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Introduction

Les lieux de vie (quartiers, jardins, maisons) ont un impact non négligeable sur la santé des populations. Un exemple en est donné par l’épidémie de chikungunya qui a sévi à l’île de la Réunion de 2005 à 2006. À la Réunion, le jardin a une dimension esthétique et sociale forte. La petite case créole, comme la grande propriété, vit au rythme de son jardin. Chacun l’organise en choisissant plantes et couleurs dont les combinaisons sont infinies. Chaque jardin comporte une grande variété d’espèces conjuguées selon les saisons qui lui confère sa personnalité et son originalité. Il est luxuriant : nous sommes en milieu tropical dans une zone d’importante biodiversité avec des espèces végétales importées du monde entier (Cadet, 1996). Les Réunionnais en sont fiers et n’avaient pas imaginé qu’il puisse constituer un risque sanitaire et qu’il leur faudrait en revoir la gestion.

Dix-huit mois après l’épidémie de chikungunya à la Réunion, nous avons réalisé une enquête pluridisciplinaire associant un géographe, un démographe, deux anthropologues, un psychologue et un médecin afin d’apprécier les savoirs, comportements et représentations des populations sur cette épidémie et, d’une manière plus générale, sur les maladies transmissibles vectorielles et l’environnement [1]. Dans le cadre de ce travail, une étude a été menée sur les jardins et leur rôle au cours de l’épidémie. Après avoir rappelé les principales caractéristiques de l’épidémie de chikungunya et présenté la population sur laquelle a porté l’enquête, nous mettrons en évidence l’impact du cadre de vie (maison et jardin) sur le développement de la maladie.

Le chikungunya

Le chikungunya (celui qui marche courbé en swahili) est une maladie virale transmise par un moustique : l’Aedes albopictus (le moustique tigre) dans le cas de la Réunion [2]. Identifiée dans les années 1950 en Afrique, cette maladie a débuté en 2004 dans la Grande Comore avant de se répandre dans d’autres îles de l’océan Indien, notamment à la Réunion (Catteau et al., 2005 ; Gaüzere et Aubry, 2006 ; Taglioni, 2010). L’Aedes albopictus a pour biotope principal la proximité des habitations, car il est anthropophile et s’adapte très bien aux gîtes que l’homme lui procure (vieux pneus, canettes et bouteilles vides, récipients abandonnés, bâches des piscines, carcasses d’appareils électroménagers et de voitures ou encore vases des cimetières). Le moustique se reproduit dans de petites collections ombragées d’eau stagnante où la femelle est capable de déposer trois ou quatre pontes d’une centaine d’oeufs chacune au cours de sa courte existence (de trois à quatre semaines, maximum). Les larves sont adultes en une semaine et la population peut ainsi être reconstituée en peu de temps (Taglioni, 2010). À chaque ponte, la femelle doit nécessairement se nourrir en prélevant un « repas de sang » chez un animal à sang chaud (Fontenille et Schaffner, 2006 ; Peyronnet, 2006). Les jardins lui offrent le maximum de conditions favorables à son développement et à sa reproduction. Aedes albopictus a une activité essentiellement diurne : il pique ses victimes principalement au lever du jour et en fin de journée.

Le virus du chikungunya est un alphavirus de la famille des Togaviridae. L’infection provoque une forte fièvre qui monte rapidement, atteignant souvent de 39 à 40°C, et qui s’accompagne de grands frissons intermittents, d’éruptions cutanées sur le visage et le tronc et, surtout, de douleurs articulaires très souvent invalidantes – arthralgie ou arthrite touchant plusieurs articulations, principalement les petites articulations des mains, des poignets, des chevilles et des pieds. Myalgie, nausées, vomissements, maux de tête, écoulement nasal, conjonctivite, douleur rétro oculaire, photophobie et adénopathie sont les autres symptômes de l’infection causée par le virus. La période d’incubation est habituellement de deux ou trois jours, mais elle peut aller jusqu’à dix jours. Aucun traitement antiviral n’est actuellement offert. Les traitements disponibles, qui ne visent qu’à soulager les symptômes, comprennent les médicaments antipyrétiques et anti-inflammatoires ainsi que des mouvements et exercices légers préconisés pour améliorer la raideur des articulations. La seule forme de prophylaxie possible consiste à réduire au minimum le risque de piqûre par des moustiques infectés en utilisant des insectifuges (Agence de santé publique du Canada, 2011). La maladie peut durer d’une semaine à plusieurs mois et s’accompagne d’une fatigue intense (Guillery, 2005 ; INVS, 2008). Les malades restent alités plusieurs jours, voire plusieurs semaines. À la douleur physique s’ajoute l’inquiétude des séquelles, mais aussi parfois de la mort directe ou indirecte causée par le virus.

