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Très peu connues avant le milieu des années 90, les ententes sur les répercussions et les avantages (ERA), qu’il soit question d’ententes socioéconomiques ou apparentées, sont conclues entre des organismes privés, publics ou parapublics et les peuples autochtones ou les communautés locales. Elles forment aujourd’hui une des assises juridiques importantes menant à l’extraction et à l’exploitation des ressources de la terre et des ressources énergétiques au Québec comme au Canada. Qu’implique, sur le plan du droit, cette transformation dans la gouvernance des ressources ? Telle est l’idée qui a permis le rassemblement de textes traitant des aspects juridiques des ERA. Si celles-ci font de plus en plus l’objet de recherches qualitatives en sciences humaines et sociales, on compte peu d’écrits à ce jour sur leurs aspects proprement juridiques : Quelle est la nature juridique des ERA ? Quels principes doivent guider leur interprétation ? Quels sont leurs effets sur les parties qui acceptent de les conclure ? Quels rôles jouent les femmes et les aînés dans la négociation des ERA ? Ces dernières permettent-elles de respecter les droits des peuples autochtones, notamment le droit au consentement préalable, libre et éclairé ? Comment s’inscrivent-elles dans le cadre réglementaire plus large ? Quels rapports les ERA entretiennent-elles avec les autres acteurs ainsi qu’avec les autres formes et modalités de gouvernance du territoire ? Contribuent-elles au processus de réconciliation entre les peuples autochtones et la société majoritaire ? Si oui, comment cela se produit-il ? Quelle place occupent les traditions juridiques autochtones dans les ERA et les négociations qui les précèdent ?

Les six articles et le texte de l’allocution de clôture de la juge Sheilah L. Martin réunis autour de la thématique du présent numéro ne permettent pas d’épuiser les réponses à ces quelques questions. Toutefois, ils nous semblent aider à mieux comprendre les ERA sous trois aspects : leur nature, leurs effets et leurs modes d’élaboration. Dans l’ensemble, le cadre réglementaire sous-jacent aux ERA de même que les rapports à la justice et à l’égalité qu’elles entretiennent sont au coeur de ce numéro.

Dans son texte, Marie-Claude Prémont attaque de front l’importante question du cadre réglementaire qui rend possible l’émergence des ERA. Appliquée ici aux acteurs municipaux dans le contexte du développement de la filière de l’éolien par Hydro-Québec, son étude montre avec force que le cadre réglementaire a une influence déterminante quant à l’intérêt que manifestent certains acteurs à conclure ce type d’ententes. En outre, son analyse des dispositions des ERA du secteur éolien remet en question leurs effets sur le rôle officiellement reconnu aux municipalités par la loi.

La question de la nature du cadre réglementaire sous-tendant les ERA est aussi mise en exergue de différentes manières dans trois textes rédigés respectivement par Chris Hummel, Geneviève Motard et Ghislain Otis. À partir de l’exemple des ERA conclues au Nunavut, Hummel s’intéresse aux raisons qui militent en faveur de la transparence générale des ERA. Si, selon lui, les clauses de confidentialité ne doivent pas nécessairement être abandonnées dans tous les cas de figure, la transparence présente des avantages indéniables pour les communautés et se justifie en raison du caractère public des ERA, de leur place dans les processus de consultation et de l’apport de cette transparence à la circulation des idées. La question de la nature hybride ou publique des ERA est également abordée dans les deux textes suivants. Le nôtre et celui d’Otis interrogent, chacun à leur manière, la nature des ERA, lesquelles se trouvent, à la lumière de nos réflexions, au croisement du droit public et du droit privé. À l’aide d’une analyse des parties, de l’objet et des effets intercommunautaires et intergénérationnels des ERA, l’article que nous signons remet en question le discours du « contrat privé » mis en avant par l’ensemble des acteurs impliqués. La déconstruction du discours du « contrat privé » nous permet de conclure que tant les acteurs autochtones que l’État ont un rôle à jouer dans l’encadrement de ces ententes singulières. Pour sa part, Otis évalue l’incidence des droits ancestraux sur les relations entre les peuples autochtones et les acteurs privés dans le contexte de l’exploitation des ressources de la terre. Son approche lui permet de faire ressortir que le droit civil en matière d’obligations contractuelles et de responsabilité civile, y compris le régime qui découle de la Charte des droits et libertés de la personne, peut être sollicité pour régir ces relations, lorsque les activités des entreprises ont des incidences sur les droits ancestraux des peuples autochtones.

Le rapport des ERA aux droits de la personne est évalué et approfondi dans le texte de Marianne Archambault-Laliberté et dans celui de Patricia Hania. Archambault-Laliberté étudie la question de l’apport potentiel des ERA au bien-être des communautés autochtones qui y sont parties. Plus particulièrement, sur le fondement de l’analyse des dispositions de l’ERA qui a permis la réalisation du projet Raglan au Nunavik et de l’étude des effets de cette entente, elle conclut que les ERA ont, à certaines conditions, la capacité de contribuer à la mise en oeuvre du droit à la santé. De son côté, Hania critique le caractère biaisé des ERA qui se présentent comme des instruments neutres eu égard au genre. Elle avance l’idée que, pour rompre avec l’invisibilité des femmes autochtones dans les processus de négociation, leur autorité et leurs récits sur l’eau devraient être pris en considération. À son avis, une telle prise en considération contribuerait au processus de réconciliation entamé dans la foulée des travaux de la Commission de vérité et réconciliation du Canada dont le rapport a été publié en 2015.

Pour clore ce numéro, la juge Sheilah L. Martin, magistrate de la plus haute juridiction canadienne, offre généreusement le fruit de ses réflexions sur le processus de réconciliation entre la société majoritaire et les peuples autochtones, telles qu’elle les avait livrées lors de la 15e Conférence annuelle Claire-L’Heureux-Dubé, tenue en 2018 par la Faculté de droit de l’Université Laval. Après avoir mentionné l’histoire douloureuse des pensionnats qui poursuivaient l’objectif d’opérer une rupture avec les langues, les cultures, les modes de vie et les traditions autochtones — fortement ancrées dans le territoire —, la juge Martin rappelle le rôle des acteurs du droit pour favoriser la mise en place de conditions propices à la réconciliation. En effet, en plus de la connaissance de la vérité, la justice et l’égalité sont, pour elle, au coeur du processus de réconciliation ; ils mobilisent en ce sens la responsabilité de tous les acteurs du droit.

C’est dès lors, bien humblement, que nous osons espérer que les réflexions auxquelles les juristes sont conviés par les auteurs dont les textes composent ce numéro thématique contribueront à jeter un éclairage nouveau sur la gouvernance négociée du territoire et de ses rapports complexes au droit et aux principes d’égalité et de justice.