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Encore aujourd’hui, la campagne, comme la ville du reste, ne cesse de se transformer. Plusieurs facteurs sont en cause. D’un côté, la campagne continue de subir la pression d’une urbanisation diffuse que rien, au demeurant, ne semble en mesure de juguler. Pour le meilleur ou pour le pire, son économie et son paysage en sont grandement affectés. Par ailleurs, la mobilité accrue des individus et la diversification des valeurs redessinent la carte sociologique et culturelle du monde rural. En même temps, l’agriculture est traversée par des mouvements qui remettent en question certains acquis. Ainsi, de nouveaux modèles agricoles (produits biologiques ou d’appellation, mise en marché en circuit court, etc.) cherchent une place auprès d’une agriculture conventionnelle qui, de son côté, se déploie ou se replie au gré de l’évolution des marchés et du dynamisme des régions. Il en résulte des rapports à maints égards inédits entre les activités rurales ou urbaines et les milieux qui les accueillent. Et surgit, du coup, pour les instances responsables de l’aménagement du territoire, la nécessité de reconsidérer la relation entre la ville et la campagne, entre l’urbanisation et la préservation de l’environnement et de l’agriculture, entre le désir d’habiter et la nécessité d’exploiter. Sans oublier que la solution doit répondre aux exigences du développement durable, où doivent se conjuguer – et non s’exclure – nos préoccupations environnementales, sociales et économiques.

Plusieurs pratiques attestent de cette adaptation récente de l’aménagement du territoire. La difficulté qu’elles rencontrent toutes est de surmonter l’habitude d’isoler les usages dans un zonage rigide, où l’urbanisation de la campagne apparaît comme une incongruité, voire comme une déviation fautive à condamner. Paradoxalement, selon cette manière courante de penser et de faire, l’agriculture elle-même, bien que déclarée souveraine sur son territoire, échappe largement à la planification aménagiste [1]. Il n’en demeure pas moins que l’aménagement du territoire semble désormais moins réprobateur de l’urbanité rurale et de l’agriculture urbaine. Cette attitude témoigne d’une nouvelle sensibilité face à des modes d’habiter et, surtout, de cohabiter qui ne datent pourtant pas d’hier, mais qui, il est vrai, ont récemment pris de l’ampleur. Dans ce contexte, l’avènement d’une urbanisation durable peut-il tenir essentiellement dans la lutte à l’étalement urbain ? Si la ville actuelle n’est pas pleinement durable, faut-il, pour qu’elle le devienne, qu’elle abandonne complètement son caractère diffus et se résigne à n’être que compacte ? Une ville diffuse – ou ayant les attributs d’une certaine diffusion – ne pourrait-elle pas être durable, ou est-ce une option utopique à écarter d’emblée ? S’agit-il de pragmatisme urbanistique ou d’une chimère qui ferait rêver de rendre, par la magie de la pensée, la ville étalée durable ? Parallèlement, dans quelle mesure l’agriculture ne pourrait-elle pas bénéficier du développement d’une nouvelle culture aménagiste à l’égard du territoire agricole, culture reconnaissant les vertus d’une certaine mixité d’usages ?

Considérant les échecs encaissés par la lutte à l’étalement urbain depuis 30 ans et la solidité de l’ancrage culturel de l’urbanisation diffuse, n’est-il pas prudent d’envisager, ne serait-ce que temporairement, un aménagement durable de l’urbanisation diffuse ? Si oui, quels moyens, actuellement à la disposition de l’urbanisme ou sur sa planche à dessin, peuvent être utiles à cette fin ? Et comment concilier ces mesures avec la recherche d’une compacité urbaine, qui, même dans ce contexte, ne perd pas nécessairement sa pertinence ? Est-il alors possible, dans ces territoires d’urbanisation diffuse, d’orienter l’agriculture vers des modèles différents plus accommodants, quitte à abandonner d’autres territoires au productivisme d’une agriculture industrielle dont la durabilité parait douteuse à d’aucuns ? Ce questionnement anime déjà diverses instances, notamment dans le domaine de l’aménagement du territoire. Certes, il ne s’agit pas encore d’un changement de paradigme, mais la revalorisation de la faible densité d’occupation que sous-tend le débat en cours permet assurément d’ouvrir un dialogue plus rationnel et plus serein sur l’urbain diffus, dialogue jusqu’à maintenant marqué par un très large fossé.