L’épidémie à la Réunion a débuté en mars 2005 avec quelques cas isolés de voyageurs en provenance de l’Union des Comores. En mai 2005, elle atteint 500 cas, puis le rythme se ralentit avec l’arrivée de l’hiver austral et ses baisses de températures et de précipitations. Mais à partir de novembre 2005, l’été austral apporte chaleur et humidité et les chiffres s’emballent : 47 000 cas par semaine début février 2006, soit 4 cas par minute. L’épidémie va ensuite connaître une baisse pour atteindre environ 3000 cas du 24 au 30 avril 2006, et 130 cas du 3 au 9 juillet 2006 (Taglioni, 2009). À compter de cette date, l’épidémie s’essouffle puis prend fin. Néanmoins, les risques d’une reprise sont toujours présents et, comme le signale l’Institut de veille sanitaire, « malgré l’importance de l’épidémie enregistrée en 2005-2006, la population encore susceptible d’être infectée reste suffisante pour qu’un tel phénomène se reproduise » (INVS, 2008). Au total, au cours de l’épidémie, 38 % de la population a été contaminée par le chikungunya, soit près de 300 000 personnes sur les 800 000 que compte l’île.

La répartition géographique des malades sur le territoire réunionnais tend à s’uniformiser au fur et à mesure de l’avancée de l’épidémie (figure 1). Seul le centre de l’île a été relativement épargné, car les moustiques n’y sont pas ou y sont peu présents en raison de conditions climatiques peu propices liées à l’altitude. « Comme le rappelle l’Institut de veille sanitaire, ces données sont à interpréter avec précaution, car elles dépendent du niveau de participation des médecins au système de surveillance, variable selon les communes. Néanmoins, elles donnent une assez bonne approche de l’étendue de la maladie, qui ne semble pas connaître de frontières nettes » (Taglioni, 2010).

Figure 1

Taux de prévalence du chikungunya par commune à la Réunion, de fin décembre 2005 à fin avril 2006.

Taux de prévalence du chikungunya par commune à la Réunion, de fin décembre 2005 à fin avril 2006.

Réalisation : Marie-Louise PENIN, ADES CNRS 2011

Source : Taglioni, 2009

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En l’absence de traitement spécifique et de vaccin, la lutte contre la maladie s’est faite dans l’urgence avec l’objectif de détruire les moustiques et, surtout, d’éliminer les gîtes larvaires (Fenetrier et al., 2008). Des campagnes d’information (affiches, presse, radios) et de démoustication ont été mises en place par les autorités (Direction régionale des affaires sanitaires et sociales, municipalités, État/armées). Elles ont été l’objet de controverses, dans une population qui ne savait pas faire le lien entre environnement et santé en matière de chikungunya et qui n’était pas prête à accepter facilement des mesures venant perturber les habitudes des gens dans la gestion quotidienne de leur environnement de proximité (Bley et Setbon, 2009 ; Lombard, 2006 ; Taglioni, 2009). Ces politiques de prévention ont mis l’accent sur le risque que constituait le jardin et il a été rapidement demandé à la population de s’impliquer en agissant sur l’environnement et en éliminant les sources potentielles de gîtes (pneus, objets stockés à l’extérieur, soucoupes sous les pots de fleurs, déchets verts), en nettoyant les gouttières des maisons, en recouvrant les citernes d’eau pluviale, en vidant les bassins et en remplaçant par du sable l’eau des pots de fleurs dans les cimetières

