Article body

D’importantes réformes de la justice, encore peu discutées, sont en cours au Québec[1]. Bien que la pandémie de COVID-19 soit désormais traitée comme un facteur ayant inspiré les nouvelles orientations de la justice, la conception de celles-ci, au Québec, remonte aux années 2018 et 2019[2]. En revanche, leur mise en oeuvre est perturbée par la pandémie.

Depuis, les réformes reposent largement sur l’implantation de l’usage des technologies de l’information et des communications (TIC)[3]. En raison de la pandémie, le ministère de la Justice du Québec (MJQ) a consenti, beaucoup plus tôt qu’il ne l’avait prévu, d’importants investissements afin de doter les palais de justice d’équipements technologiques appropriés[4]. Ces mesures ont permis aux cours d’assurer la continuité de leurs activités judiciaires en respectant les contraintes sanitaires imposées par la pandémie de COVID-19. Ainsi, l’organisation et le fonctionnement du système judiciaire sont en voie de dématérialisation. L’étendue de cette dernière pour l’avenir est une question sur laquelle les cours, un peu partout dans le monde, s’interrogent[5]. Indéniablement, les TIC sont porteuses de progrès dans divers contextes de la justice civile[6]. Cependant, leur usage précipité à grande échelle suscite également certaines interrogations, réserves et inquiétudes qui démentent la vision optimiste du MJQ pour qui les TIC ne peuvent être que des vectrices d’amélioration[7].

Le MJQ caractérise les réformes en cours comme « un vaste chantier de transformation de la justice[8] ». L’élément moteur des réformes, la justice en mode dématérialisé, aussi appelée « justice digitale ou numérique », ne se résume pourtant pas à l’acquisition de nouveaux savoir-faire techniques. À cet égard, le MJQ est transparent sur son objectif. Les réformes doivent ainsi entraîner « un changement de culture majeur dans l’ensemble de l’écosystème de la justice au Québec[9] ».

Bien qu’à l’origine le MJQ ait limité l’application des réformes à la sphère de la justice criminelle, elles englobent maintenant la justice civile et elles sont désignées sous le nom de « programme Lexius[10] ». Pour notre part, nous nous concentrerons dans notre texte sur la justice civile.

Comment aborder les réformes de la justice ? La démarche pose de multiples défis[11]. Nous avons privilégié l’approche de Laura Nader, qui a étudié à la fin des années 80 l’influence de la rhétorique sur le contenu des réformes de la justice[12]. À l’époque, la transformation de la justice était instaurée par divers acteurs promouvant la justice alternative, que nous désignerons par les modes alternatifs de résolution des conflits (MARC)[13]. Nader a analysé la teneur des discours favorables aux MARC et a mis en lumière diverses représentations véhiculées sur ceux-ci et, en contrepoint, sur la judiciarisation des conflits. Elle a montré que ces discours ont façonné le contenu des réformes de la justice. Il en est résulté dans les juridictions de common law une transformation en profondeur du rôle des juges et des avocats, dont plusieurs intègrent dorénavant la médiation au répertoire de leurs pratiques[14]. Dans la première partie de notre texte, nous démontrerons que l’approche de Nader conserve aujourd’hui encore sa pertinence. La rhétorique qui sous-tend les réformes de la justice compte. Les fondements des réformes résident dans des concepts externes au droit, ayant par la suite fait l’objet d’appropriation par divers acteurs du monde juridique. Ainsi en va-t-il de la logique managériale (1.1), où domine une certaine conception du mot « service » qui déteint sur la justice. Un autre terme puissamment évocateur est l’« innovation » (1.2). Elle est invoquée pour justifier le virage numérique (1.3) de l’administration publique.

Dans la seconde partie de notre texte, nous établirons que, telles qu’elles ont été conçues, certaines composantes des réformes fragilisent l’accès à la justice. De son côté, le MJQ vise à rendre la justice « innovante » et « efficiente » (2.1)[15]. Cependant, il surestime partiellement les compétences numériques des justiciables (2.2). Aussi les cours sont-elles appelées à surveiller constamment avec vigilance la mise en oeuvre des réformes, dont certains volets sont susceptibles de mettre en jeu l’accès à la justice et la légitimité des institutions judiciaires. Le cas des audiences à distance en constitue un bon exemple (2.3)[16].

Nous retenons l’accès à la justice comme cadre théorique principal pour notre étude[17]. Ce concept est invoqué tant par le MJQ que par les divers auteurs qui commentent les développements contemporains au Canada et dans d’autres juridictions. Les chercheurs qui travaillent sur l’accès à la justice voient les changements technologiques dans la justice civile comme ce qui constitue la quatrième vague de ce courant[18]. Nous nous inscrivons en continuité avec ce point de vue. Bien que les réformes actuelles concernent les facultés de droit et les membres du Barreau, un souci d’unité conceptuelle nous amène à baliser notre analyse de la seconde partie par référence aux cours.

1 Des fondements externes au droit qui irriguent les réformes

Les fondements sont importants, car ils révèlent les modèles de la justice qui sous-tendent les réformes[19]. Ils influent sur la mise en oeuvre de celles-ci et entraînent d’importantes conséquences sur les justiciables et la communauté juridique. Les concepts aux fondements du virage numérique et des réformes actuelles de la justice ont en commun d’avoir été élaborés et utilisés dans d’autres disciplines avant de faire l’objet d’appropriation par les juristes. Nous explorons donc ci-dessous les trajectoires de l’approche managériale et certains de ses concepts clés (1.1). L’innovation (1.2) y est étroitement associée. Elle est également mobilisée comme justification du présent virage numérique (1.3).

1.1 Les mots clés de la logique managériale

La logique managériale comporte un vocabulaire spécifique et des composantes aisément reconnaissables, qui imprègnent toute l’administration publique, dont le MJQ. La logique managériale de la justice est issue du nouveau management public (NMP)[20]. C’est l’importation, dans la sphère de l’action publique, de concepts mis au point dans le secteur privé et axés sur la managérialisation[21]. Cette dernière est associée à la nécessité de divers changements pour le secteur public[22]. Précisons que la rhétorique managériale véhicule un pouvoir transformateur[23].

La logique managériale repose sur une approche quantitative, faisant appel à des chiffres et à des indicateurs de performance[24]. Plus précisément, la rationalité managériale « se caractérise […] par l’orientation de l’action organisationnelle vers les notions de coût, d’efficacité et de qualité de la production[25] ». Le langage qui transforme les justiciables en « usagers » est à cet égard typique[26]. La gestion par cibles et résultats fait partie intégrante de la démarche[27].

