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L’effectivité du droit international privé ne dépend pas seulement de l’efficacité et de l’harmonie de ses solutions, mais aussi, voire surtout, de l’application par les tribunaux des règles de rattachement[1] et, subséquemment, du droit étranger dans la résolution des litiges transnationaux. Le statut des règles de droit international privé et du droit étranger diffère d’un pays à l’autre. Au Québec, les innovations apportées dans ce domaine à la suite de la codification du droit international privé en 1994 font toujours l’objet de divergences de points de vue. Pareille situation s’observe au Vietnam, où la législation demeure ambiguë malgré plusieurs réformes effectuées dans le domaine au cours des vingt dernières années. Une des conséquences pratiques de cette lacune est que la plupart des affaires comportant un élément d’extranéité continuent à être traitées par les tribunaux vietnamiens comme des affaires internes. Cette indifférence judiciaire à l’égard du droit international privé est regrettable, notamment au regard des efforts législatifs fournis en vue de rendre ce droit plus efficace[2].

Dans le présent article, nous étudierons les dispositions législatives et la pratique judiciaire au Québec et au Vietnam concernant l’application des règles de droit international privé dans les affaires transnationales, et ce, afin de relever des problèmes et de discuter des solutions possibles. Le droit de certains autres pays sera considéré au besoin pour optimiser l’approche comparative[3], étant donné que l’harmonie internationale est une des caractéristiques importantes du droit international privé de n’importe quel pays[4]. Cette étude comparative pourrait permettre de tirer des enseignements pour le Vietnam dans ce domaine qui éprouve un besoin particulier d’amélioration, dans la perspective du projet de codification du droit international privé. Ainsi, notre article traitera d’abord la question de l’application ex officio des règles de rattachement (partie 1). Viendra ensuite la question relative à la connaissance d’office du droit étranger par effet des règles de rattachement normatif (partie 2).

1 L’application des règles de rattachement par le juge

L’existence d’un élément d’extranéité peut déclencher l’entrée en jeu du droit international privé. Or, ce n’est pas toujours le cas dans la pratique, car le juge peut ignorer les règles de droit international privé et traiter l’affaire qui présente un élément étranger comme une affaire purement interne. Cette situation était fréquente au Québec avant la réforme de 1994[5], et elle demeure très courante au Vietnam. Un tel constat fait surgir la question de savoir si le juge national a l’obligation ou la faculté, selon la loi, de prendre connaissance d’office des règles de rattachement dans les litiges transnationaux. La question s’avère pertinente en matière de rattachement tant juridictionnel que normatif.

1.1 L’application des règles de rattachement juridictionnel par le juge

Dans un litige présentant un élément d’extranéité, le juge doit-il se baser sur les règles de compétence internationale pour établir sa propre compétence ou bien l’invocation de ces règles par les parties est-elle requise pour que le juge les mette en oeuvre ?

Au Québec, la réponse devrait se trouver dans la procédure de contestation de la compétence du tribunal. Toutefois, la législation et la pratique judiciaire ne permettent pas encore de résoudre le problème.

Selon les règles internes de procédure civile québécoise, la distinction est faite entre la compétence d’attribution, aussi appelée « compétence matérielle » (ou compétence ratione materiae), et la compétence territoriale (ou compétence ratione personae vel loci)[6], chacune étant soumise à un régime différent. Comme la compétence matérielle[7] est en général d’ordre public, son absence peut être soulevée en tout état de cause et même d’office par le juge[8]. Au contraire, la compétence territoriale[9] n’étant pas d’ordre public, son absence doit être invoquée par les parties[10] et in limine litis, sinon l’incompétence est couverte.

Au Vietnam, la compétence du tribunal se divise également en compétence d’attribution[11] et compétence territoriale[12], chacune étant dotée d’un régime propre. Contrairement à son collègue québécois, le juge vietnamien applique d’office ces règles, dans les deux cas, pour décider de sa compétence, avec possibilité de contestation par les parties à l’audience[13]. On voit donc que la procédure diffère entre les pays. En France, par exemple, le juge peut soulever d’office à la fois l’incompétence d’attribution et l’incompétence territoriale du tribunal, mais dans des situations précises. Ainsi, l’article 92 du Code de procédure civile français prévoit ceci : « L’incompétence peut être prononcée d’office en cas de violation d’une règle de compétence d’attribution lorsque cette règle est d’ordre public ou lorsque le défendeur ne comparaît pas. Elle ne peut l’être qu’en ces cas. » En vertu de l’article 93, « [e]n matière gracieuse, le juge peut relever d’office son incompétence territoriale. Il ne le peut, en matière contentieuse, que dans les litiges relatifs à l’état des personnes, dans les cas où la loi attribue compétence exclusive à une autre juridiction ou si le défendeur ne comparaît pas[14] ». De plus, contrairement au droit québécois, en droit français, toute objection à la compétence faite par les parties, que cette compétence soit matérielle ou territoriale, doit être soulevée in limine litis[15].

En ce qui concerne la compétence internationale, aucune qualification particulière n’est prévue en droit québécois[16] ni en droit vietnamien[17].

Si la compétence internationale est qualifiée de compétence matérielle, alors le juge québécois peut appliquer d’office la règle de rattachement juridictionnel pour statuer sur sa compétence dans un litige international. Par ailleurs, lorsque la nature de la compétence internationale se révèle territoriale, le recours aux règles de compétence internationale n’est possible que si les parties les invoquent. Or, aucune disposition existante ne permet de conclure à une classification de cette compétence dans l’une ou l’autre catégorie prévue dans le droit interne, tandis que la doctrine et la jurisprudence québécoises continuent à diverger sur cette qualification.