Cadre de l’étude : objectif, méthode, population

L’enquête a porté sur un quartier de la ville de Saint-Pierre, la Ravine des Cabris, au sud de l’île de la Réunion (figure 2). La Ravine des Cabris est située au nord de Saint-Pierre à 250 mètres d’altitude. Au XVIIIe siècle, cette zone rurale d’habitat traditionnel, plongée dans la verdure des manguiers, des bambous et des orchidées, était le plus grand centre de production de café de l’île. Après le café, on y a cultivé la vanille et la canne à sucre. Le développement démographique et la pression foncière favorisèrent une urbanisation rapide au cours des dernières décennies. C’est aujourd’hui une zone résidentielle forte de 15 000 habitants, avec un habitat individuel majoritaire où se côtoient maisons modernes et maisons traditionnelles et qui a conservé son cachet d’antan ainsi que ses espaces verdoyants.

C’est dans la commune de Saint-Pierre que sont apparus les premiers cas de chikungunya, en 2005. La Ravine des Cabris était alors un lieu de forte prévalence, très végétalisée avec une forte densité d’Aedes ; elle concentrait les conditions favorisant le contact homme/vecteur et, par conséquent, la diffusion de l’épidémie. Ces caractéristiques ont dicté le choix de ce quartier comme zone d’étude privilégiée du chikungunya. L’objectif était d’approfondir les connaissances sur les maladies émergentes ou ré-émergentes (chikungunya, dengue, etc.) en prenant en compte les perceptions et les pratiques thérapeutiques de la population réunionnaise et les comportements de gestion de l’environnement domestique, appuyés sur des études qualitatives et quantitatives. Il s’agissait également d’expliciter la nature des liens établis entre moustique, insalubrité et population, et d’analyser la nature des contraintes qui pèsent sur la mise en oeuvre effective des mesures de prévention préconisées (contrainte économique, mais aussi tensions entre vie quotidienne et adoption de mesures contraignantes).

L’étude a été réalisée en novembre 2007, soit 18 mois après l’épidémie dans le quartier de la Ravine des Cabris. Elle a porté de manière exhaustive sur l’ensemble des individus résidant en habitat individuel, plus exposé au risque de contamination (figures 3a et 3b). L’unité d’enquête est le ménage, qui constitue la cellule de gestion de l’environnement, en particulier du jardin, et le groupe au sein duquel on s’organise pour faire face à la maladie ou la prévenir. L’approche utilisée a été double, intégrant aspects quantitatifs et qualitatifs. L’enquête comportait deux modules : un questionnaire sociodémographique avec un volet habitat, et un questionnaire environnement-santé. L’enquête sociodémographique a permis de recenser toutes les personnes des ménages résidant dans la zone d’étude et de saisir leurs principales caractéristiques démographiques (âge, sexe, lieu de naissance, statut matrimonial, niveau d’étude, activité professionnelle, lieu de travail, etc.). Il est, en effet, primordial de situer démographiquement la population étudiée. Le volet ayant trait à l’habitat a recueilli les caractéristiques du logement (type de construction, confort, statut d’occupation, etc.) et des informations relatives aux pratiques quotidiennes des ménages en matière de gestion de l’environnement domestique : entretien du jardin, circuit de l’eau et des déchets, modalités de stockage, etc. Ce volet renseigne aussi sur la répartition des tâches entre générations et entre sexes, au sein du ménage. Les risques sanitaires auxquels les ménages sont exposés ont ainsi été évalués.

Figure 2

La Ravine des Cabris à la Réunion

La Ravine des Cabris à la Réunion

Réalisation : Marie-Louise PENIN, ADES CNRS 2011

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L’enquête environnement-santé s’est intéressée aux représentations et aux comportements de santé au sein du ménage, notamment : aux connaissances en matière de chikungunya et de maladies vectorielles (connaissance de la maladie, de ses symptômes, de sa transmission) ; aux représentations liées à l’étiologie du chikungunya et des maladies vectorielles ainsi qu’aux perceptions du risque par les populations ; aux comportements de soins et de prévention et aux itinéraires thérapeutiques adoptés par les malades dans le contexte culturel de pluralisme médical. Ce questionnaire n’a été adressé qu’à une seule personne adulte par ménage. Il a été complété par deux observations des jardins, en 2007 et en 2009.

