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Sans émotions, il est impossible de transformer les ténèbres en lumière et l’apathie en mouvement.

Carl Gustav Jung

Depuis plusieurs années déjà, la médiation connaît des développements significatifs dans les domaines du droit familial, des troubles de voisinage, du droit des affaires, des relations de travail et même du droit de la santé. Au Québec, le nouveau Code de procédure civile, en vigueur depuis le 1er janvier 2016, en recommande notamment l’usage par l’imposition aux parties d’une obligation de considération des modes privés de prévention et de règlement des différends avant de saisir la machinerie lourde des tribunaux[1]. Il en va de même des avocats qui sont soumis à une obligation déontologique de conseiller leurs clients sur l’opportunité de recourir à ces modes[2]. Les notaires font l’objet d’une obligation semblable[3].

S’il est un domaine dans lequel l’expression des émotions trouve sa place, c’est bien celui de la médiation, qu’elle soit privée ou judiciaire. Parce qu’elle met en scène des relations interpersonnelles conflictuelles, cette forme de résolution amiable des conflits implique une large part de prise en considération des émotions et des rapports avec l’autre[4]. Or, contrairement à la doctrine américaine, la littérature québécoise sur la négociation et la médiation accorde peu d’intérêt à la place et à la gestion des émotions dans le processus de règlement des conflits, à l’exception parfois de la médiation familiale[5]. La présente étude entend modestement combler cette lacune en posant certains jalons et en ouvrant la porte à cette nouvelle perspective.

1 L’expression des émotions

Avant de considérer la place des émotions en médiation, il convient de tenter d’en cerner les contours.

1.1 Vous avez dit « émotions » ?

Quelle différence existe-t-il entre les sentiments et les émotions ? Force est de constater que tous ne s’entendent pas sur les définitions, lesquelles peuvent être nombreuses[6]. Les sentiments renvoient généralement à un « [é]tat affectif lié à certaines émotions ou [à] certains évènements[7] », à un sentiment d’insécurité ou d’infériorité par exemple. Ils peuvent également s’appuyer sur une appréciation subjective à la suite d’une expérience[8], tel le sentiment de justice ressenti après un procès au tribunal ou une médiation. Le neuroscientifique italien Antonio Damasio propose de distinguer les émotions des sentiments, lesquels seraient des expériences mentales, un ensemble de vécus sensoriels et d’états corporels qui intègrent les changements produits par les émotions[9].

L’émotion, pour sa part, peut être définie tel un « [t]rouble subit, [une] agitation passagère causés par un sentiment de peur, de joie, de colère, etc.[10] » ou encore comme « à la fois un sentiment et les pensées, les états psychologiques et biologiques particuliers, ainsi que la gamme de tendances à l’action qu’[elle] suscite[11] ». Du point de vue étymologique, l’émotion vient du terme latin motio, dérivant du verbe moverer, qui signifie « déplacer, retirer, faire bouger ». Une émotion est donc quelque chose qui pousse une personne, qui la fait sortir de son état habituel, la mobilise, la touche. Entendue dans ce sens, l’émotion constitue une tendance à l’action, qui invite à adopter une attitude particulière[12]. Spinoza, à son époque, attribuait 4 définitions à l’émotion et a proposé une liste de 43 émotions spécifiques[13]. De son côté, l’éminent psychologue américain Paul Eckman a mis en évidence 6 émotions fondamentales : la joie, la colère, la peur, la tristesse, la surprise et le dégoût[14].

Cependant, la distinction ne fait pas l’unanimité ; une notion renvoyant à l’autre, il ne paraît guère aisé de les départager. La littérature sur la communication non verbale aide néanmoins à distinguer les émotions, les sentiments et les besoins[15]. Retenons que l’émotion se veut davantage spontanée que le sentiment, qui connaît un développement plus durable, et que la première précède le second[16]. Les sentiments seraient associés au sentir de la personne, tandis que les émotions relèveraient de l’action[17] et conditionneraient toute réaction à une situation[18]. Chose certaine, les deux concepts demeurent intimement liés. Pour cette raison et aux fins de notre étude, nous emploierons indifféremment l’un ou l’autre vocable, mais privilégierons celui des émotions.

L’émotion peut être exprimée de façon verbale, et également par des gestes, des expressions faciales. Le langage corporel occupe une place plus importante que la voix en matière de communication, si l’on considère qu’il représente 55 p. 100 de ce qui sera retenu par l’interlocuteur[19] contre seulement 7 p. 100 du message verbal. Outre la voix et les mots entendus, la reconnaissance des émotions procède donc avec l’examen du visage, du langage du corps et de l’intonation de la voix[20].