Avant la réforme du droit civil, en l’absence des dispositions propres à la compétence internationale des tribunaux québécois, les règles de compétence interne prévues dans le Code de procédure civile ont été appliquées par analogie aux litiges transnationaux[18]. L’affaire mettant en cause les entreprises Alimport et Victoria Transport Ltd.[19] illustre bien la divergence des tribunaux de différents ordres concernant la nature de la compétence du tribunal québécois désignée par une clause d’élection de for dans un contrat international[20]. Dans ce cas particulier, la demande en exception déclinatoire a été rejetée par la Cour supérieure : à ses yeux, le délai pour soulever une telle exception avait expiré. Ce faisant, elle a qualifié cette compétence de ratione personae. La Cour d’appel a toutefois renversé cet arrêt, en étant d’avis qu’il était question de l’incompétence ratione materiae et que cette dernière ne pouvait pas être corrigée par la simple expiration du délai. Le demandeur a fait appel à la Cour suprême du Canada. Au nom de la majorité, le juge Pigeon a conclu que c’était plutôt une question de compétence ratione personae, en y voyant une clause d’élection de domicile et en ajoutant que la compétence internationale se déterminait par extension des règles de compétence territoriale interne[21]. Il s’ensuivait que le défendeur devait s’opposer dans le délai de rigueur (5 jours) prévu par l’article 161 du Code de procédure civile[22].

Au contraire, dans l’arrêt Zodiak International Productions Inc. c. Polish People’s Republic[23], qui concerne cette fois l’incompétence du tribunal québécois en raison d’une clause d’arbitrage valide, la Cour suprême a déclaré être placée devant une question de compétence ratione materiae : par conséquent, la clause pouvait être invoquée en tout état de cause pour obtenir le renvoi à l’arbitrage[24]. Certains auteurs trouvent cette conclusion non convaincante dans la mesure où les parties ont la possibilité de renoncer à la clause compromissoire[25].

Selon la professeure Geneviève Saumier, la jurisprudence antérieure à la réforme du Code civil semblait fixée en matière de qualification ratione personae de la compétence internationale, sauf dans le cas de l’arbitrage où la compétence du tribunal québécois, exclue par une clause compromissoire, est qualifiée ratione materiae en raison de l’arrêt Zodiak de la Cour suprême[26].

Pendant cette période, le problème a fait l’objet de certains débats doctrinaux. En 1977, le professeur H. Patrick Glenn a remis en question la transposition de la distinction faite pour la compétence interne sur le plan international, dans son commentaire de l’arrêt Alimport[27]. Cet auteur a proposé de distinguer « des règles de compétence internationale dont le caractère est relatif ou absolu[28] » sans toutefois proposer la solution relative à l’application ex officio des règles de compétence internationale.

En 1980, le professeur Jean-Gabriel Castel, après avoir soulevé les lacunes de la législation et l’erreur de la jurisprudence en faveur d’une qualification ratione materiae, défendait aussi l’idée d’une notion autonome de la compétence internationale :

Au lieu, donc, de retenir la distinction entre la compétence ratione personae et la compétence ratione materiae, il paraît préférable, suivant en cela l’exemple que propose le législateur aux articles 68 et s. du C.p.c., de recourir à la distinction entre la compétence facultative et la compétence impérative d’un tribunal, en attachant à l’une et à l’autre les conséquences qui résultent, respectivement sur le plan local, de la compétence ratione personae et ratione materiae[29].

La professeure Ethel Groffier, dans sa critique de l’arrêt Zodiak, était du même avis, soit que le recours à la distinction entre compétence matérielle et compétence territoriale du droit interne se transpose difficilement sur le plan international :

D’une part, l’incompétence du tribunal en présence d’une clause compromissoire parfaite offre aux parties une exception déclinatoire à laquelle elles peuvent renoncer. La Cour suprême elle-même l’admet. Il est donc difficile de conclure qu’il s’agit d’une incompétence absolue, ratione materiae, d’ordre public que le tribunal pourrait soulever de sa propre initiative. D’autre part, il ne s’agit pas du choix entre tribunaux d’un même ordre dans le même pays ou de tribunaux d’un même ordre dans des pays différents, c’est-à-dire de compétence ratione personae. La compétence est attribuée à un système de règlement des conflits complètement distinct qui exclut totalement le tribunal normalement compétent et dans ce sens on s’approche d’une compétence sur la matière[30].

Cette auteure allait plus loin en suggérant une intervention législative pour régler cette ambiguïté : « Il s’agit d’un cas particulier que le législateur devrait envisager par une règle spécifique[31]. »

La codification de 1994 a équipé le droit québécois de règles complètes consacrées aux relations transnationales, notamment en matière de compétence[32]. Sont donc incluses dans le livre X du Code civil du Québec[33] des dispositions qui régissent non seulement la compétence directe, c’est-à-dire la compétence internationale des tribunaux québécois (art. 3134-3154), mais aussi la compétence indirecte, soit la compétence internationale des tribunaux étrangers en vue de la reconnaissance des décisions venant d’autres pays (art. 3164-3168).

En ce qui a trait à la procédure, la contestation de la compétence internationale ne faisait l’objet d’aucune règle particulière du Code de procédure civile jusqu’à la réforme en vigueur en 2016, sauf dans le cas de l’incompétence des tribunaux en raison d’une clause d’arbitrage, la réforme du Code en 1986 ayant fixé un délai particulier pour la soulever (art. 940.1). Notons cependant qu’il était contestable si cette disposition s’appliquait aux litiges aussi bien internationaux qu’internes[34].

Les changements législatifs ne permettent pas de résoudre la divergence jurisprudentielle qui emprunte cette fois trois directions : la qualification ratione materiae, ratione personae ou sui generis. Cette divergence s’observe notamment concernant la compétence internationale désignée par une clause d’élection de for (art. 3148) et celle qui existe relativement à la garde internationale (art. 3142).

