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Au Canada comme ailleurs, la pandémie de COVID-19, crise causée par la propagation massive du coronavirus du syndrome respiratoire aigu sévère 2 (SARS-CoV-2), pose et impose des défis majeurs aux gouvernements en place. Parmi les principaux enjeux auxquels font ainsi face les systèmes politiques démocratiques et fédéraux, on note la préservation de la séparation des pouvoirs et le respect des libertés individuelles, la coordination et la transparence dans les relations intergouvernementales, la relance économique et les plans de (dé)confinement.

Historiquement, le Canada est reconnu comme un État où des principes constitutionnels fondamentaux tels que le fédéralisme, la démocratie et la primauté du droit sont plutôt bien respectés. Ces derniers figurent d’ailleurs sur la courte liste des principes sous-jacents de la Constitution que la Cour suprême du Canada a identifié, en 1998, dans l’important Renvoi relatif à la sécession du Québec[1].

Or, en temps de crise, certaines normes juridiques encadrant le fonctionnement d’une société, de même que les idéaux qui la guident, sont parfois court-circuitées pour répondre à des impératifs plus pressants[2]. S’intéressant précisément aux systèmes fédéraux, Kenneth C. Wheare avait notamment théorisé cet aspect dans son ouvrage phare Federal Government, lorsqu’il concluait qu’en temps de crise et de guerre, le caractère « pluraliste » du fédéralisme risque d’être mis à mal par une logique institutionnelle « unitaire », donc plus centralisatrice[3].

Wheare expliquait ce qui suit : « The working of federal government in war-time would seem likely to exhibit in extreme form the peculiar problems which a federal system produces. For, while it is the essence of federalism to be pluralistic, it is the essence of the war power to be unitary, to be centralized and regimented, to be, in the modern world, “totalitarian”[4] ». Formulés autrement, et si nous généralisons le cadre de référence de Wheare à celui qui nous occupe dans le présent article, les propos du célèbre politologue suggèrent que les situations de crise, exceptionnelles, peuvent avoir pour effet d’écorcher les idéaux sur lesquels se fondent les systèmes fédéraux. En ce sens, nous proposons ici de « mesurer » l’impact de la COVID-19 sur la gouvernance au Canada[5] en temps de crise, et ce, en testant l’hypothèse suivante (qui se veut une généralisation de la théorie élaborée par Wheare) : en temps de crise, les modalités exceptionnelles en fonction desquelles la gouvernance est réorganisée pour un temps donné mettent à mal les principes phares qui sont censés animer un système fédéral.

Concrètement, en mobilisant une démarche hypothético-déductive, nous nous proposons de répondre à la question suivante : les principes constitutionnels sous-jacents mis en évidence par la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec — soit le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, ainsi que la protection des minorités[6] — sont-ils malmenés au temps de la COVID-19 ? En nous intéressant spécialement à la « résilience relative » des principes constitutionnels sous-jacents du Canada, alors que les appareils gouvernementaux partout au pays luttent avec acharnement contre la pandémie, nous serons donc en bonne posture pour corroborer ou infirmer notre hypothèse de départ.

Afin de répondre à ce questionnement, précisons d’entrée de jeu que le cadre de notre analyse est circonscrit aux seuls mois de mars, d’avril et de mai 2020, inclusivement. Ce faisant, les bornes temporelles retenues nous permettent de tenir compte du début de la crise sanitaire mondiale — à partir du moment où l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le gouvernement du Canada, parmi tant d’autres, reconnaissent qu’il y a effectivement une pandémie —, d’observer l’évolution de la gestion de crise au plus fort de la « première vague », jusqu’à la mise en oeuvre des mesures de déconfinement aux quatre coins du pays, à l’été 2020. Nous nous concentrons ainsi sur les divers évènements les plus importants s’étant produits au cours de la période pendant laquelle la « crise » — qui se trouve au centre de notre hypothèse de départ — s’est véritablement déployée au Canada.

Nous ne pourrons pas aborder ici, de manière exhaustive, l’ensemble des mesures, des actions ou des conséquences liées à la COVID-19 pour un État comme le Canada et sur une période de trois mois. Par conséquent, nous entendons nous focaliser sur les principales incidences de la pandémie eu égard aux quatre principes sous-jacents de la Constitution canadienne, ou encore sur celles qui ont été l’objet d’une plus grande attention de la part des acteurs politiques et des médias. De même, nous ne tiendrons pas compte de tout ce qui s’est produit postérieurement au mois de juin 2020, car nous souhaitons limiter notre étude à la période correspondant à la « première vague » de cette crise ; nous croyons cependant que la tâche d’analyser rigoureusement et systématiquement la suite des impacts de ce phénomène mériterait d’être au coeur d’autres travaux de la part de la communauté scientifique.

Concrètement, et à l’image du cadre d’analyse offert par le Renvoi relatif à la sécession du Québec, nous procéderons à un examen se déclinant en quatre étapes, soit une par principe sous-jacent. Les principes du fédéralisme (partie 1), de la démocratie (partie 2), de la primauté du droit et du constitutionnalisme (partie 3) et de la protection des minorités (partie 4) nous serviront tour à tour de prisme d’analyse pour mieux comprendre et évaluer la réponse canadienne à la première vague de la pandémie de COVID-19. Forts de cette mise au point des pratiques politiques et institutionnelles à la lumière des principes constitutionnels sous-jacents, nous offrirons une interprétation critique afin d’évaluer le fossé qui a pu se creuser — ou non — entre les principes théoriques et la réalité empirique, et nous discuterons ainsi de la manière dont le Canada a fait face à ses principes constitutionnels sous-jacents en temps de crise.

1 Le principe du fédéralisme 

Le premier principe mis en évidence par la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec est le fédéralisme. Sans détour, elle suggère ceci : « Nos usages politiques et constitutionnels ont respecté le principe sous-jacent du fédéralisme et ont appuyé une interprétation du texte de la Constitution conforme à ce principe[7]. » Adoptant un regard historique, la Cour ajoute ensuite que sa jurisprudence confirme « que le principe du fédéralisme imprègne les systèmes politique et juridique du Canada[8] ». En fait, il serait même « l’étoile qui les a guidés depuis le tout début[9] ».

Le raisonnement de la Cour suprême précise par ailleurs que les systèmes fédéraux, comme le Canada, se caractérisent généralement par la division de la fonction législative entre deux ordres de gouvernement, ainsi que par un pouvoir judiciaire indépendant et apte à arbitrer les litiges constitutionnels entre ceux-ci[10]. De même, pour la Cour, les notions phares d’autonomie gouvernementale (self-rule) et de gouvernance partagée (shared rule), lesquelles sont systématiquement abordées comme points d’ancrage du fédéralisme par les spécialistes des études fédérales, apparaissent également comme fondamentales et complémentaires[11].

En temps de crise comme en temps normal, on comprend donc que l’idéal du fédéralisme commande — en principe — une non-centralisation du pouvoir, où coexiste, au sein du régime politique, une pluralité de lieux où se prennent les décisions politiques. Autrement dit, le fédéralisme exige d’imaginer le Canada telle une association politique constituée de partenaires égaux, où nul n’est subordonné à la volonté d’aucun autre dans la mise en oeuvre de ses compétences propres.

Cela étant, dans quelle mesure le principe du fédéralisme, tel que le comprend la Cour suprême, a-t-il été respecté dans la gouvernance au Canada pendant la première vague de la pandémie de COVID-19 ? Afin de répondre à ce questionnement, et ainsi « tester » notre hypothèse, nous traiterons d’abord du respect de l’autonomie gouvernementale des divers ordres de gouvernement (1.1), puis nous nous pencherons sur les relations et la coopération intergouvernementales pendant la gestion de la crise (1.2).

1.1 Le respect de l’autonomie de chaque ordre de gouvernement

Au Canada, les impacts de la COVID-19 se font ressentir bien différemment d’une province à l’autre. En effet, en date du 1er juin 2020[12], le Nouveau-Brunswick — qui compte environ 780 000 habitants — n’avait recensé que 132 cas confirmés de COVID-19, et aucun de ceux-ci n’en était décédé[13]. Cela en faisait la province canadienne la moins touchée, au prorata de sa population. Par contraste, son voisin immédiat, le Québec — avec une population de 8,5 millions d’habitants —, était la province où la pandémie avait frappé le plus durement. Affichant un total de 51 059 cas confirmés, dont 4 146 décès, le Québec dénombrait plus de la moitié des cas confirmés et des décès liés à la COVID-19 dans tout le Canada[14], bien qu’il ne représente que 22,5 % de la population canadienne[15].

Sans chercher à expliquer ici les raisons pour lesquelles le Québec a été touché plus durement qu’ailleurs au pays par la première vague de la pandémie de COVID-19[16], nous croyons tout de même important de tenir compte de cette réalité pour bien comprendre la gestion de la pandémie au sein de la fédération canadienne. Cette donnée est d’autant plus importante que les provinces occupent une place fondamentale dans le réseau de gouvernance qui se déploie pour faire face à une crise sanitaire.

