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L’industrie de la construction est un secteur névralgique de l’économie québécoise. Il suffit de regarder les derniers scandales de corruption relative à l’octroi des contrats dans ce domaine pour s’en convaincre. Si des règles spécifiques encadrent le processus d’appel d’offres émanant de l’État, les acteurs privés ont également convenu de règles spécifiques par l’entremise du Bureau des soumissions déposées du Québec (BSDQ)[1]. Le fonctionnement du BSDQ de même que les règles de fond prévues dans le Code de soumission ont déjà fait l’objet d’analyses sectorielles[2]. D’apparence austère et technique, le Code de soumission du BSDQ semble ignoré, boudé ou snobé par les professeurs qui enseignent les obligations. À titre d’exemples, le traité des auteurs Jean-Louis Baudouin, Pierre-Gabriel Jobin et Nathalie Vézina se limite à dire qu’il constitue un contrat collectif[3], celui de Didier Lluelles et Benoît Moore, tout comme celui du professeur Vincent Karim[4], comporte une seule référence timide en note de bas de page[5], alors que le précis du professeur Frédéric Levesque[6] de même que l’ouvrage du professeur André Bélanger, Théorisation sur le droit des contrats[7], passent tout simplement sous silence son existence[8]. Pourtant, le Code façonne une partie très importante de la réalité contractuelle au Québec[9]. L’honorable Christian Brunelle s’exprimait d’ailleurs ainsi au sujet du Code :

L’on doit à l’homme politique français, Martin Nadaud, maçon de métier, le célèbre adage : « Quand le bâtiment va, tout va. » Il exprimait ainsi en peu de mots l’importance que représente l’industrie de la construction pour la vitalité économique des communautés.

Au Québec, il n’est pas que dans le domaine du travail que l’on assujettit cette industrie névralgique à un régime particulier. C’est également vrai en matière contractuelle, là où le Code de soumission (P-1), dans la sphère d’application qui est la sienne, s’impose à ses adhérents[10].

Le présent article s’inscrit dans un projet de recherche plus large visant avant tout à déterminer s’il est encore vrai que, « [d]ans l’interprétation du contrat, on doit rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes utilisés[11] ». Les recherches précédentes dans le domaine de l’assurance démontrent sans contredit que la réponse est négative[12]. Il est donc apparu pertinent d’élargir la recherche à un autre secteur névralgique de l’économie québécoise, soit l’industrie de la construction. Notre article a avant tout pour objet d’analyser l’interprétation du Code de soumission par les tribunaux (partie 2). Toutefois, avant d’aborder cette question, nous avons jugé essentiel d’insister sur la nature de cet acte juridique particulier (partie 1).

1 Nature juridique particulière du Code

De manière incidente, la nature juridique particulière du Code de soumission permet d’enrichir la réflexion à l’égard de la théorie générale des obligations, plus particulièrement en ce qui a trait à la question des sources de l’obligation (1.1). De la même manière, la qualification du Code de soumission n’est pas sans soulever certaines interrogations pouvant, à terme, conduire à l’émergence d’une nouvelle qualification pour les contrats n’étant pas de gré à gré, sans pour autant être d’adhésion (1.2). Enfin, le Code de soumission appelle à nuancer certaines affirmations au sujet de l’effet relatif du contrat (1.3).

1.1 Dualité des sources de l’obligation

Le BSDQ est un organisme privé sans but lucratif formé par ce qui est appelé aujourd’hui l’Association de la construction du Québec (ACQ), la Corporation des maîtres électriciens du Québec (CMEQ) et la Corporation des maîtres mécaniciens en tuyauterie du Québec (CMMTQ)[13]. Entré en vigueur le 1er novembre 1993, le Code de soumission du BDSQ résulte d’une entente entre ces trois acteurs afin d’assainir la concurrence et de régir l’octroi des contrats de sous-traitance dans le domaine de la construction. Chargé d’appliquer le Code, le BSDQ est donc un organisme privé ayant une mission d’ordre public : assainir la concurrence dans le domaine de la construction[14]. Cette situation où un organisme privé, ayant une fonction d’intérêt public, détermine le contenu normatif du contrat ou d’une partie de celui-ci se retrouve également dans d’autres domaines[15]. De par son « caractère public et contractuel[16] », le BSDQ a une nature hybride.

Afin de pouvoir prendre possession des soumissions déposées, l’entrepreneur destinataire doit s’engager envers le BSDQ à respecter les règles du Code de soumission. Ainsi, « en pratique, les [entrepreneurs] doivent passer par l’entremise du Bureau des soumissions déposées et signer l’engagement C-2 [s’ils] veulent obtenir des soumissions relatives aux travaux de plomberie, d’électricité et autres spécialités assujetties au Code[17] ». Le Code de soumission a donc, lui aussi, une nature hybride. En effet, selon la Cour d’appel, « pour les entrepreneurs membres de l’ACQ, le Code des soumissions n’a pas la force d’une loi, c’est leur adhésion volontaire à ses règles qui les oblige[18] ». Aucune disposition législative n’impose leur assujettissement au Code, lequel n’a aucune force réglementaire[19]. Toutefois, à l’égard des membres de la CMEQ et de la CMMTQ, le respect du Code est imposé par la loi :

La Loi sur les maîtres électriciens consacre le pouvoir du Conseil provincial de l’ordre de conclure une entente avec une chambre de construction pour l’établissement d’un Bureau de soumissions déposées. Non seulement la loi accorde-t-elle ce pouvoir, mais elle fait participer l’entente à la loi elle-même en sanctionnant toute violation des peines disciplinaires prévues par les règlements de l’ordre ainsi que d’une amende égale à 5 % du prix du contrat. Ainsi donc, toute violation de l’entente devient une violation de la loi qui s’applique à l’appelant[20].

Si la source de l’obligation diffère d’un acteur à l’autre, le régime juridique auquel sont contraints les différents intervenants de la construction est toutefois le même. Curiosité, alors qu’habituellement la source de l’obligation détermine le régime juridique applicable, ici la source de l’obligation conditionne plutôt la nature du recours en cas d’inexécution : pénale ou civile[21]. En effet, pour les membres de la CMEQ et de la CMMTQ, le respect du Code est imposé par voie législative alors que, pour les membres de l’ACQ, le respect du Code est assuré par un engagement volontaire par le biais d’un contrat collectif[22]. Cette disparité des sources a une conséquence importante : seule l’ACQ ne dispose pas d’un recours pénal en cas de violation du Code par ses membres. Malgré tout, le Code semble jouir d’un statut quasi légal à l’égard des membres de l’ACQ[23]. Quant aux membres de la CMEQ et de la CMMTQ, la loi est la cause du contrat mais, par un retour des choses, le contrat se retrouve par la suite aggloméré à la loi. Dès lors, la source de l’obligation de ces membres peut s’illustrer ainsi :

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Ces diverses sources ne sont pas sans rappeler la théorie du pluralisme juridique analysée par le professeur Jean-Guy Belley[24]. Citant les travaux de la professeure Thérèse Rousseau-Houle, la Cour supérieure faisait remarquer que « les règles qui se retrouvent au Code ont un caractère à la fois légal et conventionnel, édictées dans un but d’intérêt public[25] ». Difficile alors de déterminer dans ce scénario s’il s’agit d’une législation contractualisée[26] ou plutôt d’un contrat légalisé[27]. Toujours est-il que la contractualisation s’avère un outil d’intervention étatique additionnel à la taxation, à la subvention et à la législation. Dès lors que la contractualisation est un outil d’intervention étatique au même titre que la législation, on peut se demander si les principes généraux entourant l’interprétation de la loi devraient être appliqués à l’interprétation d’un contrat poursuivant des fins d’intérêt public. Plus encore, lorsqu’il est question de l’application de la clause pénale en cas d’un manquement au Code de soumission, les principes de droit pénal gouvernant l’imposition d’une amende ne devraient-ils pas s’appliquer eux aussi ? Certes, le Code de soumission n’est pas une loi, mais ce n’est pas non plus un simple contrat puisque, par cette entente, le BSDQ recueille les plaintes et jouit d’un pouvoir d’enquête. S’il y a lieu, l’une des associations signataires peut réclamer le versement d’une pénalité pour contravention au Code. Le versement d’une pénalité en l’absence de preuve d’un dommage constituant une suite immédiate et directe du non-respect de l’engagement s’éloigne de la logique civiliste prévue dans l’article 1613 du Code civil du Québec[28]. Ainsi, certains recours civils ont une teneur pratiquement administrative ou pénale[29]. Le Code de soumission ouvre d’ailleurs une fenêtre sur des interactions droit privé/droit pénal peu usitées :