Il faut aussi compter avec les diverses méthodes d’évaluation de l’action par des sondages de rétroaction[28]. L’approche du nouveau management public repose sur trois éléments centraux : la « maîtrise des coûts de l’action publique (impliquant un raisonnement fondé sur le calcul coûts/bénéfices), la relation à l’usager et la gestion du personnel »[29]. Dans la même veine, les personnes qui défendent l’approche managériale affirment qu’« un meilleur management est la solution pour un grand nombre de problèmes économiques et sociaux[30] ».

Le MJQ, dans l’énoncé de sa vision, se situe dans la logique managériale : « Exercer un leadership de premier plan dans la transformation de la justice afin de la rendre plus accessible et plus performante[31]. » Ainsi, ses deux documents aux fondements des réformes sont des instruments de gestion. Le recours à la forme du « plan stratégique » est typique du NMP. En ce qui nous concerne, la lexicographie liée à l’établissement du vocabulaire du NMP, qui a été élaborée par Bachir Mazouz et Jean Leclerc, sert de base à notre examen[32]. Le langage employé rattache également, sur le fond, les deux plans du MJQ, soit le Plan pour moderniser le système de justice (PMSJ) et le Plan stratégique 2019-2023 (PS), aux concepts du NMP. À cet égard, un examen de la table des matières du PS est très instructif. L’accès à la justice y est conçu comme un « enjeu stratégique ». La partie consacrée à l’élaboration du contenu des réformes s’intitule « Choix stratégiques ». Ce plan est divisé en « orientations », au nombre de deux. Les titres de chacune d’elles s’ancrent dans le NMP : « Mettre la justice au service des citoyens » et « Rendre la justice plus innovante et plus efficiente au bénéfice des citoyens ». Les orientations sont découpées en « objectifs » qui comprennent des références à la réduction des coûts et à l’efficience. Le MJQ use également d’instruments d’évaluation.

Le MJQ propose ainsi la création d’un indice d’accès à la justice. Il est censé être appliqué depuis 2020 et mesuré en 2021-2022[33]. Cet indice comprend plusieurs composantes, dont « la confiance des citoyens envers le système de justice, les délais judiciaires et l’accessibilité financière à la justice[34] ». Le MJQ compte s’en servir afin de mettre en évidence « les composantes de l’accessibilité nécessitant une intervention, [car] le Ministère et ses partenaires seront ainsi mieux outillés pour agir afin d’améliorer l’accès à la justice[35] ».

Certaines orientations des réformes reposent sur les résultats d’un sondage commandé par le MJQ[36]. Cependant, le recours à des recherches empiriques pour comprendre le point de vue des justiciables sur la justice n’est pas l’apanage d’une logique NMP. Cette méthode est employée par divers chercheurs et groupes de travail partout au monde[37]. Au Canada, ladite approche génère plusieurs travaux[38]. Venant du MJQ, le recours à un tel indicateur s’inscrit dans une approche répandue en Europe où le sentiment de confiance envers la justice devient, pour les administrations de la justice, un indicateur de sa légitimité[39]. La teneur des questions des sondages révèle ce qui importe à ceux qui les élaborent. De son côté, le MJQ a mis en évidence des éléments spécifiques, mais d’autres approches, plus globales, de l’accès à la justice sont possibles.

Ainsi, plus récemment, Trevor C.W. Farrow et Lesley A. Jacobs ont proposé une vision de l’accès à la justice, celle « qui fait sens[40] ». Ils ont établi quatre piliers à ce sujet :

  1. un processus centré sur des domaines de droit qui influent sur les justiciables au quotidien ;

  2. un processus centré sur les personnes plutôt que sur les fournisseurs de services juridiques ;

  3. la prise en considération du point de vue des justiciables sur leurs problèmes juridiques et la manière dont ils veulent les régler ;

  4. la lutte contre les facteurs d’injustice systémique qui génèrent ou accentuent l’exclusion[41].

Comme on le constate, cette vision dépasse la question des délais et des coûts de la justice que veut contrer le MJQ.

Les conséquences du recours à la logique managériale méritent toute notre attention, en relation avec l’emploi du mot « service » associé à un secteur d’activités. Ce terme, qui revêt divers sens selon les contextes nationaux et professionnels[42], constitue un autre mot clé de la rhétorique managériale[43]. Dans ce contexte, il désigne les « [r]ésultats d’une série d’activités dont l’ultime destinataire est un client externe ou interne[44] ».

La santé est considérée comme un service au Québec, tel que cela ressort de l’appellation même de la Loi sur les services de santé et les services sociaux[45]. Depuis les décennies 1990-2000, le domaine de la santé a été l’occasion, au Québec et au Royaume-Uni, d’implanter l’approche managériale, tout en mettant l’accent sur la réduction des coûts[46]. Mélanie Bourque rappelle que les réformes de la santé ont été justifiées « [a]u nom du vieillissement de la population, de l’évolution technologique et des demandes accrues des usagers[47] ». Ces constats, en soi, ne suffiraient pas pour fonder un sentiment d’alarme. En revanche, les compressions effectuées au fil des ans en application du NMP ont gravement compromis le système de santé québécois, notamment sa capacité de réaction à la pandémie de COVID-19[48]. De prime abord, la sphère de la justice au Québec s’inscrit dans un scénario opposé, puisque le MJQ a devancé les investissements prévus afin d’outiller les palais de justice en matière d’équipements technologiques et de soutien technique. Cependant, ces investissements ne doivent pas faire écran aux risques potentiels de la conception managériale de la justice dont ils sont parés. En effet, le plan stratégique du MJQ s’appuie expressément sur le document du Conseil du trésor qui a autorisé les investissements[49]. Le MJQ se trouve ainsi tributaire des orientations déterminées par le Secrétariat du Conseil du trésor (SCT) et formulées dans la Stratégie de transformation numérique gouvernementale (STNG)[50]. Tout comme les autres ministères, le MJQ fait partie de l’Administration gouvernementale et est, en conséquence, assujetti aux obligations énoncées dans la Loi sur l’administration publique (LAP)[51]. L’élaboration d’un plan stratégique est en conformité avec l’exigence formulée dans la LAP[52]. Cette dernière institue juridiquement le NMP au Québec. Cela est illustré, entre autres, par l’article premier qui confère à l’Administration gouvernementale le pouvoir d’instaurer « un cadre de gestion axé sur les résultats[53] ».

Dans cette perspective, la qualification de la justice à titre de « service », vue par l’administration publique, comporte des conséquences. En France, la justice est considérée comme un « service public »[54]. Au Québec, le MJQ la voit tel un « service ». Cette qualification ressort lorsqu’il emploie l’expression « prestation de services aux citoyens » appliquée au « système de justice »[55].