Les recherches dans les domaines de la psychologie et des neurosciences confirment l’importance des émotions dans la gestion des relations interpersonnelles, la réflexion et la prise de décision[21]. Ces activités s’inscrivent au coeur du processus de médiation où les parties sont appelées à utiliser leur intelligence émotionnelle[22] lorsqu’il y a communication avec l’autre partie. S’il est vrai que les humains sont avant tout des êtres d’émotions et que celles-ci font partie intégrante de leur personnalité, de leurs choix et de leurs actions[23], savoir les percevoir, les comprendre et les réguler s’avère essentiel dans les relations interpersonnelles, bien plus que le quotient intellectuel[24]. L’intelligence émotionnelle sert précisément à cette fin, en tant qu’aptitude :

  1. à percevoir et à exprimer des émotions ;

  2. à faciliter la production d’idées ou d’actions à partir d’une émotion ;

  3. à comprendre des émotions ;

  4. à les gérer ou à les contrôler[25].

Découverte récente, ce n’est qu’au début des années 80 que la théorie des intelligences multiples (linguistique, logique, musicale, kinesthésique, spatiale, etc.) a vu le jour[26].

1.2 La place des émotions en médiation

Les émotions ont besoin d’être exprimées afin, d’une part, de les verbaliser et, d’autre part, de s’assurer que l’interlocuteur les entende. Ce qui est vrai dans un sens de la communication l’est également dans l’autre. On exprime les émotions non seulement pour être entendu, mais aussi pour entendre soi-même celles de l’autre. On dit que, lorsque les émotions sont trop intenses, les mots ne sont plus entendus. Les recherches confirment que les émotions intenses inhibent la faculté du cerveau à avoir accès à l’information du néocortex[27]. À titre d’exemple, la colère génère un effet de fermeture par rapport au point de vue de l’autre et fait obstacle à une vision claire de la situation. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir dans les émotions négatives de l’autre partie un obstacle sérieux à toute négociation[28]. Les émotions peuvent, en effet, favoriser le processus de règlement en procurant un meilleur éclairage à la nature du conflit, autant qu’elles peuvent le freiner en empêchant le dialogue entre les parties[29]. Les maîtres de la négociation raisonnée, Ury, Fisher et Patton, prétendent que les émotions dans une négociation ont une importance supérieure au contenu des discussions, particulièrement dans les conflits acrimonieux[30]. Un climat tendu mènera plus vraisemblablement à des stratégies adversatives et à un blocage de la coopération[31]. Les parties consacreront davantage d’énergie à se battre qu’à coopérer à la recherche d’une solution. L’inverse est vrai : les recherches montrent que les émotions positives accroissent les chances d’atteindre un climat d’échanges amiables et une entente satisfaisante[32]. Ce n’est qu’au prix de l’expression et de l’écoute des émotions qu’un climat d’apaisement et de négociation peut s’installer[33]. Tanya Sénécal résume ce passage processuel de manière poétique : « Exprimer ses émotions, c’est comme d’enlever les nuages noirs devant le soleil pour laisser pousser les fleurs[34]. » Pour sa part, le réputé psychologue et père de l’écoute active, Carl Rogers, accorde une vertu transformative à l’écoute :

Quand j’ai été écouté et entendu, je deviens capable de percevoir d’un oeil nouveau mon monde intérieur et d’aller de l’avant. Il est étonnant de constater que des sentiments qui étaient parfaitement effrayants deviennent supportables dès que quelqu’un nous écoute. Il est stupéfiant de voir que des problèmes qui paraissent impossibles à résoudre deviennent solubles lorsque quelqu’un nous entend[35].

L’écoute active implique d’apprendre à chercher à comprendre avant d’être compris. Le verbe entendre signifie non seulement « écouter », mais aussi « comprendre » (dans le sens de : « j’entends ce que vous dites[36] »). L’écoutant doit écouter d’abord, en toute ouverture. Écouter pour comprendre, non pour répondre ou répliquer, ce que l’avocat a la vilaine habitude de faire. Parler ensuite. C’est là un apprentissage, car cette compétence n’est pas innée.

Les émotions et les sentiments conditionnent également les perceptions, y compris la mémoire. En médiation, on dit que tout est affaire de perceptions : la vérité n’existe pas ; seules les versions des parties importent. À raison, Ury, Fischer et Patton affirment que « le conflit ne repose pas sur une réalité objective : il est dans la tête des gens[37] ». Or, les émotions filtrent les perceptions[38], travestissent la réalité, lui confèrent une interprétation subjective et lui donnent une couleur qu’elle n’a pas nécessairement. La colère peut porter à croire erronément qu’une personne a dit ou a fait telle chose. Cette distorsion de la communication entre les personnes est à l’origine de bon nombre de conflits. À leur tour, les émotions sont fortement imprégnées des origines culturelles et sociales[39]. Par exemple, les personnes issues de certaines cultures sont enclines à masquer leur anxiété par le rire[40]. Plus encore, selon les cultures, les réponses émotionnelles peuvent varier en intensité et en durée[41], être encouragées ou être réprimées.