En effet, le fédéralisme canadien prend forme de telle sorte que ce sont les provinces qui sont compétentes pour mettre en place la vaste majorité des mesures sanitaires et épidémiologiques nécessaires en vue de lutter contre la COVID-19. D’ailleurs, en ce qui concerne la compétence constitutionnelle en matière de santé, la Cour suprême écrivait ce qui suit, en 1982, dans l’affaire Schneider c. La Reine :

La santé n’est pas un sujet spécifiquement traité dans la Loi constitutionnelle de 1867 ni dans ses modifications subséquentes. Aux termes de la Constitution, le sujet ne relève ni de la compétence législative fédérale ni de celle des provinces. On a jugé que les lois relatives à la santé relevaient de la compétence provinciale lorsque la loi vise un aspect de la santé qui est de nature locale. […] D’autre part, les lois fédérales relatives à la « santé » peuvent être valides lorsque le problème est d’envergure nationale plutôt que de nature locale[17].

À la lecture de la Loi constitutionnelle de 1867, on constate ainsi que le gouvernement fédéral est compétent pour la « quarantaine et l’établissement et maintien des hôpitaux de marine[18] », alors que les provinces ont le pouvoir de légiférer quant à l’« établissement, l’entretien et l’administration des hôpitaux, asiles, institutions et hospices de charité dans la province, autres que les hôpitaux de marine[19] ».

Plus précisément, selon Martha Butler et Marlisa Tiedemann, « les provinces ont la responsabilité exclusive de la prestation directe de la plupart des services médicaux, de la formation des médecins et de nombreuses fonctions connexes. » En effet, il « est généralement admis que cette responsabilité découle des pouvoirs que la Loi constitutionnelle de 1867 leur attribue relativement à la propriété et aux droits civils (par. 92 (13)) et aux matières d’une nature purement locale ou privée (par. 92 (16))[20] ».

Ainsi, dans le contexte précisément d’une crise sanitaire, la pandémie de COVID-19 « has made clearly visible the division of powers between the federal and provincial governments in the face of a public health crisis. Early calls for the federal government to use the Emergencies Act faded when it became clear that many if not most of the measures needed to counter the COVID-19 crisis were within the provinces’ purview[21] ». En ce sens, pour bien saisir l’ordonnancement des mesures rendues nécessaires à cause de la COVID-19, il importe de tenir compte, simultanément, mais distinctement, des actions entreprises par les gouvernements provinciaux et par le gouvernement fédéral.

Du côté provincial, s’il est vrai que la pandémie a frappé très différemment d’une région à l’autre, les principales mesures mises en avant pour lutter contre celle-ci ont cependant été appliquées de manière assez semblable. Le portrait qui s’en dégage correspond donc à un relatif consensus « on the essential measures that had to be put in place[22] ».

C’est notamment là ce qui ressort des travaux de Charles Breton et Mohy-Dean Tabbara, lesquels démontrent, par exemple, que pendant la première vague, toutes les provinces :

  1. ont déclaré l’état d’urgence ;

  2. ont fermé les écoles primaires et secondaires, les restaurants (à l’exception des services de livraison et des commandes à emporter) et les bars ;

  3. ont déclaré un gel des expulsions de loyer ;

  4. ont restreint les visites vers les centres de soins de longue durée, où logent des personnes à la santé plus fragile ;

De plus, au moins huit provinces sur dix :

  1. ont fermé les salles d’entraînement, les garderies, les entreprises non essentielles et les salles de cinéma ;

  2. ont imposé des amendes à ceux qui ne respectaient pas la distanciation sociale et l’isolement[23].

Par ailleurs, certaines provinces ont instauré des postes de contrôle entre leurs frontières et celles de leurs voisines limitrophes, de manière à limiter les déplacements de personnes pouvant être porteuses du coronavirus[24].

Pour entrer davantage dans le détail des mesures sanitaires, prenons l’exemple du Québec, province la plus durement frappée par la pandémie. Le gouvernement du Québec a déclaré l’état d’urgence sanitaire le 13 mars 2020[25]. Cela l’a amené à ordonner :

  1. la suspension des services dans tous les établissements d’enseignement ;

  2. la suspension des services, sauf exception, dans les garderies et les services de garde en milieu familial ;

  3. l’interdiction des rassemblements intérieurs de plus de 250 personnes.

En outre, cette mesure a aussi permis à la ministre de la Santé et des Services sociaux de faire les dépenses jugées nécessaires et de conclure les contrats nécessaires pour protéger la santé de la population.

L’état d’urgence sanitaire a ensuite continuellement été renouvelé, tout au long des mois de mars, d’avril et de mai 2020[26], alors que les mesures initialement mises en avant par les autorités ont été considérablement resserrées en cours de route[27]. En effet, exactement une semaine après la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, soit le 20 mars, le gouvernement a interdit — sauf exception — tout rassemblement intérieur ou extérieur[28]. Les déplacements entre plusieurs régions du Québec ont été suspendus — une fois encore, sauf exception[29]. Tout le travail et toutes les activités professionnelles pouvant être accomplis à distance devaient l’être.

Les mesures sanitaires ont ensuite été progressivement assouplies, et le Québec est entré, à l’instar des autres provinces et de la plupart des États du monde, dans une phase de déconfinement. À ce titre, par exemple, les déplacements qui avaient été interdits vers certaines régions ont été permis à nouveau[30], les écoles ont été partiellement rouvertes (à l’extérieur de Montréal, épicentre de la première vague au Québec)[31], les rassemblements extérieurs de 10 personnes et moins ont été autorisés, suivant certaines restrictions[32]. Les mesures de déconfinement se sont évidemment accélérées après le mois de mai 2020.

Du côté du fédéral, le gouvernement de Justin Trudeau est intervenu concernant un enjeu fondamental de la lutte contre la pandémie elle-même : la fermeture des frontières du pays, enjeu sur lequel il était habilité à agir en vertu de la Loi sur la mise en quarantaine[33]. Cependant, au-delà de cette mesure — très importante par ailleurs —, c’est véritablement sur le plan des mesures de nature financière et fiscale, pour aider les individus et les entreprises durement frappés par la COVID-19, que l’État fédéral s’est démarqué pendant la pandémie. Celui-ci a mis sur pied le Plan d’intervention économique pour répondre à la COVID-19[34], y compris, entre autres éléments, la Prestation canadienne d’urgence (PCU)[35], la Prestation canadienne d’urgence pour les étudiants (PCUE)[36] et la Subvention salariale d’urgence du Canada (SSUC)[37].

D’autres mesures ont notamment eu pour effet d’augmenter l’Allocation canadienne pour enfants, de soutenir directement les communautés autochtones, d’accorder un délai supplémentaire pour produire les déclarations de revenus ou de fournir un compte d’urgence pour les entreprises canadiennes, en vue de leur permettre de contracter un prêt sans intérêts. Au final, ces mesures auront entraîné un déficit record de plus de 300 milliards de dollars en une seule année pour le gouvernement canadien[38].

Les rôles prédominants joués par les gouvernements fédéral et provinciaux dans le contexte de la crise engendrée par la COVID-19 ont largement différé, et ce, en raison des pouvoirs constitutionnels propres à chaque ordre de gouvernement. D’un côté, la plupart des mesures sanitaires ou relatives au confinement de la population ont été prises par les provinces, à l’intérieur de leurs compétences en la matière. On note même une certaine similitude, d’une province à l’autre, quant aux mesures mises en place[39]. De l’autre côté, les mesures relatives à la « sécurité nationale » (surtout la fermeture des frontières du pays) et à l’aide financière accordée aux travailleurs et aux entreprises ont été adoptées par le gouvernement fédéral, par l’intermédiaire de son pouvoir de dépenser ou de ses compétences constitutionnelles. Il en est de même pour les interventions du fédéral en matière de santé publique[40]. Ainsi, les manifestations du fédéralisme canadien et l’intervention des ordres de gouvernement pendant la première vague de la crise de la COVID-19 ont eu lieu de manière analogue à ce qui se produit en période « normale ».

Une possibilité, souvent mentionnée au début de la pandémie, mais demeurée inutilisée, aurait pu changer la situation : le gouvernement fédéral aurait pu invoquer la Loi sur les mesures d’urgence[41] pour se donner des pouvoirs extraordinaires et intervenir dans les champs de compétence des provinces. Dès le préambule, cette loi prévoit que son objectif est en particulier de permettre que le gouvernement fédéral soit « habilité, sous le contrôle du Parlement, à prendre à titre temporaire des mesures extraordinaires peut-être injustifiables en temps normal ». Elle donne ainsi la possibilité au gouvernement fédéral, s’il déclare un état d’urgence, de prendre toute mesure qu’il croit nécessaire, et ce, dans plusieurs domaines définis de manière assez large (art. 19). Le gouvernement fédéral a cependant l’obligation de consulter les provinces avant de procéder (art. 25).

