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En ratifiant le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC)[1] en 1976, le Canada et le Québec se sont engagés à donner effet aux droits économiques, sociaux et culturels (DESC) tels que les droits à la santé, à un niveau de vie suffisant, y compris le droit au logement, à l’alimentation suffisante et à l’éducation[2]. En vertu des observations générales du Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CDESC), chargé d’interpréter le contenu normatif des DESC, le PIDESC impose à l’État des obligations négatives et des obligations positives. Les obligations négatives exigent de l’État de s’abstenir d’agir d’une manière à porter atteinte aux droits et prohibent l’adoption de mesures régressives[3]. Les obligations positives, quant à elles, requièrent d’adopter des lois, des politiques et des programmes assurant l’accès non discriminatoire à des ressources et à des services adaptés aux besoins et réalités, et ce en accordant une attention prioritaire aux personnes dites vulnérables, ainsi qu’à des recours effectifs. En résumé, les DESC sont des « instruments de transformation sociale » qui cherchent à apporter des « correctifs » au « libéralisme économique » et qui sont guidés par un « objectif de fraternité[4] ». Or, la « persistance de la crise de logement[5] » pour les personnes en situation de pauvreté[6], les Inuits et les Premières Nations[7], l’insécurité alimentaire[8] et les obstacles à l’accès aux soins pour les personnes marginalisées[9], dont les personnes à statut d’immigration précaire[10], sont autant d’exemples de la mise en oeuvre défaillante des DESC au Québec et au Canada. Bien que cette situation soit dénoncée par le CDESC et par les rapporteurs spéciaux des Nations Unies[11], les mesures requises pour donner effet aux DESC des personnes vulnérables font défaut d’être mises en place ou le sont de façon déficiente. On observe même une tendance des gouvernements à opter pour des compressions budgétaires qui entraînent la régression de la mise en oeuvre des DESC sans aucune mesure pour en limiter les répercussions sur les personnes en situation de vulnérabilité[12].

Dans un tel contexte, le recours aux tribunaux pour faire sanctionner les atteintes aux DESC, malgré les écueils associés à la judiciarisation des enjeux sociaux[13], peut permettre d’accroître l’imputabilité juridique des gouvernements. Or, le droit canadien est réfractaire à une pleine justiciabilité des DESC[14]. On entend par cette dernière expression la possibilité qu’un juge sanctionne autant l’action de l’État qui porte atteinte à un DESC que son omission d’agir ou son action régressive ainsi que l’accès à de réparations correctives et transformatives[15]. Bien que la Charte canadienne des droits et libertés[16] ne protège aucun DESC explicitement et formellement[17] et que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec[18] n’en reconnaisse que quelques-uns de façon hétéroclite et limitée[19], ces textes, interprétés selon une perspective large et libérale, et en conformité avec les engagements du Canada et du Québec en vertu du PIDESC[20], offrent des leviers juridiques susceptibles d’assurer une protection aux DESC[21]. On observe toutefois, dans les faits, une « timidité » des tribunaux à leur endroit[22]. La littérature juridique à ce sujet explique principalement cette situation par la déférence des tribunaux à l’endroit du pouvoir législatif[23], par l’absence d’une méthodologie judiciaire adaptée aux DESC[24] et par les positions défendues par les procureurs gouvernementaux qui s’opposent fermement à leur justiciabilité[25]. Cependant, ces obstacles s’avèrent surmontables[26]. Les travaux réalisés sur les DESC démontrent, par exemple, comment une conceptualisation de la séparation des pouvoirs ancrée dans une perspective plus matérielle de la démocratie peut légitimer l’intervention des tribunaux, notamment au stade de l’élaboration des réparations constitutionnelles[27]. Ces approches, qui souvent trouvent des bases dans l’expérimentalisme démocratique[28], offrent les fondations à des réparations transformatives susceptibles de s’attaquer aux causes systémiques des atteintes aux DESC[29]. Les recherches proposent aussi des méthodologies judiciaires permettant de donner effet à la justiciabilité des DESC d’une manière compatible avec les textes fondamentaux canadien et québécois. Pensons à l’approche substantive et processuelle élaborée par David Robitaille[30], à la méthode intégrative analysée par Colleen Sheppard[31], à la démarche basée sur les effets d’exclusion proposée par Lucie Lamarche[32] de même qu’à celles des effets attribuables à l’action[33] et à l’inaction de l’État qu’appuient Martha Jackman et Colleen Sheppard[34]. Il existe donc, dans le droit constitutionnel en vigueur, une base féconde pour assurer une pleine justiciabilité des DESC qui ne réussit pas à éclore, ce qui laisse ainsi les personnes en situation de vulnérabilité privées d’un accès à la justice[35]. Ce statu quo semble par ailleurs conforté par le nombre peu élevé de recours judiciaires fondés directement ou indirectement sur les DESC et par la tendance des tribunaux supérieurs à refuser d’entendre les appels à leur sujet[36].

À une époque où le droit international connaît une nouvelle ère en matière de justiciabilité des DESC[37], tel qu’en témoigne notamment l’entrée en vigueur du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PF-PIDESC), prévoyant un mécanisme de communications individuelles[38], l’immobilisme judiciaire en matière de justiciabilité des DESC au Canada et au Québec soulève des questions. Cette nouvelle ère des DESC, aussi portée par le droit comparé qui offre de nombreux exemples de la justiciabilité des DESC[39] et par la doctrine internationale qui critique avec force les présomptions d’« injusticiabilité » associées aux DESC en les qualifiant notamment de « poncifs[40] », invite en effet à interroger le postulat d’injusticiabilité des DESC qui demeure omniprésent dans la conception judiciaire des droits.

Nous avançons, à titre d’hypothèse, que la culture juridique des droits de la personne, entendue comme les pratiques, les représentations et les valeurs des experts du système juridique et des acteurs profanes, forme un contexte non favorable à la justiciabilité des DESC. Plus précisément, nous estimons que l’adhésion de cette culture des droits de la personne au paradigme dominant de l’individualisation de la société[41] nuit à une conception et à une pratique des droits ancrée dans la responsabilité collective et la solidarité, au fondement des DESC[42].

Le concept de culture juridique n’ayant jamais été mobilisé, ni sur le plan théorique ni sur le plan empirique, pour mieux comprendre la résistance du droit canadien à l’égard des DESC, notre recherche, qui s’inscrit dans une démarche sociojuridique, se démarque des travaux préexistants par cette perspective innovatrice[43].

Le présent texte comporte toutefois des limites. Il ne porte, en effet, que sur un seul volet de la culture juridique des droits de la personne, soit celui des juges majoritaires de la Cour suprême du Canada en matière sociale, que nous qualifions de culture dominante[44]. L’étude des autres volets de cette culture, englobant celle des dissidents de la Cour suprême, des juges des tribunaux d’appel et de première instance, des avocats de l’aide juridique et de la pratique privée, de doctrine, des facultés de droit et des représentants d’organisations non gouvernementales (ONG) fait l’objet d’un projet de recherche plus vaste[45] qui nous permettra ultérieurement de croiser les données relatives aux tendances à la Cour suprême contenues dans ce texte, pour dégager une lecture holistique de la culture des droits de la personne.

Pour structurer ici notre réflexion, nous avons divisé notre texte en deux parties. La première portera sur la définition théorique des principaux concepts mobilisés et sur la méthodologie employée pour les opérationnaliser, aux fins de notre recherche. Nous avons fait sciemment le choix d’exposer la méthodologie dans le but de contribuer non seulement à la réflexion sur la justiciabilité des DESC, mais aussi au développement de la recherche empirique en droit[46]. La seconde partie concernera les caractéristiques de cette culture juridique : nous tenterons de circonscrire les rapports qu’elle entretient avec la justiciabilité des DESC.