Cependant, c’est le mot « amende » qui est utilisé par le législateur à l’article 27 de la Loi sur les maîtres mécaniciens en tuyauterie, avant qu’il en fixe le quantum à 5 % du prix du contrat. Il est vrai qu’à l’article 21 de la même loi, on retrouve deux façons de réclamer l’amende l’une par action civile, l’autre par plainte pénale. Ce qui est réclamé par action civile comme dans l’espèce sous étude n’en demeure pas moins une amende qui à défaut de définition dans la loi, doit être acceptée dans le sens habituel. À défaut de paiement volontaire, une telle amende doit être imposée par un tribunal qui décide, comme ce fut le cas dans la présente espèce, en premier lieu de la violation de l’obligation légale et en second lieu de l’imposition de l’amende. Ce n’est qu’au moment du jugement dans un cas semblable que le droit à l’amende et l’imposition de celle-ci est décidé. Il ne peut conséquemment être question d’intérêts antérieurement au jugement.

[…]

Cela peut aussi expliquer le dernier paragraphe de l’article 27 alors que la condamnation à l’amende ne peut être prononcée qu’à l’exclusion de toute autre peine ou poursuite. J’estime en effet qu’une poursuite du soumissionnaire évincé réclamant des dommages au membre de la corporation qui, illégalement au sens de la Loi et du Code du B.S.D.Q., aurait obtenu le contrat pertinent exclurait la possibilité pour la corporation de réclamer l’amende prévue à l’article 27. De même, la poursuite pénale empêcherait sûrement la réclamation de la même amende au civil[30].

L’intérêt de ces observations ne se limite toutefois pas au seul domaine de la construction puisque le phénomène de la législation contractualisée ou du contrat légalisé se manifeste dans plusieurs autres sphères d’activités[31]. Que l’on songe à la police d’assurance standard en matière d’assurance responsabilité pour les accidents d’automobile proposée par le Groupement des assureurs automobiles (GAA) ou encore à la Convention d’indemnisation directe applicable en assurance automobile[32]. À cette liste s’ajoute le contrat type obligatoire en matière de courtage immobilier dont les termes sont imposés par l’Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec (OACIQ)[33]. Une réflexion au sujet de ce phénomène permettra enfin d’élaborer une théorie cohérente tenant compte de cette réalité contractuelle atypique grandissante. Sans surprise, cette dualité contrat/loi pose certaines difficultés au regard de la qualification juridique à attribuer au Code de soumission.

1.2 Qualification juridique ne cadrant pas parfaitement avec la nature du Code

L’étude du Code de soumission présente un intérêt indéniable à l’égard de la qualification des contrats. En effet, le Code de soumission a reçu, au fil des ans, diverses qualifications juridiques intéressantes[34]. Si, pour certains, il ne s’agit de « rien d’autre qu’un document contractuel[35] », pour d’autres, il représente « une sorte de livre des règlements contractuels[36] ». D’autres encore le qualifient même de « code d’éthique[37] ». C’est toutefois sa dimension collective qui le caractérise davantage :

  • « entente contractuelle à caractère collectif[38] »,

  • « contrat collectif[39] »,

  • « contrat collectif à adhésion facultative[40] »,

  • « contrat collectif à dimension d’ordre public[41] »,

  • « contrat collectif qui, loin d’être contraire à l’ordre public, favorise l’honnêteté et le maintien d’une saine concurrence dans le domaine de la construction[42] »,

  • « convention collective pour les entreprises qui font affaires au Québec dans le milieu de la construction[43] ».

Si le Code de soumission reçoit généralement le qualificatif de contrat collectif, les tribunaux refusent toutefois de parler d’un contrat d’adhésion pour ce qui est des adhérents[44]. Le qualificatif de contrat collectif ne devrait pourtant pas faire obstacle au qualificatif de contrat d’adhésion puisque ces deux catégories ne sont pas mutuellement exclusives :

Que l’adhésion au Code de soumission soit volontaire ou non ne change rien puisque les critères pertinents en matière de contrat d’adhésion sont que les stipulations essentielles sont imposées par un contractant ou rédigées pour lui, pour son compte ou suivant ses instructions, et ne peuvent librement être discutées[45]. Bref, l’essentiel des stipulations ne peut être négocié. Ainsi, dans la majorité des contrats d’adhésion, l’adhésion est volontaire[46]. Selon ce raisonnement, le consommateur qui se procure un billet auprès d’Air Canada ne conclut pas un contrat d’adhésion avec le transporteur puisqu’il a volontairement choisi de voyager par avion ! Par ailleurs, le législateur lui-même n’hésite pas à parler d’adhésion dans le cadre du contrat d’assurance collective : « le contrat d’assurance collective de personnes est régi par la loi du Québec, lorsque l’adhérent a sa résidence au Québec au moment de son adhésion[47] ». Certes, le Code de soumission est un contrat de gré à gré pour ce qui est des organismes fondateurs (CMEQ, CMMTQ, ACQ) : on peut toutefois se demander pourquoi le Code ne constitue pas un contrat d’adhésion pour l’entrepreneur qui y adhère[48]. La Cour du Québec a d’ailleurs déjà fait la démonstration convaincante de l’application des critères prévus par l’article 1379 du Code civil[49]. La Cour d’appel du Québec a toutefois rejeté cette conclusion[50]. Pourtant, les tribunaux parlent bel et bien d’adhérer au Code de soumission[51]. Si le contrat n’est pas d’adhésion, la logique binaire de l’article 1379 du Code civil impose alors la qualification de contrat de gré à gré à l’adhésion de l’entrepreneur au Code du BSDQ. Si cela était exact, l’entrepreneur pourrait normalement négocier les termes de son engagement, ce qui en pratique ne fait aucun sens. Cette qualification artificielle conduit à la nécessité de reconnaître une nouvelle catégorie intermédiaire, celle de contrat non mutuel.

La discussion entourant la qualification de contrat d’adhésion est peut-être seulement académique puisque les protections accordées par le législateur à l’adhérent ne trouvent pas application dans le contexte du Code de soumission. Tout d’abord, la règle contra proferentem prévue dans l’article 1432 in fine du Code civil est analogue à la règle contra stipulatorem applicable à l’ensemble des contrats selon laquelle, dans le doute, le contrat s’interprète en faveur de celui qui a contracté l’obligation et contre celui qui l’a stipulée. Quant à la protection contre les clauses illisibles prévue dans l’article 1436 du Code civil, cette difficulté ne se présente pas vraiment puisque le Code de soumission est accessible en ligne et qu’il est possible d’agrandir à souhait la taille du texte. Il en va de même de la protection contre les clauses incompréhensibles puisque cet argument a déjà été rejeté[52]. Il faut dire que le Code de soumission emploie des mots et des phrases relativement simples. En pratique, c’est davantage son application à l’égard des faits particuliers qui cause problème. Toujours est-il que presque chacune des clauses du Code de soumission a été interprétée par les tribunaux. Dès lors, il serait surprenant qu’un tribunal conclue maintenant qu’une clause du Code de soumission est dorénavant incompréhensible. Enfin, pour ce qui est de la protection contre les clauses jugées abusives prévue par l’article 1437 du Code civil, la Cour d’appel a validé le contenu du Code de soumission[53], et ce, peu importe où les travaux sont effectués au Québec[54]. Certaines restrictions qui ont été imposées aux entrepreneurs généraux, telles que l’octroi du contrat au plus bas soumissionnaire conforme, pouvant être qualifiées d’entraves à la liberté contractuelle ont été jugées raisonnables[55]. Plus encore, le contrôle de la clause pénale en cas de non-respect du Code de soumission s’effectue par l’entremise de l’article 1623 du Code civil applicable à l’ensemble des contrats[56]. Si le contenu normatif du Code de soumission n’est pas contrôlé à la lumière de l’article 1437 du Code civil, devrait-il plutôt l’être à la lumière des critères du droit administratif considérant sa nature hybride[57] ? Puisque les tribunaux refusent, de manière générale, de qualifier le Code de soumission de contrat d’adhésion et que le qualificatif de contrat de gré à gré n’est pas pour autant adapté[58], les tribunaux ont développé une nouvelle qualification, celle du contrat d’intérêt public.