Or, bien qu’il y ait eu des discussions à cet effet, tant le premier ministre du Canada que ceux des provinces ont semblé d’accord quant à l’absence de besoin d’invoquer cette loi pour faire face à la pandémie[42]. À vrai dire, on a vite écarté la Loi sur les mesures d’urgence de la feuille de route[43]. Devant cette première dimension de l’analyse, nous pouvons dès lors indiquer que notre hypothèse de départ devrait, au moins en partie, être infirmée.

1.2 La gouvernance partagée et les relations intergouvernementales en temps de crise

L’exemple que nous venons d’aborder, montrant que les ordres de gouvernement du Canada se sont rapidement entendus quant à l’absence de motif ou de nécessité d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence, témoigne d’une autre dimension du fédéralisme canadien qu’il importe de souligner ici, soit la nature relativement harmonieuse des relations intergouvernementales s’étant déroulées pendant la première vague.

Pour reprendre les termes de Robert Schertzer et Mireille Paquet, des « situations comme celle de la COVID-19 représentent un ensemble particulier de défis politiques pour les gouvernements en place[44] », ensemble qu’ils qualifient de « problèmes intergouvernementaux complexes [PIC] ». Ils poursuivent : « De par leur nature, les PIC exigent une adaptation et une flexibilité considérables de la part des gouvernements. Ceux-ci doivent coopérer, et ce, afin de garantir des résultats politiques efficaces et légitimes, mais aussi pour éviter des résultats négatifs susceptibles d’avoir un impact néfaste sur l’ensemble du système fédéral[45]. »

Au cours des mois de mars, d’avril et de mai 2020, telle est la situation en ce qui concerne les relations entre les ordres de gouvernement. Alors que la conjoncture politique — pensons aux allégeances idéologiques diverses entre les partis au pouvoir sur la scène fédérale et dans plusieurs provinces — aurait pu nuire considérablement à la gestion de crise et à la gouvernance en temps de pandémie, c’est plutôt le contraire qui s’est produit. Stéphanie Chouinard parle même d’une paix relative entre les gouvernements fédéral et provinciaux : « [T]here now appears to be a consensus that fiscal measures put in place by the Trudeau administration were adequate and will be key to a speedy recovery of the Canadian economy. Ontario Premier Doug Ford went as far as thanking, on several occasions, Prime Minister Trudeau for the help he sent[46]. »

En fait, par comparaison avec plusieurs autres systèmes — dont l’Union européenne et les États-Unis[47] —, « le climat politique est demeuré relativement serein dans la fédération canadienne. Le gouvernement fédéral et les provinces se concertent, et collaborent de bonne foi, pour mener une politique de crise ambitieuse et, dans l’ensemble, cohérente. On a même vu les gouvernements de l’Alberta et du Manitoba faire des dons d’équipement aux provinces les plus touchées par la COVID-19[48]. »

Pour le dire à la façon de Schertzer et Paquet, les dirigeants fédéraux, provinciaux et territoriaux « ont insisté sur la nécessité de travailler ensemble pour faire face à cet enjeu ; pour présenter un front uni[49] ». Dès lors, des « sujets qui seraient habituellement très conflictuels sont discutés de manière collaborative, où l’opinion de tous éclaire les prises de décisions » et « les opérations de première ligne sont menées certes par les provinces et les territoires, mais elles sont activement soutenues par une approche pancanadienne de partage de l’information et de coordination des actions[50] ». Schertzer et Paquet vont même jusqu’à écrire ceci : « Nous n’avons jamais vu nos premiers ministres fédéral, provinciaux et territoriaux s’entendre aussi bien[51]. »

Or, ce portrait des relations intergouvernementales pendant la première vague de la pandémie n’est tout de même pas parfait, car divers évènements sont venus l’assombrir partiellement. D’abord, au début de la crise, certains premiers ministres provinciaux ont démontré des signes d’impatience envers le gouvernement fédéral : ils l’ont pressé de bien vouloir fermer les frontières du pays aux touristes étrangers et aux voyageurs non essentiels, car ils craignaient que le coronavirus ne se propage encore davantage par l’entremise de ces déplacements[52]. Le gouvernement fédéral a procédé graduellement à la fermeture des frontières, comme nous l’avons indiqué à la section précédente[53], mais une insatisfaction palpable avait eu le temps de s’installer dans certaines provinces.

Les rapports tendus entre Québec et Ottawa quant au déploiement de l’armée canadienne dans certains centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) de la province viennent également ternir le portrait esquissé par Schertzer et Paquet. Durement touchée par la pandémie, et particulièrement dans ses établissements et dans les résidences privées pour aînés (RPA)[54], la province avait sollicité l’aide du fédéral le 22 avril, demandant l’envoi d’au moins 1 000 militaires pour épauler ses travailleurs de la santé[55]. Nommé « Opération Laser », un tel déploiement s’est finalement réalisé au Québec, ainsi que dans la province voisine, en Ontario[56]. Au final, « 1 350 militaires ont été déployés au Québec dans le cadre de l’Opération Laser », dont 1 050 « directement dans 25 CHSLD québécois[57] ».

Or, à la fin du mois de mai — alors que la situation générale s’améliorait, mais que les CHSLD demeuraient durement touchés —, la demande du gouvernement du Québec pour que la mission de l’armée y soit prolongée a été rapidement rejetée par le ministre fédéral de la Défense. Ce dernier s’opposait « farouchement à la demande du premier ministre du Québec, François Legault, de prolonger la présence des militaires déployés dans les CHSLD jusqu’au 15 septembre[58] ». Il avait même affirmé « que certaines provinces ne “comprennent pas tout à fait comment l’armée fonctionne” et qu’il avait bel et bien l’intention de leur “expliquer les limites”[59] ». Ultimement, la mission sera prolongée, mais pour une période moindre que ce que le gouvernement du Québec souhaitait[60].

Ce dernier exemple permet donc d’illustrer que, si la collaboration intergouvernementale a pu se dérouler de manière relativement harmonieuse au moment où la première vague battait son plein (la demande du Québec pour un déploiement de l’armée dans les CHSLD a reçu une réponse positive de la part du fédéral), la même collaboration peut néanmoins être mise à mal, au fur et à mesure que la situation globale s’améliore (la demande de prolongation ayant initialement été rejetée sur-le-champ par le ministre de la Défense).

C’est d’ailleurs là un avertissement formulé par plusieurs observateurs, soit que les relations intergouvernementales canadiennes pourraient se révéler largement plus tendues au lendemain de la pandémie[61], notamment en ce qui concerne l’avenir des finances publiques. Si ces relations et la collaboration entre les ordres de gouvernement représentent un point fort de la gouvernance au Canada en ce temps pandémique, les choix politiques futurs risquent d’être difficiles, et d’importantes tensions menacent de ressurgir. Néanmoins, et bien qu’elle soit nuancée, l’analyse de la seconde déclinaison du principe du fédéralisme nous engage à nouveau à infirmer partiellement, et provisoirement, notre hypothèse. En effet, malgré certaines tensions inhérentes au fonctionnement d’un système fédéral, les relations intergouvernementales se sont généralement plutôt bien déroulées pendant la première vague de la pandémie.

2 Le principe de la démocratie 

La Cour suprême, dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, précise ensuite les contours du deuxième principe sous-jacent : celui de la démocratie. À ses yeux, la « démocratie est une valeur fondamentale de notre culture juridique et politique[62] ». Elle va même jusqu’à suggérer que le « principe de la démocratie a toujours inspiré l’aménagement de notre structure constitutionnelle, et demeure aujourd’hui une considération interprétative essentielle[63] ». Concrètement, le plus haut tribunal du pays affirme qu’« un peuple souverain exerce son droit à l’autonomie gouvernementale à travers le processus démocratique[64] ».

La Cour suprême aborde autant la dimension individuelle que la dimension institutionnelle du principe démocratique[65]. D’une part, sur le plan individuel, elle souligne que ce principe doit notamment emporter « le droit de vote aux élections à la Chambre des communes et aux assemblées législatives provinciales, ainsi que le droit d’être candidat à ces élections[66] ». Elle indique d’ailleurs que l’article 4 de la Charte canadienne des droits et libertés[67] « a pour effet d’obliger la Chambre des communes et les assemblées législatives provinciales à tenir régulièrement des élections et de permettre aux citoyens d’élire des représentants aux diverses institutions politiques[68] ».

D’autre part, en ce qui concerne l’aspect institutionnel de la démocratie, la Cour suprême revient sur son raisonnement dans l’arrêt Procureur général de l’Ontario c. SEFPO et soutient que la structure fondamentale de la Constitution du Canada exige « l’existence de certaines institutions politiques dont des corps législatifs librement élus aux niveaux fédéral et provincial[69] » ; elle ajoute que « ces assemblées législatives sont des “élément[s] essentiel[s] du système de gouvernement représentatif”[70] » en place au Canada.