1 La culture juridique des droits de la personne en matière sociale, à la Cour suprême du Canada : concepts et méthode

Le concept théorique de culture juridique est largement mobilisé dans la littérature, ce qui nous a permis d’en dégager les principales caractéristiques et de proposer un concept fécond pour notre analyse (1.1). Dans la mesure où la culture juridique des droits de la personne n’est pas directement observable, la méthodologie acquiert une place centrale dans la recherche, en particulier pour permettre l’observation de ses principales composantes et leur étude qualitative (1.2).

1.1 Les concepts théoriques pour penser la culture juridique des droits de la personne

La littérature sociojuridique offre les fondements théoriques pertinents quant à la conceptualisation de la culture juridique (1.1.1). Elle permet également de tenir compte de son caractère situé, ce qui rend possible l’étude non pas de la culture juridique canadienne en général, mais bien plutôt de celle qui est propre aux droits de la personne (1.1.2).

1.1.1 La culture juridique selon la perspective sociojuridique

Bien que la portée heuristique du concept de culture juridique fasse l’objet de débats[47], le concept introduit en sociologie juridique par Lawrence M. Friedman[48] présente, selon nous, un grand intérêt. Dans la perspective des études sociojuridiques, dont l’objet est principalement de comprendre les rapports entre les systèmes juridiques et la société, le concept de culture juridique, en tant que composante propre de ces systèmes[49], permet d’observer et d’analyser le droit en action[50], tel qu’il se crée, se fait, se pense, s’enseigne et s’apprend par les acteurs visés[51]. Cette approche théorique se distingue de la perspective anthropologique, qui, elle, s’intéresse aux relations entre le droit et la culture d’une communauté, et de la perspective du droit comparé, qui se penche sur les différents systèmes juridiques nationaux, les traditions juridiques, leurs développements et leurs hybridations[52].

Le concept de culture juridique permet de rendre visible[53] ce qui « oriente l’action [juridique] ou lui confère une signification en se tenant à mi-chemin entre le réalisme et l’idéalisme[54] ». Dans les termes de Friedman, ce sont des « social forces […] constantly at work on the law[55] ». Cette culture, ou cet habitus des acteurs[56], influe sur le répertoire des arguments juridiques, la rhétorique du droit, et le développement du droit substantif sans pour autant que les acteurs du système juridique aient une conscience réflexive du phénomène[57]. Susan S. Silbey résume de manière juste, selon nous, l’approche de Friedman : « Although law can be defined as “a set of rules or norms, written or unwritten about right and wrong behavior, duties and rights” […] according to Friedman this conventional notion attributed to much independence and efficacy to the law on the books and acknowledged to little the power and predictability of what is called the law in action[58]. »

La culture juridique peut être interne ou externe. Cette distinction, maintenant classique[59], est « généralement suivie » par les auteurs[60]. Elle permet principalement de distinguer la culture interne, soit celle de « ceux qui, oeuvrant à l’intérieur du système juridique, y opèrent des tâches spécialisées[61] », tels que les professionnels du droit (juges, avocats, juristes et professeurs de droit[62]), de la culture externe, soit celle des non-experts du droit, de la société en général (citoyens, justiciables, ONG[63]), et invite à faire ressortir les différences qui les caractérisent[64]. Selon la perspective de Friedman, ce sont les demandes à l’égard du droit provenant de la culture juridique externe qui influent avant tout sur les changements du droit[65].

Quant aux critiques soulevées dans la littérature à l’égard du concept de culture juridique, elles portent majoritairement sur le caractère vague et imprécis de sa définition, sur ses usages multiples et volatiles par les auteurs[66], ce qui fait dire à Sally Engle Merry que c’est un « very productive concept as well as very inconsistent one. It means very different things to different scholars. Perhaps this is why it is so useful[67] », et, enfin, sur le fait qu’on le considère comme une unité d’analyse plutôt que tel un agrégat d’éléments[68].

Pour ce qui est de la première critique, nous croyons que la définition originelle de Friedman, précisée par les écrits de David Nelken et de Merry, permet de dégager des assises conceptuelles suffisamment précises aux fins de notre recherche. Ces travaux, jumelés à la proposition élaborée par Karl E. Klare dans ses propres travaux sur le constitutionnalisme transformatif en Afrique du Sud[69], définissent la culture juridique comme étant composée des valeurs, des représentations, des idéologies[70], des connaissances, des pratiques, des attentes, des habitudes et des réflexes intellectuels qu’entretiennent, consciemment ou inconsciemment, les acteurs du système juridique[71]. Plus précisément, selon Klare, interroger la culture juridique, c’est chercher à mettre en évidence les stratégies rhétoriques typiques et récurrentes adoptées par les acteurs dans un système juridique donné, c’est mettre en lumière ce qui constitue ou non, pour ces acteurs, des arguments juridiques convaincants[72]. Enfin, toujours d’après Klare, la culture juridique est aussi constituée des points de vue et des présomptions des acteurs du droit sur la politique, la vie sociale et la justice ainsi que des prémisses non formulées qui se trouvent culturellement et historiquement imprégnées dans le discours professionnel du droit[73]. De l’avis de Nelken, cette notion englobe les définitions de ce que constituent le droit et ses fonctions selon les acteurs visés[74] ainsi que, au dire de Silbey, les jugements sur la justesse, la légitimité et l’utilité du droit[75].

La seconde critique, quant à elle, qui remet en question le fait que la culture juridique est utilisée comme une unité d’analyse alors qu’elle constitue plutôt un agrégat d’éléments[76], impose deux axes de réponse. Premièrement, sur le plan méthodologique, c’est la division du concept en éléments analytiques qui rend possible son opérationnalisation aux fins de la recherche empirique[77]. En effet, comme nous le verrons ci-dessous, ces éléments doivent, en vue de leur observation et de leur analyse, être combinés à diverses approches méthodologiques qui leur sont propres[78]. Deuxièmement, sur le plan conceptuel et analytique, le concept de culture juridique assemble chacun des éléments constitutifs, soit les pratiques, les représentations, les valeurs et les idéologies, lesquels ne sont pas étanches ni indépendants les uns des autres, en un agrégat distinctif. La culture juridique englobe donc, outre les éléments constitutifs eux-mêmes, leurs interrelations d’influence produites et reproduites par la culture juridique elle-même[79]. Cette précision s’avère importante pour notre recherche puisqu’une des hypothèses qui nourrit nos travaux est celle d’un possible effet de verrou créé par les interrelations entre les éléments constitutifs de la culture juridique, susceptible d’expliquer le statu quo à l’égard de la justiciabilité des DESC.

En permettant de faire la lumière sur les tendances récurrentes dans les idées et les pratiques du droit, la culture juridique offre également une clé pour comprendre les résistances du droit à l’égard du changement[80].

1.1.2 La culture juridique des droits de la personne : culture juridique située

La culture juridique est nécessairement située dans un espace-temps, telle qu’en témoigne l’intérêt de Friedman pour la culture juridique « moderne[81] ». Elle peut se présenter sur un axe vertical, en se déployant à l’échelle locale, nationale ou internationale, ou encore sur un axe horizontal, en se nichant dans les différents champs du droit. Elle peut varier en étant propre à certains groupes et organisations — pensons notamment à des sous-cultures juridiques[82], à certaines époques[83] ou bien à tel ou tel État[84]. Elle peut également appartenir à divers environnements à la fois et ainsi se voir traversée par différentes influences[85], par exemple, la culture juridique du droit des femmes sur le plan international. Il nous semble donc justifié de parler des cultures juridiques[86].