Les contours de cette qualification novatrice demeurent à circonscrire. La qualification est novatrice puisque normalement ce sont les dispositions de la loi qui sont d’ordre public et non les stipulations d’un contrat[59]. Tout au plus, la loi exige à certaines occasions des mentions ou des clauses dans un contrat[60]. De même, il arrive que les stipulations d’un contrat heurtent l’ordre public mais, dans le cas du Code de soumission, ses dispositions mêmes sont d’ordre public. Les tribunaux le soulignent d’ailleurs régulièrement[61]. Autre singularité, alors que le respect de l’ordre public est une condition essentielle à la formation et à la force exécutoire des contrats[62], l’application du Code de soumission va plus loin : elle promeut l’intérêt public[63]. La particularité de cet acte juridique se reflète spécialement au moment de son interprétation. En effet, « [l]e Code provincial du Bureau des soumissions déposées du Québec est d’ordre public et doit être respecté intégralement[64] ».

Un autre aspect particulier entourant le Code de soumission est qu’à terme l’interprétation judiciaire de cette convention privée peut avoir des conséquences sur l’intégrité physique des tiers. En effet, « [l]e Code bénéficie au public en général puisqu’il évite que la réduction du prix des contrats de sous-traitance ait un impact négatif sur la qualité des immeubles et sur la solvabilité des sous-traitants qui exécutent des travaux[65] ». Dans ces circonstances, on comprend qu’« [i]l va de l’intérêt public que les règles du BSDQ soient respectées[66] ». En fait, c’est toute la procédure mise en place par le Code de soumission qui est qualifiée par les tribunaux de « système d’intérêt public[67] ». Tel que le souligne la Cour d’appel, « le Code n’est rien d’autre qu’un document contractuel dont les dispositions […] revêtent un caractère d’ordre public en ce qu’elles visent à assurer une parfaite égalité des chances entre les soumissionnaires et le maintien d’une concurrence loyale[68] ». Voilà pourquoi le Code de soumission a « un but d’intérêt public, même s’il s’agit d’imposer des normes à des entreprises privées en compétition[69] ».

Cette nouvelle qualification, aux contours encore flous, demeure à circonscrire : « tout en revêtant un caractère d’ordre public, les dispositions de ce code ne sont pas, à strictement parler, d’ordre public[70] ». À ce sujet, on peut se demander si ordre public et intérêt public sont synonymes ici puisque les tribunaux emploient indistinctement les deux expressions : « convention dite d’intérêt public[71] », « contrat d’intérêt public[72] », « Code régissant les procédures de soumissions dans l’intérêt public[73] », « contrat d’ordre public[74] ». Plus encore, la Cour du Québec n’hésite pas à parler d’un « contrat social[75] ». C’est dire l’importance de cet acte juridique sui generis. En fait, le Code de soumission a une portée socioéconomique tellement considérable que, dans la décision Thomas O’Connell inc. c. Plomberie et chauffage Alain Daigle inc.[76], l’analyse de la Cour supérieure prend des airs de rapport de coroner, ce qui détonne dans le contexte d’une décision judiciaire relative à un litige privé :

2.3 Observations générales du Tribunal

Le problème principal à l’origine de la Demande découle, entre autres, du manque de coordination entre certaines des exigences formulées dans l’Appel préparé par le cabinet « N.F.O.E. et associés architectes » (les « Architectes »), de concert avec le cabinet d’ingénieurs électriques et mécaniques, Pageau Morel et associés (les « Ingénieurs »), et certaines des dispositions du Code.

Ce manque de coordination a eu pour effet quelques chevauchements entre les Spécialités/Sections dans le cadre des diverses soumissions reçues, compliquant d’autant le processus de leur analyse par l’ « entrepreneur destinataire » retenu, en l’occurrence la Défenderesse Innovtech.

Le Tribunal ne peut que formuler le souhait que le tir soit rajusté afin d’éviter qu’un « entrepreneur destinataire » ne se retrouve dans une telle situation, propice aux litiges, alors qu’il est obligé de jongler avec une variété de soumissions touchant l’une et l’autre des Sections (Spécialités) pour en arriver à un tout cohérent aux fins de sa propre soumission.

Si toutes les personnes intéressées, incluant les professionnels, coordonnaient leurs exigences respectives, cela permettrait de réduire le nombre de litiges résultant d’une mauvaise interprétation des règles des Devis et du Code.

Le fait que le « maître de l’ouvrage » et les professionnels, tels que les Architectes et les Ingénieurs, ne soient pas liés par le Code ou davantage soucieux du fait que certains intervenants doivent respecter les dispositions du Code, entraîne inévitablement un manque de coordination entre leurs propres exigences et celles du Code et, par le fait même, une confusion plus que probable.

Sans être liés par le Code, ces professionnels pourraient sûrement viser une meilleure coordination. Il serait souhaitable d’arrimer les dispositions des Devis et du Code afin d’éviter un fonctionnement, une gestion en silo.

Cela permettrait aussi de bien camper les situations où l’ouverture d’un sous-dossier aux termes du Code s’impose, et ainsi réduire les risques de confusion additionnelle, comme dans la présente affaire.

Ainsi, tel qu’il appert du tableau des soumissions reçues pour les Divisions 22 et 23 dans le cadre de l’Appel et reproduit ci-après, la variété des soumissions reçues quant à l’une et l’autre des Sections, de l’une ou l’autre des Divisions, n’a fait que compliquer le processus d’analyse des soumissions par la Défenderesse Innovtech.

Par ailleurs, toute modification ne devrait pas être seulement consignée dans une « Table des matières », mais devrait aussi se retrouver dans les Devis visés, ce qui réduirait grandement les risques d’interprétation.

Bref, le manque actuel de coordination et de clarté complique inutilement l’analyse permettant de déterminer si une soumission est « conforme » ou pas au sens de l’article D-1 du Code, laissant ainsi place à une trop grande discrétion au bénéfice de l’ « entrepreneur destinataire » et constituant, par le fait même, un terreau fertile aux litiges.

Des mesures devraient être mises en place afin de faire en sorte que le Bureau puisse compiler, le plus efficacement et adéquatement possible, les soumissions reçues et ainsi mieux outiller l’« entrepreneur destinataire ».

Cela pourrait, par le fait même, d’assurer [sic] que les principes sous-tendant le Code soient mieux encadrés et suivis lors de la détermination des soumissions à accepter et à refuser[77].

D’ailleurs, dans les conclusions de la décision, il est précisé que, « considérant les commentaires du Tribunal sous la rubrique 2.3 ci-haut, ce rejet [de la demande] sera sans frais de justice, chaque partie devant assumer ses frais[78] ». Cette dimension collective du Code et son caractère d’ordre public portent à réfléchir au sujet d’une nouvelle qualification des contrats, celle du contrat privé d’ordre public ou du contrat privé d’intérêt public. Sous cette nouvelle catégorie de contrat, on retrouverait le Code de conduite volontaire pour la prestation de services bancaires aux aînés de l’Association des banquiers canadiens, par exemple ou encore le contrat d’assurance responsabilité d’un professionnel.