Figure 3a

La Ravine des Cabris : zone enquêtée

La Ravine des Cabris : zone enquêtée

Réalisation : Marie-Louise PENIN, ADES CNRS 2011

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La population étudiée

Le quartier de la Ravine des Cabris-centre compte 2101 habitants pour 655 résidences principales. La population étudiée (415 ménages pour 1267 personnes) représente près des deux tiers des habitations et de la population du quartier. Les ménages sont en moyenne de petite taille, composés de 3,08 personnes ; 15 % sont constitués de personnes seules. Ils sont implantés dans le quartier de longue date : 60 % depuis plus de 10 ans et 40 % depuis plus de 20 ans. La population de ces ménages est en moyenne plus âgée que celle de l’île et de la commune de Saint-Pierre, avec 19 % de personnes âgées de 60 ans ou plus (contre 11 % dans l’ensemble de l’île). Près des trois quarts de ces personnes sont nées à La Ravine des Cabris ou dans les environs proches ; seules 14 % sont nées dans un pays d’Europe. La population étudiée est donc relativement stable géographiquement, issue du milieu local. Une grande majorité (58  %) s’est déclarée sans activité professionnelle, dont 30 % de retraités, et certaines professions sont quasiment absentes, comme les agriculteurs et les cadres supérieurs. Ainsi, les personnes exerçant une activité professionnelle appartiennent avant tout aux classes moyennes, étant des employés (16 %), des membres de professions intermédiaires (10 %) ou des ouvriers (8 %) côtoyant quelques commerçants et artisans (4 %). Comme corollaire de la situation professionnelle et de l’âge, près du quart (22 %) des personnes de 20 ans ou plus ayant fait l’objet de l’enquête n’ont qu’un niveau d’étude primaire, et 17 % ont accédé à l’enseignement supérieur. Sur l’ensemble des personnes interrogées (tous sexes et âges réunis), presque toutes (95 %) étaient présentes au moment de l’épidémie de chikungunya. Le profil démographique de la population influence la vitesse de propagation de la maladie et ainsi sa prévalence.

Figure 3b

La Ravine des Cabris : occupation du sol

La Ravine des Cabris : occupation du sol

Réalisation : Marie-Louise PENIN, ADES CNRS 2011

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Parmi la population étudiée, 57 % des personnes ont déclaré avoir eu le chikungunya au cours de l’épidémie (entre 2005 et 2007). Cette proportion apparaît plus élevée que celles fournies par l’Institut national de veille sanitaire, qui estime à 38 % la part des personnes atteintes par le chikungunya à la Réunion (Gérardin et al., 2008). Cette différence s’explique par la particularité de l’habitat étudié : un habitat individuel avec présence de jardins propices à la diffusion de l’épidémie. La prévalence du chikungunya s’est exprimée différemment selon les caractéristiques sociodémographiques des individus. Les populations autochtones, c’est-à-dire nées dans l’île de la Réunion, ont été plus atteintes que les populations allochtones [3]. Les populations défavorisées ont généralement une origine « locale ».

Tous les âges ont été touchés, mais les groupes les plus affectés ont été les adultes à partir de 40 ans et, parmi eux, les plus vulnérables ont été les personnes âgées : 80 % des 65 ans ou plus ont contracté la maladie contre moins de 50 % avant 35 ans (figure 4). L’atteinte en grand nombre des personnes âgées est une des principales caractéristiques de l’épidémie à La Réunion. Toute fièvre est moins bien supportée par les vieillards, car les réserves en eau dans le corps diminuent avec l’âge ; en outre, il existe souvent d’autres maladies liées à l’âge, de même qu’un certain degré de dénutrition. L’isolement des personnes âgées entraîne également, pour elles, le risque de ne pas être secourues à temps (Gaüzère et Aubry, 2006).