L’expression des émotions revêt une grande importance à l’occasion d’une médiation, car elle permet souvent de déterminer le réel conflit et d’en faire ressortir les véritables raisons. Pour qu’émergent les sources d’un conflit, il est impératif de s’intéresser aux émotions et aux intérêts de chaque partie. Ce qui, en apparence, ressemble à un conflit de définition de tâches d’un emploi peut cacher une relation conflictuelle d’un tout autre ordre, dont les racines se trouvent dans une relation amoureuse frustrée ou non dévoilée, par exemple. Les émotions cachent souvent les véritables enjeux du conflit, en en constituant à la fois la cause et le résultat[42]. Il est possible de percevoir le conflit à l’aide de la métaphore de l’iceberg, la partie hors de l’eau représentant la composante juridique, la portion immergée constituant le siège des émotions, des sentiments et de tous les autres aspects du conflit : psychologiques, relationnels, moraux, économiques, sociaux, etc. Ce qui se trouve en dessous du niveau de la mer, là où se cachent les causes profondes du conflit, se veut beaucoup plus imposant et important. C’est pourquoi il convient d’y accorder toute l’attention nécessaire.

Malgré ce besoin évident d’expression, le processus judiciaire est connu pour éclipser les émotions du débat, lequel est restreint aux enjeux factuels et juridiques du conflit. Même le Code de procédure civile du Québec, dans sa nouvelle mouture de 2016, ne fait nullement mention des émotions dans sa description du rôle du médiateur. Le second alinéa de l’article 605 y présente le rôle du médiateur en indiquant qu’il « aide les parties à dialoguer, à clarifier leurs points de vue, à cerner leur différend, à identifier leurs besoins et leurs intérêts, à explorer des solutions et à parvenir, s’il y a lieu, à une entente mutuellement satisfaisante ». Il est frappant de constater, dans cette présentation, le caractère intellectuel ou matériel des sujets abordés par le médiateur. Ce parti pris du législateur se trouve également dans l’emploi du terme « différend » dans les premiers articles du Code, avec sa connotation juridique limitative. On dénature la médiation et on décontextualise le conflit, comme si les émotions ne s’en trouvaient pas fréquemment à la base, comme si celui-ci était uniquement d’ordre rationnel et procédait entre des parties obéissant elles-mêmes exclusivement à leur rationalité.

Contrairement à une croyance répandue, la présence d’émotions ne se limite pas aux conflits familiaux, successoraux ou de voisinage. Les domaines des affaires, de la responsabilité civile et du travail comportent leur large part d’expression de sentiments ou d’émotions qui prennent la forme de la colère, de la trahison, de la jalousie, de la frustration, de la rancune, de l’envie, d’un sentiment d’injustice ou autre : ces réactions sont accompagnées parfois d’agressivité ou même de violence. Tout conflit sous-entend des personnes porteuses de blessures, elles-mêmes chargées d’émotions négatives. La présence des émotions est reconnue dans tous les secteurs du droit[43]. La colère semble être l’émotion la plus courante dans les conflits interpersonnels[44].

2 Le médiateur, le processus de médiation et les émotions

Chaque conflit soumis à une médiation comporte deux niveaux : l’objet du différend et la relation entre les parties[45]. Pour que le processus soit efficace, le médiateur doit intervenir de plein front sur ces deux plans. Le règlement des conflits passe invariablement par les étapes de la mise en évidence du problème, le choix du processus, l’exploration de solutions et la prise de décision. Cette séquence s’applique autant à la substance du conflit qu’à la relation entre les opposants[46], et c’est à la fois dans les deux que les émotions trouvent leur siège.

Placé devant les dimensions juridique, psychologique et éthique du conflit, un bon médiateur est forcément appelé à prendre en considération les valeurs, les intérêts, les besoins et les émotions des parties devant lui, ce que Suzanne Courteau se plaît à appeler les vibes[47]. Ce sont des objets d’intervention incontournables d’un bon processus de médiation[48]. L’expression des émotions est intimement liée aux valeurs et aux besoins de la personne. Elle révèle ses besoins profonds et fait partie intégrante du problème à résoudre. Il n’est pas possible de séparer le problème à régler des personnes[49]. Celles-ci sont conditionnées par leurs propres émotions qui sont toujours présentes dans n’importe quel conflit.