La rhétorique du « service » banalise la justice[56]. Cécile Vigour affirme qu’elle débouche sur une logique consumériste qui se traduit par une « définition du système [judiciaire] comme une industrie de service[57] ». C’est dire que la justice perd ses attributs distinctifs et se trouve englobée dans la logique gestionnaire[58]. Voilà le risque de déspécification de la justice[59]. Le droit devient alors un « simple instrument de gestion[60] ». Cette conséquence ne peut manquer de susciter des réticences au regard d’une autre conception du droit, remise en cause par l’approche managériale. Ainsi, « le droit n’est pas un phénomène social ordinaire. Il est doté d’une exceptionnalité dans la mesure où il a une fonction essentielle dans la construction de l’ordre du monde[61] ». Des juristes reçoivent mal ces développements, car ces derniers s’inscrivent particulièrement dans un « choc des temporalités[62] ». La justice se représente traditionnellement comme insérée dans le temps long[63]. Or, la logique managériale la plonge dans le « temps contingent » axé sur la réaction immédiate[64]. Rendre justice ne se résume pas à une seule activité exercée en usant d’une unique méthode applicable indistinctement à toutes les affaires[65]. Ces réflexions nous conduisent vers la tension entre l’approche managériale et l’indépendance du pouvoir judiciaire. À noter que ce sujet complexe mérite à lui seul un article et dépasse le contexte de notre étude. La Cour suprême du Royaume-Uni a reconnu que la justice n’est pas un service comme un autre. Elle participe de l’État de droit[66]. Admettre cela implique de préserver, au premier chef, l’indépendance du pouvoir judiciaire[67].

Selon Philip Langbroek, l’approche managériale, telle qu’elle est appliquée aux Pays-Bas, a porté atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire : « Même si l’indépendance de la justice n’est pas formellement remise en cause, la comptabilité exigée par les nouvelles structures — inspirée du new public management — a porté considérablement atteinte, dans les faits, à l’autonomie des magistrats de siège[68] ». Il relève une tension, induite par les réformes, entre la qualité de la justice et l’objectif d’efficience[69]. Le financement des tribunaux est devenu tributaire de leur productivité, évaluée au nombre d’affaires traitées[70]. Langbroek en conclut que les juges se montrent très sensibles aux pressions économiques résultant de ce système.

L’étude de Langbroek marque l’exemple de sources dont il faudrait disposer afin de pouvoir traiter de la question dans le contexte canadien. En l’absence de telles sources, nous jugeons préférable de ne pas attribuer indûment des opinions sur la question aux juges canadiens[71]. L’indépendance du pouvoir judiciaire n’est pas le seul enjeu posé par l’application de la logique managériale à la sphère de la justice. En effet, d’autres dimensions sur l’impact de l’approche managériale à la sphère de la justice retiennent notre attention.

Tout d’abord, la combinaison de la logique managériale et de l’usage des TIC est un trait commun à plusieurs réformes de la justice en Europe[72]. En Angleterre et au Pays de Galles, de même qu’en France, il est résulté de cette combinaison la fermeture de palais de justice et une réduction du nombre de juges[73]. Bien qu’il ne soit pas question de cas de figure inéluctables, leur existence ne peut manquer d’interpeller les acteurs de la justice et les justiciables[74].

Ensuite, si l’approche managériale suscite des réticences chez des magistrats européens, d’autres se l’approprient partiellement afin d’instaurer diverses réformes qu’ils croient nécessaires[75]. Ainsi, certains magistrats veulent redéfinir la figure du « “bon” magistrat[76] », tandis que d’autres sont mus par la volonté de « construire une autre représentation de la justice[77] ». La relation entre l’approche managériale et les juges se révèle donc complexe, et l’appréciation de son potentiel de transformation suscite diverses appréciations. Pour sa part, l’innovation est indissociable de la transformation.

1.2 L’innovation, concept pluriel

Le concept d’innovation s’avère très porteur et ses définitions, multiples[78]. Il marque un nouveau paradigme, désormais mobilisé dans les réflexions sur les réformes de la justice[79]. À l’origine, le terme « innovation » était employé notamment dans le monde médical, l’administration publique, le domaine commercial et la psychologie organisationnelle[80]. Son appropriation par le monde juridique est très récente. L’administration publique, ici le SCT l’associe étroitement à l’usage des TIC dans la STNG[81].

Nicole Saylwin et Martha E. Simmons traitent du paradigme de l’innovation en rapport avec le concept d’accès à la justice, dans un numéro du Windsor Yearbook of Access to Justice entièrement consacré à ce sujet[82]. Cette approche de l’innovation se rattache directement à notre propos.

Le monde juridique est en effet rejoint par l’impact de la mondialisation, qui entraîne, par l’usage des TIC, une reconfiguration importante des structures et des rôles engagés dans les services juridiques[83]. Il en résulte de nouveaux défis pour les avocats qui doivent composer avec des changements technologiques très rapides induits par la mondialisation[84]. La combinaison des deux permet, entre autres, une délocalisation des services juridiques autrefois fournis par des avocats en Amérique du Nord et en Europe[85]. En outre, la mondialisation des marchés crée de nouvelles attentes des clients qui croient fermement que leurs avocats useront de diverses TIC dans leurs communications et leur travail[86]. La maîtrise des TIC par les avocats devient ainsi une nécessité pour leur permettre de rester concurrentiels sur le marché des services juridiques touché par la mondialisation[87].

La sphère des avocats n’est pas la seule à ressentir l’effet de ces développements. L’administration publique québécoise est également touchée. Les propos du SCT font le lien entre les TIC, les pressions du marché et l’innovation : « La mise à profit de l’écosystème numérique constitue une occasion de faire face aux nouveaux enjeux du marché, où l’innovation est devenue essentielle pour créer de la valeur[88]. » Dans cette perspective, l’innovation devient, selon Aylwin et Simmons, un « talisman » censé aider à affronter les défis qui marquent le monde juridique[89]. Précisions qu’elle est souvent assimilée, dans les discours, à l’amélioration[90]. Pour autant, à l’origine, l’innovation n’emporte pas de manière automatique l’utilisation des TIC[91].

Dans le contexte de la sphère de la justice, les définitions du mot « innovation » sont nombreuses. Présentée comme un résultat ou un processus, l’innovation peut se traduire de diverses manières, qui vont bien au-delà de l’élaboration et de la mise en oeuvre de solutions technologiques[92]. Selon le cas, elle implique des changements organisationnels dans le secteur privé et le secteur public, des innovations en matière de politiques, l’adoption de nouvelles manières de collaborer et de pratiquer le droit. Enfin, les multiples définitions de l’innovation ont pour constantes deux composantes, soit les idées et leur mise en oeuvre. Aylwin et Simmons remettent en question la lecture qui définit la valeur ajoutée, associée à l’innovation, en termes marchands[93]. Elles donnent l’exemple de l’innovation sociale, qui a pour objet de créer de meilleures conditions sociales en répondant à des besoins qui, jusqu’alors, n’étaient pas comblés. Toutefois, l’innovation, comprise dans un sens large, peut favoriser l’accès à la justice.