Dans le contexte de notre réflexion, sans nier qu’il puisse exister une culture juridique québécoise, voire, en droit public, une culture juridique canadienne suffisamment englobante pour rendre compte des tendances nationales, nous faisons le choix de nous concentrer sur la culture juridique propre au champ des droits et libertés de la personne. Le fait d’isoler les cultures juridiques par des dénominateurs plus restreints peut permettre de démontrer leurs variations et leurs interrelations, comme c’est le cas dans les travaux relatifs aux traditions juridiques comparées[87]. De plus, le caractère malléable du droit et, notamment, l’existence des jugements dissidents nous laissent croire à la présence de variations au sein même de la culture juridique des droits de la personne. En nous inspirant des distinctions entre « culture première » et « culture seconde », mises de l’avant par Fernand Dumont, nous partons de la prémisse que la culture juridique des droits de la personne puisse se subdiviser entre culture dominante et culture minoritaire. La première constituerait le droit positif en vigueur et la seconde mettrait en question les présupposés de la première[88].

La culture juridique des droits de la personne[89] est un thème encore peu abordé dans la littérature juridique francophone[90]. Le terme human rights culture est beaucoup plus présent dans la littérature anglo-saxonne[91]. Selon Friedman, la culture des « droits humains » est un produit de la modernité[92] et prédétermine les textes[93]. Autrement dit, c’est cette culture, en tant que fait social, qui détermine d’abord ce que constituent les droits fondamentaux qui sont ensuite formulés, formalisés et synthétisés par les rédacteurs, les praticiens et les juges[94].

Au Québec, la notion de culture juridique est souvent mobilisée pour traiter de l’incidence de l’arrivée de la Charte des droits et libertés de la personne et de la Charte canadienne des droits et libertés sur le positivisme juridique ou sur la suprématie parlementaire[95]. Ces réflexions s’intéressent au constitutionnalisme et au processus de révision judiciaire qu’il induit en créant, à travers la clause de limitation des droits, et son exigence de raisonnabilité, une ouverture vers les sources extrajuridiques du droit[96]. Selon Jean-François Gaudreault-DesBiens, c’est « l’esprit » véhiculé par les chartes « qui contribue à l’instauration d’une véritable “culture des droits”[97] ». À son avis, cette culture a pris forme au Québec, au moment de l’élaboration de la Charte québécoise qui s’inscrivait dans un mouvement plus large de construction identitaire[98] et elle a été propulsée par l’adoption de la Charte canadienne. Colleen Sheppard, quant à elle, considère ce phénomène comme le reflet de l’émergence de la « conscience des droits » au Québec[99].

Bien qu’elles soient éclairantes, ces analyses relatives à la culture des droits de la personne sont exclusivement théoriques, et aucune recherche au Québec n’a permis à ce jour une observation empirique de ladite culture. C’est précisément l’objectif que nous poursuivons en tentant de déterminer si la culture juridique des droits de la personne en matière sociale crée un contexte défavorable à la justiciabilité des DESC.

1.2 La méthodologie pour observer et analyser la culture juridique des droits de la personne

La recherche qualitative offre des outils méthodologiques permettant d’observer la culture juridique des droits de la personne (1.2.1). Pour notre part, nous nous limiterons à l’analyse d’un échantillon de décisions de la Cour suprême en matière sociale (1.2.2), auxquelles nous appliquerons une grille destinée à opérationnaliser le concept de culture juridique des droits de la personne aux fins de la collecte des données, lesquelles seront ensuite soumises à une analyse thématique (1.2.3).

1.2.1 La recherche qualitative pour mieux comprendre la culture juridique des droits de la personne

Selon Friedman, la culture juridique est observable et mesurable : « it is not a mysterious, invisible substance[100] ». Elle est « mesurable », d’après lui, directement, c’est-à-dire en posant des questions aux personnes, ou indirectement, soit en regardant ce que font les personnes et en inférant de leurs comportements des attitudes[101]. Nous partageons cette idée de la culture en tant que phénomène observable, mais nous croyons utile de préciser, comme le fait Silbey, que le recours à la sociologie qualitative permet de mettre l’accent sur la compréhension des comportements et des idées des acteurs plutôt que sur leur « mesure », ce qui nous semble plus adapté aux objectifs que nous visons ici[102] : « the cultural turn abandoned the predominant focus on measurable behavior that preoccupied those who wanted to compare national legal cultures and reinvigorated the Weberian conception of social action by including analyses of the meanings and interpretative communication of social transactions[103] ».

Dans cette perspective, la démarche de recherche qualitative[104] entraîne une interprétation « en compréhension » : ainsi, elle met en « interrelation systémique l’ensemble des significations du niveau phénoménal[105] ». Le fait d’étudier la culture juridique des droits de la personne en matière sociale, qui — comme nous l’avons vu — est un objet plus restrictivement délimité a un retentissement indéniable sur le choix de cette approche et sur la faisabilité de la recherche sur le plan méthodologique. En effet, un terrain d’observation limité favorise une approche compréhensive plus fine et en profondeur[106].

En définitive, nous voulons poser un regard externe modéré sur le droit[107], c’est-à-dire l’appréhender en tant qu’objet, pour mieux comprendre comment il se fait et se pense par les acteurs qui s’en saisissent. Notre objectif ici n’est nullement de rendre compte de l’état du droit, mais bien plutôt de nous dégager de celui-ci et de ses rhétoriques de justification pour regarder d’un oeil neuf ce qu’il fait et dit, de façon concrète, une fois dégagé de son langage et de sa technique autolégitimants. Telle est la valeur ajoutée de cette méthode : dire ce que font et pensent les acteurs des droits de la personne. Notre regard externe se veut toutefois modéré, car l’exercice se déroule à partir de matériaux que nous avons dû préalablement analyser d’un point de vue interne, pour comprendre le sens des données[108]. En choisissant cette manière d’étudier le droit vivant[109], nous proposons un projet qui s’inscrit dans la perspective de travaux encore peu répandus en langue française, qui mettent en avant la pertinence et le besoin des approches empiriques dans la recherche sur les droits de la personne[110].

1.2.2 Échantillonnage, collecte et analyse des données

Comme nous l’avons précisé plus haut, les résultats que nous exposons ici ne forment qu’une partie des données d’un projet de recherche plus large que nous menons sur l’analyse de la culture juridique interne et externe des droits de la personne[111]. Les résultats globaux seront publiés ultérieurement dans leur intégralité. Partant d’une démarche destinée à analyser des données documentaires et empiriques issues des jugements des tribunaux judiciaires du Québec, de l’Ontario et de la Colombie-Britannique ainsi que de la Cour suprême, de la doctrine québécoise et canadienne, d’entretiens semi-dirigés avec des avocats de la pratique privée et de l’aide juridique, des ONG et, enfin, des programmes de formation des facultés de droit canadiennes, nous nous concentrons exclusivement dans ce qui suit sur l’analyse des données provenant d’un échantillon de décisions de la Cour suprême, relatives aux droits de la personne en matière sociale. En ce sens, les données réunies dans notre texte ne forment qu’une partie de la réponse à la question de savoir si la culture juridique des droits de la personne représente un obstacle à la justiciabilité des DESC. Elles nous semblent toutefois suffisamment riches et complexes pour permettre une première analyse. Les données ainsi recueillies et analysées seront « triangulées » avec les autres données dans le but de circonscrire plus globalement les différentes facettes de la culture juridique des droits de la personne en matière sociale au Canada et d’accroître la fiabilité des résultats[112].