En 1997, dans l’affaire Kardiak Productions Inc. c. Sony Music Canada Inc.[35], contrairement à la Cour supérieure qui avait opté pour la qualification ratione personae de l’incompétence du tribunal québécois découlant de la clause d’élection de for dans le contrat, pour le motif que cette clause « permet l’alternative additionnelle des recours devant les tribunaux québécois », la Cour d’appel a qualifié cette incompétence de ratione materiae, car celle-ci porte sur l’objet même du litige. Or, près d’une décennie plus tard, dans l’arrêt Grecon Dimter Inc. c. J.R. Normand Inc., la Cour d’appel affirme au contraire que, « malgré les termes utilisés à l’article 3148, une convention d’élection de for valide ne pose pas une règle de compétence qui ressort de l’ordre public[36] ».

Pour ce qui est de la garde internationale, la divergence se révèle encore plus remarquable, étant donné que l’article 3142 du Code civil du Québec ne prévoit qu’un seul facteur de rattachement pour déterminer la compétence internationale des tribunaux québécois. Le cas typique est l’affaire B.S. c. V.L.[37], où la Cour d’appel et la Cour supérieure ont des vues opposées sur la qualification de la compétence internationale prévue par l’article 3142[38]. Pour le juge Taschereau de la Cour supérieure, la compétence établie en vertu de cet article, liée au domicile de l’enfant, en matière de garde, est une compétence ratione personae : par conséquent, le défendeur, ne l’ayant pas soulevée en temps utile, est réputé y avoir renoncé[39]. La Cour d’appel a renversé cette décision, concluant qu’il était question « d’une compétence d’attribution (ratione materiae)[40] » et que, conséquemment, « [l]e défaut de l’appelante de soulever l’incompétence des autorités québécoises ne saurait conférer aux autorités québécoises une compétence qu’elles ne possédaient pas au départ[41] ». Cet arrêt a été suivi par la Cour supérieure en 2014 dans une autre affaire touchant aussi la garde internationale : « Après une demi-journée d’audience, le tribunal a soulevé d’office la question de la compétence de la Cour supérieure du Québec pour connaître du litige. Comme il s’agissait d’une question de compétence ratione materiae, il avait l’obligation de le faire[42]. » Pour être claire, la Cour supérieure a ajouté ceci : « Que le défendeur ne conteste pas la demande de garde de la demanderesse ne change rien. La compétence ratione materiae d’un tribunal est une question d’ordre public et toute décision d’un tribunal dans un litige à l’égard duquel il n’a pas compétence est nulle[43]. »

Dans les cas autres que ceux qui sont liés à une clause d’élection de for ou à la garde internationale, la jurisprudence majoritaire semble opter pour la qualification ratione personae de la compétence internationale établie selon différentes dispositions du livre X du Code civil du Québec[44].

Dans certaines affaires, les tribunaux paraissent favoriser une troisième voie, en distinguant les règles de rattachement juridictionnel impératives et facultatives et en les soumettant à des régimes différents. Dans l’affaire Quebecor Printing Memphis Inc. c. Regenair Inc., sans avoir statué explicitement sur la nature de la compétence internationale, la Cour d’appel a l’air de retenir implicitement cette solution en citant le professeur Glenn : « Dorénavant la compétence internationale jouit d’un statut autonome quant à ces sources et à ces critères[45]. » Dans l’affaire Hoteles Decameron Jamaica Ltd. c. D’Amours[46], ce choix est plus explicite :

En l’espèce, le débat ne concerne que le conflit de juridiction. Certains ont utilisé, à cet égard, les termes de compétence ratione materiae, personae et loci. Reprenant en cela les thèses des professeurs Castel et Glenn, Goldstein et Groffier préfèrent, à juste titre, parler de « compétence internationale des tribunaux », car il ne s’agit pas pour le tribunal de rechercher la compétence d’attribution conférée par l1e droit interne sur une partie ou une matière, mais de déterminer le forum où le litige sera entendu. On propose donc de parler de compétence internationale dont le caractère est « facultatif », « relatif », « alternatif » ou au contraire dont le caractère est « absolu », « impératif », « exclusif » […] puis appliquer, soit des règles de compétence impérative, soit des règles de compétence facultative[47].

Malgré la récente réforme du Code de procédure civile en 2016, qui a introduit tout un titre s’adressant aux « demandes intéressant le droit international privé », l’ambiguïté du recours ex officio aux règles de compétence internationale n’est toujours pas tranchée par la législation[48]. Toutefois, un regard sur la jurisprudence postérieure à 2016 montre que les tribunaux ont tendance à adopter la qualification ratione personae, en refusant d’appliquer d’office la règle de compétence internationale. Dans une affaire très récente, Air Nostrum Lineas Aereas Del Mediterraneo c. DAC Aviation Internationale ltée, où les parties discutaient le délai pour soulever l’incompétence internationale des tribunaux du Québec, en appelant aux articles 491 et 166 du nouveau Code de procédure civile, la Cour supérieure a implicitement considéré la compétence internationale comme compétence ratione personae et a conclu que le moyen déclinatoire avait été soulevé dans le délai requis[49]. De même, dans l’affaire Wheelhouse c. Crête[50], où le défendeur s’opposait à la compétence de la Cour du Québec en raison d’une clause d’élection de for, le greffier spécial, au nom de cette cour, a rejeté le moyen déclinatoire, qualifiant cette clause d’imparfaite. Il a cependant ajouté que, « le tribunal ne [pouvant] pas appliquer d’office la clause d’élection de for, il incombe plutôt à la partie défenderesse d’invoquer l’application de cette clause[51] », ce qui laisse croire que la qualification ratione materiae[52] n’a pas été appliquée au cas d’espèce.