Les trois vagues dans le courant d’accès à la justice ayant été traitées ailleurs, nous ne les reprendrons pas ici et nous limiterons volontairement les références citées à ce sujet[94]. Rappelons cependant que la distinction entre les barrières subjectives et les barrières objectives dans l’accès à la justice demeure pertinente pour notre analyse. Les secondes désignent principalement les coûts des services juridiques (honoraires d’avocats et de notaires, frais de justice, etc.) les délais et la complexité du système judiciaire[95], alors que les premières se révèlent multiples : elles incluent, en particulier, l’âge, une situation de handicap, les origines sociales et ethnoculturelles, les perceptions intériorisées relatives aux comportements des acteurs étatiques de la justice[96]. Le manque de connaissances sur le système judiciaire en fait aussi partie[97]. Les barrières subjectives regroupent également diverses barrières psychologiques « provenant des perceptions, de la situation ou du profil des justiciables[98] ». L’existence de ces barrières comporte des conséquences pour l’institution de la justice. L’une d’elles veut que certains justiciables s’en détournent[99]. Dans un texte paru en 2001, Roderick A. Macdonald affirmait que les barrières subjectives s’avèrent plus importantes et déterminantes que les barrières objectives[100]. En 2012, Pierre-Claude Lafond dressait le constat suivant : les barrières subjectives sont négligées certes, « mais [elles] restent pourtant extrêmement dissuasives[101] ». La question demeure d’actualité au regard de l’usage accru des TIC valorisé par l’administration publique québécoise.

1.3 Le salut par le numérique

Le recours au numérique alimente de nombreux écrits dont la teneur oscille entre deux courants. Le premier consiste en une vision enchantée des possibilités, présentées comme infinies, offertes par les TIC et l’intelligence artificielle (IA)[102]. Elle reflète « la quête éperdue de nouvelles certitudes[103] » dans le contexte de réformes de la justice en des temps d’incertitudes[104]. Le second courant s’ancre dans une méfiance profonde envers ces développements, souvent perçus comme des menaces aux termes desquelles l’humain disparaît devant les « machines[105] ». La vision véhiculée dans du Secrétariat du Conseil du Trésor s’apparente résolument au premier courant.

La STNG repose sur la volonté de réduire les coûts en éliminant l’utilisation du papier[106]. C’est là, croyons-nous, la pierre angulaire du virage numérique. Ce dernier implique un ensemble de mesures dont la mise en oeuvre influe directement sur les conditions de travail des employés de l’administration publique. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la rhétorique de l’innovation est ainsi mobilisée par le SCT afin de justifier ce passage présenté comme obligé en raison de contraintes du marché[107]. Le SCT explique donc la nécessité du virage numérique par les attentes élevées qu’il prête aux justiciables envers la manière dont l’Administration doit fournir les services publics[108]. Il postule également que « le numérique est désormais bien intégré dans la société » puisqu’en 2018 « près de trois adultes québécois sur quatre […] possédaient un téléphone intelligent, le moyen d’accès par excellence au monde numérique »[109]. La volonté d’« autonomiser les citoyens » exige de leur fournir des services entièrement numériques, rapides, dont l’intérêt est qu’ils sont « complets et accessibles, au moment qui leur conviendra, à partir des appareils qu’ils utilisent au quotidien[110] ». Il en découle une nécessaire réinvention des relations « entre les citoyens et l’État[111] ».

La STNG repose sur deux orientations : « Le numérique pour des relations adaptées à la réalité des citoyens » ; et « Le numérique pour une administration publique innovante, efficiente et transparente »[112].

L’actualisation de ces orientations se traduit par 18 bonnes pratiques numériques (BPN), certaines se rattachant à la première orientation ; d’autres, à la seconde[113]. Pour sa part, le SCT associe le recours aux TIC à une meilleure performance de l’Administration[114]. Sa préoccupation eu égard à la réduction des coûts est également exprimée de manière claire : « des services pensés “numériques d’abord” pour réduire les coûts et les délais de services, ainsi qu’un usage innovant du numérique pour mieux servir les citoyennes et citoyens[115] ». Chacune des BPN est conçue sur le modèle d’objectifs et de résultats à atteindre.

Les BPN s’adressent avant tout aux employés de l’administration publique, appelés à embrasser la « pensée numérique » et à développer une « culture numérique »[116]. Il est question ni plus ni moins que de modifier en profondeur « l’ADN de l’administration publique[117] ». La culture numérique désigne « l’innovation, les décisions appuyées par les données, la collaboration, l’ouverture, la pensée “numérique d’abord” ainsi que l’agilité et la flexibilité[118] ».

La STNG du SCT s’inscrit dans une mouvance plus large vers l’administration en ligne qui a cours ailleurs. À titre d’exemple, citons le Plan d’action européen 2016-2020 pour l’administration en ligne[119]. Cet intérêt envers les TIC est partagé par le MJQ, comme nous le verrons dans la prochaine partie[120].

2 Un accès à la justice fragilisé

Le MJQ n’a pas conçu ses réformes sur la base du scénario d’une pandémie, qui atteindrait de plein fouet la justice dans son fonctionnement. Aussi l’urgence colore-t-elle la mise en oeuvre des réformes, vécues dans un temps contingent accentué.

Les propos d’Emmanuel Jeuland sur le virage numérique de la justice sont pertinents : « Bien maîtrisée et pensée, cette évolution ne devrait pas conduire, en elle-même, à une justice inique, pas plus que la forme écrite n’a conduite en son temps à l’iniquité[121] ». Or, l’accent mis sur l’efficience et l’innovation par le MJQ (2.1) appelle une appréciation prudente. En effet, l’état de la société québécoise en 2021 révèle un décalage par rapport à la vision du MJQ. La pandémie de COVID-19 met ainsi en exergue certaines iniquités dans le rapport des justiciables à l’institution judiciaire à l’aube des nouvelles configurations qui se dessinent (2.2). Par ailleurs, si la dématérialisation peut être porteuse de progrès et d’un meilleur accès à la justice, cette avenue requiert une vigilance constante de la part des cours (2.3). Leur travail de structuration des audiences à distance en constitue une illustration.