Figure 4

Pyramide des âges de la population enquêtée à la Ravine des Cabris

Pyramide des âges de la population enquêtée à la Ravine des Cabris
Source : Maryse Gaimard

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Si les résultats des premières enquêtes réalisées à la Réunion semblaient montrer une plus forte prévalence pour le sexe féminin (Gaüzère et Aubry, 2006), depuis le début 2006, le rapport apparaît plus équilibré. Il en va de même pour notre population étudiée où l’on observe que 58 % des femmes et 56 % des hommes ont été atteints. Quelques explications de la plus grande prévalence chez les femmes ont été formulées : « Plus grande exposition dans les jardins, plus de surface de corps exposée, plus grande attractivité pour les moustiques… ? Ce phénomène avait également été constaté lors de l’épidémie de dengue en 2004 » (Gaüzère et Aubry, 2006 : 50).

Les adultes n’ayant pas été scolarisés ou ayant un niveau d’instruction faible (niveau primaire) ont été plus fréquemment contaminés (75 %) que ceux ayant un diplôme de niveau lycée (60 %) ou ayant suivi des études supérieures (42 %). Il faut souligner que le niveau scolaire et le lieu de naissance, sont étroitement corrélés entre eux ainsi qu’avec l’activité professionnelle. Celle-ci est également un facteur déterminant d’une différence de prévalence. Les ouvriers, les retraités et les femmes au foyer ont été plus atteints (74 %) que la moyenne de la population, alors que les cadres supérieurs (37 %) et les membres de professions intermédiaires (40 %) font figure de privilégiés.

Bien que le chikungunya soit une maladie transmise par un vecteur, on constate que l’éducation, l’âge et la profession apparaissent comme des déterminants du risque de contamination ; ces facteurs sont interdépendants.

La maison et l’entretien du jardin à la Ravine des Cabris

À la Réunion, l’habitat traditionnel est individuel : c’est la kaz [4] construite en bois, ornée de lambrequins [5], sans étage et colorée, s’agrandissant au fil des naissances. Son toit est en tôle, d’où sa dénomination de « bois sous tôle » (figure 5). Elle est construite sur une parcelle généralement close appelée kour [6], entourée de haies vives et accessible par un baro [7]. Sur le devant de la case créole, on trouve souvent une terrasse ouverte, légèrement surélevée, la varangue [8]. Espace de fraîcheur et de transition entre l’intérieur et l’extérieur de la maison, la varangue est traditionnellement ouverte sur la rue. C’est un lieu de repos où l’on dispose les plantes rares et les plantes en pots. L’extérieur de la maison, la kour, se partage ainsi entre le jardin à l’avant et un espace de stockage à l’arrière. L’espace de devant est organisé en deux parties autour d’une allée centrale qui conduit du baro à l’entrée de la case. L’espace de derrière est réservé aux activités domestiques, au petit élevage de poulets ou de cabris : on y trouve souvent une cuisine extérieure « au bois », un point d’eau, et divers objets stockés.

Figure 5

Les maisons traditionnelles de la Réunion

Les maisons traditionnelles de la Réunion
(Photos D. Soulancé)

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L’environnement domestique des ménages étudiés présente, dans l’ensemble, de bonnes conditions de salubrité. Les trois quarts des ménages sont propriétaires de leurs maisons, qui sont à 90 % construites en matériaux durs, couvertes d’un toit de tôle, avec une véranda ouverte. Le tiers des habitations ont une cuisine à l’extérieur du logement, généralement sous la varangue. Si la plupart des ménages (77 %) sont équipés de ventilateurs ou de climatiseurs, très peu (7 %) possèdent des moustiquaires aux fenêtres, 18 mois après l’épidémie, alors que la prévention contre le chikungunya passe par l’utilisation de moyens de protection diurnes.

Presque toutes les habitations disposent d’un jardin devant la maison (figure 6a). Certaines d’entre elles possèdent aussi un espace derrière (figure 6b). Les parcelles sont closes : le type de clôture le plus répandu est le mur de pierre, parfois complété d’un grillage ou d’une palissade en bois, le tout fermé par un baro.