1.3 Exception additionnelle au principe de l’effet relatif du contrat

Incidemment, l’étude de l’interprétation de cet acte juridique pour le moins particulier alimente la réflexion quant au principe de l’effet relatif du contrat et, à terme, enrichit la discussion entourant la signification de ce qu’est véritablement un contrat. Premier constat intéressant, l’interprétation donnée par les autres soumissionnaires aux documents d’appel d’offres est en quelque sorte opposable à l’entrepreneur contre qui une condamnation est recherchée[79] ainsi qu’à l’entrepreneur plaidant que sa soumission a été injustement écartée[80]. Sans être un élément décisif, l’interprétation des tiers fut reconnue comme un facteur à prendre en compte dans un litige opposant un entrepreneur général et un sous-traitant quant à l’inclusion ou non de certains travaux dans la soumission et dans le contrat de sous-traitance : « En matière d’interprétation d’un contrat ou de soumission, en présence d’une preuve contradictoire, le Tribunal peut se rabattre sur les éléments factuels et l’interprétation qu’en font les autres soumissionnaires. C’est ce qui s’infère de l’article 1426 du Code civil du Québec[81]. » L’interprétation des tiers serait-elle alors un élément pouvant être pris en considération afin d’établir cette notion fuyante qu’est le sens commun, le sens normal ou le bon sens ? Il s’agit d’une question pouvant enrichir la réflexion entourant la théorie interprétative du contrat qui mérite assurément plus d’attention[82].

Le fonctionnement du Code de soumission repose en grande partie sur le mécanisme de la stipulation pour autrui, lequel, il s’agit d’une lapalissade, est un tempérament à la théorie de l’effet relatif du contrat. Cela dit, son utilisation par les acteurs adhérant aux processus d’appel d’offres produit un effet digne d’observation quant à la modification unilatérale du contrat. En règle générale, un contractant ne peut modifier unilatéralement le contrat à son avantage (art. 1439 C.c.Q.). Bien que le Code civil ne le prévoie pas explicitement, la modification unilatérale du contrat par un contractant au bénéfice de son cocontractant n’est pas interdite[83]. Toutefois, l’entrepreneur ayant obtenu un contrat par le biais du BSDQ ne peut tout simplement pas modifier le contrat puisque l’exécution du contrat doit correspondre en tout point à la soumission déposée. Que la modification soit à son avantage ou à son désavantage ne change rien. Plus encore, une modification même à l’avantage des deux contractants peut conduire à une pénalité[84]. Par la stipulation pour autrui, les tiers acquièrent donc un intérêt juridique dans la surveillance de l’exécution du contrat. Cette surveillance ne s’effectue cependant pas en temps réel, mais plutôt a posteriori. En effet, cet intérêt juridique ne confère pas un accès au chantier, mais du moins a pour conséquence que les tiers deviennent des « intéressés », en quelque sorte, à tout processus éventuel de reddition de compte[85].

Dans le même ordre d’idées, l’interdiction du sous-traitant d’exécuter un contrat pour un prix différent de celui offert par sa soumission déposée au BSDQ produit également des effets qui s’étendent aux tiers. Ainsi, le contrat de travail unissant un employé et un sous-traitant, prévoyant un boni à certaines conditions, ne peut être interprété comme une incitation à enfreindre les règlements du BSDQ pour mériter un boni[86]. Phénomène particulier, les obligations découlant du Code produisent donc des effets à l’égard d’autres contrats. Les caractéristiques particulières de cet acte juridique étant exposées, il est maintenant possible de commencer l’analyse du processus d’interprétation suivi par les tribunaux à son égard.

2 Théorie interprétative du Code

La nature particulière du Code de soumission jette un éclairage nouveau sur la théorie interprétative du contrat. En effet, l’interprétation du Code de soumission par les tribunaux illustre bien le rôle actif de l’interprète à l’égard de la détermination du sens (2.1). La nature mi-contractuelle, mi-légale du Code explique l’éclipse de l’intention commune au profit de l’esprit du Code (2.2) et alimente la réflexion à l’égard de l’utilisation des directives interprétatives (2.3). À l’instar de l’interprétation légale, la jurisprudence joue un rôle important dans le processus d’attribution du sens au Code (2.4). Enfin, l’interprétation du Code de soumission présente un autre point en commun avec l’interprétation légale, à savoir que les arguments fondés sur les conséquences sont monnaie courante (2.5).

2.1 Le rôle actif de l’interprète

L’analyse des décisions où les tribunaux interprètent le Code de soumission démontre que l’interprète joue un rôle important dans la détermination du sens. Avant d’étudier plus en détail ce phénomène, il convient de préciser que, dans certaines circonstances, l’interprète peut se sentir libre de faire l’économie d’une justification et simplement décréter le sens[87] ou en qualifiant le texte comme étant clair[88]. De la même manière, l’interprète se réfugie parfois derrière d’autres arguments textuels. C’est ainsi que les tribunaux ont employé des dictionnaires usuels de la langue française afin de justifier le sens octroyé au Code[89]. L’utilisation de ces dictionnaires pour interpréter un document contractuel fait l’objet de peu de réflexion dans la doctrine alors qu’il y aurait beaucoup à dire. À titre d’exemple, si l’emploi du dictionnaire sert véritablement à cerner l’intention commune des contractants, il sera dès lors nécessaire de référer à un dictionnaire dont la date de publication est antérieure au moment de la formation du contrat ou, du moins, concomitante de cette dernière. Dans le cas contraire, cette méthode d’interprétation est anachronique ; le sens octroyé au contrat n’est alors plus axé sur le passé.

D’autres procédés rhétoriques plus centrés sur le texte consistent à citer des extraits du Code, mais sans pour autant les expliquer[90]. Dans certains cas, l’interprète procède à l’extraction des clauses du Code qu’il juge pertinentes par rapport au litige[91]. Dans la même veine, un des procédés massivement observés consiste à souligner certains termes dans les extraits reproduits[92]. Ce soulignement est classé parmi les arguments de texte, car il consiste à mettre l’accent spécifique sur un ou des termes. À quelques rares occasions, l’interprète a insisté sur la forme permissive employée dans une clause[93]. Dans la même veine, il peut également insister sur ce que ne contient pas le Code[94]. Inversement, un autre procédé rhétorique consiste à indiquer ce que l’entrepreneur aurait dû faire en vertu du Code pour ne pas être condamné[95]. Cette façon de faire permet de déjouer la fatalité, elle démontre que le Code prévoit une solution pour chacune des problématiques susceptibles de se présenter[96]. Il n’en tient alors qu’à l’entrepreneur de suivre la procédure préétablie par les acteurs de l’industrie[97].

Dans l’ensemble, bien que possible, il est rare qu’une interprétation littérale soit préférée à une interprétation téléologique du Code[98]. Cela dit, certains procédés rhétoriques axés en apparence sur le texte, tels que l’exégèse[99], la glose[100] ou la reformulation des dispositions du   Code[101], ouvrent la voie vers le rôle plus actif de l’interprète dans la détermination du sens. À titre d’exemple, dans l’arrêt Construction BFC Foundation ltée c. Entreprises Pro-Sag inc.[102], la Cour d’appel écrit :

Lorsque deux soumissionnaires sont engagés auprès du BSDQ, si l’un d’eux agissant comme soumissionnaire dans le cadre d’un projet fait défaut de respecter ses obligations, il peut engager sa responsabilité contractuelle à l’égard de l’autre. Cela se produit lorsque ce dernier soumissionne également et qu’il se conforme à toutes les règles du Code, comme le prévoit le texte de l’engagement souscrit, ainsi rédigé :

  • Engagement C‑1

    L’entrepreneur ci-dessus désigné s’engage à observer les règles contenues dans le Code de soumissions (Code) édicté suivant l’entente établissant le Bureau des soumissions déposées du Québec (BSDQ) ainsi que les dispositions de tout amendement qui pourrait être apporté à ce Code.

