Article body

La recension d’un ouvrage collectif représente souvent un véritable défi. La présente publication ne fait pas exception. Le défi se révèle d’autant plus périlleux que, dans ce cas-ci, l’horizon thématique de l’ensemble est annoncé par un titre clair-obscur : École de Montréal.

Que signifie l’emploi de ce syntagme nominal ? La question prend tout son relief sachant qu’il existe déjà plus d’une « école de Montréal » dans le champ culturel québécois, que ce soit en peinture (Alfred Pellan, Paul-Émile Borduas, etc.), en histoire (Guy Frégault, Michel Brunet et Maurice Séguin), en sociologie (Michel Freitag), en sémiotique visuelle (Fernande Saint-Martin), en sociocritique littéraire (Gilles Marcotte, Marc Angenot et Régine Robin), en communication organisationnelle (James R. Tylor) ou en gestion des entreprises (Corinne Gendron).

En fait, l’ouvrage collectif invite les lecteurs à découvrir une école principalement formée et fréquentée par des juristes, qui – au fil du temps – a progressivement ouvert ses portes à des chercheurs spécialisés dans d’autres champs universitaires (informatique, sociologie, etc.). L’entreprise n’est certes pas inédite : en Europe, par exemple, la Belgique a son « école de Bruxelles » (Chaïm Perelman) ; la France, son « école d’Orléans » (Catherine Thibierge). Cependant, à la différence de ces écoles, l’édification de celle de Montréal s’est appuyée sur un véritable travail collectif, irréductible à une ou deux figures tutélaires, qui a donné lieu à la formation de grandes équipes interdisciplinaires. Que semblable projet se soit amorcé au Québec peut a priori surprendre. Ce serait toutefois oublier l’existence de certaines transformations à l’oeuvre dans le champ juridique, plus particulièrement dans le contexte de la recherche juridique, depuis la Révolution tranquille.

La fondation du Centre de recherche en droit public (CRDP) à l’Université de Montréal, en 1961, constitue dans cette perspective un événement de première importance dans la province[1]. Au fil des décennies, le CRDP a contribué à l’institutionnalisation de la recherche juridique tout autant qu’à son dynamisme. Exemplaire de ce statut est, dans l’histoire récente de l’institution, la création du Regroupement droit, changements et gouvernance (RDCG), qu’elle a mis sur pied et animé depuis 2010 en collaboration avec des professeurs et des étudiants des facultés de droit de l’Université McGill et de l’Université Laval.

L’ouvrage collectif sous la direction de Vincent Gautrais offre justement un instantané des réflexions et des réalisations menées par le RDCG en publiant des textes écrits individuellement par 17 de ses collaborateurs.

L’actuel directeur du CRDP a rédigé le texte ayant pour titre « Présentation de l’École de Montréal » (p. 1). Dans cette introduction, Vincent Gautrais se fait le porte-parole d’un « travail d’introspection » (p. 4), entrepris par des collaborateurs du RDCG, qui a pris la forme d’un « exercice de révélation » (p. 3) du passé, du présent et de l’avenir de l’École de Montréal. Les fondations de ladite école, précise Gautrais, auraient été principalement coulées dans le coffrage des travaux de trois juristes et d’un sociologue. Au cours des années 90, ceux-ci ont renouvelé la recherche juridique en décentrant le regard exclusivement interne posé par la doctrine classique sur le droit positif. Diversifiant les approches intradisciplinaires et s’ouvrant à l’interdisciplinarité, ils ont focalisé de manière originale leurs recherches sur les phénomènes juridiques et judiciaires à l’aide des lentilles conceptuelles du « pluralisme juridique », de l’« internormativité », de la « surdétermination » et de l’« effectivité ». La publication d’un ouvrage collectif par Andrée Lajoie, Roderick Macdonald, Richard Janda et Guy Rocher s’avère emblématique de cette nouvelle forme de recherche juridique sur le droit et la justice à l’aube des années 2000[2], au côté duquel pourrait figurer celui qui a été dirigé quelques années auparavant par Jean-Guy Belley, proche collaborateur[3].