Porté par ce mouvement, le présent numéro thématique des Cahiers de géographie du Québec explore les nouvelles manières de concevoir l’aménagement rural en tenant compte à la fois de la réalité de l’urbanisation diffuse et des impératifs du développement durable. Le but est de comprendre comment, de nos jours, on peut concevoir une occupation responsable des territoires où s’effacent progressivement les distinctions entre la ville et la campagne. L’intérêt de la démarche est de chercher à comprendre quelles sont, dans la perspective du développement durable, les modalités de la complémentarité et de la cohabitation de l’agriculture avec les autres usages, notamment l’habitation et le commerce. La réflexion proposée s’engage d’abord sur la définition même de l’urbanisme durable, avant d’examiner plus spécifiquement des politiques et des pratiques qui laissent entrevoir un possible renouvellement de l’aménagement des territoires de l’urbanisation diffuse en France et au Québec.

Des huit articles proposés ici, les trois premiers abordent de front les enjeux que représente l’urbanisation diffuse au regard du développement durable. Tout d’abord, Martin Simard s’interroge sur les liens entre l’étalement urbain et l’empreinte écologique. Il note que les avantages théoriques de la ville compacte, bien que largement promus, se heurtent malgré tout au légitime désir pavillonnaire des ménages, en particulier au Canada et aux États-Unis. Il reconnaît aussi que la ville durable, que nous appelons de nos voeux, n’a pas encore généré de modèle. Si on peut le déplorer, la situation n’en présente pas moins une occasion d’innovation, dont il reste cependant à tirer avantage. Jean Ruegg, Joëlle Salomon-Cavin et Richard Quincerot examinent, pour leur part, l’émiettement urbain tel qu’il se manifeste à Genève et à Vancouver. Ils constatent que le phénomène n’est pas sans relation avec un mouvement inverse de densification. C’est pourquoi, selon eux, la ville compacte ne saurait se concevoir en elle-même, étant donné qu’elle induit par ailleurs une urbanisation diffuse. Annabelle Morel-Brochet et Éric Charmes s’interrogent, de leur côté, sur la densification du pavillonnaire par le pavillonnaire, option qui pourrait rendre l’étalement urbain moins problématique. Certes, l’idée rencontre de l’opposition, mais il apparaît qu’une subdivision parcellaire menée dans cette optique peut être envisagée et acceptée si les conditions sociologiques sont favorables.

Les cinq autres contributions se déclinent davantage sur le mode de l’étude de cas, même si elles contiennent des réflexions théoriques significatives. Des sujets traités, un seul est québécois, tandis que les autres sont propres à la France, où les recherches sur l’urbanisme durable foisonnent. Michel Côté, Guy Mercier et Francis Roy étudient le régime québécois d’aménagement sous l’angle de l’urbanisation des campagnes, qui, expliquent-ils, en constitue un motif inavoué. Leur démonstration consiste en une relecture de la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles qui, loin de dénier à l’urbain le droit de poursuivre sa diffusion, pose en fait les bases d’une rurbanisation dont les modalités, toutefois, restent encore à définir. Adrien Gey analyse, pour sa part, le traitement réservé aux franges urbaines dans les récents projets d’aménagement du Grand Paris. Adoptant un point de vue prospectiviste, il teste la durabilité réelle ou projetée des franges urbaines de la métropole parisienne en considérant leur typologie respective. Nora Semmoud, Marion Amalric, Bénédicte Florin, Roman Stadnicki et Florence Troin portent, quant à eux, leur regard sur les conditions sociologiques de l’appropriation résidentielle en contexte périurbain. Prenant l’exemple de la zone d’aménagement concerté des Terrasses-de-Bodets, ces auteurs expliquent comment s’effectue la différenciation des espaces périurbains et se constitue, dans ce contexte, une sociabilité de voisinage. Leur étude indique qu’il existe ou peut exister, même au sein de l’habitat pavillonnaire, une vie de quartier ou ce qui peut y équivaloir. Se concentrant sur le lotissement du Clos des Éparviers, en périphérie de Lyon, Lou Herrmann montre comment la négociation entre les autorités municipales et les promoteurs peut aisément adopter le point de vue de l’urbanisme durable et prendre forme, après coup, dans les ensembles résidentiels périurbains. Enfin, Daniel Le Couédic et Lionel Prégent expliquent que le territoire de la Bretagne est structuré autour de nombreux petits bourgs et que l’habitat individuel qui y domine n’est pas associé à la mode du pavillon de banlieue. Ce territoire rural relativement dense, multipolaire et bien innervé de routes, affiche des éléments de durabilité et ne devrait pas être réduit au phénomène d’urbanisation diffuse, car il constitue également une « ville invisible » qui, à bien des titres, pourrait être érigée en modèle.

Ce numéro thématique ambitionne de poser les bases d’une réflexion visant à dépasser le débat suranné entre ville compacte et ville diffuse, en invitant chercheurs et praticiens à étudier et à envisager de nouvelles formes et de nouveaux liens entre l’urbain diffus et ses territoires d’accueil. Les analyses et les propositions ici réunies constituent un premier pas en ce sens et il est espéré que d’autres initiatives prennent le relais.