2.1 Une justice moderne certes…

Nous limitons notre étude du Plan stratégique à une des deux orientations qu’il comporte, soit « rendre la justice plus innovante et plus efficiente au bénéfice du citoyen[122] ». Cette orientation est formulée dans l’objectif de « mettre la justice à l’heure des nouvelles technologies[123] ». À cet égard, le premier rapport de l’Institut québécois de réforme du droit et de la justice (IQRDJ) dresse un inventaire comparatif critique des diverses manières dont les TIC sont utilisées par les cours depuis le début de la pandémie de COVID-19[124]. À noter que ce rapport embrasse un éventail beaucoup plus large de pratiques que les transformations envisagées par le MJQ.

Situons d’abord sommairement les niveaux de dématérialisation de la justice. Le premier réside dans l’utilisation des TIC en soutien au fonctionnement du système judiciaire sans en modifier les processus[125]. Le deuxième niveau, plus complexe, conduit à user des TIC en substitution, ou remplacement, d’activités jusqu’alors exercées par des personnes. Les plates-formes privées de résolution en ligne des conflits, qui fonctionnent sur le mode asynchrone, en constituent un bon exemple. La résolution des conflits se déroule entre des parties qui ne se voient pas, avec ou sans l’aide d’un tiers[126]. Enfin, le troisième niveau débouche sur l’utilisation de la justice algorithmique et de l’intelligence artificielle[127]. Les réflexions sur ces dernières se regroupent sous deux grands thèmes : d’une part, on a l’utilisation d’algorithmes et la justice prédictive qui, selon le cas, appuie le processus décisionnel ou est conçue pour le remplacer. Ces propositions nourrissent diverses critiques[128] ; d’autre part, l’hypothèse où les juges en personne seraient remplacés par des robots suscite un mélange d’intérêt et de scepticisme[129]. Le MJQ, comme nous le verrons, n’étend pas, dans ses documents actuels, les réformes jusqu’à l’utilisation de l’intelligence artificielle. En revanche, cette avenue fait partie des solutions proposées, avec nuances, dans le premier rapport de l’IQRDJ[130].

La réforme de 2016 du Code de procédure civile[131] énonce clairement la possibilité, pour le juge, d’avoir recours aux moyens technologiques. Le contexte d’application de l’article 26 est essentiellement celui de l’audience judiciaire. Notons que le programme Lexius va au-delà de ce cadre.

La mise en oeuvre de ce programme comprend les étapes suivantes : « la mise en place d’un portail offrant divers services en ligne aux parties impliquées dans un dossier judiciaire ; la gestion du dossier judiciaire de façon numérique ; la gestion d’une audience de façon numérique ; l’implantation de la visiocomparution dans l’ensemble des régions du Québec ; la modernisation des infrastructures technologiques[132] ». La continuité avec la STNG réside dans la volonté d’éliminer l’usage du papier, sous-jacente à l’objectif du dossier judiciaire numérique. Sur ce point, le MJQ, le SCT et le ministère de la Justice pour l’Angleterre et le Pays de Galles se rejoignent[133]. Intitulé Transforming our Justice System, le plan de ce ministère énonce trois modalités de fonctionnement de la justice de demain : le mode asynchrone, le mode virtuel et l’audience en personne[134].

Chacun s’en doute, de telles réformes nécessitent de très importants investissements en fait de matériel et de ressources humaines pour accompagner ces développements. Ils ont été prévus dans le Plan pour moderniser le système de justice du MJQ en 2018[135]. Celui-ci « donne les moyens au Ministère et à ses partenaires d’opérer la nécessaire transformation du système de justice[136] ». Le montant des investissements requis pour la réalisation du PS s’élève à 500 millions de dollars, versés par le MJQ, le Directeur des poursuites criminelles et pénales ainsi que le ministère de la Sécurité publique[137]. Ce montant s’applique aux trois axes du PMSJ, et non uniquement au virage numérique.

L’intérêt du MJQ envers les TIC s’explique notamment par le fait qu’il les perçoit comme un moyen de répondre aux exigences en matière de réduction des délais découlant de l’arrêt R. c. Jordan[138]. Par ailleurs, l’usage des TIC est aussi présenté comme une façon de diminuer les coûts de la justice pour les justiciables. Ces deux considérations sont au coeur de la démarche du MJQ. En effet, la lenteur de la justice, à l’image de ses coûts, mine la confiance des justiciables en celle-ci. L’un et l’autre constituent des barrières dans l’accès à la justice. Leur réduction est censée permettre de rehausser la confiance du public dans la justice, objectif central des réformes. L’accès à la justice constitue pour le MJQ un « enjeu stratégique[139] ». C’est dans ce contexte qu’il use de la rhétorique de la « justice innovante », constituant la deuxième orientation, à laquelle est associé l’usage des TIC : « En s’appuyant sur la technologie pour mieux servir le citoyen, la transformation numérique contribuera à améliorer l’accessibilité à la justice et son efficacité[140] ». À remarquer que cette association de l’innovation avec l’usage des TIC se trouve dans le plan de transformation de la justice britannique[141].

Un développement très important, par ses ramifications multiples, est celui du dossier judiciaire numérique censé voir le jour en 2023. Or, en 2021, les dossiers des cours sont toujours en format papier. Le plan du MJQ est remarquablement silencieux sur la phase transitoire qui mènera du dossier papier au dossier électronique. Cet objectif suppose une reconceptualisation importante de la notion de dossier. Dans une perspective où le second rapport de l’IQRDJ souligne l’« hermétisme du langage législatif[142] », le dossier numérique pourrait être l’occasion d’amorcer une simplification du droit de la preuve[143]. La présentation électronique de la preuve pourrait, une fois traités certains obstacles techniques, permettre de « réduire le temps nécessaire d’audition[144] ». Une révision de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information deviendra sans doute nécessaire[145]. En tous les cas, le passage au dossier numérique représente une entreprise complexe, qui soulève d’importants enjeux. Outre les questions de sécurité, la transposition des règles actuelles sur l’accès aux dossiers se révèle insuffisante pour traiter le cadre numérique[146]. Les questions à traiter vont au-delà du droit et impliquent une coopération importante avec des informaticiens.

Le greffe numérique, autre objectif des réformes du MJQ, a vu le jour en juin 2020. Il permet le dépôt de certains actes de procédure en ligne. Les juges relativisent toutefois le caractère « numérique » du greffe dans son état actuel[147]. En 2021, les pièces transmises en lignes doivent être imprimées par le greffe et ajoutées au dossier des cours[148]. Cette situation est peut-être considérée comme transitoire par le MJQ, au regard de l’objectif du dossier judiciaire numérique. Elle illustre toutefois les difficultés liée à la mise en oeuvre du virage numérique de la justice et les défis que doivent relever à ce sujet les cours. Notons qu’il existe divers modèles de dépôt électronique des actes de procédure, mis au point notamment ailleurs au Canada, en Angleterre et au Pays de Galles, en Finlande, en Italie, auxquels le MJQ pourra puiser afin de parfaire l’atteinte de cet objectif[149].