    À l’égard de tous les autres soumissionnaires qui ont agi en conformité du Code, il accepte en cas de contravention de sa part d’être responsable des dommages qui pourraient leur en résulter.

Le Code prévoit dans le cas des soumissions déposées dans des enveloppes (1) la prise de possession ; (2) le refus de prendre possession ; (3) l’omission de prendre possession. Toutefois, le Code est silencieux dans le cas où un entrepreneur destinataire adjudicataire se présente en personne au BSDQ, réclame ses soumissions et que, pour un problème technique, son mandataire le BSDQ est incapable de lui remettre une des soumissions qui lui est adressée en bonne et due forme et en temps utile par le truchement du BSDQ.

Dans un tel cas, il y a lieu de conclure que RBE a été mis en possession de la soumission de Nordmec par l’entremise de son mandataire le BSDQ à compter du moment où elle a réclamé toutes les soumissions qui lui étaient adressées par le truchement du BSDQ par voie d’enveloppe ou électroniquement par le module TES[103].

Cette affaire démontre bien comment toute interprétation ajoute au texte initial[104]. En l’occurrence, la solution dégagée pourrait se libeller ainsi dans le Code de soumission :

Cette solution se retrouve désormais implicitement dans le contenu du Code. Qu’il le veuille ou non, l’interprète, par son activité, façonne le sens du Code. Ainsi, toute interprétation ajoute du texte au Code de soumission. À titre d’exemple, même si le Code n’encadre pas les modalités de paiement du contrat de construction, la solution dégagée dans plusieurs décisions à ce sujet ajoute la règle suivante :

Il s’agit d’un phénomène qui est malheureusement occulté par la doctrine et renforcé par le mythe de l’interprète « bouche de la loi » ou de l’interprète simple applicateur du texte normatif. Quoi que l’on en dise, la réalité demeure que les solutions dégagées par les interprètes ont pour effet d’ajouter au texte du Code. Ce phénomène s’inscrit tout simplement dans la nature même de l’activité interprétative. À titre d’exemples, les nombreuses solutions retenues par les tribunaux ont ajouté, à un moment ou un autre, les clauses suivantes au Code :

De la même manière, les diverses solutions dégagées par les interprètent ont en quelque sorte augmenté le nombre de clauses du Code au sujet de la conformité ou non de la soumission déposée :

Plus encore, la décision Association de la construction du Québec c. Hervé Pomerleau inc.[116] illustre bien comment l’interprète, sans ajouter au texte, se retrouve malgré lui à l’enrichir. La solution retenue a pour effet, en quelque sorte, d’introduire au contrat la clause implicite suivante :

[L]e Tribunal conclut qu’il n’y a rien dans le mot à mot du code ni dans les objectifs du code, qui obligerait un entrepreneur général de contracter avec un sous-traitant qui omet de lui adresser sa soumission et qui lui cache les détails de sa soumission et de ses prix tant et aussi longtemps que le contrat d’entreprise générale n’a pas été adjugé. En conséquence, la demande doit être rejetée[117].

Encore une fois, la solution retenue ajoute en quelque sorte la clause implicite suivante au contrat :

Le résultat interprétatif ajoute donc du sous-texte au contrat ou crée des clauses implicites, lesquelles s’accumulent au fil des interprétations judiciaires. Ainsi, plus le Code fait l’objet d’interprétation, plus son contenu implicite devient en quelque sorte explicite. À l’image de liens hypertextes ajoutant des précisions au texte initial, l’incorporation des solutions judiciaires dans le contenu du Code peut s’illustrer ainsi :

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Ce n’est toutefois pas seulement le texte qui fait l’objet d’une interprétation, car l’absence de texte conduit également à devoir interpréter le Code, tel que le démontre la décision Association de la construction du Québec c. Hervé Pomerleau inc. : « Le Code de soumissions n’a pas prévu spécifiquement la situation qui est soumise à la Cour, où aucune des soumissions reçues n’est jugées ou déclarées conformes et où l’entrepreneur destinataire adjudicataire décide d’exécuter lui-même les travaux[119]. »

Une fois de plus, la solution dégagée par le magistrat a eu en quelque sorte pour effet d’ajouter la clause suivante au Code :

Les solutions dégagées par les interprètes ne sont pas toujours source de précision ou de certitude pour l’avenir. En effet, la compilation et la comparaison des solutions peuvent à leur tour être la cause d’ambiguïté. Ainsi, certaines solutions ont eu pour effet d’ajouter les clauses contradictoires suivantes au Code :[120][121][122][123]

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L’ajout de texte par l’activité des tribunaux soulève immanquablement la question : peut-on saisir la véritable étendue des obligations d’un contrat (quel qu’il soit) à sa simple lecture ?

Le façonnement du texte du Code par l’interprète s’illustre également à l’aide d’un autre procédé rhétorique, soit celui du résumé. Ce procédé n’est malheureusement pas discuté par la doctrine s’intéressant à la théorie interprétative du contrat. Celui-ci mérite toutefois de s’y attarder un instant en raison de sa récurrence[124]. En effet, dans plusieurs décisions, l’interprète résume le contenu des dispositions du Code qu’il a préalablement signalées ou citées. Ainsi, dans la décision Association de la construction du Québec c. Recouvrements métalliques Bussières ltée[125], la Cour supérieure fait un résumé du contenu du Code en discutant du préambule et de plusieurs clauses. Elle effectue un exercice encore plus élaboré dans la décision Entreprises Pro-Sag inc. c. Construction BFC Foundation ltée[126], à l’aide cette fois du préambule et d’une douzaine de clauses. Bien souvent, ce résumé est réalisé à l’aide de synonymes. Tel que l’explique Umberto Eco, « [l]e synonyme est une interprétation, mais il doit être interprété à son tour[127] ». Il s’agit d’une autre preuve que le travail de l’interprète ajoute au texte initial. Et cet ajout n’est pas attribuable à la bonne ou à la mauvaise foi de l’interprète, car il est inhérent à l’activité interprétative. Pour sa part, Roland Barthes y verrait sans doute un problème intéressant le code métalinguistique, c’est-à-dire « lorsqu’un langage parle d’un autre langage[128] ». En effet, selon Barthes, le résumé « est un discours qui a pour référent un autre discours[129] ». Plus encore, « [l]inguistiquement, le résumé est une citation sans sa lettre, une citation de contenu (non pas de forme), un énoncé qui réfère à un autre énoncé, mais dont la référence, n’étant plus littérale, comporte un travail de structuration. Ce qui est intéressant, c’est qu’un résumé structure un langage antérieur, qui est d’ailleurs lui-même déjà structuré[130] ». Ce travail de structuration est important car, avant  2004, la théorie de l’acte clair apparaît très peu dans le discours des magistrats devant appliquer le Code[131]. L’étude des interprétations du Code dans une perspective historique démontre bien comment l’idée de clarté du texte est un mythe au sens où Barthes l’entend, c’est-à-dire un fait historique, présenté comme un fait de nature[132]. En fait, la « clarté » du texte s’acquiert davantage au gré des interprétations[133]. L’apport, aussi minime soit-il, de chaque interprète façonne le sens du Code de soumission.