Au Vietnam, les règles de compétence internationale du juge se trouvent dans la septième partie (reconnaissance et exécution des décisions de justice étrangère) et la huitième partie (compétence du juge vietnamien pour connaître des affaires civiles internationales) du Code de procédure civile vietnamien de 2015.

Pour ce qui est de la compétence du juge d’exequatur, il y a lieu de distinguer deux hypothèses. Dans la première, où le créancier dépose sa demande au ministère de la Justice, celui-ci a l’obligation de déterminer la compétence territoriale du juge vietnamien. En effet, en vertu de l’article 435 du CPCvn, le ministère de la Justice qui reçoit la demande d’exequatur des décisions et des jugements des tribunaux étrangers dispose d’un délai de 5 jours ouvrables pour transférer ledit dossier au tribunal dont la compétence est déterminée par lui conformément aux articles 37 et 39 du CPCvn[53]. Rappelons que, avant 2015, c’était le seul canal possible pour le créancier qui voulait faire connaître de sa demande. Depuis la réforme de 2015, le créancier peut saisir directement un juge d’exequatur tant pour les décisions et jugements des tribunaux étrangers que pour les sentences arbitrales étrangères. La réforme reste toutefois silencieuse sur les modalités du recours aux règles de compétence juridictionnelle. Dans la pratique judiciaire, le juge d’exequatur prend connaissance d’office des règles de rattachement de compétence juridictionnelle préalablement à l’examen du fond de la demande[54]. Nous ne pouvons que saluer cette solution.

En ce qui a trait à la compétence du juge vietnamien pour connaître des affaires civiles internationales, le CPCvn de 2015 ne prévoit que des cas où le tribunal a la compétence internationale (art. 469 : compétence ordinaire ; art. 470 : compétence exclusive). Il ne contient aucune disposition relative à la mise en oeuvre de ces règles de rattachement juridictionnel. Les rapports explicatifs de la Cour populaire suprême, organe chargé de la rédaction du projet de code, n’offrent pas plus de clarifications. L’examen d’une trentaine de jugements publiés dans les domaines contractuel[55] et familial révèle que la mise en oeuvre des règles de compétence juridictionnelle est très diverse et incohérente. Certains tribunaux[56] se déclarent compétents en citant l’article 469 du CPCvn sans expliquer la raison pour laquelle ce texte leur donne compétence, tandis que d’autres appliquent les règles de compétence territoriale du CPCvn, qui conviennent aux litiges internes, alors même que ces derniers comportent des éléments d’extranéité[57].

Tout comme c’est le cas au Québec, le statut des règles de compétence internationale au Vietnam n’est donc pas clair. À notre avis, bien que la compétence internationale des tribunaux puisse être assimilée à la compétence territoriale, en raison de son mécanisme typique de rattachement géographique entre le litige et une juridiction, rattachement basé sur la localisation dans l’espace[58], nous militons pour une application ex officio par le juge devant qui le litige international est soumis. En effet, la société internationale étant très différente de la société nationale, l’attribution de la compétence internationale au tribunal d’un ordre juridique se distingue bien de la répartition territoriale des juridictions d’un pays. Il n’existe pas d’ordre juridique international rassemblant sous son égide des ordres étatiques de façon uniforme. Au contraire, chaque ordre est muni de sa souveraineté et poursuit des intérêts et des valeurs qui diffèrent. Les règles de compétence internationale permettent d’établir la compétence des tribunaux nationaux dans un litige international, mais elles ont aussi pour objet d’éviter que les juridictions nationales doivent entendre des demandes n’ayant aucun lien avec leur ordre juridique[59]. Cela est compréhensible, car les tribunaux fonctionnent grâce aux contributions fiscales des citoyens : dès lors, il n’y a pas de raison valable pour les utiliser comme un for d’aisance. Cette suggestion convient très bien dans le cas du Vietnam, étant donné que ses tribunaux appliquent d’office tant les règles de compétence d’attribution que les règles de compétence territoriale. Rappelons qu’une telle solution a été retenue dans la codification belge, l’article 12 disposant que « [l]e juge saisi vérifie d’office sa compétence internationale[60] ». Cette disposition est d’ailleurs conforme au Règlement (CE) no 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 européen concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale qui exige des tribunaux des États membres qu’ils se déclarent d’office incompétents si leur compétence n’est pas fondée aux termes de ce règlement[61].

1.2 L’application des règles de rattachement normatif par le juge

Le rattachement normatif peut conduire à l’application d’un droit autre que le droit national. Comme pour le rattachement juridictionnel, la même question se pose de savoir si les autorités nationales compétentes ont l’obligation de mettre en oeuvre d’office les règles de droit applicables pour régler un litige touchant plus d’un ordre juridique.

En droit québécois, l’article 2809 du Code civil prévoit que le droit étranger doit être allégué pour que le tribunal québécois puisse l’appliquer. Toutefois, cela signifie-t-il que l’application des règles de rattachement est soumise à la même condition d’allégation ou bien le juge doit-il, ou au moins peut-il, prendre connaissance d’office des règles de droit international privé en vigueur au Québec ?