Compte tenu de ce qui précède, nous avons délimité le corpus jurisprudentiel de la façon suivante. Dans un premier temps, les balises de la recherche ont été restreintes au champ social, défini comme englobant les domaines de la santé, de l’éducation, du logement et de la pauvreté, de 1985 à 2018[113]. Ce choix a été effectué en tenant compte de la problématique, de la question de recherche et de l’hypothèse, étant entendu que ce sont les domaines les plus susceptibles d’être mobilisés dans la perspective de la mise en oeuvre des DESC. Dans un deuxième temps, à partir de la base de données CanLII, nous avons établi un premier échantillon en procédant par législation citée. Les articles 7 et 15 de la Charte canadienne et les articles 4, 10, 39 à 47 de la Charte québécoise ont été visés en raison de leur pertinence évidente par rapport à notre sujet d’étude. Dans un troisième temps, enfin, nous avons effectué une recherche par mots clés à l’intérieur de ce corpus : « logement suffisant », « housing/fondamental rights », « accès à des soins », « access to health », « droit à l’éducation », « right to education », « droit à un niveau de vie », « right to a standard of living ». La sélection des mots clés a nécessité de nombreuses adaptations[114] pour recueillir des décisions dont l’objet portait précisément sur des enjeux relatifs à la réalisation des droits de la personne en matière sociale et éliminer des décisions sans lien avec le sujet, où, par exemple, la question de la santé n’était citée qu’une seule fois de manière complètement accessoire. Au terme de l’exercice, nous avons retenu 130 décisions, provenant des tribunaux de première instance et d’appel provinciaux, des tribunaux fédéraux et de la Cour suprême. De ce nombre, 15 décisions de la Cour suprême ont été extraites : 5 de celles-ci ont été retranchées sur la base du critère de la pertinence[115]. Finalement, nous avons analysé 10 décisions. Dans les pages qui suivent, seuls les jugements majoritaires ont été étudiés[116].

Notre échantillon est donc « orienté » en fonction des paramètres décrits plus haut plutôt qu’aléatoire. Cette approche s’avère conforme aux canons de la recherche qualitative où la délimitation de l’échantillon repose sur les particularités du champ d’étude et où l’objectif visé consiste à révéler la logique et la cohérence des phénomènes sociaux qui ne peuvent être captés par échantillonnage aléatoire[117]. La représentativité ainsi recherchée n’est pas statistique mais théorique. Cela découle du fait que le choix des balises du corpus est poussé par une « question conceptuelle[118] ». Dans de tels cas, le chercheur est préoccupé par « les conditions qui prévalent lors de l’opérationnalisation du construit ou de la théorie[119] ». La représentativité se joue sur la base d’une correspondance aux concepts théoriques sous-jacents et aux questions de recherche dans le but de tester « la validité conceptuelle de l’étude, sachant que la procédure contribue à déterminer les conditions de validation des résultats[120] ». Ainsi, on jugera que les résultats sont représentatifs s’ils mettent en lumière l’éventail des variations au sein du phénomène étudié[121]. En fin de compte, ce qui est recherché, c’est une compréhension en profondeur[122] du sens accordé aux pratiques, aux représentations, aux valeurs et aux idéologies des juges majoritaires de la Cour suprême, dans le but de décrire et de comprendre la culture juridique des droits de la personne en matière sociale, pour pouvoir, en définitive, indiquer en quoi elle constitue ou non un obstacle à la justiciabilité de ces droits.

Aux fins de la collecte des données documentaires, nous avons élaboré une grille de variables et de thèmes dans le but de traduire le concept de droits de la personne en des indicateurs observables. Ce travail a été effectué en croisant la littérature sur la culture juridique[123] et celle sur la justiciabilité des DESC[124], et ce, pour capter les représentations, les pratiques, les idéologies et les valeurs des juges par rapport aux droits de la personne, tout en privilégiant les thèmes les plus pertinents du point de vue de la problématique de la justiciabilité des DESC[125].

Appliquée systématiquement à chaque décision, à l’aide du logiciel QDA Miner, la grille nous a permis de recueillir tous les extraits des décisions relatifs à chacun des thèmes et à colliger les variables.

L’analyse thématique reposant sur une première lecture « horizontale » a permis de comprendre la teneur des données, de les comparer et de dégager des tendances. Ensuite, des thèmes ont été croisés et des recherches plus fines relatives à certains sous-thèmes ont été menées pour dégager une compréhension en profondeur. Nous entendons par « lecture horizontale » une analyse, par thème, des extraits issus des 10 décisions de la Cour suprême, par opposition à une « lecture verticale » que nous associons au point de vue interne, soit à la lecture d’un jugement du début à la fin pour comprendre les faits, la question posée, la ratio, les obiters et les dissidences.

2 La culture juridique des droits de la personne dominante à la Cour suprême du Canada : culture du constitutionnalisme tronqué

L’objectif poursuivi à ce stade-ci consiste à mettre en lumière les caractéristiques de la culture juridique des droits de la personne en matière sociale chez les juges majoritaires de la Cour suprême. Rappelons que nous qualifions cette culture de « dominante[126] » parce qu’elle émane des juges majoritaires du plus haut tribunal du pays et qu’elle structure, même en présence de jugements dissidents, l’état du droit applicable au Canada (2.1). Nous réfléchirons également aux liens entre cette culture et la justiciabilité des DESC (2.2).

2.1 Les caractéristiques de la culture juridique des droits de la personne dominante, en matière sociale, à la Cour suprême du Canada

Afin de contextualiser et de faciliter la compréhension des résultats issus de notre recherche, nous verrons d’abord la description des données, ce qui nous permettra d’en saisir les principaux paramètres (2.1.1). Nous examinerons ensuite les thèmes dominants qui se sont dégagés de l’analyse des données en vue d’éclairer les caractéristiques de la culture juridique des droits de la personne (2.1.2).

2.1.1 Le corpus jurisprudentiel

Peu de décisions en matière sociale ont été rendues par la Cour suprême dans des affaires où des individus ou des organisations, ou les deux à la fois, demandaient à avoir accès à des soins de santé, à un logement, à l’éducation et à un niveau de vie suffisant. Ce constat constitue en lui-même un résultat de recherche qui mérite réflexion[127]. Sur les 10 décisions composant notre échantillon, 6 portent sur un enjeu de santé[128], 3 concernent l’éducation[129] et 1, la pauvreté[130]. Nous n’avons relevé aucune décision relative au logement, bien que la mobilisation relative à ce droit soit très forte dans la société civile[131].

Dans tous les cas, les appelants ou les intimés qui font valoir leurs droits sont des individus. Dans 2 des 10 cas, ces individus sont accompagnés d’une organisation[132]. Hormis pour M. Zeliotis, non représenté dans l’affaire Chaoulli c. Québec (Procureur général), dans tous les autres cas, les personnes ou les organisations qui revendiquent le respect des droits sont représentés par un avocat[133] ; dans 7 cas, des organisations gouvernementales et des ONG sont intervenues[134].

Dans 4 cas sur 10, les personnes et les organisations, le cas échéant, ayant mobilisé les droits de la personne ont eu gain de cause. Nous entendons par cette expression qu’il y a eu constat d’une violation du droit, jugée non justifiable dans une société libre et démocratique[135] puisque, dans les faits, une « simple » violation des droits justifiée ne donne pas en elle-même satisfaction aux acteurs les invoquant. Tous ces cas portaient sur des enjeux de santé.

À la lumière de notre échantillon, la combinaison entre droits à la vie, à la liberté et à la sécurité et contexte de santé nous paraît celle qui a permis le plus grand nombre de résultats favorables aux individus et aux organisations, le cas échéant, ayant saisi les tribunaux. Dans tous ces cas, l’enjeu principal était le même, soit empêcher l’État de traverser, par son intervention, les « barrières invisibles » que les droits érigent autour des individus[136].