À ce titre, nous examinerons ici ces deux dimensions du principe démocratique, et surtout les répercussions de la pandémie de COVID-19 sur ceux-ci. Nous traiterons d’abord de la question des élections et de leur report dans le contexte de la première vague (2.1), puis nous discuterons du fonctionnement des institutions parlementaires, en tenant compte des adaptations qu’ont forcées les mesures apportées pour lutter contre la pandémie (2.2).

2.1 Le report de certaines élections

Les mesures de confinement et de distanciation sociale imposées par le contexte de crise sanitaire nous amènent à poser une première question bien simple en ce qui a trait au principe démocratique : qu’en est-il de la possibilité de tenir des élections dans de telles circonstances ? L’enjeu n’est pas ici de remettre en cause les droits constitutionnels de l’article 3 de la Charte canadienne, mais plutôt de tenter de conjuguer un pilier de la démocratie représentative — soit la possibilité même d’élire les représentants ou de renouveler leur mandat — avec les mesures mises en place pour lutter contre la COVID-19.

Au Canada, et à tout le moins au sujet des élections générales au fédéral ou dans certaines provinces, cette question ne s’est pas posée directement lorsque la première vague était à son apogée (soit durant les mois de mars, d’avril et de mai 2020). Puisque les plus récentes élections fédérales ne remontaient qu’au mois d’octobre 2019, il était peu probable que de nouvelles élections fédérales soient déclenchées pendant les premiers mois de la pandémie. Néanmoins, Élections Canada a tout de même travaillé à l’élaboration d’un plan permettant éventuellement de conduire une élection pendant ou après une pandémie[71]. L’organisme précise que la Loi électorale du Canada[72] prévoit que les électeurs peuvent voter de diverses façons, notamment « le jour de l’élection et aux bureaux de vote par anticipation, par la poste ou à un bureau d’Élections Canada », tout en soulignant le défi majeur que représenterait la tenue d’une élection se déroulant entièrement par la poste[73].

Précisant ensuite qu’« Élections Canada doit être prêt à tout moment à conduire une élection », et ce, a fortiori dans le contexte d’un gouvernement minoritaire, l’organisme écrit qu’il « s’efforce actuellement d’évaluer sa capacité à adapter ses opérations dans le cadre des paramètres généraux du régime législatif existant[74] ». Cela étant, il admet du même souffle que, « [dans] un cas extrême, selon les recommandations des experts en santé publique, le directeur général des élections pourrait certifier qu’il est impossible pour Élections Canada de conduire l’élection dans une ou plusieurs circonscriptions[75] ». Ainsi, on comprend qu’il aurait sans doute été impossible de tenir des élections générales au moment où la crise sanitaire était à son comble.

La question de la possibilité de tenir des élections pendant la première vague s’est posée de manière quelque peu différente dans les provinces, notamment dans le cas des élections municipales. Par exemple, l’arrêté ministériel du gouvernement du Québec en date du 14 mars — soit au lendemain de la déclaration d’urgence sanitaire par la province[76] — force l’annulation de « tout scrutin électoral et vote par anticipation rattaché à un scrutin électoral » durant la période d’urgence sanitaire[77]. Cela a eu pour effet particulier de repousser à un moment ultérieur les élections municipales partielles devant se dérouler à Drummondville, qui étaient initialement prévues pour le 3 mai 2020[78].

Dans un même ordre d’idées, au moins une autre province a également dû reporter ses élections municipales. En effet, avant d’ajourner ses travaux, le 17 mars 2020, l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick a adopté plusieurs lois[79], dont la Loi concernant les élections de 2020[80]. Celle-ci prévoyait que les élections municipales générales, qui devaient avoir lieu le 11 mai de la même année, soient repoussées, possiblement jusqu’au 10 mai 2021[81]. On parle donc de prolonger le mandat des élus en place pour une durée allant jusqu’à une année et donc, par le fait même, de retarder la capacité des électeurs de choisir de nouveaux représentants pendant cette période de temps.

Toutefois, le report de ces élections municipales n’est pas la seule mesure importante prise par la Loi concernant les élections de 2020. De fait, cette dernière prévoit que les deux élections partielles qui devaient avoir lieu le 15 juin 2020 — dans la circonscription électorale de Sainte-Croix[82] et dans celle de Baie-de-Shediac-Dieppe[83] — soient également repoussées jusqu’à nouvel ordre[84]. Or, ces reports n’auront finalement pas eu de conséquences très importantes sur le sort du gouvernement minoritaire en place dans cette province, ce dernier ayant éventuellement déclenché des élections générales en septembre 2020, lorsque le contexte sanitaire a rendu la tenue d’un tel scrutin plus sécuritaire[85].

Bien qu’il soit difficile d’envisager la façon dont les choses auraient pu se produire autrement — le report d’élections pendant la première vague étant probablement un « moindre mal » dans les circonstances —, il demeure que la crise de la COVID-19 a entraîné des conséquences importantes en matière électorale au Canada. Sans avoir restreint directement le droit de vote de certains citoyens, la pandémie a néanmoins retardé le moment où ceux-ci ont été en mesure d’exercer ce droit et de choisir certains de leurs représentants. En démocratie représentative, force est d’admettre que c’est un enjeu fondamental sur lequel la pandémie a eu des répercussions non négligeables. Ainsi, l’analyse de cette dimension, précisément, concourt plutôt à corroborer notre hypothèse de départ.

2.2 Le fonctionnement altéré des institutions parlementaires

Outre le fait d’avoir repoussé le moment où certains citoyens auront pu choisir leurs élus provinciaux ou municipaux, la crise de la COVID-19 a aussi largement altéré le fonctionnement des institutions parlementaires au Canada. En raison des normes sanitaires, il devenait impossible pour tous les députés de se réunir en chambre, tout en respectant les normes de distanciation sociale exigeant un espace de deux mètres entre chaque individu. Pour cette raison, mais sans doute aussi dans le but de « donner l’exemple » à la population, les deux chambres du Parlement fédéral et les assemblées législatives des provinces ont toutes ajourné ou considérablement réduit leurs travaux au cours des premiers mois de la pandémie, en plus de prévoir des modalités allégées pour les travaux parlementaires essentiels[86].

D’abord, au fédéral, la Chambre des communes a suspendu ses travaux « normaux » à la mi-mars. Un plan a ensuite été élaboré, permettant aux parlementaires de siéger exceptionnellement et de manière à « respecter la tradition parlementaire, mais dans un cadre minimaliste[87] ». Cela signifiait que 33 députés et le président, soit environ 10 % des membres de la Chambre[88], pouvaient siéger, tout en respectant les normes de distanciation sociale, et donc procéder à l’adoption des lois nécessaires à « l’injection massive de fonds fédéraux pour aider les Canadiens à surmonter la crise[89] ». C’est ainsi que différentes mesures législatives, indispensables pour mettre en oeuvre certains programmes d’aide, ont pu être adoptées à la Chambre des communes[90]. Même son de cloche au Sénat, lequel a aussi cessé ses activités normales le 13 mars 2020, en comptant les reprendre le 21 avril 2020[91], date qui sera ensuite reportée à plusieurs reprises[92].

Les provinces ont aussi adapté le format de leurs travaux, notamment en réduisant de beaucoup le nombre de députés pouvant y participer[93], mais également en accélérant de façon significative le rythme de la procédure pour l’adoption de la législation. Le fédéral ne fait donc pas exception à cet égard. On observe que, « [i]n most cases, the process through which legislation was passed was significantly expedited, with three readings and royal assent of bills all completed within a single day. In New Brunswick, legislation was introduced, passed, and given royal assent in an abbreviated legislative session that lasted less than 30 minutes[94]. » Ce sont là évidemment des « adaptations » majeures à la procédure normale.

Certains auteurs ont depuis analysé et commenté ce fonctionnement altéré des institutions parlementaires en temps de crise. Ils en viennent, entre autres choses, à la conclusion que les impacts se font ressentir avec une intensité différente d’après les diverses fonctions — représentation de la population, adoption des lois, contrôle de l’action gouvernementale, etc. — d’une assemblée parlementaire[95]. En ce sens, les travaux d’Erica Rayment et de Jason VandenBeukel mettent en lumière que « [t]he passage of legislation with restricted time for debate severely undermines a legislature’s ability to hold a government to account[96] ». Selon eux, c’est néanmoins « the role of parliaments as sites of citizen representation [that] has suffered the most, whereas the scrutinizing and legislative functions of parliaments have tended to be preserved, albeit in a significantly truncated form[97] ».