Le problème survient à la lecture en parallèle de cet article et un autre du Code civil, l’article 2807 qui « ne semble pas appartenir à première vue au droit international privé, mais [qui] soulève une question de principe extrêmement importante[62] ». En effet, en vertu du dernier, le tribunal québécois « doit prendre connaissance d’office du droit en vigueur au Québec[63] ». Les règles de droit international privé contenues dans le livre X font partie, impossible d’en douter, du droit québécois en vigueur. En suivant la lettre de l’article, on est donc en mesure d’apporter une réponse positive à la question posée[64]. Cela peut toutefois rendre la situation « incongrue » car, « en supposant le silence des parties, au terme du raisonnement de droit international privé tenu par le magistrat, celui-ci en viendrait à déterminer, par exemple, que la question qui lui est soumise est régie par la loi du domicile d’une partie, mais comme cette loi n’a pas été alléguée, il ne peut l’utiliser pour résoudre le problème[65] ». L’utilité de la connaissance d’office de la règle de rattachement par le juge peut être donc mise en question. En réalité, la méconnaissance du droit international privé n’est pas rare : avec le temps, les tribunaux québécois commencent à éprouver le devoir de rappeler son existence aux parties. Dans une affaire relative à un contrat de vente internationale, la Cour d’appel a ainsi souligné le problème, citant le professeur Alain Prujiner : « Mais les parties ont oublié une question préalable : le Code civil s’applique-t-il à ce contrat ? Et de façon plus générale, quel est le droit qui régit ce contrat ? Selon le professeur Prujiner cette erreur est fréquente[66]. »

Au Vietnam, la question de la valeur contraignante des règles de rattachement normatif a attiré l’attention des rédacteurs du projet de code civil de 2015[67]. En effet, le rapport explicatif du projet, rendu public par le ministère de la Justice, tient compte de la décevante pratique judiciaire à l’égard de l’applicabilité des règles de droit international privé au Vietnam : « Les règles de rattachement normatif n’ont pratiquement pas été appliquées ni par les tribunaux ni par les citoyens[68]. » Des experts ont proposé d’introduire dans le Code une disposition de portée générale relative à l’application obligatoire des règles de rattachement[69]. Malheureusement, aucune proposition n’a été retenue. Aucune disposition relative à la connaissance des règles de rattachement n’a été incluse dans la partie V, celle-ci concernant la détermination de la loi applicable aux rapports qui comportent des éléments d’extranéité.

Le ministère de la Justice, qui cherchait à rendre effective la mise en oeuvre des règles de rattachement normatif, a fortement recommandé aux organes chargés de l’application de la cinquième partie du CPCvn de prendre connaissance d’office des règles de rattachement dans le traitement des dossiers internationaux. Force nous est de constater que les guides d’application du Ministère n’ont pas d’effet contraignant. Il est alors aisément compréhensible que les règles de droit international privé continuent à être ignorées par les autorités judiciaires et administratives compétentes dans des affaires comportant des éléments d’extranéité. Nous remarquons ainsi que, dans la pratique judiciaire, aucun juge ne met en oeuvre la règle de droit applicable, que ce soit dans le domaine des droits disponibles (contrat, responsabilité extracontractuelle, gestion d’affaires d’autrui sans mandat, droits réels portant sur les biens en cours d’acheminement) ou dans le domaine des droits indisponibles. Tous les juges appliquent la loi du for, en l’occurrence la loi vietnamienne. Il faut noter que les éléments contenus dans les arrêts rendus publics ne nous permettent pas de savoir si les parties ont invoqué l’application de la loi étrangère[70].

Tant le droit québécois que le droit vietnamien sont donc ambigus sur le statut des règles de droit international privé et, par conséquent, sur leur connaissance d’office par les tribunaux. Il est fortement recommandé, en particulier pour le droit vietnamien, d’avoir une disposition claire sur cette question. La clarté de la législation s’avère très importante, étant donné la rigidité de la pratique judiciaire[71] et la tendance à traiter les litiges internationaux comme les litiges internes. Or, cette tendance va carrément à l’encontre de la politique d’ouverture du Vietnam et neutralise les efforts législatifs en vue de faire progresser le droit international privé. Dans le monde, les règles de droit international privé ont gagné une place comparable à celle des autres règles de droit interne.

En France, la jurisprudence évolue constamment. Après des « revirements de revirement », la situation actuelle de la jurisprudence française relative à l’autorité de la règle de conflit de lois peut se résumer ainsi : la mise en oeuvre de la règle de conflit de lois ne s’impose au juge français que dans les domaines de droits indisponibles ; pour les droits disponibles, les parties peuvent, par un accord procédural, au besoin tacite, résultant de l’invocation d’un droit autre que celui qui est désigné par la règle de conflit, fût-elle conventionnelle, demander au juge français l’application du droit français. À défaut d’accord des parties pour l’application du droit français, la règle de conflit de lois redevient impérative pour le juge, ce dernier devant appliquer le droit étranger désigné comme compétent[72].

Il est intéressant de constater que les codifications nationales sont souvent silencieuses sur cette question, y compris les plus connues, comme la codification suisse de 1987 et la codification belge de 2004, et qu’elles ne s’adressent directement qu’à la connaissance du droit étranger. Bien que l’application d’office des règles de rattachement puisse être déduite de l’obligation de connaître le droit étranger, comme c’est le cas en Suisse[73] ou en Belgique[74], l’absence d’une disposition explicite ne permettrait pas d’éviter des interprétations divergentes. En Suisse par exemple, lors de la codification du droit international privé, il a été relevé que le Tribunal fédéral s’était prononcé sur l’obligation du juge d’appliquer d’office des règles de rattachement, mais certains arrêts ne l’avaient confirmé que pour les règles de caractère d’ordre public. Toutefois, la proposition de fixer la solution dans le projet de codification n’a pas été retenue[75].

Nous sommes d’avis que, dans un objectif de transparence, il est nécessaire d’introduire dans la codification une disposition claire sur la connaissance des règles de rattachement normatif. Étant donné que le droit international privé fait incontestablement partie du droit national, il est logique que les tribunaux doivent appliquer d’office les règles de rattachement. Une telle précision ne serait pas non plus superflue en droit québécois.

2 L’application du droit étranger par le juge

L’application des règles de rattachement normatif a des répercussions sur la connaissance du droit étranger par le juge. Toutefois, étant donné son existence en dehors de l’ordre juridique du for, le droit étranger ne bénéficie pas du même statut que le droit interne, car si ce dernier doit être connu d’office par le juge, la même obligation ne lui est pas toujours imposée dans le cas du droit étranger.