2.2 Éclipse de l’intention commune

Qualifié de « règle d’or » par certains[134], l’article 1425 du Code civil énonce ceci : « Dans l’interprétation du contrat, on doit rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes utilisés. » Cela dit, les tribunaux ne prétendent pas chercher l’intention commune des contractants et ne prétendent pas non plus l’avoir identifiée lorsqu’ils font face à des difficultés interprétatives[135]. En effet, l’interprétation du Code de soumission suit davantage une approche holistique du domaine de la construction. Ainsi, les définitions contenues dans la Loi sur le bâtiment[136], la Loi sur les maîtres électriciens[137], le Règlement sur la qualification professionnelle des entrepreneurs et des constructeurs-propriétaires[138] ou le Code du bâtiment[139] sont employées afin d’interpréter le Code de soumission. Le Code de pratique standard de l’Institut canadien de la construction en acier a également été reconnu comme présentant une « certaine valeur indicative pour l’interprétation et la compréhension des documents contractuels par les entrepreneurs dans la construction en acier[140]. » La logique interprétative de la majorité des interprètes ayant été confrontés au texte du Code de soumission peut se résumer ainsi :

En outre, référer au seul devis du CCDG, selon l’interprétation retenue par le Tribunal et comme le soutient la défenderesse, comporte le mérite de mieux répondre au but recherché par le Code.

[…]

Ainsi, dans le contexte propre à l’affaire sous étude, le Tribunal estime que l’interprétation la plus proche du sens de l’article D-4 du Code veut qu’une soumission conforme dans la spécialité des métaux ouvrés couverte par l’article 15.9 CCDG devait inclure tous les travaux énoncés dans cette disposition[141].

Dans cette affaire, la Cour discute de l’interprétation retenue, admettant ainsi que d’autres soient possibles. Le résultat interprétatif choisi n’est pas présenté comme étant le seul et l’unique sens pouvant être attribué au texte. L’interprétation du Code de soumission répond alors à une logique d’adhésion basée sur l’utilité et non à une logique de vérité fondée sur la recherche d’intentions contractuelles passées[142].

La communauté d’interprètes n’étant pas uniforme, on retrouve dans quelques décisions un attachement, à divers degrés, à la notion d’intention commune. C’est ainsi que l’on peut lire des décisions citant un communiqué publié par le BSDQ[143] ou s’appuyant sur le témoignage du directeur du service de l’application du Code[144] ou d’un autre représentant du BSDQ[145]. Quelques décisions ont fait état d’une modification subséquente du Code de soumission[146]. Dans un cas, la modification était surtout soulignée à titre de preuve d’une confirmation des principes dégagés dans une décision judiciaire antérieure[147].

En réalité, la concrétisation de l’intention commune se fait davantage à travers le prisme des principes énoncés dans le préambule du Code qui en guide son interprétation : « Les objectifs contenus dans le préambule du Code du BSDQ sont utiles pour guider l’interprétation que l’on doit faire des autres dispositions de ce code[148]. » Les tribunaux y réfèrent d’ailleurs souvent[149], que ce soit en guise d’ouverture[150] ou, de manière surprenante, en guise de conclusion du raisonnement[151].

Dans une décision intéressante, la Cour du Québec précise que, pour interpréter un contrat, « on doit rechercher la commune intention des parties[152] », mais elle réfère par la suite davantage à « l’esprit du Code[153] », ce qui peut être différent, car référer à la commune intention présuppose que le sens repose avant tout dans l’échange de consentement alors que, si l’on réfère à l’esprit du Code, le sens du Code devient plus autonome en se détachant de ses auteurs[154]. En effet, tel que démontré, les différents interprètes qui se succèdent ajoutent au Code et façonnent son sens, de même que les commentaires expurgés de la doctrine pour être intégrés à la décision. Les buts, les objectifs, les principes, les valeurs fondamentales ou la philosophie du Code remplacent en quelque sorte la rhétorique de l’intention commune des parties comme étalon de la solution interprétative[155]. Selon la Cour d’appel, « [l]es valeurs fondamentales que ce Code entend protéger, [sont] la régularité du processus même de présentation et d’acceptation d’une offre dans un contexte de concurrence aiguë et l’assurance d’une parfaite égalité de chance entre les soumissionnaires[156] ».

Dans l’ensemble, l’étude de la jurisprudence des 20 dernières années démontre une absence de rhétorique fondée sur la recherche de l’intention commune[157]. Ainsi, les versions préliminaires, les échanges préalables entre les différents organismes signataires ne sont pas discutés[158]. La façon dont ces acteurs se comportent depuis l’entrée en vigueur du Code n’est pas abordée. Certes, dans une décision, la Cour supérieure, s’appuyant sur l’article 1426 du Code civil, argumente à l’aide de l’interprétation donnée à une clause par l’ACQ dans sa correspondance avec l’entrepreneur poursuivi, afin de déterminer le montant des dommages, mais il semble davantage s’agir d’une fin de non-recevoir[159]. En effet, dans une autre décision, la Cour d’appel conclut que, puisqu’il s’agit d’un contrat à caractère collectif, « il ne saurait y avoir renonciation [de la part de l’ACQ quant à l’exigence de joindre un chèque visé à la soumission] sans que toutes les parties à l’entente, de même que les autres soumissionnaires, y consentent[160] ». Cette solution explique peut-être l’absence d’argument fondé sur la façon dont les différents organismes signataires se comportent depuis l’entrée en vigueur du Code de soumission[161].

Contrairement aux autres types de contrat, l’identité des parties contractantes ne semble pas vraiment pertinente dans le Code de soumission. En effet, promouvoir une saine concurrence, protéger l’équité entre les soumissionnaires et veiller à la transparence dans le processus de soumission sont des principes que l’on retrouve également dans les autres provinces canadiennes. Si l’ACQ, la CMEQ et la CMMTQ n’avaient pas rédigé le Code, les tribunaux arriveraient sans doute à des solutions similaires dans la majorité des litiges en appliquant mutatis mutandis les principes provenant du processus d’appel d’offres public[162]. Tel que le soulignait la Cour d’appel, « tout ce qu’ont fait les parties à l’entente c’est d’appliquer au domaine privé les règles relatives dans l’octroi de contrat dans le domaine public[163] ». De même, les tribunaux arriveraient sans doute à des résultats similaires en se basant sur les principes établis en la matière par la Cour suprême du Canada dans des appels provenant des provinces de l’Ontario et de l’Alberta[164]. La Cour d’appel du Québec le soulignait d’ailleurs :

On sait depuis l’arrêt Beaurivage & Méthot inc. c. Corp. de l’Hôpital de St-Sacrement [de la Cour d’appel du Québec] que le raisonnement développé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. (Ontario) c. Ron Engineering & Construction Eastern Ltd. fournit une piste d’analyse utile, même en droit civil, lorsqu’une difficulté juridique survient dans le cadre d’un appel d’offres. Le schéma proposé au nom de la Cour par le juge Estey dans l’arrêt Ron Engineering a fréquemment été mis à contribution par notre Cour, explicitement ou implicitement, et il n’y a aucune raison pour que la jurisprudence de la Cour suprême postérieure à l’arrêt Ron Engineering ne soit pas elle aussi prise en compte dans cette analyse, dans la mesure, bien entendu, où elle demeure compatible avec les principes de droit civil. Or, deux arrêts importants et relativement récents présentent cette caractéristique : M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de défense (1951) ltée et Martel Building Ltd. c. Canada[165].

Il semble que se confirme l’hypothèse émise en 2014, selon laquelle dans « l’interprétation du contrat réglementé, tant par le gouvernement que par un organisme non gouvernemental, il est à parier que les arguments de volonté seront éclipsés par des arguments de logique et d’autorité afin d’assurer une homogénéité de ces contrats[166] ».