2.2 Un contexte social qui tempère les réformes

Nous faisons nôtres les propos du juge Morissette, selon qui « la justice est nécessairement en prise directe avec le reste de ce qui nous entoure. Cela signifie que l’amélioration des conditions d’accès à la justice n’est pas seulement une affaire de réforme législative. On doit aussi considérer l’état général de la société, facteur contextuel et diffus qui tend à passer inaperçu ; cela ne facilite pas les choses[150] ». Dans cette perspective, où en est la société québécoise en 2021 ?

À cet égard, le rapport de l’IQRDJ de février 2021 soulève la question de la fracture numérique qui traverse la société québécoise[151]. L’IQRDJ appelle à la mise en place de mesures pour la résorber[152]. Même pour les personnes possédant un téléphone cellulaire ou une tablette, la capacité à naviguer sur des sites gouvernementaux afin d’accéder à de l’information et de se créer un dossier n’est pas acquise. C’est la distinction entre l’usage récréatif et l’usage informationnel des TIC[153]. Emmanuel Jeuland relève la même situation pour la France[154]. La pandémie de COVID-19 montre que l’incapacité de certains justiciables à user des TIC pour accéder aux informations entraîne de graves conséquences sur leur santé[155]. Ces informations nous conduisent à la conclusion suivante : le SCT surestime la capacité de la population québécoise à embrasser le virage numérique. En outre, sa vision de l’accompagnement des justiciables s’appuie sur une offre accrue de services juridiques en ligne[156]. Reste donc entière l’étape de l’accès aux TIC, dans un premier temps, afin de pouvoir, dans un second temps, en faire un usage informationnel.

Dans une perspective où le MJQ prétend innover par l’usage des TIC, la question se pose quant à la viabilité de l’innovation technologique. Celle-ci se décompose en deux éléments, proposés par Philippa Ryan et Maxine Evers[157] :

  • La technologie fonctionne-t-elle ?

  • Peut-elle être facilement comprise par les personnes qui l’utilisent ?

Le MJQ a sondé les justiciables eu égard à leurs attentes envers le système judiciaire[158]. Remarquons que le sondage utilisé ne comportait pas de questions sur les diverses difficultés que pourraient éprouver les justiciables relativement à l’utilisation d’Internet. Les questions étaient plutôt axées sur la facilité d’accès aux informations des sites Web et sur l’utilité de ces dernières[159]. Or, si les problèmes relevés par le MJQ en relation avec les coûts et les délais de la justice sont réels, il n’a pas prêté attention au fait que la légitimité de la justice et la confiance du public en celle-ci peuvent aussi être négativement influencées par un usage non balisé des TIC[160]. Par comparaison, le plan britannique comprend un paragraphe complet intitulé « No One Left Behind », où la fracture numérique est explicitement mentionnée, de même que la nécessité de soutenir les personnes qui ne peuvent pas se servir des TIC[161].

Aussi réduire la fracture numérique devrait-il être, dans le contexte actuel, un impératif de l’administration publique, tout en ménageant d’autres moyens d’accès aux services gouvernementaux. L’exemple de l’Ontario pourrait inspirer le Québec, car la Loi de 2019 pour des services simplifiés, accélérés et améliorés prévoit à son article 5 (1) (3) que « [l]es services ne devraient pas être accessibles par voie numérique seulement[162] ».

À cet égard, nous constatons que les justiciables non représentés sont laissés pour compte dans les réformes du MJQ. Ils sont même invisibles. Certes, les origines de leurs problèmes ne résident pas dans le système judiciaire[163]. Toutefois, dès lors qu’ils le saisissent, ils relèvent de ce dernier. Ils se trouvent aux prises avec un registre supérieur de difficultés par rapport aux justiciables représentés[164]. À noter que les justiciables non représentés seraient plus nombreux en matière civile que dans toute autre matière[165].

Les pistes de solution pour soutenir les justiciables non représentés se révèlent multiples, mais aucune ne fait consensus[166]. Néanmoins, il est possible d’améliorer le contact entre ces justiciables et le système judiciaire. Diverses initiatives, portées par le courant de la schématisation juridique (legal design), ont vu le jour aux États-Unis. Des cours ont ainsi investi des ressources, entre autres, dans des salles réservées aux justiciables non représentés et un système de signalisation efficace[167]. Cependant, la démarche essentielle repose sur la reconceptualisation de l’accueil réservé à ces personnes dans les palais de justice[168]. Le sentiment d’intimidation qu’elles y ressentent fait partie des barrières subjectives de l’accès à la justice, et elles peuvent éprouver une réelle détresse[169]. Certains auteurs considèrent que le fonctionnement dématérialisé, en mode asynchrone, des cours et des tribunaux peut diminuer ou éliminer ce sentiment d’intimidation des justiciables non représentés associé au lieu physique du palais de justice et au décorum[170]. À notre avis, la question mérite des recherches plus poussées. Il n’en reste pas moins que, virtuel ou en personne, l’accueil n’est pas anodin aux yeux des justiciables, qu’ils soient représentés ou non. La manière dont ils sont reçus joue un rôle important dans leur confiance envers la justice et la légitimité de celle-ci[171]. Or, cette dernière est une préoccupation centrale du MJQ[172].

2.3 La nécessaire vigilance des cours

L’accès à la justice est désormais lié à la capacité de participer à des audiences à distance[173]. Nous les abordons en fonction de perspectives spécifiques, sans vocation exhaustive. Il existe un consensus des cours au Canada pour les conserver dans l’après-pandémie de COVID-19[174]. Elles soulèvent de multiples enjeux, traités en détail ailleurs[175]. Parmi ceux-ci, rappelons des préoccupations concernant la capacité des juges d’apprécier les témoignages et l’effet de ce mode sur le caractère public de la justice[176].