Face à la question de savoir si le juge a l’obligation d’appliquer d’office le droit étranger dans un litige international lorsque la règle de rattachement le désigne ou si les parties l’ont choisi pour régir leur relation, les partisans et les détracteurs ont avancé des arguments opposés pour soutenir leurs points de vue. D’un côté, la doctrine des conflits de lois facultatifs (fakultatives Kollisionsrecht) — lancée par Axel Flessner et défendue par Fritz Sturm[76] dès les années 1970 — plaide pour une application facultative du droit étranger qui dépendrait des parties (si les parties ne l’invoquent pas, il sera plus efficace et moins coûteux pour le juge d’appliquer sa lex fori au lieu du droit étranger). De l’autre côté, parmi les arguments à l’encontre de cette doctrine, la faculté d’appliquer le droit étranger conduirait à « une application généralisée » de la lex fori et ignorerait « l’harmonie internationale des solutions » qui est l’âme du droit international privé[77].

Une fois cette question réglée, il faudrait se demander, dans le cas de l’application effective du droit étranger par le juge du fond, à qui incombe la charge d’établir le contenu du droit étranger et quelles sont les conséquences d’un échec de cet établissement.

2.1 La connaissance d’office du juge et le statut du droit étranger

Au Québec, les règles relatives à la connaissance d’office du droit étranger ont évolué à l’occasion de la réforme de 1994.

Avant l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, les parties étaient les seules responsables de l’établissement du contenu du droit étranger qu’elles avaient allégué. Le juge ne pouvait l’appliquer d’office, même s’il en connaissait bien le contenu ou y avait accès facilement : « Il s’agissait d’un domaine où la maxime jura aliena non novit cura s’appliquait strictement[78]. » Le droit québécois était plus restreint en cette matière que les autres provinces du Canada où les tribunaux pouvaient prendre connaissance d’office du droit des autres provinces et de certains pays étrangers énumérés dans la législation[79].

En 1972, le professeur Castel a résumé l’état des lieux au Canada comme suit : « It is well established that knowledge of foreign law is not to be imputed to a judge. It is also a basic principle that the judge can only apply local law : foreign law when relevant operates not as law but as fact[80]. » C’est donc une perception courante en droit international privé de la common law[81], qui a influencé dans une certaine mesure d’autres systèmes de droit, notamment les droits mixtes comme celui du Québec, que le droit étranger est considéré comme le fait et non le droit, d’où la question d’en faire la « preuve[82] ».

Le Code civil du Québec réitère cette différence entre le droit interne québécois et le droit hors Québec quant à leur statut, car si l’article 2807 consacre la règle que le tribunal doit prendre connaissance d’office du droit québécois, c’est plutôt une autorisation, sinon une faculté, à l’égard du droit hors Québec, et l’on exige toujours des parties qu’elles l’aient allégué pour qu’il soit connu par le juge[83]. L’innovation réside dans la disposition qui exempte les parties de l’obligation d’en faire la preuve[84].

Comme dans les autres entités fédérées, la question de distinguer entre le droit des provinces canadiennes et le droit des États étrangers se pose au Québec. Les travaux préparatoires du livre X montrent que la décision de mettre le droit étranger sur le même pied que le droit des autres provinces canadiennes a été prise à la dernière minute, car l’avant-projet du nouveau Code civil avait proposé un traitement différencié en faveur des provinces canadiennes, qui seraient les seules à bénéficier de la connaissance d’office du juge québécois pourvu qu’il y ait eu allégation par les parties[85].

Au cours des années 90, l’idée de la connaissance d’office du droit étranger par le juge québécois est reçue de façon très différente par la doctrine et les milieux des praticiens. Plusieurs trouvent raisonnable de soumettre la connaissance du droit étranger par le juge à la condition d’allégation par les parties. L’admission plus limitée du droit étranger par rapport au droit interne est ainsi justifiée : « aucun système de droit international privé ne met actuellement sur un pied d’égalité le droit interne et le droit étranger […] le caractère normatif des règles de fond a une influence directe sur leur application d’office par le juge[86] ». De plus, il serait préférable de traiter le droit des autres provinces canadiennes plus favorablement[87].

Pour sa part, le professeur Alain Prujiner, posant un regard moderne sur le droit international privé, estime que l’obligation d’alléguer le droit étranger pour son application par le juge québécois « entraîne une fragilité certaine à l’ensemble du Livre X[88] ». Nous sommes tout à fait d’accord avec lui. D’ailleurs, dans certains domaines, le juge se voit obligé d’appliquer d’office le droit étranger. Par exemple, en vue de reconnaître une adoption internationale, l’article 568 du Code civil exige du juge québécois qu’il vérifie si les conditions de placement de l’enfant domicilié hors du Québec y sont respectées conformément à la Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale[89] ; en vertu de l’article 574, il doit aussi s’assurer que les règles concernant le consentement à l’adoption et l’admissibilité à l’adoption de l’enfant ont été respectées. De même, dans le domaine de la garde d’enfant, la Loi sur les aspects civils de l’enlèvement international et interprovincial d’enfants oblige la Cour supérieure du Québec à « tenir compte directement du droit » dans l’État où l’enfant a sa résidence habituelle pour déterminer l’existence d’un déplacement ou d’un non-retour illicite, sans besoin de l’allégation par les parties[90]. En outre, aux yeux des experts internationaux, le maintien de l’obligation d’alléguer le droit étranger dans le droit international privé québécois ne suit pas les courants que connaissent généralement les autres pays[91].