Le fonctionnement des institutions parlementaires a ainsi été largement modifié par la crise de la COVID-19. Si cela n’a pas empêché l’adoption de nouvelles lois, nécessaires à la lutte contre la pandémie, les impacts de ce phénomène se sont tout de même fait ressentir de manière importante. En outre, la possibilité de contrôler l’action gouvernementale (par le travail des commissions parlementaires, les périodes de questions, etc.) s’est vue considérablement réduite, alors que le rôle de représentation des assemblées législatives a également été bouleversé. Les pouvoirs extraordinaires que les gouvernements ont pu mobiliser pendant cette période, pouvoirs encadrés par les différentes lois sur les mesures d’urgence[98], ont aussi temporairement fragilisé le processus démocratique, en permettant bien souvent au pouvoir exécutif de s’accaparer des pouvoirs normalement réservés au législatif[99].

Si ce sont là, une fois encore, des conséquences qui peuvent se justifier devant la nature exceptionnelle de la situation, il n’en demeure pas moins que la réflexion, eu égard au fonctionnement des institutions parlementaires en temps de crise, devrait porter sur la façon éventuelle de combler ces manques ou d’atténuer les excès qui pourraient en résulter. À cet effet, nous souscrivons aux conclusions de Jonathan Malloy, selon qui « it is unwise to assume a virtual Parliament will merely replicate the exact functions as the in-person version[100] ». À nouveau, l’analyse de cette dimension particulière tend à corroborer les prémisses de notre hypothèse de départ.

3 Le principe de la primauté du droit et du constitutionnalisme 

Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, la Cour suprême aborde ensuite le troisième principe sous-jacent, soit celui du constitutionnalisme et de la primauté du droit, tout en distinguant ses deux composantes[101]. En un mot, pour la Cour suprême, la primauté du droit se résume en trois grands éléments clés : elle a pour effet qu’il n’existe qu’« une seule loi pour tous » ; elle « exige la création et le maintien d’un ordre réel de droit positif qui préserve et incorpore le principe plus général de l’ordre normatif » ; et elle emporte la nécessité que « l’exercice de tout pouvoir public doit en bout de ligne tirer sa source d’une règle de droit[102] ». Ainsi, dira la Cour, à « son niveau le plus élémentaire, le principe de la primauté du droit assure aux citoyens et résidents une société stable, prévisible et ordonnée où mener leurs activités. Elle fournit aux personnes un rempart contre l’arbitraire de l’État[103]. »

Quant au constitutionnalisme, la Cour suprême s’en remet à l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, lequel « exige que les actes de gouvernement soient conformes à la Constitution[104] ». Voilà pourquoi cette disposition annonce un régime de « suprématie constitutionnelle[105] ». Le plus haut tribunal du pays renvoie d’ailleurs à ses propos dans l’affaire Operation Dismantle Inc. c. La Reine et affirme que la « Constitution lie tous les gouvernements, tant fédéral que provinciaux, y compris l’exécutif[106] ».

Nous nous attarderons ici à ces deux dimensions différentes du troisième principe sous-jacent mis en évidence par la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec. D’abord, nous discuterons de la primauté du droit et de l’encadrement législatif des mesures d’urgence (3.1), pour ensuite nous tourner vers le constitutionnalisme et la nature justifiable (ou non) des mesures prises en vue de lutter contre la crise sanitaire (3.2).

3.1 La primauté du droit et l’encadrement législatif des mesures d’urgence

Comme l’écrit Louis-Philippe Lampron, les « pouvoirs conférés aux exécutifs gouvernementaux en temps d’urgence sanitaire leur permettent expressément de restreindre plusieurs droits et libertés protégés par les chartes des droits[107] ». À ce titre, les mesures extraordinaires et exceptionnelles mises en place pendant les mois de mars, d’avril et de mai 2020 n’ont pas nécessairement brimé le principe de la primauté du droit. En fait, il importe surtout d’observer si l’adoption de ces mesures a eu lieu en conformité avec les différentes composantes du principe de la primauté du droit, ce qui semble avoir été le cas en grande partie.

Pour reprendre les termes de la Cour suprême, les mesures adoptées n’ont pas contribué à remettre en cause le principe selon lequel il ne doit y avoir qu’« une seule loi pour tous ». À ce titre, si des formes de discrimination plus ou moins directes se sont parfois manifestées dans l’application des mesures sanitaires, cela ne représente pas un accroc au principe de la primauté du droit — la loi était la même pour tous —, mais peut-être davantage un enjeu que nous aborderons à la lumière du principe de la protection des minorités — soit les effets des mesures précisément sur certains groupes[108].

La situation est la même en ce qui a trait à l’importance que l’exercice de tout pouvoir public tire sa source d’une règle de droit, ou, comme le précise la Cour, que « les rapports entre l’État et les individus [soient] régis par le droit[109] ». Au Québec, par exemple, c’est en vertu de la Loi sur la santé publique[110], adoptée en 2001, que le pouvoir exécutif est principalement habilité à agir pour lutter contre la pandémie de COVID-19. Cette loi permet notamment au gouvernement de déclarer un état d’urgence sanitaire — et il le fait le 13 mars 2020[111] —, ce qui lui octroie alors plusieurs pouvoirs importants (art. 118). À cet égard, cette possibilité demeure juridiquement encadrée et doit respecter les quatre conditions suivantes :

  1. l’état d’urgence vaut pour une durée maximale de 10 jours, mais il peut être renouvelé indéfiniment (art. 119) ;

  2. la déclaration d’état d’urgence doit préciser la nature de la menace, le territoire visé et la durée de son application (art. 120) ;

  3. la déclaration d’état d’urgence entre en vigueur dès qu’elle est exprimée et doit être publiée à la Gazette officielle du Québec (art. 121) ;

  4. l’Assemblée nationale peut désavouer la déclaration d’état d’urgence, avec pour effet de la rendre nulle le jour même (art. 122).

Les différents pouvoirs qu’une telle déclaration d’urgence sanitaire accorde au gouvernement du Québec sont très importants, notamment parce qu’ils lui permettent de limiter considérablement les droits et libertés individuelles et de dépenser sans devoir obtenir au préalable l’autorisation du Parlement. On parle donc de pouvoirs exceptionnels, réservés à des situations tout aussi hors du commun. Les autres provinces canadiennes ont également procédé à des déclarations d’état d’urgence pour lutter contre la pandémie de COVID-19, et ce, en vertu de lois analogues à celle du Québec[112].

De son côté, le gouvernement fédéral était habilité à agir, en ce qui concerne la fermeture des frontières, en vertu de l’article 58 de la Loi sur la mise en quarantaine[113]. Celle-ci permet par exemple au gouvernement du Canada d’interdire, par décret, l’entrée au pays de personnes ayant séjourné à l’étranger s’il est d’avis que certaines conditions sont satisfaites. En ce qui a trait à son action en matière de santé publique, la Loi sur le ministère de la Santé[114] et la Loi sur l’Agence de la santé publique du Canada[115] étaient les principales sources législatives encadrant les pouvoirs du fédéral. Enfin, pour ce qui est des nombreux programmes d’aide financière et fiscale qui composent le Plan d’intervention économique du Canada pour répondre à la COVID-19, certaines de ces mesures ont été mises en avant par l’intermédiaire de structures administratives déjà en place, alors que d’autres ont nécessité une intervention législative[116].

Malgré les bouleversements juridiques et politiques majeurs occasionnés par la crise de la COVID-19, le principe de la primauté de droit n’a pas été particulièrement mis à mal pendant les premiers mois de la pandémie. En effet, toutes les mesures exceptionnelles mises de l’avant par les gouvernements fédéral et provinciaux étaient précisément prévues et encadrées par des lois préalablement adoptées qui tiennent compte de situations aussi inédites. En ce sens, nous faisons nôtres les propos de Louis-Philippe Lampron lorsqu’il affirme que, dans « les États démocratiques, une crise de l’ampleur de celle dans laquelle l’émergence de la COVID-19 nous a plongés n’a pas pour effet d’abroger cette séparation des pouvoirs, mais de modifier de manière très importante l’équilibre en fonction duquel on répartira les responsabilités entre ses trois composantes : l’exécutif étant appelé à prendre une place beaucoup plus importante[117] ». Selon nous, c’est ce qui s’est produit dans la lutte contre la COVID-19 : voilà pourquoi l’analyse de la présente dimension tend à infirmer notre hypothèse de départ.

Cela étant, en ce qui a trait au rééquilibrage majeur en faveur du pouvoir exécutif dont il est question ici, il y a une ombre au tableau. Pour éviter l’arbitraire de l’État — élément clé du principe de la primauté du droit —, il importe que les actes de l’exécutif soient assujettis à diverses formes de contrôle, notamment de nature parlementaire. Or, comme nous l’avons mentionné précédemment, le déroulement des travaux parlementaires a été largement altéré au plus fort de la première vague, ce qui a concouru à réduire considérablement cette forme de contrôle[118]. Néanmoins, une autre forme de contrôle possible est celui du pouvoir judiciaire, ce que nous aborderons maintenant.