Amorcé par Vincent Gautrais, le travail de qualification de ce programme inaugural se poursuit dans la première partie qui est intitulée « Axe général – École de Montréal ». Elle comprend cinq textes qui ont été écrits, à une exception près, par des représentants de la deuxième génération.

Les deux premiers textes proviennent de chercheurs travaillant au CRDP depuis les années 90, qui en ont également assuré la direction pendant quelques années. Ces auteurs sont donc bien au fait de l’évolution des objets étudiés et des travaux publiés par le CRDP. Karim Benyekhlef propose une discussion ayant pour titre : « Autour de l’École de Montréal » (p. 17). La distinction qu’il opère entre quatre grandes périodes pour situer les recherches menées au CRDP depuis sa fondation est particulièrement heuristique : « de 1962 à 1972, une recherche visant à repenser l’État ; de 1972 à 1985, une recherche visant à élargir la notion de droit public ; de 1985 à 1999, une formalisation des axes de recherche qui occupent encore les chercheurs aujourd’hui et, finalement, de 1999 à ce jour, une recherche marquant le tournant pluraliste » (p. 19). De là, Benyekhlef se concentre principalement sur la quatrième période et analyse notamment les contributions conceptuelles de Lajoie, Macdonald, Belley et Rocher. S’il est possible de subsumer cette génération de chercheurs sous l’appellation « École de Montréal », ce sera moins par l’adhésion collective à une théorie unifiée – comme en témoigne leur conception hétéroclite du pluralisme juridique – que par une remise en question partagée du droit positif dans le contexte de l’État-nation. La réappropriation des concepts de « pluralisme juridique », d’« internormativité », d’« effectivité » et de « surdétermination » par les chercheurs de la génération suivante (Benyekhlef, Noreau, Gautrais, etc.), se demande l’auteur, préfigure-t-elle une « école de Montréal 2.0 » (p. 32 et 33) ? La question mérite considération. Faisant lui-même partie des protagonistes de la deuxième génération, Pierre Noreau reconnaît à son tour l’existence d’une école de Montréal dans son texte titré « Orientations, désorientations et réorientations : ce qui reste de nos amours… » (p. 35). Il suggère cependant que le projet issu de cette école demeure, encore de nos jours, à l’état de chantier : « Il n’est pas certain que nous soyons arrivés au bout de ce programme scientifique » (p. 39). Noreau pense surtout ici au pluralisme juridique qui, de nos jours, se trouve davantage à l’état d’hypothèse directrice promue qu’élaboré en paradigme systématiquement théorisé et empiriquement validé. Un constat qui, entre les lignes, peut se lire comme un défi lancé aux jeunes chercheurs passionnés par les liens complexes, pour ne pas dire compliqués, entre les phénomènes normatifs et le changement social.