Le respect des contraintes sanitaires créées par la pandémie de COVID-19 a entraîné une diminution importante de l’accès aux palais de justice pour assister aux audiences. Les justiciables sont alors devenus dépendants de leur accès à de l’équipement convenable, dont une bande passante aux capacités suffisantes, et de leurs propres compétences technologiques pour assister à une audience judiciaire à partir de chez eux. Dans leur étude qui porte sur le contexte australien, Michael Legg et Anthony Song rapportent que cette situation a été mal vécue et a engendré un niveau accru de détresse chez plusieurs justiciables[177]. Les ratés technologiques revêtent des conséquences graves. Ainsi, une mauvaise qualité dans les échanges en raison de problèmes technologiques peut conduire à un report d’audience. Une perte de connexion engendre une perte d’accès à des informations importantes, et l’impossibilité de réagir à celles-ci, ce qui nuit ainsi au principe du mode contradictoire de l’audience. En Australie, plusieurs justiciables touchés par ces problèmes ont fortement ressenti la fracture numérique[178]. Des réticences profondes à l’utilisation des TIC en contexte judiciaire, de la part des justiciables, ont été relevées dans le rapport Byrom, qui consistait en une vaste étude sur les effets de la pandémie sur la justice dans diverses juridictions du Royaume-Uni[179]. Les motifs cités comprennent le sentiment de certains justiciables de ne pas pouvoir utiliser correctement les TIC et l’absence de soutien technologique[180]. Dans ce dernier cas, il est question de l’accès à du soutien avant et durant l’audience[181]. D’autres ont demandé un ajournement de leur audience, car procéder à distance leur a paru un mode trop impersonnel[182]. L’Association du Barreau canadien indique dans son rapport un malaise de certains justiciables devant l’utilisation des TIC dans le registre du droit des personnes et de la famille[183].

Sans en faire une affirmation à valeur générale, nous supposons que ces constats provenant d’autres juridictions trouvent application pour certains justiciables au Québec.

Dans le contexte de l’usage des TIC à grande échelle depuis le mois de mars 2020, les cours, au Québec, ont élaboré de nombreux critères destinés à guider la décision du juge relativement aux choix des modalités de l’audience.

Divers principes généraux et directeurs de la procédure énoncés aux articles 9-28 du Code de procédure civile constituent les fondements des critères des cours. Les exposer ici nous est impossible, faute d’espace. Nous renvoyons notre lectorat aux sources citées. Pour sa part, la Cour supérieure privilégie, jusqu’à nouvel ordre, les audiences exclusivement virtuelles pour les affaires ne comportant pas de preuve par témoignage[184]. Dans ce dernier cas, le juge exerce son pouvoir discrétionnaire afin de décider de l’opportunité de tenir l’audience en personne. Il faut toutefois lui en faire la demande[185]. Dans sa jurisprudence, la Cour supérieure énonce, parmi d’autres, le critère du déséquilibre des parties au regard de l’utilisation des TIC[186]. La Cour du Québec, de son côté, a choisi de procéder en formulant les Orientations de la Cour du Québec quant aux audiences en mode semi-virtuel, qui contiennent une série de critères, non limitatifs, destinés à guider la décision du juge relativement à l’opportunité d’utiliser l’audience à distance par opposition à un autre mode[187]. Ainsi, elle évalue notamment « la capacité des participants à communiquer adéquatement entre eux » et « la prépondérance des inconvénients pour les parties ayant une position opposée quant à l’utilisation du moyen technologique envisagé »[188]. Les critères élaborés par chaque cour tiennent compte des nouveaux problèmes créés par l’usage imposé des TIC, qui découlent des barrières à la fois objectives et subjectives dans l’accès à la justice.

Cet important travail des cours ne saurait être assimilé à de simples consignes techniques données par un employé d’un service gouvernemental à un justiciable qui tente d’accéder au service et éprouve des difficultés. La justice n’est pas une question de mots de passe pour accéder à un site Web. Au tribunal, les juges jouent le rôle, entre autres, de gardiens de l’équité procédurale, et les audiences à distance y ajoutent un nouveau contexte[189]. En outre, les balises édictées par les cours répondent à une autre fin. Les audiences à distance ont été l’occasion d’atteintes au respect du décorum, par le comportement familier de certains justiciables[190]. Des situations analogues se sont produites ailleurs au Canada et elles sont venues mettre directement en cause la légitimité de la justice[191]. Cette dimension particulière distingue la justice des autres services gouvernementaux dont la légitimité ne sera pas attaquée en raison d’un comportement déplacé d’un « usager » à l’endroit d’un employé. En effet, « l’institution judiciaire est conçue comme une institution productrice de valeurs et de symboles — et de ce fait hors du temps, comme en attestent l’architecture et les rituels judiciaires[192] ». La Cour du Québec a d’ailleurs relevé les enjeux de symbolique judiciaire en réaffirmant que le palais de justice est un lieu physique où justice est rendue[193]. Ce rappel sur la solennité du palais de justice n’est pas anodin dans un contexte où le MJQ met l’accent sur l’usage des TIC. La société est-elle prête pour ce nouvel avatar du concept de la « justice sans murs », dont parle Linda Mulcahy par référence à certains lieux de la justice en Europe au Moyen-Âge[194] ? Une telle évolution est possible, mais elle exige de dépasser le paradigme, profondément enraciné dans l’imaginaire juridique et des justiciables, de la présence physique à une audience se déroulant dans une salle fermée, sise dans un espace réservé à cette fin[195]. L’intermédiation par le virtuel crée un sentiment de déficit[196]. Toutefois, s’agissant des processus extrajudiciaires en matière de droit de la consommation et de droit de la famille, certains auteurs perçoivent très favorablement l’usage du mode dématérialisé, en particulier du mode asynchrone : « un médium de communication électronique permet aux parties de négocier séparément, plus sereinement, par écrit ou de manière asynchrone plutôt que de vive voix[197] ». Aussi le sentiment de déficit n’est-il pas unanimement partagé. Dans son rapport de février 2021, l’Association du Barreau canadien constate que, pour certains types d’affaires, l’usage des TIC est très apprécié des avocats et de leurs clients[198]. Pour les parties bien outillées et en mesure de se servir des TIC, les audiences à distance réduisent leurs dépenses liées aux déplacements et les honoraires de leurs avocats en découlant[199]. Tant les parties que le système de justice de justice civile peuvent dès lors gagner un temps précieux. Ces avantages militent en faveur de la rétention balisée des audiences à distance. Un déroulement optimal de celles-ci suppose toutefois que les parties aient travaillé, en amont, à la question de la gestion des pièces durant l’audience. Les juges demandent aux avocats d’y veiller[200].