2.1 Les stratégies d’écoute active à utiliser

Devant cette réalité, tout médiateur se doit d’encourager l’expression constructive des émotions[50]. Il lui faut inviter les parties à aborder tous les aspects du conflit qui les oppose, tant financiers, juridiques, pratiques ou relationnels qu’émotifs[51]. Certaines techniques peuvent contribuer à aider les parties à exprimer leurs émotions, parfois à les contrôler lorsque ces dernières sont trop fortes. Ainsi, le reflet, consistant à verbaliser les sentiments perçus en d’autres mots (« Vous vous sentez isolé »), la reformulation (« Vous me dites qu’il n’y a plus d’espoir pour vous ») ou le recadrage, permettant d’amener la personne à considérer sa situation sous un autre angle (« Il est important pour vous de sentir qu’on vous respecte »), procèdent dans ce sens. On peut différencier le reflet de la reformulation en ce que celle-ci consiste à rendre dans ses propres mots les idées principales exprimées par l’interlocuteur pour démontrer que l’écoutant a bien entendu ce qui a été dit. Le reflet consiste plutôt à faire savoir que l’écoutant comprend ce que la personne ressent. Cette technique permet de nommer une émotion, un sentiment. La reformulation est objective, tandis que le reflet se veut subjectif. Le fait de « nommer » l’émotion en cause peut contribuer à une certaine forme de soulagement, en atténuant la réponse émotionnelle négative[52]. Ces techniques, d’application simple, permettent au médiateur d’éviter de mal interpréter les émotions perçues en vérifiant leur exactitude auprès des parties[53]. Elles exigent néanmoins un solide sens de l’observation et une intelligence émotionnelle combinée à un vocabulaire approprié.

Le questionnement sert aussi à permettre aux parties d’extérioriser ce qu’elles ressentent. Les questions peuvent servir à prendre en considération des émotions souvent dissimulées et des besoins à peine perceptibles. À cette fin, des adresses directes peuvent être formulées : « Comment cela vous affecte-t-il émotionnellement ? », « Quel sentiment cela vous inspire-t-il ? », « Comment vous sentez-vous en ce moment ? » ou encore « Savez-vous pourquoi vous vous sentez de cette manière ? », « Un évènement spécifique est-il survenu pour vous faire sentir comme cela ? » Il est toutefois possible que des questions ouvertes ne suffisent pas à faire émerger l’information recherchée. Le médiateur doit alors avoir la capacité de l’obtenir autrement, dans un caucus par exemple, par l’écriture ou en utilisant des images.

Ces stratégies permettent également au médiateur de manifester de l’empathie à l’égard de la personne émotive. Rappelons que l’empathie est le fait de se mettre à la place de l’autre pour tenter de comprendre son émotion, ce qui relève d’un acte intellectuel. Le médiateur est tenu d’éviter de tomber dans la sympathie, qui consiste à vivre, à partager l’émotion avec l’autre, ce qui correspond alors à un geste émotif. Là se trouve la limite à ne pas franchir. Réceptif aux émotions des parties en sa présence, le médiateur a l’obligation de contrôler les siennes et de s’abstenir de faire preuve de parti pris, d’une attitude favorable ou d’un préjugé à l’endroit de l’une d’elles, et ce, afin de conserver sa neutralité. Il doit recevoir les émotions exprimées et s’employer à rester concentré sur la tâche à accomplir[54]. Témoigner de l’empathie en se mettant à la place de l’autre, tout en demeurant neutre, relève toutefois d’une tâche délicate et difficile, particulièrement dans les conflits conjugaux lorsque les émotions sont intenses[55].

Aux fins de la négociation raisonnée qui prend place à l’intérieur du processus de médiation, le médiateur doit savoir reconnaître les émotions qu’il perçoit pour ensuite les traduire en besoins et en intérêts[56]. En effet, chaque émotion correspond à un besoin ; la peur, par exemple, signifie un besoin de sécurité, d’être rassuré[57]. La médiation n’étant possible que par l’acceptation de la différence[58], elle passe nécessairement par la reconnaissance des besoins de l’autre[59]. À l’étape de la création d’options, cette traduction sous forme de besoins permettra au médiateur d’inviter les parties à imaginer des pistes de solution allant dans le sens de leurs besoins communs.