2.1.2 Un angle nouveau pour interroger des thèmes classiques

Compte tenu de la posture théorique à laquelle nous adhérons et de la méthodologie que nous avons privilégiée, et comme nous l’avons expliqué en détail plus haut[137], notre objectif est de poser un regard distancié sur le droit pour exposer ce que font les juges des droits de la personne et ce qu’ils en pensent et en disent, ou non[138]. Notre analyse des données a révélé trois thèmes qui sont particulièrement structurants : 1) les titulaires de droits ; 2) la nature des obligations à la charge de l’État ; et 3) la méthodologie juridique[139].

Bien que ces thèmes aient déjà fait l’objet de réflexions dans la doctrine relative aux droits de la personne, notre démarche permet de les appréhender d’une manière innovatrice en nous concentrant sur les tendances qui se dégagent de l’analyse thématique et horizontale du corpus jurisprudentiel.

2.1.2.1 Les titulaires de droits

Dans les 4 cas de notre échantillon où la Cour suprême a reconnu des personnes comme titulaires de droits, les dossiers portaient sur des enjeux de santé. Dans 3 de ces cas, les juges ont utilisé les droits de la personne en tant que bouclier pour protéger un noyau irréductible de sécurité intimement lié à la vie contre l’action de l’État ; dans l’autre cas, les droits ont permis d’attaquer une omission de l’État alors qu’il s’était préalablement engagé à donner accès à des services de santé essentiels universels. Dans 4 des 6 cas où la Cour suprême a refusé de reconnaître un individu comme titulaire de droits[140], des questions d’accès à des mesures ou à des services, ou aux deux à la fois, étaient en jeu, directement ou indirectement[141].

En fait de tendance, pour qu’un statut de titulaire de droits soit activé par la Cour suprême, deux conditions semblent nécessaires : 1) l’État doit être préalablement intervenu par une ingérence entraînant des effets graves sur le noyau irréductible de la santé et de la sécurité, intimement lié à la vie ; 2) l’État a préalablement décidé de s’obliger par l’octroi d’une mesure universelle. Paradoxalement, lorsque l’État décide de choisir lui-même, de façon discrétionnaire, les destinataires des mesures qu’il accorde, les juges refusent de reconnaître les exclus de ces mesures en tant que titulaires de droits[142]. Ces individus deviennent alors complètement invisibles pour les droits de la personne et se retrouvent dans un « état de nature[143] », soumis aux seules forces sociales, politiques et économiques. L’État a alors un contrôle absolu sur les paramètres créant le titulaire de droits.

Cette pratique des juges de la Cour suprême rend compte des idées qu’ils entretiennent sur la figure du titulaire légitime de droits de la personne. L’analyse de nos données montre en effet que ce titulaire prend les traits suivants :

  • personne autonome et responsable[144], capable d’exercer et d’assumer des « choix », voire de payer pour l’exercice de ses choix[145] ;

  • personne ayant une condition personnelle incontrôlable[146].

Nous entendons par « autonomie » le fait, pour une personne, d’être en mesure de procéder à des choix essentiels pour sa réalisation en tant qu’être humain et de les assumer pleinement. Il s’agit plus précisément d’un triptyque associant l’autonomie, aux choix et à la responsabilité des individus. Ce triptyque constitue l’équation fondamentale susceptible d’assurer la protection légitime des droits de la personne qui, en toute cohérence, prennent les traits du bouclier contre une intervention de l’État. Par exemple, la femme enceinte, autonome et libre de ses choix, n’a pas à subir une décision prise par l’État qui repose sur des critères complètement étrangers à ses propres aspirations et priorités[147]. Une personne assurable et ayant les moyens financiers de souscrire à de l’assurance privée ne peut être empêchée par l’État de souscrire à de telles assurances pour avoir recours à des soins de santé privés, par ailleurs offerts par le régime public[148]. À l’inverse, les parents d’un enfant autiste peuvent privilégier une thérapie médicalement requise non offerte par le gouvernement provincial s’ils en paient les coûts[149].

Lorsque la personne bénéficie du soutien de l’État, elle perd, dans le contexte de cette relation, la reconnaissance de son autonomie et devient illégitime à titre de titulaire de droits la protégeant de l’intervention de l’État. Dans ces circonstances, la personne est considérée comme ayant fait un choix (ne pas être active sur le marché du travail en ce qui concerne le prestataire d’aide sociale) et étant incapable d’en assumer les conséquences. L’État pourra alors agir « pour son bien » et lui imposer des conditions, qui auraient été jugées étrangères à ses « priorités et aspirations » pour reprendre les termes des juges majoritaires dans l’arrêt R. c. Morgentaler[150], si la personne avait été jugée autonome par la Cour suprême. L’effet bouclier des droits de la personne, destiné à protéger l’exercice des choix, ne sera plus alors vu comme justifié. Les extraits suivants de l’arrêt Gosselin c. Québec (Procureur général) en témoignent :

À plus long terme, le gouvernement visait à offrir aux jeunes bénéficiaires précisément les cours de rattrapage et les compétences qui leur manquaient et dont ils avaient besoin pour réussir à s’intégrer dans la population active et à devenir autonomes. Cette politique traduit la sagesse pratique du vieux proverbe chinois qui dit : « Donne un poisson à un homme, il aura à manger pour un jour ; apprends-lui à pêcher, il pourra se nourrir toute sa vie. » Cette mesure ne constituait pas une négation de la dignité des jeunes adultes, mais bien au contraire la reconnaissance de leur potentiel[151].

Pour apprécier la gravité des conséquences, il faut également tenir compte de l’effet positif de la mesure législative sur les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans. La preuve démontre que le régime établi en vertu de la Loi sur l’aide sociale visait à favoriser l’autonomie et l’indépendance financière des jeunes bénéficiaires d’aide sociale par leur intégration dans la population active et à combattre les effets secondaires pernicieux du chômage et de la dépendance à l’aide sociale. La mesure incitant à la participation aux programmes tendait à la réalisation d’objectifs qui sont au coeur de la garantie d’égalité : autodétermination, autonomie personnelle, respect de soi, confiance en soi et prise en charge de sa destinée. C’est là l’essence de la dignité humaine essentielle : voir Law, précité, par. 53. En toute déférence, je rejette l’hypothèse voulant que les dispositions incitatives dénotent du mépris envers les jeunes ou la conviction qu’ils ne peuvent devenir productifs que si on les y contraint. Au contraire, la structure du régime est une marque de foi en l’utilité de l’instruction et en l’importance d’encourager les jeunes à accroître leurs compétences et leur employabilité, plutôt qu’à rester confinés à la dépendance et au chômage. À mon avis, l’intérêt favorisé par la différence de traitement en litige est intimement et inextricablement lié à la dignité humaine essentielle qui anime la garantie d’égalité prévue au par. 15 (1) de la Charte canadienne[152].

Ces extraits relatifs à la dignité humaine ne sont pas sans trancher sur les propos de la Cour suprême dans l’arrêt Morgentaler, et rendent compte des raisonnements à géométrie variable des juges qui construisent, sur la base de leur conception de l’autonomie, la figure du titulaire légitime de droits :

La notion de dignité humaine trouve son expression dans presque tous les droits et libertés garantis par la Charte. Les individus se voient offrir le droit de choisir leur propre religion et leur propre philosophie de vie, de choisir qui ils fréquenteront et comment ils s’exprimeront, où ils vivront et à quelle occupation ils se livreront. Ce sont tous là des exemples de la théorie fondamentale qui sous-tend la Charte, savoir que l’État respectera les choix de chacun et, dans toute la mesure du possible, évitera de subordonner ces choix à toute conception particulière d’une vie de bien[153].

Chacun est le véritable gardien de sa propre santé, tant physique que mentale et spirituelle. L’humanité a plus à gagner à laisser chacun vivre comme cela lui semble bon, qu’à forcer chacun à vivre comme cela semble bon aux autres[154].