3.2 Le constitutionnalisme et la nature justifiable (ou non) des mesures prises pour lutter contre la crise

Le principe du constitutionnalisme exigeant « que les actes de gouvernement soient conformes à la Constitution[119] », il importe donc, même en période de crise, que les pouvoirs exceptionnels des gouvernements et les mesures sanitaires qu’ils adoptent respectent les normes constitutionnelles. Outre les enjeux fondamentaux du respect de la répartition des compétentes législatives, des pouvoirs du Parlement et des relations entre ce dernier et le gouvernement, dont il a déjà été question précédemment[120], une autre donnée fondamentale — en matière de respect de la Constitution en temps de crise — concerne les droits et libertés consacrés dans la Charte canadienne.

En raison de l’ensemble des mesures sanitaires très restrictives retenues par les gouvernements provinciaux partout au pays pendant les mois de mars, d’avril et de mai 2020, plusieurs droits et libertés ont très certainement été limités. À ce titre, Emmett Macfarlane aborde certains exemples de politiques publiques ayant eu des effets directs sur la mobilité interprovinciale (article 6 de la Charte canadienne), sur certains droits individuels précisément (articles 7 et 9 de la Charte canadienne), de même que sur le droit à l’égalité (article 15 de la Charte canadienne)[121].

Or, ces restrictions peuvent prendre forme dans un contexte respectant la Constitution, et ce, suivant des balises que celle-ci prévoit explicitement. Il importe de souligner que la limitation des droits ou de certaines libertés contenus dans la Charte canadienne peut être justifiée en vertu de son article premier, et que la possibilité de restreindre les droits et libertés s’étend à l’entièreté de la Charte canadienne[122] — contrairement à la clause dérogatoire, qui ne s’applique qu’à ses articles 2 et 7 à 15[123].

Pour être jugée admissible, toute limitation aux droits et libertés prévus par la Charte canadienne doit entrer dans les limites de son article premier[124]. Voici ce qu’indiquent à ce sujet Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet :

On désigne souvent cette disposition sous le nom de « clause de raisonnabilité ». Elle correspond à l’idée que les droits, du fait qu’ils sont exprimés dans la Charte en termes abstraits et très généraux, doivent, pour prendre un sens véritable, recevoir une interprétation extrinsèque qui les confronte à la réalité des lois ordinaires et des contextes auxquels celles-ci s’adressent. Il s’agit, autrement dit, d’appréhender les droits en tenant compte des paramètres juridiques qui les circonscrivent, et non plus en s’en remettant aux seuls vocables qui les énoncent dans la Charte. C’est à cette étape de l’analyse que doivent être conciliés le droit constitutionnel invoqué, d’une part, et les intérêts sociétaux, d’autre part[125].

Pour qu’une limitation aux droits et libertés prévus par la Charte canadienne puisse entrer dans le contexte de cet article, elle doit respecter ce qu’il est convenu d’appeler le « test de l’arrêt Oakes[126] », c’est-à-dire que la justification des atteintes aux droits fondamentaux de la personne doit être évaluée « en fonction d’une grille d’analyse en quatre étapes, qui doit permettre au gouvernement de démontrer l’importance de l’objectif poursuivi et la proportionnalité des mesures adoptées pour atteindre cet objectif[127] ». Les quatre étapes de ce test sont les suivantes :

  1. L’objectif poursuivi est-il suffisamment important ?

  2. Y a-t-il un lien rationnel entre le moyen et cet objectif ?

  3. L’atteinte aux droits satisfait-elle le critère du caractère minimal ?

  4. Y a-t-il proportionnalité entre les effets préjudiciables et ceux qui sont bénéfiques[128] ?

À ce titre, plusieurs observateurs abondent dans le même sens, à savoir que le caractère exceptionnel de la situation pourrait probablement entrer dans le cadre de l’article premier de la Charte canadienne et justifier les mesures sanitaires mises en place pendant le confinement[129]. Par exemple, Maxime Saint-Hilaire est d’avis que les « arrêtés pris par la ministre de la Santé aux termes de la déclaration d’état d’urgence et de la loi sur la santé publique sont porteurs de nombreuses restrictions aux droits fondamentaux. La plupart réussiraient sans doute le “test” de justification de l’article premier de la Charte canadienne[130] ». De son côté, Macfarlane écrit ceci :

[F]rom a constitutional law perspective, courts are likely to pay deference to legislative initiatives in the context of an emergency. Government policy objectives seeking to act in the interest of health and safety are rightly regarded as pressing and substantial, and any analysis of the reasonableness of limitations imposed on rights under section 1 of the Charter will begin with this consideration in mind[131].

Malgré l’importance des mesures mises en avant par les différents ordres de gouvernement, il est donc probable que ces dernières ont été adoptées en conformité avec la Charte canadienne — du moins au moment où la première vague de la COVID-19 était à son plus fort —, et que les gouvernements ont ainsi respecté le principe du constitutionnalisme. Le critère du test de l’arrêt Oakes sur lequel les mesures de confinement auraient pu être plus difficiles à justifier est probablement celui de l’atteinte minimale mais, une fois encore, nous croyons que le contexte particulier — urgence, virus inconnu, pandémie mondiale, visée de protection de la santé publique, etc. — aurait probablement suffi à la justification.

Sur une autre possibilité de recours à l’encontre des mesures de confinement, dans sa décision du 20 mai 2020, la Cour d’appel du Québec a rejeté une requête en habeas corpus visant à contester les mesures préconisées par le gouvernement québécois[132]. Dans son jugement, la Cour d’appel indique ce qui suit : « Les mesures de santé publique actuellement imposées par les intimés sont indéniablement fort sévères, du jamais vu, sans doute. Peut-être s’approchent-elles, sous certains aspects, de la limite acceptable aux yeux d’une cour de justice[133]. » Elle précise ensuite : « Un isolement forcé sous la contrainte des autorités de la Santé publique est en effet assimilable à une assignation à résidence et comporte, de ce fait, une privation de liberté. D’où aussi la possibilité d’exercer le recours, inextinguible, de l’article 398 C.p.c. Mais ce dont se plaint ici l’appelant ne saurait constituer, sous cet angle, une “privation de liberté” justiciable d’un recours en habeas corpus[134]. » La Cour d’appel validait ainsi les mesures de confinement, non pas en fonction d’un examen relatif à la clause de raisonnabilité de la Charte canadienne, mais bien eu égard à la possibilité d’un recours en habeas corpus.

Bien que les restrictions importantes apportées aux droits et libertés garantis par la Charte canadienne puissent avoir été justifiées, et ce, en vertu de son article premier, plusieurs analystes ont néanmoins soulevé quelques problèmes et pistes de solution à ce sujet pour l’avenir[135]. Des réponses viendront peut-être de la part des tribunaux, certains citoyens ou associations de défense des droits individuels ayant entrepris des démarches pour faire invalider quelques-unes des mesures les plus importantes, notamment celles qui concernent la fermeture des frontières interprovinciales[136]. Cela étant, au regard du droit actuel — et en y joignant notre raisonnement quant au respect de la répartition des compétentes législatives, du fonctionnement malgré tout altéré des institutions parlementaires et de l’encadrement législatif des mesures sanitaires adoptées par les gouvernements en place[137] —, nous estimons que l’analyse de cette dimension tend principalement à infirmer les prémisses de notre hypothèse de départ.

4 Le principe de la protection des minorités

Le quatrième et dernier principe sur lequel la Cour suprême se penche dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec consiste en la protection des minorités. À cet égard, le plus haut tribunal du pays écrit que « [p]lusieurs dispositions constitutionnelles protègent spécifiquement des droits linguistiques, religieux et scolaires de minorités[138] ». Plus encore, la Cour suprême suggère que ce principe constitutionnel de « la protection des droits des minorités a clairement été un facteur essentiel dans l’élaboration de notre structure constitutionnelle même à l’époque de la Confédération », tout comme il « continue d’influencer l’application et l’interprétation de notre Constitution[139] ». Elle poursuit en ajoutant que ce quatrième principe fondamental « se reflète clairement dans les dispositions de la Charte relatives à la protection des droits des minorités[140] ».

Ainsi, la Cour suprême intègre, dans le principe de la protection des minorités, autant les mesures relatives à la gestion de la diversité sociétale historique que celles qui sont relatives à la diversité ethnoculturelle résultant des mouvements migratoires et que protège notamment la Charte canadienne. Pour le plus haut tribunal du pays, il « ne fait aucun doute que la protection des minorités a été un des facteurs clés qui ont motivé l’adoption de la Charte[141] ».

Enfin, la Cour suprême conclut cette partie de son raisonnement en abordant précisément le cas des peuples autochtones[142]. Selon elle, c’est en conformité avec « cette longue tradition de respect des minorités » que le constituant de 1982 a ajouté à la Constitution une protection relative aux droits existants — ancestraux ou issus de traités — des autochtones[143] et une clause de non-atteinte à ceux-ci[144]. Elle ajoute ceci : « La protection de ces droits, réalisée si récemment et si laborieusement, envisagée isolément ou dans le cadre du problème plus large des minorités, reflète l’importance de cette valeur constitutionnelle sous-jacente[145]. »

Pour aborder les enjeux relatifs à la protection des minorités dans le contexte de la crise de la COVID-19 au Canada, nous traiterons d’abord de la situation des minorités linguistiques et des peuples autochtones (4.1), pour ensuite nous pencher sur l’enjeu des droits individuels des communautés minoritaires ou des groupes plus vulnérables (4.2).