Si l’article 2809 du Code civil maintient la condition de l’allégation du droit étranger par les parties, il leur en a enlevé la charge de preuve. Voilà une innovation par rapport à l’ancien droit. Comme le juge peut désormais prendre connaissance d’office du droit étranger, les parties sont appelées à en fournir la preuve seulement si le juge a besoin de leur collaboration. Il n’est donc plus question de leur obligation inhérente. Cependant, cette nouveauté n’a pas été introduite sans critiques, du fait que le tribunal peut prendre connaissance d’office du droit étranger et qu’il peut aussi demander que la preuve en soit faite. Le professeur Léo Ducharme a ainsi relevé la contradiction : « À notre avis, l’article 2809 veut faire en sorte que le droit étranger, sur le plan du droit de la preuve, soit à la fois une chose et son contraire. Cet article vise à faire du droit étranger à la fois un fait dont la preuve doit être rapportée, et une règle de droit que le tribunal doit connaître d’office et dont la preuve en conséquence est dispensée[92]. » En réalité, peu de juges prennent connaissance d’office du droit étranger : par conséquent, le fardeau de preuve repose toujours sur les parties.

Par ailleurs, la solution du droit québécois montre que le Québec est beaucoup plus réservé que de nombreux autres pays à l’égard du droit étranger. La Suisse, l’Autriche, la Belgique et la France (par voie jurisprudentielle) ont opté pour l’obligation faite au juge national de prendre connaissance d’office du droit étranger, alors qu’au Québec ce n’est qu’une faculté. La loi autrichienne va encore plus loin, car l’article 2 prévoit que « les conditions de fait et de droit qui commandent le rattachement à un ordre juridique déterminé doivent être constatées d’office, sauf si les faits présentés par les parties doivent être tenus pour vrais dans une matière où le choix du droit applicable est admis[93] ». Selon le professeur Alfred E. von Overbeck, cette disposition illustre que l’Autriche a pris « la précaution de s’assurer que l’application d’office du droit international privé ne [sera] pas mise en échec pour des motifs de procédure[94] ».

Par rapport au droit québécois, la législation vietnamienne paraît plus claire sur la question, mais ce n’est pas dire qu’elle se révèle sans ambiguïté. La réforme effectuée en 2015 a apporté une nouveauté importante relativement à la charge de la preuve de la loi étrangère. En effet, la législation antérieure était silencieuse sur l’ensemble du problème de l’application du droit étranger, y compris la preuve de ce droit. La nouvelle disposition est innovatrice, car le législateur vietnamien a fait la distinction entre les droits disponibles et les droits indisponibles, même si ces deux notions n’ont pas été employées par les textes, pour instaurer deux régimes de charge de la preuve dans les dispositions de l’article 481 du CPCvn. Ainsi, dans les domaines où les parties ont le droit de choisir la loi étrangère applicable[95] à leur relation, et où elles en ont effectivement retenu une, il leur incombe de soumettre au juge vietnamien le contenu de la loi étrangère qu’elles ont privilégiée et elles sont tenues responsables de son exactitude (par. 1). Au contraire, dans les domaines où les parties n’ont pas le droit de disposer de la loi applicable, et où le droit étranger est désigné en vertu des règles de rattachement dans le droit vietnamien ou dans les traités internationaux du Vietnam, il revient au juge de prendre connaissance lui-même du contenu de la loi étrangère (par. 2).

L’article 481 du CPCvn entraînerait, selon nous, des conséquences importantes sur la connaissance d’office des règles de rattachement. Dans la mesure où il prévoit que le juge vietnamien doit prendre connaissance d’office du droit étranger si les règles de rattachement le désignent, il est tout à fait logique de croire que les parties ne doivent pas alléguer le droit étranger et que le juge doit aussi appliquer d’office les règles de rattachement pour arriver à ce résultat. De même, dans le premier cas avec le droit étranger choisi par les parties, ledit article leur demande d’en fournir la preuve pour que ce droit soit appliqué. Dans ce cas, le juge ne peut pas en prendre connaissance d’office.

Toutefois, une ambiguïté persiste. Lorsque les parties ont le droit de choisir la loi applicable, mais ne s’en prévalent pas, quelles en seront les conséquences sur le recours aux règles de rattachement et au droit désigné par ces règles ? Le juge doit-il appliquer d’office la règle de rattachement pour trouver le droit applicable ?

En France, sur cette question également, la jurisprudence a évolué au fil du temps[96]. Il résulte de la jurisprudence la plus récente que le juge français qui reconnaît applicable un droit étranger doit en rechercher — soit d’office, soit à la demande d’une partie qui l’invoque — la teneur, avec le concours des parties et personnellement s’il y a lieu, et donner à la question litigieuse une solution conforme au droit positif étranger[97].

Quant au Vietnam, comme nous l’avons suggéré dans la première partie de notre texte, la réponse doit être affirmative. Cette solution s’avère aussi logique car, en l’absence du choix des parties, la règle de rattachement joue automatiquement son rôle, et le juge doit agir en vertu du paragraphe 2 de l’article 481 du CPCvn.

L’établissement du contenu du droit étranger par le juge serait devenu la tendance courante dans le droit international privé, si l’on en croit les différents textes de loi nationale (l’article 16 de la loi suisse[98], l’article 2908 du Code civil, l’article 15 du Code belge[99], en particulier). En cas de difficulté, le juge peut recourir à la collaboration des parties. Quant à la charge de preuve, la solution du Vietnam, qui consiste à prévoir deux régimes différents en fonction de l’exercice de l’autonomie du choix des parties, nous paraît très intéressante. Il est en effet raisonnable d’obliger les parties à fournir le contenu du droit étranger qui a été leur choix, car ce sont elles qui doivent bien maîtriser leur dossier. Dans les autres cas, le juge doit prendre connaissance d’office du droit étranger désigné par la règle de rattachement. Même dans le cas où la charge de preuve repose sur les parties, leur défaut d’établir le contenu du droit étranger ne semble pas entraîner immédiatement sa non-application, car le paragraphe premier de l’article 481 du CPCvn prévoit que le tribunal peut prendre connaissance du droit étranger en procédant à la commission rogatoire.