La deuxième caractéristique qui permet de se qualifier comme titulaire de droits est la condition personnelle incontrôlable. Il semble en effet que le triptyque « autonomie, choix et responsabilité » change de configuration si une personne n’est pas pleinement autonome non pas de son fait, mais bien plutôt en raison d’une condition sur laquelle elle n’a aucun contrôle. Dans un tel cas, l’idée même d’un choix est évacuée : dès lors, la causalité entre celui-ci et la responsabilité individuelle ne tient plus, ce qui crée une brèche favorable à la protection des droits de la personne. Cette logique est centrale dans l’affaire Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, où la Cour suprême, en réponse aux arguments du Procureur du Canada, qui soutenait, que les personnes utilisatrices de drogue injectable ne pouvaient légitimement prétendre à la protection des droits en raison de leur choix de consommer[155], a appuyé son raisonnement sur la prémisse que la toxicomanie est une dépendance[156]. Une telle logique occupe aussi une place importante dans l’arrêt Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), où les juges laissent entendre indirectement que le fait de méconnaître une langue semble être une condition plus contrôlable que la surdité[157]. A contrario, la personne ne pourra prétendre au statut de titulaire légitime de droits si son incapacité de payer la prive de services, étant alors sous-entendu qu’elle peut exercer un contrôle sur cette situation et se procurer les sommes requises à cette fin[158].

Ces représentations de l’autonomie et des choix constituent un obstacle important à la reconnaissance des personnes en situation de pauvreté à titre de titulaires légitimes de droits. Alors que les études en sciences sociales et en santé publique démontrent l’influence des déterminants socioéconomiques sur la pauvreté[159], la notion de contrôle sur son autobiographie agit comme un voile pour occulter les effets de ces déterminants sur les personnes visées. Ces facteurs sont strictement confinés dans une « boîte noire » invisible pour les droits de la personne. Le recours à l’artifice du contrôle sur sa vie permet ensuite d’activer le concept de responsabilité et ainsi d’imputer en toute légitimité la responsabilité de la pauvreté aux individus mêmes[160]. Les droits de la personne ne peuvent alors leur offrir une quelconque protection puisque cela reviendrait à esquiver la responsabilité individuelle au profit d’une responsabilité collective à l’égard d’un phénomène qui ne concerne que les personnes visées elles-mêmes.

En effet, les valeurs qui contribuent à la construction de la figure du titulaire légitime de droits par les juges s’harmonisent plutôt mal avec une possible responsabilité collective à l’égard des personnes en situation de vulnérabilité socioéconomique. L’autonomie personnelle, la liberté, le mérite et la responsabilité sont les valeurs qui sous-tendent les droits de la personne tels qu’ils sont construits par les juges. Ces valeurs dominantes[161], qui structurent l’individualisation de la société[162], survalorisent l’individu au détriment de la responsabilité collective de plus en plus effritée par les politiques néolibérales, les paradis fiscaux et l’évitement fiscal des multinationales ainsi que par les stratégies de contrôle des personnes en situation de pauvreté[163] et des personnes marginalisées[164].

2.1.2.2 La nature des obligations à la charge de l’État

En refusant de contrôler les choix de l’État lorsqu’il exclut des personnes de l’accès à des mesures non universelles, sans égard aux effets de cette exclusion sur les personnes en situations de vulnérabilité, les juges laissent l’État déterminer lui-même les paramètres des obligations qui lui incombent en vertu des textes constitutionnels et quasi constitutionnels. Les droits deviennent alors discrétionnaires, ce qui traduit une forme d’abdication, par les gardiens de la Constitution, des responsabilités qui leur sont confiées par la Charte canadienne et par la Charte québécoise[165]. Les juges contribuent ainsi à « harmoniser » les contours des obligations de l’État d’une manière symétrique avec son désengagement et sa déresponsabilisation à l’égard des personnes en situation de vulnérabilité.

Cette approche, en matière d’égalité, se trouve à confiner tout ce qui relève des choix effectués par l’État dans le contexte des processus législatifs et cristallisés dans les lois, dans une « boite noire » à l’abri du contrôle judiciaire[166].

Dès lors, l’État est libre de financer les services qu’il choisit, sans avoir à être imputable des choix en question et de leurs effets, sur le plan juridique. Le statut de titulaire du droit à l’égalité devient une question politique soumise aux aléas des idéologies et des luttes de pouvoir de l’arène politique[167]. Autrement dit, l’approche préconisée par la Cour suprême évacue de la protection juridique les effets d’exclusion engendrés par les choix de l’État. Par exemple, dans l’arrêt Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie-Britannique (P.G.), la Cour suprême a reconnu à l’unanimité que le législateur pouvait, en toute légitimité juridique, décider de financer partiellement, à l’échelle provinciale, des soins non essentiels, tels que la massothérapie ou la naturopathie, et les soins offerts par les dentistes, les chiropraticiens, les optométristes, etc., tout en refusant, par ailleurs, de financer un traitement jugé médicalement nécessaire, pour un enfant autiste.

On observe aussi, lorsque les juges sanctionnent l’ingérence de l’État[168], que l’intervention problématique de celui-ci se juxtapose à un contexte déjà fragilisé en raison de la gestion déficiente des programmes sociaux par l’État. L’extrait suivant de l’arrêt Morgentaler est éloquent à ce titre :

Si les femmes […] se trouvaient simplement confrontées aux difficultés habituelles qu’il y a à obtenir des soins médicaux dans les régions rurales, il pourrait être approprié de dire « qu’elles aillent ailleurs ». Mais la preuve établit de façon concluante que c’est la loi elle-même qui, de bien des manières, les empêche d’avoir accès aux institutions locales offrant l’avortement thérapeutique[169].

Le même raisonnement est palpable dans l’arrêt Chaoulli où la question des délais, susceptibles de mettre la vie et la santé de la population à risque, attribuables à la gestion du système de santé par l’État, est complètement occultée au profit de la critique de l’intervention législative qui prohibe l’assurance privée pour l’accès aux services offerts dans le réseau public.

En découle une situation paradoxale où les problèmes d’accès à des mesures ne sont pas pensés comme des questions de droits de la personne et où seule l’action de l’État qui crée une surenchère sur ces problèmes déjà exacerbés[170] semble nécessaire à l’activation de la protection des droits. L’intervention proscrite de l’État est exclusivement celle qui agit comme une étincelle embrasant la forêt, et ce, bien que l’État, par son action ou omission, soit à la source du brasier. En d’autres termes, même si les risques préexistants proviennent des programmes gouvernementaux, des politiques, de la gestion ou du financement déficients, cela n’est pas suffisant en soi pour exiger une action de l’État sur ces risques[171], qui lui sont par ailleurs attribuables. Ce faisant, la Cour suprême opère une forme de gradation des risques et contribue à normaliser ceux qui émanent des politiques ou de la gestion et des financements déficients des programmes de l’État. Elle omet ainsi de relier à l’État certaines situations dysfonctionnelles précisément en raison de son action.

Ce paradoxe traduit une survalorisation du critère de l’ingérence pour activer la reconnaissance de l’obligation de l’État de ne pas agir de manière à porter atteinte aux droits de la personne et révèle une vision des droits qui normalise les dysfonctionnements attribuables à l’État.

Une telle façon de penser et de construire les obligations de l’État en tant que composante des droits de la personne rend compte, en définitive, d’une tolérance aux problématiques systémiques qui créent les injustices et exprime, de ce fait, une valeur de désolidarisation sociale qui traverse la conceptualisation et la pratique des droits de la personne. La solidarité serait ainsi une valeur propre au politique, non susceptible de pénétrer le monde juridique.