2.2 Les effets sur les parties et sur le processus

La recherche, du moins en matière de médiation familiale, démontre que le fait d’aborder les émotions avec les parties, de les reconnaître sans jugement et de discuter des enjeux liés à la relation émotionnelle peut amener les personnes visées à se libérer d’une interaction accusatoire et à se montrer davantage coopératives au moment de la négociation[60], en raison d’une compréhension plus profonde de ces enjeux, du point de vue de l’autre et du rétablissement, partiel ou total, d’une relation de confiance. Pour éviter une dynamique émotionnelle négative et plutôt installer un climat collaboratif, le médiateur doit en arriver à reformuler le conflit dans un langage neutre, éloigné du climat négatif d’accusations et de récriminations, rediriger les émotions vers la tâche à accomplir et inviter les parties à se concentrer sur une approche coopérative et positive[61] destinée à trouver des solutions mutuellement satisfaisantes aux enjeux qui les opposent. Il pourrait même demander aux parties de s’efforcer d’employer un langage positif[62]. Ainsi, après avoir permis aux parties d’exprimer leur ressenti à la suite de la rupture de la relation, et surtout après avoir compris lui-même les émotions en cause et les avoir reconnues, le médiateur pourrait d’abord suggérer aux parties, à l’aide de métaphores[63] ou de formes géométriques dessinées sur papier, que la fin d’une relation conjugale peut être perçue différemment d’un échec en soi, que les deux partenaires peuvent voir la nouvelle situation se présentant à leurs yeux comme un village qui se recrée[64] ou une entreprise qui se restructure. Ensuite, il aurait intérêt à leur proposer de se concentrer sur ce dont chacune des parties aurait besoin dans un proche avenir en vue de poursuivre la relation dans ce nouveau cadre sur une base harmonieuse pour le bien-être des enfants désiré par les deux parents. Une autre composante de l’intelligence émotionnelle, la capacité à gérer les émotions, peut permettre au médiateur de faire en sorte que les parties se concentrent sur les intérêts prioritaires communs et sur les objectifs à atteindre[65] en vue d’une résolution de leur conflit.

Dans l’hypothèse où le fait pour l’une des parties de relater un évènement douloureux ou traumatique l’amène à revivre des émotions intenses, l’empêchant de la sorte de prendre des décisions rationnelles, il convient de lui accorder une pause suffisante avant de passer à l’étape de la recherche de solutions[66]. Une bonne compréhension et une gestion efficace des émotions des parties par le médiateur constituent des facteurs de réussite vers la conclusion d’un règlement[67]. Comme le note des médiatrices, « [e]motion is fundamental to how things work out… the role of emotion is just so influential as to how mediation proceeds and whether you get an outcome or not[68]. »

La négociation raisonnée, fondée sur les intérêts des parties, a donné lieu à la médiation facilitante qui fait appel à la raison, au rationnel. L’expression des émotions et des sentiments s’avère, ainsi que nous l’avons énoncé, indispensable à la réussite du processus. Cependant, une fois cette expression terminée, il faut que la raison domine, sinon les parties risquent d’en arriver à un cul-de-sac, comme le formule si bien Georges A. Legault :

Il est essentiel ici d’aider les personnes à exprimer leurs émotions, à reconnaître la charge de cette émotion dans le conflit et enfin [de] les aider à réaliser qu’elles ne peuvent pas penser régler leur problème commun à partir de ces seules émotions. C’est par l’explicitation des émotions et de leurs limites face à la possibilité de trouver une solution commune qu’il est possible d’inscrire une approche plus rationnelle et de consolider la volonté de coopérer[69].

Il est totalement faux de croire que les parties, désirant une solution au conflit qui les oppose, vont nécessairement se montrer coopératives et raisonnables parce qu’il y va de leur intérêt d’agir de la sorte. Les opposants ne sont pas aussi rationnels que l’on serait porté à croire, précisément parce que les émotions agissent sur leur comportement[70]. Celles-ci placent les parties dans une dynamique de confrontation et même de confusion et les éloignent d’une solution rationnelle. Grâce à son approche dialogique et d’intercompréhension, la médiation se réalisera si le médiateur parvient à les inviter à dépasser leur charge émotive, une fois exprimée, pour également apprivoiser le terrain de leurs besoins mutuels et celui de la raison.

2.3 Le rôle complexe du médiateur

Parmi les rôles qui lui sont attribués, le médiateur doit orienter les parties vers le présent et l’avenir, les faire décrocher du passé sur lequel elles se concentrent parfois beaucoup trop. Les émotions prennent leur source dans le passé, alors que les solutions s’écrivent pour l’avenir. C’est uniquement lorsque les parties acceptent de tourner la page sur le passé qu’une entente peut intervenir. Cela se produit après un exposé suffisant des sources du conflit et de leurs conséquences, suivi d’un travail de changement de perceptions dans le but de voir aussi la situation du point de vue de l’autre. Voir et entendre les émotions de l’autre personne et l’effet que le conflit a sur elle constitue une étape fondamentale dans le processus de médiation et son issue. Selon le professeur japonais Ichiro Kitamura, « c’est en faisant partager la douleur de l’autre qu’elle apaise les rancoeurs[71] ». Après ce travail, un bon médiateur s’efforcera d’inviter les parties à quitter l’époque de la naissance du conflit pour se concentrer sur sa fin, afin qu’elles puissent y mettre un terme et se libérer de ce boulet attaché à leurs pieds. Que voudraient les parties pour l’avenir, afin de sortir du cercle du conflit ? À ce stade du processus, les émotions négatives peuvent se transformer et être contrôlées grâce à une approche « ici et maintenant » et au contact des besoins présents et futurs[72].