Deux autres textes de l’Axe général ont été écrits par des collaborateurs du RDCG. Ainsi, Fabien Gélinas ne croit pas opportun l’invocation du syntagme « École de Montréal » pour fédérer les travaux de Lajoie, Macdonald, Janda et Rocher (« Le droit est mort, vive le droit ! », p. 45). Selon ce professeur à l’Université McGill, l’oeuvre de cette génération serait en fait « plutôt un mouvement d’émancipation qu’une école » (p. 48). À cet égard, il attire l’attention sur la conversion épistémique réalisée par Lajoie et Macdonald pour s’affranchir de l’endoctrinement positiviste induit par la formation juridique donnée à l’université. Une telle conversion a conduit la plupart des juristes de ce mouvement à entreprendre des recherches sur le droit dans la perspective du pluralisme juridique, certains parmi eux ayant par ailleurs osé, dans cette optique, faire appel aux sciences sociales (orientation que Gélinas critique au passage en s’appuyant sur Macdonald). Toutefois, le pluralisme juridique mis à contribution par ces juristes pour affronter « le vertige de la liberté » devant le droit positif est lui-même pluriel et oscille entre l’holisme juridique et l’individualisme juridique. Gélinas s’intéressera dans cette lignée à la variante « critique » de Macdonald qui érige chaque individu en ordre juridique. L’enjeu sous-jacent à cette conception « atomique » du droit réside, selon Gélinas, dans l’aménagement des « conditions rendant possibles le libre arbitre et l’autodétermination » (p. 51) et dans l’élaboration des « outils permettant d’ordonner cette pluralisation » (p. 54). Autrement dit, les juristes doivent retourner vers le droit positif. Cependant, est-ce encore pour faire de la recherche empirique ? La même question peut être posée à Bjarne Melkevik, lui qui condamne d’un seul tenant le pluralisme juridique, pourtant conceptualisé de manière très différente par Macdonald, Lajoie, Rocher et Belley (« Une critique contre le panjuridisme “pluraliste” », p. 55). La reprise d’un slogan espagnol bien connu résume à la fois l’orientation et le ton d’une position que ce professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval défend depuis plusieurs années d’ailleurs : « No pasarán[4] » (p. 61). La première phrase de son texte illustre à quel point ses prises de position sont devenues, au fil du temps, de plus en plus cinglantes : « D’emblée, nous estimons que le “pluralisme juridique” n’est guère plus qu’une forme abâtardie du “panjuridisme” en général » (p. 55). Melkevik se dit particulièrement irrité par le « lyrisme » des pluralistes ; il leur reproche par ailleurs et surtout de dissoudre « le droit » dans une « indifférenciation » ontologique par rapport aux autres entités du réel. Le philosophe termine sa déconstruction en affirmant que « c’est une fausseté intellectuelle de prétendre […] qu’il existe quelque chose qui soit “le droit” » (p. 61) ; en fait, « le droit n’existe pas dans la “réalité” » (p. 61). Toutefois, ajoute-t-il bizarrement, la « voie du réalisme » serait néanmoins « la seule recommandable et la seule qui sera utile à la fin » (p. 61).

Dans le dernier texte de la première partie, Shauna Van Praagh, professeure à l’Université McGill, sort des murs de l’École de Montréal pour révéler l’existence du « terrain de jeux » où elle s’est amusée avec des chercheurs de la troisième génération (« Le parc-école de Montréal », p. 63). Si l’École de Montréal a valorisé un certain nombre d’idées, parmi lesquelles la création individuelle et le travail collectif, l’auteure estime en définitive que « c’est bien au sein du “parc-école de Montréal” que les jeunes chercheurs mettent celles-ci en pratique pour les développer de façon inattendue » (p. 69). À quels jeux s’adonnent-ils actuellement sur le terrain ?

Les deuxième, troisième et quatrième parties proposent un florilège de textes illustrant la diversité des recherches menées au cours des dernières années par des membres du RDCG, à l’intérieur de trois axes délimités par des frontières en réalité poreuses (p. 67 et 68).

Les chercheurs attentifs aux dynamiques qui animent les sociétés contemporaines s’intéressent particulièrement à l’émergence de nouveaux rapports sociaux (axe 1) : ils étudient les débats publics, politiques, judicaires, etc., relatifs à l’éducation religieuse dans les écoles québécoises (Solange Lefebvre, p. 73), les représentations de « la communauté » dans les interprétations de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés par la Cour suprême du Canada (Goeffrey Conrad, p. 77), le rôle du principe démocratique en déontologie parlementaire pour ordonner la pluralité des normes qu’elle amalgame (Andrée-Anne Bolduc, p. 95) et la convergence entre la justice arbitrale et la justice étatique observable au niveau international (Giacomo Marchisio, p. 111).