2.1.2.3 La méthodologie juridique

Nous entendons par « méthodologie juridique » les procédés spécifiques du droit aux fins de l’interprétation des normes juridiques, du développement d’arguments juridiques de même que de la construction et de l’application du syllogisme juridique, ce qui englobe l’appréciation et le traitement des faits, qui découlent des processus de preuve[172]. Autrement dit, c’est la méthodologie juridique qui permet de construire le récit du droit et induit ses schémas narratifs.

Le recours à la méthodologie juridique par les juges saisis de questions de droits de la personne en matière sociale témoigne d’un formalisme qui contraint la jouissance des droits. Plus précisément, la méthode agit comme une entreprise de codage des faits, de cadrage des causes[173], qui induit bien souvent, sous couvert de cadres analytiques et d’arguments rationnels, un travestissement des faits[174]. La manière dont les juges construisent la pauvreté comme un choix ou un défaut d’assumer ses responsabilités, notamment dans l’arrêt Gosselin, sans aucune prise en considération des déterminants socioéconomiques, en est une illustration éloquente. Elle peut même s’apparenter, à certains égards, à une forme de violence symbolique[175] du droit. L’extrait suivant de l’arrêt Gosselin, où la Cour suprême qualifie la réalité vécue par Mme Gosselin de « problèmes personnels » et de « traits de personnalité[176] » pour justifier que les problèmes qu’elle évoque ne sont pas attribuables au régime d’aide sociale mais bien plutôt à ses limites personnelles, est tout à fait révélateur :

Le dossier indique que, chaque fois, lorsque Mme Gosselin abandonnait un programme, ce n’était pas en raison des lacunes des programmes mêmes, mais plutôt en raison de problèmes personnels, notamment de problèmes psychologiques et de dépendance à l’alcool et aux drogues. L’expérience vécue par Mme Gosselin laisse croire que même les personnes qui avaient de graves problèmes étaient en mesure de toucher un supplément de revenu en vertu du régime contesté[177].

Sont dès lors évacués en quelques mots l’histoire de Mme Gosselin et le parcours de vie de l’ensemble des personnes en situation de pauvreté aux prises avec la malnutrition, l’isolement, les problèmes de santé physique et mental, le sans-abrisme, la prostitution[178], les obstacles à la recherche d’un emploi et à la réinsertion et, enfin, le montant des prestations mensuelles octroyées aux personnes âgées de moins de 30 ans, correspondant au tiers du seuil fixé par le gouvernement pour les besoins de base[179] : tout cela n’a plus alors que peu d’importance[180]. L’ensemble des faits au soutien de la démarche judiciaire se trouve ainsi transformé, « recadré[181] », travesti, en un argument au soutien d’un programme d’aide sociale par ailleurs déficient quant à la prise en charge en parcours de réinsertion[182].

Le recours au cadre d’analyse prescrit par le droit à l’égalité[183] induit aussi un tel travestissement des faits. Dans l’affaire Auton, par exemple, les juges refusent de déclarer discriminatoire la loi excluant le remboursement d’une thérapie médicalement nécessaire pour un enfant autiste, alors qu’elle prévoit par ailleurs le remboursement d’autres services non essentiels. Au regard de la méthodologie mobilisée par les juges, la distinction n’est pas suffisante pour établir une discrimination puisqu’il faut également déterminer si elle est discriminatoire sur la base de critères exogènes aux personnes : « S’il était établi que le refus d’un avantage prévu par la loi équivaut à une différence de traitement fondée sur un motif énuméré au par. 15 (1) ou un motif analogue, il faudrait quand même déterminer si la distinction est discriminatoire au sens où les enfants autistes sont assimilés à des citoyens de deuxième classe et privés de leur dignité humaine fondamentale[184]. »

Les faits, soit la différence de traitement fondée sur un motif prohibé, se retrouvent ainsi travestis en situation égalitaire au regard des droits de la personne. Le formalisme méthodologique et le cadrage qu’il induit imposent, en quelque sorte, une conditionnalité aux droits de la personne et normalisent l’asymétrie entre les besoins, les conditions matérielles de vie des individus, leurs réalités et les obligations de l’État.

En agissant ainsi, les juges se perçoivent davantage comme les gardiens du « code » que de la Constitution et se mettent alors au service de l’ordre, de la complexité et de la prudence qui sont des valeurs non traditionnellement associées aux chartes en théorie des droits de la personne[185] mais qui, de fait, imprègnent le discours des droits à travers le canal méthodologique.

2.2 La culture juridique des droits de la personne dominante, en matière sociale, à la Cour suprême du Canada et la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels

La culture juridique des droits de la personne dominante, en matière sociale, à la Cour suprême s’est construite à l’aune du paradigme ayant caractérisé le droit international des droits de la personne à une certaine époque et contribue à le maintenir en place au Canada et au Québec, ce qui est peu favorable à la justiciabilité des DESC (2.2.1). Cette culture juridique, qui laisse entrevoir une tendance hégémonique, donne lieu à un constitutionnalisme tronqué où les droits de la personne demeurent hermétiques à la vulnérabilité sociale et économique (2.2.2).

2.2.1 Un paradigme passéiste peu favorable à la justiciabilité des DESC

La culture juridique des droits de la personne des juges majoritaires de la Cour suprême traduit des représentations et une pratique des droits qui s’apparentent à celles qui existaient en droit international de 1966 jusqu’au milieu des années 90[186], alors que les DESC étaient perçus comme de simples énoncés de politiques publiques relevant principalement du pouvoir politique[187]. Tant les paramètres de délimitation du titulaire légitime de droits, qui laissent les personnes en situation de pauvreté dans un « état de nature », que la banalisation des risques, qui normalise les dysfonctions attribuables à la gestion déficiente et au désengagement de l’État[188], que le fait de placer les choix de l’État entraînant des effets d’exclusion, dans une « boîte noire », à l’abri de toute imputabilité juridique et que l’usage de la méthodologie juridique au service du travestissement des faits rendent compte de la prégnance de ce paradigme chez les juges. L’analyse des pratiques et des représentations révèle en effet que les seuls arguments considérés comme convaincants sont ceux qui laissent la vulnérabilité sociale et économique en dehors d’un quelconque rapport juridique entre l’État et l’individu, parce qu’elle est présumée appartenir, naturellement, à la sphère politique.

Cet habitus des juges témoigne d’une vision passéiste des droits de la personne qui tire ses sources de la scission entre les droits civils et politiques[189] et les DESC ayant suivi l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. Le libellé différent des articles 2 de chacun des pactes, dont le premier impose une mise en oeuvre juridique immédiate (Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)), tandis que le second permet une réalisation progressive au maximum des ressources disponibles (PIDESC), a marqué les imaginaires juridiques[190] et a continué de le faire, chez les juges majoritaires de la Cour suprême, comme si le droit s’était figé en 1976, au moment de l’entrée en vigueur du PIDESC, en faisant abstraction des développements survenus ultérieurement.

Ces représentations des droits de la personne omettent de considérer que les distinctions initialement mises en avant entre les deux pactes se sont atténuées au fil du temps en raison des changements survenus sur le plan institutionnel, normatif et procédural qui ont ponctué l’histoire du système de protection des DESC[191]. Le tout a culminé en 2013 par l’entrée en vigueur du PF-PIDESC prévoyant, comme sous le régime des droits civils et politiques, un mécanisme de communications individuelles venu confirmer définitivement l’indivisibilité[192] et la justiciabilité de tous les droits de la personne. Ce mécanisme a donné lieu, à ce jour, à 6 « adoptions de vue », dont 5 ont entraîné des constats de violation, respectivement, du droit au logement (n = 3)[193], du droit à la santé (n = 1)[194] et du droit à la sécurité sociale (n = 1)[195].