S’il est vrai que les parties sont appelées à faire preuve d’intelligence émotionnelle durant le processus de médiation, celle-ci doit tout autant être partie intégrante du rôle et des compétences du médiateur. Le niveau de confort devant l’expression des émotions peut en effet varier d’un médiateur à l’autre[73], comme chez tout être humain. Un bon médiateur est tenu aussi d’apprendre à contrôler les siennes, car les parties et leurs avocats perçoivent à leur tour les émotions du médiateur et pourraient conclure à son absence de neutralité[74]. Or, la neutralité de son rôle s’avère capitale dans la réussite de la médiation. Ses propres émotions et réactions par rapport à celles qui sont exprimées par les parties peuvent en effet transmettre des sentiments de confiance, de sympathie, de méfiance ou encore de défense à son endroit, ce qui stimulera éventuellement chez lui des réponses émotionnelles différentes selon les personnes, qui influenceront possiblement ses stratégies d’intervention, son jugement et sa gestion du processus[75]. Une partie ayant vécu une trahison, une grande détresse ou de la manipulation de la part d’un être narcissique semblera peut-être davantage sympathique aux yeux du médiateur que la partie adverse. Il importe de ne pas envoyer de signaux laissant possiblement croire qu’il prend partie pour l’un ou pour l’autre, ce qui pourrait compromettre le processus. Conseiller au médiateur de garder une distance émotionnelle se révèle plus facile à dire qu’à faire[76], ce qui rappelle le rôle complexe et difficile que celui-ci doit jouer.

Ces compétences exigées du médiateur ne sont pas innées. De toute évidence, le besoin de formation professionnelle et de pratique encadrée sur les manières d’aborder les émotions se révèle incontournable. Les ordres professionnels et les associations de médiateurs devraient s’en préoccuper davantage. Pour être efficace, cette formation devrait avoir lieu dès les premières années d’études de droit.

3 Le besoin de formation des futurs juristes

Les juristes du 21e siècle méritent une formation en phase avec les compétences exigées du médiateur. Cette formation renouvelée contribuera avantageusement à une redéfinition tant espérée du rôle de l’avocat.

3.1 Une formation à repenser

Force est de constater que les programmes de formation de premier cycle en droit sont axés principalement sur l’acquisition de connaissances et portent peu sur le développement de compétences, à l’exception des compétences intellectuelles. En outre, le droit y est abordé comme un savoir dans des perspectives positiviste, cognitive, cartésienne et technique, et non dans celle d’une relation d’aide avec le client. Les étudiants eux-mêmes se trouvent déroutés lorsqu’il leur est proposé, dans les cours de modes alternatifs de règlement des conflits par exemple, de composer avec les émotions exprimées par les parties. Ce sont des compétences qu’ils n’ont pas appris à développer durant leur formation juridique. Voici ce qu’énonce à ce sujet une médiatrice et formatrice d’expérience : « Comme avocat, nous ne recevons pas de formation en psychologie et c’est bien dommage, car, surtout en début de carrière, nous ne sommes pas bien outillés pour comprendre nos clients et communiquer avec eux[77]. » Il en va pareillement avec la formation en communication. La professeure Michelle Thériault abonde dans le même sens : « les dimensions humaines tels l’écoute, l’empathie, l’art de communiquer et de résoudre des conflits, l’art de négocier, le sens de la coopération et de la collaboration demeurent dans l’ombre[78] ». Ces compétences sont pourtant enseignées dans d’autres champs disciplinaires que le droit, où une interaction humaine ou une relation d’aide est en cause.

Depuis longtemps, selon l’approche d’enseignement classique, dans les cas pratiques soumis aux futurs juristes, on a omis de présenter que la partie fictive Unetelle et la partie fictive Lambda, son adversaire, ressentent des émotions qui les ont menées au conflit qui les oppose et qui génèrent une incidence directe sur sa résolution. Les scénarios sont généralement formulés de manière désincarnée, décontextualisée, sans prise en considération des sentiments des personnes, de leurs besoins véritables et de leur capacité financière ou de leur volonté de saisir l’appareil judiciaire pour régler leur différend. Pourtant, les gens vivent toujours des émotions ; on ne peut ignorer cette réalité. Les juristes ont souvent tendance à voir les émotions comme des éléments perturbateurs qu’il faut freiner, contenir. Elles sont fréquemment perçues tels des signes de sensiblerie, de faiblesse, de vulnérabilité, de manque de maîtrise de soi et d’impulsivité[79]. Or, on ne peut contenir une vague. Il convient plutôt de l’accueillir et de la laisser se déposer. Elle va naturellement redescendre par elle-même si elle a été acceptée. Celle-ci ne devrait jamais être traitée comme l’éléphant dans la pièce que l’on ne veut pas voir.

