorie générale de la fraude fraus omnia corrumpit.

Cependant, il y a plus. Le constituant transfère des biens dans une fiducie de protection d’actifs. Ce que celui-ci sait, sa fiducie ne peut pas l’ignorer, d’où l’application des présomptions de fraude prévue dans l’ar- ticle 1632 C.c.Q.[69]. Ainsi, les transferts à pareille fiducie sont inopposables[70].

Cette situation permet d’attaquer une fiducie de protection d’actifs pour la faire déclarer inopposable par la voie de l’action en inopposabilité.

Conclusion

Le patrimoine a été, avant l’adoption du Code civil de 1994, considéré comme unitaire selon la théorie classique. Cette conception avait pour objectif de garantir que chaque individu ne possède qu’un seul et unique patrimoine faisant office de gage commun à l’endroit des créanciers de la personne.

Le Code civil de 1994 a cédé le pas à la conception moderne, ce qui a atténué le caractère unitaire du patrimoine. L’article 2 C.c.Q. prévoit néanmoins que le patrimoine unitaire peut, selon la loi, être divisé ou séparé, mais dans les seules limites permises par la loi.

Ces limites sont de cinq ordres :

  1. L’article 1261 du Code civil prévoit que le constituant ne peut avoir de droit réel sur les biens de la fiducie qu’il constitue ;

  2. Le principe de gage commun demeure intact ;

  3. La constitution d’un patrimoine d’affectation doit s’effectuer dans le respect de certaines normes axiomatiques du droit civil, dont la maxime Donner et retenir ne vaut ;

  4. Un transfert fait par un constituant à une fiducie doit être définitif (arrêt Thibault) ;

  5. Un patrimoine d’affectation ne peut être créé fictivement ou en vue de frauder ses créanciers.

Un constituant ne peut se nommer bénéficiaire unique. À la limite, il pourrait se nommer bénéficiaire dans le contexte de l’exploitation d’une entreprise par la fiducie.

Il en résulte que la fiducie de protection d’actifs n’est qu’une construction conceptuelle élaborée par les praticiens du droit, laquelle est incompatible avec les grands pans du droit civil québécois qui doivent être interprétés comme un tout, le Code civil étant un système organisé de règles interdépendantes.

Nous sommes ainsi en mesure d’affirmer que la fiducie de protection d’actifs contrevient 1) au principe général et d’ordre public du gage commun ; 2) à la maxime Donner et retenir ne vaut ; et 3) au respect du transfert de propriété définitif.

Nous concluons donc que la fiducie en faveur de soi, également appelée « fiducie de protection d’actifs », n’est qu’un mirage.