2.3 Directives interprétatives

Le Code civil contient des dispositions particulières. En effet, ses articles 1425 à 1432 prévoient des directives interprétatives à l’égard du contrat. Le caractère obligatoire ou non de ces articles est flou. Abordant les directives interprétatives du Code civil français dont les dispositions à ce sujet étaient pratiquement identiques à celle du Code civil québécois, le professeur Jacques Dupichot parle de conseils ou de recettes à l’intention des juges[167]. Cependant, la règle contra proferentem codifiée à l’article 1432 du Code civil est plus qu’un simple conseil[168]. L’étude de la jurisprudence des 20 dernières années démontre toutefois que moins de 1 p. 100 des décisions réfèrent aux directives interprétatives du Code civil afin d’interpréter le Code de soumission[169]. Par ailleurs, cet usage est loin d’être convaincant. Ainsi, dans la décision Monteurs d’acier MYK inc. c. Paul Pedneault inc.[170], la Cour supérieure indique : « Pour départager les points de vue, il convient de rappeler que le Code est d’abord un document contractuel auquel les parties en l’instance ont volontairement adhéré. En conséquence, les règles d’interprétation prévues aux articles 1425 et suivants du Code civil du Québec, peuvent s’avérer utiles à la solution recherchée. » Cela dit, elle n’en discute pas par la suite. Le peu d’allusion aux directives interprétatives du Code civil dans les décisions peut s’expliquer par le recours fréquent à la jurisprudence afin d’interpréter le Code de soumission. Or, les directives du Code civil sont muettes à l’égard de l’utilisation de la jurisprudence afin d’interpréter le contrat.

Si les directives prévues dans les articles 1425 à 1432 du Code civil sont massivement ignorées, l’interprétation du Code de soumission démontre toutefois une vive tension parmi des directives interprétatives non codifiées[171]. En effet, l’interprétation du Code oscille entre une interprétation large et une interprétation restrictive. Selon la Cour d’appel, « le Code BSDQ est d’application stricte[172] », mais qu’est-ce que cela implique véritablement ?

D’une part, en raison de ses objectifs d’assainir la concurrence et d’assurer la sécurité des immeubles, le Code de soumission devrait normalement s’interpréter largement[173]. Ainsi, les tribunaux tendent à respecter l’économie du Code[174] ou l’esprit du Code[175], soulignant à l’occasion qu’ « on ne peut faire indirectement ce qu’on ne peut faire directement[176] » ou encore à rejeter un « raisonnement assimilable à la fin justifie les moyens[177] ». Dans ces cas, l’interprétation ne se cantonne pas au texte du Code, elle peut prendre appui sur les « valeurs fondamentales que ce Code entend protéger, soit la régularité du processus même de présentation et d’acceptation d’une offre dans un contexte de concurrence aiguë et l’assurance d’une parfaite égalité de chance entre les soumissionnaires[178] ». Il en va de même de l’interprétation se disant conforme « aux objectifs du système d’intérêt public[179] », au « principe sacré de l’égalité entre soumissionnaires[180] », au principe de la bonne foi[181] ou de l’obligation de renseignement qui en découle[182]. D’autre part, puisqu’il constitue une limitation importante de la liberté de contracter, le Code devrait s’interpréter restrictivement[183]. Toutefois, le Code fait l’objet d’une interprétation restrictive à l’égard des mesures d’exception qu’il contient[184].

En l’absence de discussion au sujet des directives interprétatives, une question demeure en suspens : le Code doit-il s’interpréter largement ou restrictivement ? Cette question est pertinente puisque les nombreuses décisions au sujet du Code visent surtout à imposer une pénalité au défendeur[185]. Cela dit, peu importe à l’égard de qui il sera appliqué, le principe d’une interprétation restrictive ne sera sans doute pas le meilleur argument (le plus convaincant) dans la mesure où il dissimulera souvent un fondement plus profond : la nécessité de respecter l’esprit du Code, la confusion ayant pu régner dans l’industrie à l’époque pertinente, ou la nécessité de fournir une preuve convaincante[186].

En s’appuyant sur l’article 1432 du Code civil, la clause pénale fut interprétée contre celui qui l’a stipulée[187]. Curieusement, on peut observer une interprétation stricte[188] ou restrictive de l’ensemble des dispositions du Code lorsque vient le temps de demander l’application de la clause pénale[189] alors que, dans d’autres cas, cela n’est tout simplement pas discuté[190]. Devant ce manque de constance, on peut se demander si la bonne foi de l’entrepreneur ou le degré de sympathie éprouvée par le tribunal n’influence pas l’approche retenue. Dans une décision, la Cour du Québec était d’avis d’interpréter une disposition du Code de façon restrictive en faveur de l’entrepreneur poursuivi et à l’encontre de l’ACQ conformément à l’article 1432 du Code civil, car « le Code des soumissions constitue un contrat d’adhésion avec clause pénale[191] » :

Il faut éviter ici d’appliquer une rigidité telle que le but recherché par le Code des soumissions soit faussé ou que son application qui vise à faire respecter la règle de l’adjudication du contrat au plus bas soumissionnaire conforme qui a transmis sa soumission à l’entrepreneur adjudicataire ne donne naissance à un légalisme rigoriste qui n’a pas place dans le domaine de la construction[192].

Sans remettre en question le bien-fondé de la solution, cette approche peut faire en sorte que la même clause puisse faire l’objet de deux interprétations différentes : restrictive dans le cas où il s’agit d’appliquer la clause pénale à un entrepreneur ou neutre dans le cas où il s’agit de déterminer si le BSDQ a respecté le Code[193]. Fait intéressant, si l’un des organismes chargés de l’application du Code choisit de demander l’application d’une sanction de nature pénale[194], la protection de la personne poursuivie ne passe alors pas par le spectre de l’interprétation restrictive, mais plutôt par celui du fardeau de preuve lequel est alors celui de la preuve hors de tout doute raisonnable[195]. Enfin, lorsque vient le temps d’interpréter le Code dans une procédure disciplinaire, il ne semble pas y avoir d’interprétation restrictive en faveur de l’intimé[196]. Il est à souhaiter que le comité d’éthique professionnelle et de discipline de la CMEQ, le comité de pratique professionnelle et de discipline de l’ACQ ainsi que le comité de discipline de la CMMTQ abordent cette question. Un des résultats les plus intéressants de cette étude est que, potentiellement, une même clause du Code pourrait faire l’objet de cinq interprétations :

  1.  superficielle en procédant sur requête en irrecevabilité ;

  2.  normale en matière civile en procédant sur le fond ;

  3.  restrictive ou en faveur de l’adhérent en matière civile s’il s’agit d’appliquer la clause pénale ;

  4.  stricte en matière pénale[197] ;

  5.  sui generis en matière disciplinaire[198].

Plus encore, la jurisprudence démontre que certaines clauses du Code de soumission devraient faire l’objet d’une interprétation « très stricte[199] ». On se retrouve donc en présence d’un contrat, dont les termes peuvent à la fois être interprétés plus ou moins restrictivement ou largement en fonction 1) des procédures impliquées, 2) du domaine (civil, pénal ou disciplinaire) et 3) de la matière couverte par la clause en question. Dès lors, un aphorisme du genre : « le Code est d’application stricte » est d’une utilité très relative.

2.4 Importance de la jurisprudence dans le processus interprétatif

Véritable couteau suisse, la jurisprudence est un outil polyvalent à la disposition de l’interprète[200]. Tout d’abord, elle permet de rejeter rapidement un argument[201]. En ce sens, il peut s’agir d’un argument d’autorité brutale mettant rapidement fin à la discussion. La jurisprudence est régulièrement employée afin de cerner le champ d’application du Code[202], d’identifier le régime de responsabilité applicable en cas d’accroc au Code[203] ou de justifier une solution[204]. Dans ces cas, elle permet de faire l’économie d’une démonstration, notamment quant à la légalité du Code[205].

L’interprète réfère aussi à la jurisprudence afin de rappeler la philosophie devant présider à l’interprétation du Code[206]. Similairement à la doctrine, le recours à la jurisprudence sert à discuter des principes généraux reconnus par les tribunaux à l’égard du processus de soumission encadré par le Code[207] ou encore à justifier une interprétation plutôt stricte[208]. La jurisprudence fait donc sa propre doctrine[209]. Cela dit, plus souvent qu’autrement, la jurisprudence est citée dans le but de justifier le sens octroyé à un mot, à titre d’exemple « conforme[210] », ou à une clause du Code[211], ainsi que de reprendre la solution retenue dans un autre litige[212]. Les magistrats appuient également leur raisonnement sur la jurisprudence en vue de qualifier le Code[213] et d’identifier les éléments du fardeau de preuve applicable à la situation[214] de même que les moyens de défense admissibles[215]. Enfin, la jurisprudence est fréquemment citée de manière à dégager les principes devant gouverner l’évaluation des dommages en cas de contravention au Code[216].