Aux prises avec cette nouvelle dimension, et forts de leurs enseignements selon lesquels seuls les faits et la logique juridique revêtent une importance, les étudiants se sentent démunis : ils ne savent pas comment faire face aux émotions, sinon pour tenter de refréner les débordements. En tant qu’enseignant des modes alternatifs de règlement des conflits, et à la lumière de leurs commentaires, nous avons pu constater que c’était la chose la plus difficile qui leur était demandée. Il n’y a là rien d’étonnant : les médiateurs praticiens avouent éprouver les mêmes difficultés[80]. L’ouverture et la sensibilité aux émotions leur font défaut, contrairement à l’expertise cognitive et rationnelle trop souvent privilégiée. Paradoxalement, à la fin de ses études, l’étudiant devenu avocat se trouvera naturellement exposé à de réels clients, des êtres complexes en proie à des émotions et à un conflit qui souvent les dévore. C’est comme si les responsables de l’éducation des futurs juristes avaient oublié depuis longtemps ou ne comprenaient pas que les avocats travaillent avec des personnes, et non seulement avec le droit dépersonnalisé[81]. Or, l’avocat passe davantage de temps avec des personnes (clients, témoins, avocats de la partie adverse, personnel judiciaire, etc.) qu’à la cour d’appel[82]. Nous remarquons en cette matière un décalage inquiétant entre la formation offerte et les besoins de la pratique.

Comment combler cette lacune ? Faut-il parallèlement faire des études de psychologie en complément des études de droit ? Pas nécessairement. Il importe toutefois que le juriste acquière une sensibilité à cette approche, souvent inconnue pour lui, et qu’il développe son intelligence émotionnelle. Une recherche menée auprès de « vedettes du droit » a démontré que cette compétence se révèle aussi importante que le quotient intellectuel et contribue à expliquer le succès des candidats sondés[83]. Souvent innée ou acquise en bas âge, l’intelligence émotionnelle est une compétence qui, si elle ne peut s’apprendre comme telle, peut se développer au même titre que toute autre forme d’intelligence[84]. Des cours sont donnés sur la question, notamment dans les universités, dans d’autres champs disciplinaires. La Faculté de droit de l’Université Harvard et l’Australie en ont intégré dans leurs programmes[85]. Les méthodes féministes d’enseignement du droit participent de cette approche en reconnaissant la validité des émotions[86], méthodes d’autant plus pertinentes dans le contexte actuel d’une population étudiante à forte majorité féminine. Certes, la pratique consciente et l’apprentissage expérientiel combinés à une démarche réflexive demeurent les meilleures façons d’y parvenir. Elles favorisent une intégration profonde des compétences sur un plan fonctionnel, de manière à dépasser le stade intellectuel et à devenir un savoir-être.

Donc, en termes de formation, par où commencer ? De nature transversale[87], les compétences émotionnelles ne s’enseignent pas commodément dans un cours spécifique. Enseigner n’est pas seulement transférer des connaissances, mais aussi contribuer au développement d’une personnalité[88]. Un programme de formation en compétences communicationnelles et émotionnelles doit être impérativement intégré aux études de droit[89]. De prime abord, l’étudiant débutera par l’apprentissage de l’écoute active : apprendre à écouter, sans jugement, pour comprendre et non pour répondre. L’approche à privilégier serait donc celle d’une formation continue et traversant l’ensemble des cours et des activités pratiques auxquelles les étudiants pourraient participer dynamiquement, et ainsi, appliquer et tester les nouvelles stratégies, avec des retours sur les exercices par les enseignants et un autoexamen réflexif. Les simulations et les jeux de rôles conviennent très bien à ce type d’apprentissage expérientiel. Ces nouveaux apprentissages pourraient d’abord se dérouler à l’intérieur d’un cours obligatoire sur la communication et les bases de la justice participative. Au Québec, seul le programme de baccalauréat de la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke comporte, depuis 2019, un cours obligatoire de deux crédits, en première année sur les modes privés de prévention et de règlement des différends, mais ce cours ne prévoit pas la dynamique communicationnelle et émotionnelle. À l’École du Barreau, dans sa formule actuelle, malgré un atelier à option d’une durée de six heures sur la justice participative, ces compétences ne sont pas abordées non plus.

Une question fondamentale demeure : les professeurs de droit et les chargés de cours sont-ils outillés pour enseigner le développement de ces compétences aux étudiants ? Poser la question, c’est y répondre. Ne devrait-on pas commencer par former les formateurs ?