4.1 Les minorités linguistiques et les peuples autochtones

En ce qui concerne les minorités linguistiques et les obligations en matière de langues officielles au Canada, Stéphanie Chouinard et Martin Normand affirment, par exemple, que « [s]ince the COVID-19 outbreak, a gradual loosening of linguistic obligations in public institutions and governments has been observed in various jurisdictions in Canada[146] ». Ils constatent ainsi que le gouvernement fédéral a graduellement assoupli — ou mis de côté — ses obligations en matière de droits linguistiques. En effet, au mois d’avril 2020, « Santé Canada a adopté des mesures provisoires pour autoriser la distribution de désinfectants et antiseptiques au Canada avec des étiquettes en anglais seulement », ce qui se révélait évidemment problématique, surtout dans le cas de produits dangereux[147]. Cette décision a ensuite été revue[148], notamment en raison de la vive dénonciation de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada[149], mais elle démontre néanmoins une brèche dans la protection des minorités linguistiques au pays.

Dans ces circonstances, Raymond Théberge, commissaire aux langues officielles du Canada, a publié un communiqué dans lequel il écrit être « préoccupé » par ce qu’il a « constaté » et qu’il a « entendu de la part du public, des organisations qui représentent des communautés de langue officielle en situation minoritaire » au Canada, et plus particulièrement dans les provinces de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick[150]. Concernant précisément la situation au Nouveau-Brunswick, Chouinard et Normand ajoutent ce qui suit : « Despite the availability of simultaneous interpretation during briefings, Premier Blaine Higgs has not made use of the service, and has occasionally refused to answer questions fielded by Francophone reporters[151]. » Pourtant, selon eux, il est particulièrement important de maintenir des services de qualité en matière de langues officielles en temps de crise, spécialement pour des raisons de santé publique, mais aussi de sécurité publique (accès à l’information, compréhensions des instructions[152], etc.).

La situation des peuples autochtones est bien différente, même si la langue de communication y demeure un enjeu de taille[153]. Les principaux enjeux liés aux impacts de la COVID-19 sur les peuples autochtones pendant les premiers mois de la pandémie étaient précisément de nature sanitaire et se rapportaient parfois à leur statut socioéconomique plus précaire. En ce sens, plusieurs observateurs ont soulevé les problématiques importantes auxquelles les Autochtones, tant sur les réserves qu’à l’extérieur de celles-ci, devaient spécialement faire face dans la lutte contre la COVID-19[154].

Par exemple, selon Perry Bellegarde, chef national de l’Assemblée des Premières Nations, « a number of systemic issues that make Indigenous populations more vulnerable to contracting the virus, including overcrowded housing, inadequate health services in many communities, food insecurity, lack of clean water and the remoteness of northern, fly-in communities[155] ». Les mesures sanitaires recommandées, dont le lavage des mains et la distanciation sociale, sont également très difficiles à respecter dans de nombreuses communautés autochtones, comme l’a fait remarquer l’organisme Human Rights Watch[156].

Cet organisme trace d’ailleurs le portrait suivant de la situation actuelle chez les Autochtones du Canada, en rapport avec la crise sanitaire : « many First Nations communities lack access to clean water and inadequate funding for on-reserve housing has led to severe overcrowding, making social distancing difficult. In urban settings, Indigenous people are also overrepresented in populations at heightened risk of Covid-19 : populations experiencing homelessness, prison populations, and people living in poverty[157] ». Il souligne aussi la surreprésentation de certaines conditions de santé (diabète, maladie pulmonaire, etc.) chez les membres des peuples autochtones, ce qui les rend encore plus vulnérables devant le coronavirus. De même, le nombre de cas confirmés chez les peuples autochtones était d’ailleurs jugé peu réaliste et largement sous-estimé[158].

Bien que ce ne soit pas là un portrait exhaustif, ces quelques exemples permettent de souligner qu’en pratique le principe de la protection des minorités a été mis à mal lors des mois de mars, d’avril et de mai 2020, notamment en ce qui concerne les minorités linguistiques et les peuples autochtones au Canada. Certains de ces enjeux ont ainsi pu paraître temporairement « secondaires » aux yeux des principaux architectes de la gouvernance au pays, ceux-ci s’occupant à ce moment-là d’abord et avant tout de la mise en oeuvre des politiques publiques pour lutter contre la propagation du coronavirus. Cependant, cela n’annonce pas moins un recul par rapport à la situation « normale », pourtant déjà précaire.

Pour notre part, nous estimons que cette situation est particulièrement préoccupante. En effet, le traitement équitable des minorités demeure une valeur phare des démocraties libérales avancées, que l’on ne peut sacrifier qu’au risque de graves errements, tant éthiques que pratiques[159]. Ainsi, il semble qu’au moment où la crise de la pandémie battait son plein, « cette longue tradition de respect des minorités » qui caractérise le Canada, selon la Cour suprême, ait été entachée d’une ombre certaine. L’analyse de cette dimension — qui pourrait évidemment être approfondie par des études empiriques conduites sur le terrain, ce qui dépasse les visées du présent article — contribue donc à corroborer notre hypothèse de départ.

4.2 Les droits individuels des communautés minoritaires et des groupes vulnérables

Comme le spécifie José Woehrling, le concept de minorités présente différentes acceptions :

[Ce concept peut notamment renvoyer à des groupes] qui présentent une certaine permanence (qui sont structurels ou invariants) par le fait que leurs membres partagent tous une caractéristique immuable, ou qui ne se change pas facilement ou pas rapidement. En outre, cette caractéristique commune est d’habitude à l’origine d’une certaine vulnérabilité du groupe par rapport au reste de la société. Dans ce […] sens, le concept de minorité semble renvoyer avant tout à celui de « groupe vulnérable »[160].

Woehrling désigne, par exemple, les personnes handicapées (physiquement ou mentalement), les personnes âgées, les minorités ethnoculturelles, les femmes et les assistés sociaux comme groupes pouvant ainsi être perçus en tant que minorités.

Or, la crise de la COVID-19 a certainement eu des impacts sur les droits individuels de plusieurs de ces groupes. On peut penser, par exemple, à la fermeture imposée des lieux de culte[161], ce qui a restreint la liberté de religion consacrée à l’article 2 a) de la Charte canadienne. La liberté de réunion pacifique, de l’article 2 c) de la Charte canadienne, a évidemment aussi été brimée significativement par les mesures de confinement[162]. Ainsi, il apparaît clair que les situations d’urgence « can threaten human rights by disrupting societies, increasing vulnerabilities, and instigating exceptional measures from governments and other actors[163] ».

Nicole De Silva, pour sa part, fait ressortir que, pendant que les gouvernements mettaient en place les mesures sanitaires, les commissions des droits de la personne partout au Canada s’activaient pour défendre du mieux possible les droits et libertés de la population en période de crise[164]. Parmi les communautés minoritaires et les groupes vulnérables principalement visés par ces commissions, on compte les minorités ethnoculturelles, les personnes souffrant d’un handicap et les personnes âgées.

À cet égard, la pandémie a eu des impacts souvent plus importants sur les membres de groupes minoritaires et plus vulnérables. À la lumière du contexte international, la situation au Canada n’est toutefois pas singulière[165]. Comme le soulignent plusieurs analyses féministes qui s’inscrivent dans le courant de l’intersectionnalité[166], divers facteurs concourent simultanément à expliquer ce phénomène : pensons, entre autres, aux « conditions de précarité, notamment, par rapport à la santé, les soins, le travail ou encore la protection sociale [inadéquate][167] ». Ainsi, puisque ces conditions touchaient déjà les membres des communautés minoritaires et des groupes vulnérables en temps « normal », il n’y a rien eu de très surprenant à voir le phénomène s’accentuer avec l’avènement de la pandémie : pensons aux quartiers les plus touchés de l’île de Montréal, lesquels hébergent une part considérable des communautés culturelles de la province[168].

Or, s’il est pour l’instant impossible d’avoir un portrait complet des communautés et des groupes les plus touchés par la COVID-19, nous savons, avec certitude, que les personnes âgées ont été celles chez qui la pandémie aura fait le plus de victimes. Cela s’explique d’abord en raison du fait que plus une personne est âgée, plus elle risque d’avoir des symptômes importants — et potentiellement fatals — de la maladie[169]. Cependant, le manque de préparation dans les RPA et les CHSLD représente assurément un autre motif pour expliquer l’ampleur que la crise a pu prendre chez les aînés.