Le besoin de balises pour encadrer l’usage des TIC n’est pas propre au Québec. En Europe, la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) a, dès juin 2020, exprimé cette préoccupation. Elle a ainsi promulgué, en juin 2020, la Déclaration de la CEPEJ : Les leçons et défis pour le système judiciaire pendant et après la pandémie du Covid-19[201]. Elle est organisée en sept principes. L’accès à la justice constitue le principe 2 : la fermeture des tribunaux est pondérée au regard de celui-ci et des impératifs liés à la protection de la santé « des professionnels de la justice et des usagers des tribunaux[202] ». La CEPEJ pose comme balises, au principe 5 intitulé « Cyberjustice », que « [l]es solutions informatiques telles que les services en ligne, les audiences à distance et les vidéoconférences ainsi que les développements futurs de la justice numérique doivent toujours respecter les droits fondamentaux et les principes du procès équitable[203] ». Si le contexte procédural européen diffère légèrement du contexte québécois, les mutations actuelles génèrent des préoccupations communes en rapport avec les principes et les valeurs qui inspirent le fonctionnement et l’organisation du système judiciaire.

Conclusion

Les difficultés de conclure sur un sujet d’actualité se comparent à l’idée de vouloir commenter une série dont seulement une partie des épisodes ont été tournés. Toute la société vit une ère de transition, dont le point de départ est connu, mais non le point d’arrivée.

Les mots de la justice comptent. Traitant des rhétoriques sous-jacentes aux réformes de la justice dans certains pays européens, Vigour mentionne « la construction de la justice comme problème public impliquant l’intervention de l’État[204] ». Cette lecture se transpose aux réformes instaurées par le MJQ, qui reposent sur l’idée de nécessaire transformation du système de justice[205]. Dans ce cas précis, la mutation touche la conception de la justice, assimilée à un service, qui deviendra « innovante » grâce aux outils que constituent les TIC[206].

Considérons d’abord les facteurs qui provoquent les réformes. Au premier chef, l’influence des contextes externes et internes des réformes occupe une place importante[207]. Le MJQ a réagi à l’arrêt Jordan de la Cour suprême du Canada. Il se rattache au contexte interne[208]. La pandémie de COVID-19, non anticipée, est le facteur externe dont l’influence sur les réformes de la justice suscite, et continuera de susciter, plusieurs études. La pandémie ne peut que frapper les esprits, par les transformations qu’elle induit. Dans la sphère de la justice, elle est devenue indissociable de l’usage des TIC. Soulignons que l’idée de recourir aux TIC n’est pas nouvelle. L’ampleur de leur utilisation, dans le contexte de la pandémie, l’est. La vision de la technologie comme vecteur possible d’accès à la justice a été esquissée dès 1991 par le Groupe de travail sur l’accessibilité à la justice mandaté par le MJQ[209]. S’il avait alors bien circonscrit l’intérêt des TIC pour la justice, ce groupe de travail ne pouvait en anticiper les effets sur la symbolique judiciaire. La question n’avait pas encore émergé, les travaux du courant de l’architecture judiciaire consacré à ce sujet ayant vu le jour au début des années 2010[210]. Jusqu’où faut-il aller dans cette voie ? L’enjeu commun à plusieurs juridictions, au Canada et ailleurs, réside dans la différence entre une simple transposition, en mode virtuel, des processus judiciaires existants et des réformes en profondeur[211]. Gardons à l’esprit que les limites imposées par les restrictions budgétaires constituent une contrainte incontournable pour les cours, susceptible de brider certaines initiatives qu’elles pourraient vouloir prendre[212].

La teneur des réformes comporte des conséquences pour les acteurs du système judiciaire et pour les justiciables. L’intérêt, pour le système judiciaire, d’user des TIC s’avère indéniable, tel que le démontre le premier rapport de l’IQRDJ paru en juin 2020. Nous partageons l’avis de l’Association du Barreau canadien voulant qu’aucun retour en arrière, c’est-à-dire à la justice avant la pandémie de COVID-19, ne soit souhaitable[213]. Le plan stratégique du MJQ compte maints objectifs louables susceptibles, une fois mis en oeuvre, de remédier à certains maux de la justice. Néanmoins, la dématérialisation actuelle de la justice peut se solder autant par d’importants bénéfices pour les justiciables que par des « effets délétères » sur leur situation[214]. Le phénomène du « désengagement à l’égard de l’institution judiciaire » rôde[215].

De manière générale, l’attrait des TIC comme outil de résolution des conflits, pour un ministère de la Justice pétri de logique managériale, préoccupé par les délais et les coûts, pourrait devenir irrésistible[216]. La tentation de consacrer l’usage des audiences à distance comme norme unique de fonctionnement pour les audiences serait grande[217]. Dans ce cas, l’usage des TIC aggraverait peut-être l’exclusion de certains justiciables vulnérables et leur sentiment de désaffection par rapport au système judiciaire. À ce propos, la résurgence du concept du palais de justice aux multiples portes, mise en avant par le professeur Frank Sanders et soulignée dans le premier rapport de l’IQRDJ, se révèle très pertinente[218]. Il est possible d’en étendre l’application aux réformes contemporaines au-delà de l’inclusion des modes privés de prévention et de règlement des différends. Le résultat recherché déboucherait sur une poursuite durable de la pratique de plusieurs cours, qui combinent diverses modalités pour la tenue des audiences judiciaires en laissant à chaque juge le soin de décider de celles qu’il utilisera[219].

L’accent mis par le MJQ sur la disparition du papier est porteur de multiples transformations dont les conséquences pratiques, sur les cours et sur les justiciables, sont encore mal évaluées. Cette rupture paradigmatique transporte l’univers juridique dans une nouvelle ère. L’importance des informaticiens pour les réformes de la justice marque une innovation notable dans les manières de les concevoir et de travailler. Lors des webinaires auxquels nous avons assisté récemment, des juges ont affirmé que traiter certaines affaires en mode virtuel ou semi-virtuel requiert plus de temps[220]. Est-ce là un constat à valeur transitoire, formulé dans un contexte où l’appropriation des TIC par les parties n’est pas acquise ? Seul l’avenir le dira.

Les « recompositions de la justice » lancées par le MJQ concernent de prime abord les cours[221]. Les exemples européens de l’application de l’approche managériale en illustrent certains dangers, dont la fermeture des palais de justice, la réduction du nombre de juges et d’indéniables atteintes à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Ces dimensions inquiétantes pourraient donner à penser que les juges européens rejettent l’approche managériale, mais tel n’est pas le cas. Embrasser la rhétorique qui sous-tend les réformes représente une manière d’en contrôler la mise en oeuvre.

La pandémie de COVID-19 est porteuse de plusieurs changements aux répercussions sociales qui commencent seulement à se faire sentir. Les justiciables seront placés inévitablement devant de nouveaux problèmes dont certains nourriront des litiges. À l’heure actuelle, les juges des cours au Québec s’investissent activement dans le changement et, ce faisant, ils sauront éviter que l’on parle d’eux comme d’« une autorité parmi d’autres » plutôt que comme du troisième pouvoir[222].