Ces diverses utilisations ne sont pas sans rappeler l’idée du roman à la chaîne décrit par le professeur Ronald Dworkin selon laquelle chaque décision (chaque interprétation) est le maillon d’une chaîne d’interprétation[217]. Devant composer avec le récit préalablement tracé (interprétation passée du Code), l’interprète ajoute alors un peu à l’histoire, mais pas trop, passant ainsi le relais au prochain interprète (pour une interprétation future). Comportant des références parfois sporadiques à la jurisprudence, la décision en fait dans d’autres cas une véritable courtepointe[218]. À titre d’exemple, dans la décision Association de la construction du Québec c. Isolation L.M. inc.[219], la Cour du Québec effectue une revue complète de la jurisprudence où un problème similaire s’était présenté. Le roman à la chaîne prend parfois même des airs de poupées russes[220]. En effet, dans la décision Entreprises Pro-Sag inc. c. Construction BFC Foundation ltée[221], la Cour supérieure cite un extrait de la décision Structures Yamaska inc. c. Association de la construction du Québec[222] de la Cour du Québec citant elle-même un extrait de la décision Association de la construction du Québec c. Isolation L.M. inc., de la Cour du Québec. Ces références et ces citations enchevêtrées dans les décisions débouchent sur des questions qui ont été très peu étudiées par les juristes jusqu’à présent : celles de l’intertextualité[223] ou de la transtextualité[224]. Les mêmes observations peuvent être formulées à l’égard de l’utilisation de la doctrine dans les décisions judiciaires[225].

Le procédé de références à la jurisprudence occupe une place grandissante dans l’argumentation des tribunaux au fil des ans. En effet, depuis 2000, selon une estimation conservatrice, le Code a été interprété par les tribunaux à près de 250 occasions. Les tribunaux ont ainsi eu davantage l’occasion d’interpréter le Code que la Loi sur le recouvrement de certaines créances[226]. De cette manière commence alors à se former un noyau de solutions pour les problèmes les plus récurrents tel le rappel d’offres. Il se développe donc une sagesse institutionnelle basée sur le fruit des expériences. Il est intéressant de noter que, dans la décision Métal Laurentide inc. c. Neilson inc., la Cour supérieure conclut en ces mots : « Tenant compte de la loi et de la preuve soumise, le Tribunal conclut que la demanderesse ne peut réussir dans son action contre la défenderesse[227] », alors que la décision est motivée uniquement à l’aide de la jurisprudence et de la doctrine. Cela démontre à quel point les principes développés dans les décisions antérieures disposent d’une forte autorité[228]. D’ailleurs, dans certains cas, la justification repose exclusivement sur un rappel de la jurisprudence[229]. Se refusant tout rôle créateur, l’interprète n’ajoute alors rien à l’histoire, agissant plutôt comme un relayeur, gardien de la mémoire institutionnelle.

Enfin, la place importante occupée par la jurisprudence démontre bien que l’interprétation du Code se rapproche de l’interprétation légale, car le sens octroyé à une clause sera également celui appliqué à l’égard des autres intervenants du domaine. Tel que l’enseigne la Cour suprême, « l’interprétation d’un contrat type pourrait fort bien présenter de l’“intérêt pour les juges et les avocats dans l’avenir”. Autrement dit, l’interprétation en soi a valeur de précédent. L’interprétation d’un contrat type peut donc correspondre à la définition de “pure question de droit”[230] ». Bien que le Code de soumission ne soit pas un contrat type, un phénomène similaire est observable à son égard. De même, à l’instar de l’interprétation légale, les arguments conséquentialistes jouent un rôle important dans l’interprétation du Code de soumission.

2.5 Argumentation fondée sur les conséquences

Comme pour plusieurs autres contrats, l’interprétation du Code de soumission repose en partie sur ses conséquences pratiques[231]. Alors que les directives interprétatives prévues dans les articles 1425 à 1432 du Code civil abordent très peu les arguments conséquentialistes, ceux-ci ne sont pas pour autant nouveaux. Assurément, ils étaient très bien connus des rhéteurs grecs de l’Antiquité[232].

Sans grande surprise, les tribunaux rejettent une interprétation pouvant produire des effets absurdes[233] ou pouvant mener à des abus que le Code de soumission avait précisément pour objet de contrecarrer[234]. Ces différents arguments peuvent également être combinés :

Dissocier les travaux spécifiquement régis par le Code de ceux qui ne le sont pas mais qui sont par ailleurs exigés par l’entrepreneur général ouvre la porte à l’arbitraire et serait contraire au but recherché lors de la mise en place du Code.

En effet, obliger un entrepreneur général à accepter des soumissions globalement supérieures pour l’ensemble des travaux parce que la soumission pour les travaux spécifiquement régis par le Code seraient inférieurs enlèverait au BSDQ toute sa pertinence dans la mesure où un entrepreneur général ne pourrait, pour l’ensemble des travaux, rechercher le meilleur prix possible pour son client, la recherche du meilleur prix ne s’appliquant que pour des travaux spécifiquement régis par le Code[235].

L’interprétation conduissant à éluder l’application du Code est systématiquement rejetée[236] ainsi que celle rendant pratiquement inutile le Code[237]. Cette préoccupation à l’égard des conséquences se manifeste en rejetant soit un raisonnement créant « un déséquilibre inéquitable entre les soumissionnaires[238] », soit une interprétation qui ne permettrait pas au BSDQ de « pouvoir surveiller le respect des règles de son Code[239] », ou encore en privilégiant une interprétation conduisant à des effets raisonnables[240]. Des préoccupations quant à l’impact négatif sur la qualité ultérieure des immeubles ont également été exprimées par les interprètes[241].

Enfin, malgré son statut juridique particulier, l’interprétation du Code ne peut avoir pour impact de renverser les principes de droit bien établis. Ainsi, la proposition ne respectant pas la logique des règles de la preuve[242] et qui aurait pour effet d’écarter la présomption de bonne foi sera rejetée[243].

Conclusion

À n’en pas douter, l’intérêt du Code de soumission ne se cantonne pas au domaine de la construction. En ce sens, la doctrine aurait grand intérêt à s’y intéresser, notamment afin de renouveler la réflexion autour des sources de l’obligation. Par ailleurs, les différentes interactions impliquant le Code de soumission soulèvent plusieurs interrogations au sujet de l’effet relatif du contrat, lesquelles conduisent ultimement aux deux questions suivantes[244] : « Qu’est-ce qu’un contrat ? » et « Que signifie contracter ? » Ces questions sont d’apparence simpliste, mais la doctrine peine à fournir une explication dénuée d’artifice pour ce contrat collectif dont les frontières entre contractants et tiers sont parfois brouillées. La doctrine aurait également intérêt à s’intéresser de plus près au Code de soumission puisque son interprétation dévoile plusieurs phénomènes encore méconnus ou passés sous silence. À elle seule, l’éclipse de l’intention commune des contractants justifie une solide remise en question de l’adéquation de la théorie interprétative du contrat, notamment quant à son caractère universel. Le peu d’intérêt soulevé par les directives interprétatives codifiées par le législateur en opposition aux autres directives interprétatives non codifiées pose des questions quant aux choix effectués par les codificateurs. Parmi tous les phénomènes observés, l’importance de la jurisprudence dans le processus interprétatif demeure celui qui rompt le plus avec la théorie interprétative du contrat généralement admise. Bien que le Code civil soit muet à ce sujet, ce procédé est bien établi en droit civil québécois. Ce procédé brouille de plus en plus la frontière entre « contrat » et « loi », tout comme la qualification du Code de soumission de « contrat d’ordre public »[245].