En effet, dans la province de Québec — la plus touchée par la COVID-19 au Canada ; elle affiche un bilan qui dépasse la moitié des décès comptabilisés au pays pendant la période étudiée —, les RPA et les CHSLD ont représenté l’« angle mort » et le « maillon faible » de la lutte contre la pandémie[170]. Cela a d’ailleurs amené plusieurs réflexions, tant à Québec[171] qu’à Ottawa[172]. Cette donnée peut certainement s’expliquer, en partie, par la distinction très importante entre le Québec et le reste des provinces canadiennes relativement à la prise en charge par l’État des aînés. Selon la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), au Québec, « 18,4 % des personnes âgées de 75 ans et plus vivent dans des résidences pour aînés en 2020. Dans les autres provinces du pays, cette proportion varie entre 5 et 10 %[173]. » Néanmoins, il est indéniable que le groupe vulnérable que représentent les personnes âgées a cruellement manqué de protection, alors que la pandémie de COVID-19 faisait rage partout au Canada.

Une fois de plus, nous constatons qu’un fossé s’est creusé, pendant la pandémie, quant au plein respect du principe de la protection des minorités, notamment en ce qui concerne les droits individuels des communautés minoritaires et des groupes vulnérables. Qui plus est, et en rapport avec les communautés ethnoculturelles, plusieurs ont dénoncé le manque d’initiative des autorités publiques pour s’assurer que les mesures de protection sanitaires leur parviennent effectivement, afin qu’elles puissent se protéger convenablement, en traduisant, par exemple, les communiqués officiels dans une pluralité de langues vernaculaires — ce qui a été néanmoins réalisé, en partie, grâce au travail d’organismes issus de la société civile[174].

Enfin, en ce qui concerne les personnes âgées vivant dans les CHSLD, force est de constater que les ratés du système participent de problématiques qui précèdent l’avènement de la pandémie. Celle-ci, en un sens, n’aura fait qu’en amplifier les symptômes, entraînant le décès de milliers d’aînés, au Québec comme ailleurs au Canada. Si le principe de la protection des minorités du Renvoi relatif à la sécession du Québec n’a peut-être pas pour vocation de s’appliquer explicitement à un groupe comme les personnes âgées, la Cour suprême indique néanmoins que « la protection des minorités a été un des facteurs clés qui ont motivé l’adoption de la Charte[175] » et des droits protégés par celle-ci, y compris le droit à l’égalité et à la non-discrimination pour des motifs notamment liés à l’âge ou aux déficiences physiques[176]. À ce chapitre, la crise a donc clairement amenuisé la portée pratique du principe constitutionnel sous-jacent de la protection des minorités, ce qui tend à corroborer notre hypothèse de départ.

Conclusion

Comme l’avançait K.C. Wheare dans son ouvrage Federal Government, il semble relativement normal que les systèmes fédéraux, en temps de crise, malmènent certains des principes phares sur lesquels ils sont érigés, et ce, dans le but d’assurer une plus grande efficacité dans la gestion de ladite crise[177]. De cette brèche théorique, nous avons ainsi fait découler l’hypothèse suivante : en temps de crise, les modalités exceptionnelles en fonction desquelles la gouvernance est réorganisée pour un temps donné mettent à mal les principes phares qui sont censés animer un système fédéral. Pour tester notre hypothèse, nous avons profité de la situation exceptionnelle qu’offre la pandémie de COVID-19 afin de nous questionner à savoir si les principes constitutionnels sous-jacents mis en évidence par la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec sont brimés — le cas échéant, dans quelle mesure — dans le contexte de la première vague de cette pandémie.

À la lumière de l’analyse contenue dans notre article, et toujours en nous limitant à la borne temporelle correspondant aux mois de mars, d’avril et de mai 2020, nous arrivons à un jugement nuancé, qui nous engage donc à infirmer partiellement notre hypothèse de départ, du moins par rapport à l’acception forte qu’il serait possible d’en avoir. Nous observons, d’un côté, que deux principes semblent avoir été principalement épargnés des atteintes potentielles les plus graves à leur force normative dans l’orientation de la gouvernance en temps de crise. D’abord, le principe du fédéralisme, tant dans sa déclinaison de l’autonomie gouvernementale que dans celle de la gouvernance partagée, a somme toute résisté aux effets « centralisateurs » qui étaient prévus par la théorie et notre hypothèse de départ. Les provinces n’ont pas souffert d’une ingérence extraordinaire du fédéral dans leurs champs de compétence, alors que l’on observe la mise en place de relations intergouvernementales plutôt « bonnes », en ce sens où elles reposent surtout sur des bases collaboratives et transparentes.

Puis, au regard du principe du constitutionnalisme et de la primauté du droit, celui-ci n’a pas été particulièrement mis à mal durant la gestion de crise. En fait, toutes les mesures mises en oeuvre par les gouvernements fédéral et provinciaux étaient, entre autres choses, précisément prévues et encadrées par des lois préalablement adoptées. En outre, malgré leur caractère exceptionnel, les mesures de confinement les plus importantes auraient eu de bonnes chances d’être validées par les tribunaux, en particulier au regard de la Charte canadienne. À ce sujet, notre hypothèse de départ ne peut donc pas être corroborée.

Cependant, les deux autres principes sous-jacents mis en évidence par la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec n’ont pas reçu le même traitement : ils viennent plutôt satisfaire aux attentes théoriquement prévues par notre hypothèse. En ce qui a trait au principe démocratique, celui-ci a été éreinté, notamment quant à sa dimension individuelle, alors que la crise a empêché la tenue d’élections municipales et provinciales, lesquelles ont été reportées ultérieurement. C’est là un accroc certes mineur — il en aurait été sans doute autrement si des élections générales fédérales ou provinciales avaient été annoncées pour le printemps ou l’été 2020 —, et plutôt compréhensible dans les circonstances, mais qui mérite tout de même d’être soulevé. De même, dans sa dimension institutionnelle, nous constatons une altération considérable du fonctionnement des institutions parlementaires. Que ce soit en rapport avec leur fonction de représentation de la population, le rôle de leurs membres pour l’adoption des mesures législatives ou dans le cas du contrôle de l’action gouvernementale, la démocratie parlementaire a été elle aussi mise à mal.

Enfin, pour ce qui est du principe de la protection des minorités, la gouvernance en temps de crise a une fois de plus révélé, au Canada comme ailleurs, que les démocraties libérales avancées continuent d’être aux prises avec d’importantes difficultés afin que tous leurs citoyens bénéficient d’un traitement égal, à tout le moins dans les résultats, si ce n’est dans les prémisses de l’action des autorités publiques. En effet, tant les minorités linguistiques que les communautés autochtones, tant les groupes vulnérables que les communautés ethnoculturelles semblent avoir souffert plus lourdement que la moyenne des Canadiens des conséquences de la crise sanitaire.

Or, la manière dont s’est articulée et déployée la gouvernance au Canada pour lutter contre la pandémie du coronavirus nécessite-t-elle que nous révisions la brèche théorique que nous faisons découler des travaux de K.C. Wheare ? C’est là une possibilité. Cependant, pour en arriver à une telle conclusion, il serait nécessaire de comparer le cas canadien avec une multitude d’autres systèmes fédéraux. Cela signifie qu’il ne faut pas écarter la possibilité que le Canada soit le contre-exemple d’une tendance générale, qui corroborerait plutôt la théorie de Wheare.

Néanmoins, si nous regardons du côté des États-Unis ou encore de l’Australie — deux pays comparables et significatifs pour le système fédéral canadien —, le phénomène de la centralisation et de la tentation unitaire ne semble pas avéré non plus. Évidemment, pour asseoir cette conclusion sur des bases plus solides, il faudrait répliquer le présent exercice et « tester » les cas américain et australien quant à leurs propres principes constitutionnels sous-jacents.

Au final, notre étude, fondée sur les bases d’une démarche hypothético-déductive et orientée par le prisme d’analyse qui découle du Renvoi relatif à la sécession du Québec, nous amène à conclure que la gouvernance au Canada, pendant les premiers mois de la crise de la COVID-19, s’est opérée sans que les principes constitutionnels sous-jacents soient systématiquement mis à mal. À cet égard, certaines dimensions et principes ont certes été plus résilients que d’autres, notamment le principe du fédéralisme et celui du constitutionnalisme et de la primauté du droit. Inversement, les principes de la démocratie et de la protection des minorités ont souffert plus lourdement.

Or, puisque les quatre principes constitutionnels sous-jacents sont supposés être « équiprimordiaux », nous ne pouvons ni corroborer pleinement ni infirmer absolument notre hypothèse de départ. Dans les circonstances, le seul jugement raisonné et équilibré que nous pouvons poser est le suivant : l’hypothèse selon laquelle en temps de crise, les modalités exceptionnelles en fonction desquelles la gouvernance est réorganisée pour un temps donné mettent à mal les principes phares qui sont censés animer un système politique, doit être partiellement infirmée.