L’évolution tranquille et tangible du droit international en matière de DESC[196], en cours depuis 1985, parallèlement aux désengagements de l’État et à l’adoption de politiques d’austérité, en particulier après la crise financière de 2008, a créé un nouveau paradigme au sein duquel l’individu ainsi que sa vulnérabilité sociale et économique s’inscrivent clairement dans un rapport juridique complexe et nuancé avec l’État.

Les manières récurrentes de penser et de faire les droits de la personne des juges majoritaires à la Cour suprême entrent en tension avec ce paradigme contemporain et le maintiennent, sciemment ou non, dans une invisibilité complète. Agir autrement impliquerait de penser différemment le titulaire de droits, la nature des obligations à la charge de l’État et la méthodologie juridique pour introduire des préoccupations relatives aux conditions matérielles de vie, de dégager de nouvelles obligations et ainsi d’approuver et de diffuser de nouvelles valeurs. De toute évidence, les juges ne souhaitent pas opérer cette transformation et s’en tiennent aux réflexes persistants en amplifiant les enjeux de légitimité soulevés par la justiciabilité des DESC, et ce, en s’appuyant sur des idées et des représentations désuètes et hypertrophiées[197]. Ils peuvent ainsi maintenir en toute légitimité les pratiques antérieures et habituelles en matière de droits de la personne[198]. C’est ce qui se produit, par exemple, lorsque les juges présentent la justiciabilité des DESC telle une opération où les « tribunaux [doivent] dicter à l’État comment répartir des ressources limitées, rôle pour lequel ils ne sont pas institutionnellement compétents[199] ». C’est aussi ce qui se passe lorsque les juges refusent à répétition, comme le rapporte la professeure Jackman[200], les appels en matière sociale.

2.2.2 Le constitutionnalisme tronqué et la tendance hégémonique

L’adoption de la Charte canadienne en 1982 a marqué l’introduction du constitutionnalisme, destiné à protéger les droits des individus et des minorités partout au Canada, dans un système jusqu’alors dominé par la suprématie législative. Les représentations, les pratiques et les valeurs des juges à l’égard des droits de la personne démontrent toutefois qu’en matière sociale les inégalités structurelles et systémiques touchant les plus vulnérables de la société, comme les personnes en situation de pauvreté, sont exclues de cette protection constitutionnelle et demeurent à la remorque de l’action du législateur. Certains verront dans cette situation la volonté d’éviter la judiciarisation du politique et le respect du principe démocratique.

Or, comme l’a formulé le professeur Stéphane Bernatchez en 2000, la tension entre la légitimité démocratique du pouvoir législatif et l’exercice du pouvoir judiciaire mérite d’être remise en question[201] puisqu’elle repose sur une conception idéalisée de la démocratie représentative qui ne tient pas suffisamment compte de ses failles contemporaines[202]. Ce défaut de réalisme dans les postulats de l’équation est, selon les professeurs Bernatchez et Karim Benyekhlef, un obstacle épistémologique à la compréhension de la légitimité judiciaire[203].

Les juges majoritaires de la Cour suprême font défaut d’intégrer cette perspective réaliste de la démocratie dans leur raisonnement relatif à la légitimité judiciaire, ce qui leur offre un levier additionnel pour se dessaisir des droits sociaux.

Une telle manière de penser et de matérialiser les rapports entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif structure la culture juridique des droits de la personne[204] et laisse voir, à ce titre, des pratiques à géométrie variable[205] où apparaissent des niveaux de tolérance différenciés au regard de l’interventionnisme judiciaire. Un des enjeux qui s’inscrit au coeur de cette réflexion est celui de l’harmonisation symétrique entre le désengagement de l’État et le refus de droits que nous avons illustré plus haut. Alors que l’adaptation du champ d’application de la Charte canadienne à l’État tentaculaire et à ses nouveaux schèmes de gouvernance n’a jamais soulevé aucune question de légitimité chez les juges[206], le chemin inverse, soit le retrait de l’État des politiques et des programmes sociaux, son refus d’agir ou les choix qu’il exerce et qui induisent des effets d’exclusion, ne relèverait pas de la légitimité du pouvoir judiciaire et imposerait de limiter les contours des droits pour éviter toute intrusion.

Chez les juges majoritaires de la Cour suprême, cette façon de penser et d’agir en ce qui concerne les droits de la personne contribue à créer une protection asymétrique de la Constitution, une forme de constitutionnalisme tronqué, au détriment des personnes en situation de vulnérabilité sociale et économique.

De par le positionnement hiérarchique de la Cour suprême, la force de ses précédents en droit et le respect dont elle jouit dans l’opinion publique, il nous semble plausible de croire que cette culture juridique des droits de la personne dominante au sein du plus haut tribunal du pays se diffuse parmi les autres acteurs du monde juridique, tels les juges des tribunaux inférieurs, les avocats, les auteurs de doctrine, les professeurs de droit, les personnes visées elles-mêmes et les ONG qui travaillent à leurs côtés. Notre proposition demeure pour l’instant une hypothèse, mais elle tend à se confirmer par les premières analyses que nous avons effectuées à la suite des entretiens réalisés auprès des avocats de l’aide juridique et des représentants d’ONG, qui, pour des raisons diverses, ont tendance à ne pas considérer sérieusement l’arène judiciaire comme un lieu de protection des DESC[207]. Certes, notre hypothèse mérite d’être plus amplement documentée. Cependant, elle nous permet, à ce stade-ci, d’évoquer une possible tendance hégémonique de la culture juridique des droits de la personne dominante à la Cour suprême, ce qui contribue au maintien du constitutionnalisme tronqué que nous avons mentionné plus haut. Selon Silbey, l’hégémonie n’est ni le fruit du hasard ni le résultat d’un plan machiavélique opéré intentionnellement. Elle découle plutôt d’une pratique répétée, non contestée et acceptée comme naturelle ou dans l’ordre normal des choses :

Over time, individual transactions are repeated and may become patterned. Patterns may become principled and eventually naturalized. Hegemony does not arise automatically from a particular social arrangement ; instead, hegemony is produced and reproduced in everyday transactions, in which what is experienced as given is often unnoticed, uncontested, and seemingly not open to negotiation[208].

Vus sous cet angle, les refus répétés de la Cour suprême à entendre les appels dans des dossiers relatifs aux droits de la personne en matière sociale[209] peuvent confirmer l’hypothèse de la culture hégémonique en étouffant les idées, les pratiques et les valeurs alternatives en matière de droits de la personne. Les refus en question peuvent aussi, de manière diamétralement opposée, contrer la tendance hégémonique en induisant une résistance chez les acteurs visés. Ces hypothèses contradictoires exigent de poursuivre les recherches à ce sujet.

La résistance peut également prendre forme du côté des juges dissidents de la Cour suprême[210]. Notre proposition invite à analyser les représentations, les pratiques et les valeurs de ces juges afin de déterminer si elles rendent compte d’une culture minoritaire, voire d’une sous-culture des droits de la personne pouvant offrir un contrepoids à la tendance hégémonique, ce qui fera pour nous l’objet de travaux ultérieurs.

Conclusion

Nous avons soumis, en introduction, à titre d’hypothèse de recherche, que la culture juridique des droits de la personne, en adhérant aux valeurs de l’individualisation de la société, était incompatible avec les valeurs de solidarité et de responsabilité collective nécessaire à l’épanouissement juridique des DESC et constituait un environnement peu favorable à leur justiciabilité en droit constitutionnel et quasi constitutionnel. Les résultats de notre recherche sur le sujet confirment notre hypothèse. Ils révèlent aussi toute la puissance de la culture juridique dominante des droits de la personne qui, en faisant système, devient un vecteur hégémonique d’un constitutionnalisme tronqué où la règle de droit se trouve imperméable à la vulnérabilité sociale et économique, laquelle s’inscrit au coeur du contenu normatif des DESC.