3.2 Une redéfinition du rôle de l’avocat

Le nouveau rôle de l’avocat qui accompagne son client à une séance de médiation, à l’image du modèle de ce processus, doit être dirigé en fonction des enjeux du conflit. L’avocat doit d’abord être en mesure de déterminer les intérêts et les besoins réels de son client, pour ensuite travailler de concert avec lui à chercher des solutions, allant dans le sens de ces intérêts et de ceux de l’autre partie, sans se limiter à celles qui sont offertes par le droit : la présentation d’excuses, l’offre d’un nouvel emploi ou de nouvelles fonctions, la renégociation du contrat, etc. Au chapitre des émotions, il ne doit pas sous-estimer leur place dans le processus de médiation et la résolution du conflit, mais plutôt les aborder franchement. En revanche, il lui faut collaborer avec le médiateur afin que son client ne verse pas dans un débordement émotif qui aurait comme effet malheureux de faire obstacle à la négociation collaborative et à un possible dénouement du conflit.

Tout cela appelle rien de moins qu’une redéfinition professionnelle de l’avocat. Julie Macfarlane en parle en employant les termes « nouvel avocat » (new lawyer[90]). L’avocat perçu par la population comme un guerrier est invité à laisser son armure au vestiaire pour adopter une stature de spécialiste de la résolution amiable des conflits. Dans une perspective non adversative, il est appelé à se familiariser avec l’approche de la communication non violente développée par Marshall Rosenberg[91]. Son rôle redéfini de la sorte, « il sera peut-être possible de récupérer la noblesse pragmatique de la profession juridique[92] » qui, aux yeux de certains, est en train de perdre non seulement sa crédibilité, mais également son sens et son âme[93].

Cependant, l’avocat ne doit pas être le seul au centre des préoccupations de formation. Les médiateurs aussi gagnent à être formés adéquatement. Il importe que la formation qu’ils reçoivent avant de pratiquer la médiation aborde de plein front la question des émotions, notamment l’importance qu’elles occupent dans ce processus de règlement des conflits. L’intelligence émotionnelle fait partie intégrante des compétences du médiateur[94].

Conclusion

« Un conflit est toujours émotif », affirme un spécialiste de la résolution des conflits[95]. Il n’y a rien de plus vrai. Qu’elle s’inscrive dans un contexte conjugal, familial, successoral, de voisinage ou d’affaires, une relation conflictuelle comporte inévitablement une part d’émotions variables en intensité. Le cerveau humain se compose de deux hémisphères : le gauche, centre de la rationalité, et le droit, lieu de la créativité et des émotions. Chacune de nos interactions implique, bien que ce soit de manière non simultanée, les deux parties cérébrales. Une personne n’est pas qu’un être de raison. Les émotions sont une expérience humaine universelle[96].

Il convient de reconnaître le lien intime entre le domaine du droit, tel qu’il est pratiqué en médiation, et les émotions. Généralement écartées du processus judiciaire, elles trouvent tout leur espace et leur sens dans la médiation. Le médiateur ne doit pas se contenter de gérer le processus : il lui faut aussi faire preuve d’intelligence émotionnelle à l’égard de ce que ressentent et expriment les parties au conflit. Il en va de même des avocats qui accompagnent leurs clients. L’étudiant en droit a également à apprendre à développer sa sensibilité à ce que vivent des personnes en conflit. Cependant, cet apprentissage ne se limite pas au domaine de la médiation : tout juriste de nos jours doit être sensibilisé de manière plus large à la nouvelle culture juridique du règlement des conflits, laquelle implique la dimension de l’affect. Michelle Boivin écrivait que « [c]ette prise de conscience de la trame affective […] peut nous aider à apprendre et à enseigner[97] ». Nous espérons que, dans un avenir rapproché, les émotions feront leur entrée dans les facultés de droit et dans la formation des futurs juristes. Le temps presse, car elles accusent déjà un retard impardonnable.

Puissent ces quelques pages ouvrir une nouvelle porte sur une dimension cruciale du travail de l’avocat et du médiateur et entamer un dialogue avec les personnes responsables de leur formation. Cette pierre posée ne signifie toutefois pas que la réflexion est achevée. Il aurait été intéressant d’analyser la manière dont les différents modèles de médiation (facilitative, évaluative, transformative, réparatrice, etc.) appellent des approches distinctes de prise en considération des émotions. De surcroît, l’expression des émotions variant d’une culture à l’autre, l’intelligence émotionnelle devrait être doublée du développement de l’intelligence culturelle pour apprendre à les décoder avec justesse. Un autre article pourrait aborder la délicate question de la gestion des émotions, particulièrement celles des personnalités problématiques (ou difficiles). Il y a tant à dire et à écrire sur ce sujet passionnant. Nous laissons le soin à d’autres de s’y intéresser.