Nous pensons donc que, par comparaison avec le droit québécois, la solution adoptée par le Vietnam paraît meilleure et plus ouverte à l’internationalité. Toutefois, il est possible d’apporter plus de clarté dans le droit vietnamien concernant l’absence du choix des parties dans les domaines où elles ont la libre disposition.

2.2 L’établissement du contenu du droit étranger

Au Québec, la question du droit étranger est traitée dans le contexte du droit de la preuve, alors qu’elle l’est dans le droit international privé des autres pays de la tradition civiliste[100]. En vertu de l’article 2809 du Code civil, la preuve du droit étranger peut être fournie par différents moyens. Cet article en mentionne deux : le témoin-expert et le certificat établi par un jurisconsulte. Selon la doctrine, les autres moyens de preuve peuvent être la production des textes législatifs par les parties dans leur dossier[101]. En réalité, les tribunaux québécois ont tendance à demander aux parties de prouver le droit étranger, « sauf lorsque la loi étrangère est facilement accessible et que sa teneur est simple à établir », sans quoi le droit en vigueur au Québec s’appliquera[102]. Une règle de rattachement a été introduite au livre X du Code civil pour la gestion de la preuve. Ainsi, en vertu de l’article 3130 du Code civil, la preuve, y compris celle du droit étranger, est régie par la loi qui s’applique au fond du litige. Toutefois, les règles québécoises seront appliquées si elles sont plus favorables à son établissement.

Au Vietnam, l’établissement du contenu du droit étranger est prévu dans le CPCvn, plus précisément dans la partie réservée au droit international privé. L’article 481 ne prévoit pas explicitement les moyens que les parties utiliseront afin de prouver le droit étranger lorsque la charge de preuve leur incombe. Le libellé du paragraphe premier de cet article donne plutôt à comprendre que le juge accepte les documents fournis de bonne foi par les parties[103]. Toujours selon cette disposition, s’il y a désaccord entre les parties sur le contenu du droit étranger choisi, le juge aura recours à la commission rogatoire pour en établir le contenu. Lorsque le juge doit prendre connaissance d’office du droit étranger désigné par la règle de rattachement, il peut, comme nous l’avons mentionné, demander le témoignage d’un expert ou avoir recours à la commission rogatoire.

L’échec de l’établissement du contenu du droit étranger entraînera l’application de la lex fori : c’est la solution adoptée par le droit québécois et le droit vietnamien.

Si la plupart des pays acceptent la lex fori en cas de non-application du droit étranger, certains privilégient d’autres solutions. Par exemple, la loi portugaise prévoit le recours à la loi subsidiairement compétente (art. 23 al. 2). Cette solution est justifiée par la multiplication des solutions de rattachement pour le même rapport juridique. Ainsi, selon l’alinéa premier de l’article 53, le régime matrimonial est soumis à la loi nationale commune et, de façon subsidiaire, à la loi de la résidence habituelle commune des conjoints. Par conséquent, si le contenu de la loi de la nationalité commune n’est pas établi, le juge portugais appliquera la loi de la résidence habituelle commune.

La solution en faveur de la lex fori semble davantage aisée pour le juge national, d’autant plus dans le contexte du Vietnam où les efforts pour établir le contenu du droit étranger entraînent une mobilisation dispendieuse des ressources financières et humaines. C’est pourquoi, même si le recours à un droit supplémentaire désigné par la règle de rattachement convient mieux à la logique d’ouverture et de bilatéralité du droit international privé, la lex fori constitue une solution préférable pour le for.

Conclusion

L’étude comparative du droit international privé de plusieurs pays, principalement du Québec et du Vietnam, révèle que le statut des règles de rattachement gagnerait à être mieux précisé. Pour améliorer l’efficacité du droit international privé, il serait nécessaire de mettre fin aux ambiguïtés et de consacrer le rôle de ces règles à travers l’obligation du tribunal de les mettre en oeuvre dans les procès comportant un élément d’extranéité. À quoi sert l’effort de codification du droit international privé si ses règles ne font pas autorité d’office en pratique ?

Nous sommes donc convaincus que, pour le rattachement tant juridictionnel que normatif, l’application ex officio des règles de rattachement par les tribunaux est nécessaire : elle doit même être prévue de façon explicite, croyons-nous, dans le droit international privé du Vietnam et du Québec.

Par rapport à plusieurs autres pays, le Québec se montre plus réservé relativement à la connaissance du droit étranger par le juge, vraisemblablement en raison de la perception du droit étranger comme relevant des faits, et non du droit. Toutefois, l’obligation d’allégation du droit étranger par les parties, alors que les tribunaux peuvent en prendre connaissance d’office, se révèle contraire à la logique du droit de la preuve, ce qui explique la raison pour laquelle dans la pratique les tribunaux demandent souvent aux parties de fournir la preuve du droit étranger. Par conséquent, l’article 2809 du Code civil devra être modifié pour mettre fin à cette ambiguïté.

La distinction dans le droit vietnamien entre le droit étranger choisi par les parties et le droit étranger désigné par la règle de rattachement, chacun étant soumis à un régime d’application différent, s’avère intéressante et constitue une solution médiane adaptée au pays, qui pourrait servir de modèle au Québec. Ainsi, au lieu de faire dépendre le statut du droit étranger de la discrétion du juge, la question de la charge de preuve pourrait être tranchée dans la législation selon le droit désigné par la volonté ou par la règle de rattachement. Pour le Vietnam, le problème demeure néanmoins la mise en oeuvre dans la pratique, et ce, tant qu’une disposition claire sur le devoir du juge dans l’application des règles du droit international privé ne sera pas introduite dans la législation.