De nos jours, les rapports sociaux sont difficilement compréhensibles sans référence aux nouvelles technologies (axe 2) qui, pour cette raison notamment, soulèvent des défis de taille en matière de droit et de justice : l’avènement du langage de la programmation comme source de droit « en temps réel » (Richard Janda, p. 127), la prolifération de l’idéologie du « recentrage » de la justice civile autour des citoyens chez les promoteurs de réformes judiciaires (Cléa Iavarone-Turcotte, p. 141), l’opportunité d’un « test de proportionnalité technologique » en appui aux critères en usage dans les tribunaux pour autoriser le recours à la visiojustice (Antoine Guilmain, p. 169) et le renforcement des mécanismes de protection des données personnelles collectées par les entreprises privées (Émilie Mouchard, p. 189).

Tout comme les nouvelles technologies, dont elle est un important lieu d’expérimentation et de diffusion, la santé (axe 3) occupe présentement une place prépondérante dans le monde social. Sans en porter l’entière responsabilité, le droit et les politiques publiques véhiculent souvent une image étriquée des individus et, par voie de conséquence, des relations qu’ils entretiennent avec la santé ; à cet égard, la psychologie cognitive et la psychologie sociale disposent d’outils pour enrichir les représentations de la rationalité humaine en matière sanitaire (Catherine Régis, p. 201). Heureusement, le droit et les politiques publiques font preuve, à l’occasion, d’une certaine capacité à traduire la réalité des individus vivant en société, dès lors qu’il est question, par exemple, de connaître l’effet de divers déterminants sociaux sur la santé des individus (logement, nourriture, etc.) ou, plus généralement, de reconnaître l’emprise qu’exercent sur leur vie les rapports sociaux inégalitaires (de classe, de sexe, de « race », etc.), d’où l’intérêt de mieux comprendre les droits économiques, sociaux et culturels qui procurent, malgré leur « légèreté » législative et judiciaire, un ensemble de ressources juridiques diversement mobilisables au nom de la justice sociale (Christine Vézina, p. 237). Ces préoccupations sont reconduites et exacerbées par le développement durable (axe 3). Celui-ci devrait en principe aider les juristes à élever le droit de l’environnement à la hauteur de ce qui est en jeu : « la survie de l’humanité ». Cette promesse exige cependant de repenser le sens même du développement durable, distendu qu’il est actuellement entre le « développement » et la « durabilité ». Une solution possible consisterait à le concevoir à partir d’une perspective systémique, à même de saisir les liens, juridiques et beaucoup d’autres encore, entre le sous-système de l’humanité et l’écosystème planétaire (Hugo Tremblay, p. 221).

Les textes de facture diverse qui illustrent les trois axes du RDCG donnent une certaine idée des orientations prises par la « recherche juridique » au Québec. Pour en préciser les contours, il faudrait analyser plus en détail les objets étudiés, les concepts mobilisés, les méthodes utilisées, les données recueillies, voire les épistémologies engagées et les ontologies visées. En retour, cette analyse permettrait d’expliciter l’influence en acte des conceptions de la recherche sur le droit et la justice impulsées par Lajoie, Macdonald, Rocher et cie, sinon de l’« École de Montréal ».

À la fin de son introduction, Vincent Gautrais évoque une possible réorientation du RDCG autour de la thématique « justice et changements » (p. 9). L’obtention d’une importante subvention durant l’année qui a suivi la parution de l’ouvrage collectif a permis de réaliser cette réorientation. Porteur de cette initiative, le CRDP a saisi l’occasion pour subtilement modifier son nom : il se présentera dorénavant sous la dénomination de « Centre de recherche en droit prospectif ». Ces deux événements engendrent à leur tour de nouvelles questions, que n’aborde pas l’ouvrage recensé, à propos de la « recherche juridique » au Québec :

Quels statuts occupe-t-elle présentement dans les facultés de droit et dans les centres de recherche ?

Quelles y sont actuellement les conditions institutionnelles ?

À partir de quels critères les programmes de recherche sont-ils maintenant évalués dans les organismes subventionnaires ?

Ces statuts, ces conditions et ces critères sont-ils propres à la recherche juridique ou bien convergent-ils, par exemple, avec ceux qui caractérisent la recherche dans les sciences humaines et sociales ?