Le jardin est luxuriant, et la densité ainsi que la diversité des plantes et des fleurs donnent le sentiment d’un inextricable fouillis coloré, mais ordonné. Il est souvent ombragé par des arbres fruitiers. Traditionnellement, il présente de multiples usages : il protège, décore, nourrit et soigne. Il protège car il est clos ; il décore car c’est un espace voué aux fleurs, en formation dense, mariant les couleurs ; il nourrit avec ses arbres fruitiers, ses plantes aromatiques et ses épices ; il soigne avec ses plantes médicinales.

Les plantes s’observent dans quasiment tous les jardins. Elles sont soit en pleine terre (71 % des jardins de devant et 65 % des espaces de derrière), soit en pots sans soucoupe (respectivement 69 % et 44 %).

À noter que nous avons trouvé quelques pots avec des soucoupes dans un jardin sur quatre en moyenne – la prévention du chikungunya passe par la suppression des soucoupes sous les pots pour éviter la présence d’eau stagnante dans le jardin et la prolifération des larves.

Figure 6a

Espace devant

Espace devant
(Photos D. Soulancé et S. Sauzade)

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Figure 6b

Espace derrière

Espace derrière
(Photos D. Soulancé et S. Sauzade)

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Dans 85 % des cas, l’espace devant la maison est un jardin d’agrément. Dans près de 60 % des jardins, on note la présence d’arbres fruitiers. En revanche, le jardin n’est guère utilisé comme potager : celui-ci se trouve à l’arrière de la maison dans 7 % des cas. On a pu observer que seulement 15 % des propriétés possèdent une basse-cour ou d’autres parcs à animaux (cabris, chiens, tortues, oiseaux) situés à l’arrière de la maison. Dans le quart des jardins, on trouve des objets stockés, toujours dans la partie arrière de la kour (généralement du bois, des bouteilles vides, des objets usagés, de vieilles carcasses d’appareils électroménagers, des pneus et divers matériaux de construction). Ces objets sont stockés sans aucune protection, ni bâche, ni abri fermé (rares sont les abris couverts : 10 % des cas). Ils sont donc, en fait, très rarement protégés de l’humidité et sont devenus autant de gîtes propices à la reproduction des moustiques.

À la Ravine des Cabris comme dans le reste de l’île, on note une surconsommation d’eau. Presque toutes les habitations possèdent au moins un point d’eau dans le jardin, un robinet pour la plupart, une citerne de récupération des eaux de pluie (57 %) et pour l’arrosage, un tuyau ; quelques-uns utilisent encore un seau ou un arrosoir. En revanche, l’arrosage automatique intégré demeure rare. On observe la présence de quelques lavoirs, puits et bassins d’ornement, ainsi que 33 piscines dont trois sont abandonnées et sources d’eau stagnante où prolifèrent les larves des moustiques.

Dans quelle mesure le cadre de vie de la population exerce-t-il une influence sur la propagation de l’épidémie ?

L’influence du lieu de vie sur le chikungunya

Il existe une grande diversité de jardins à la Ravine des Cabris, depuis le jardin créole traditionnel jusqu’aux jardins beaucoup plus épurés. Les observations ont été réalisées sur un échantillon de 11 jardins représentatifs de la diversité du quartier.

Le jardin dit « traditionnel », véritable fouillis végétal vert ou coloré (jardins créoles) est composé d’un jardin d’agrément à l’avant avec sa multitude de fleurs, d’arbres et de plantes en pots, espèces diverses soigneusement choisies par les propriétaires (figure 7). Dans cet espace, un carré est réservé aux plantes aromatiques et médicinales (romarin, citronnelle, verveine, ayapana, cannelle et géranium, mais aussi gingembre et quatre-épices) placées généralement près de l’entrée de la maison afin qu’elles soient facilement accessibles. Dans une cour à l’arrière, sont stockés carcasses d’appareils électroménagers, bouteilles vides, animaux ou encore déchets verts. Ces jardins sont ombragés par une multitude d’arbres fruitiers donnant de l’ombre aux caféiers et retenant l’humidité propice à la prolifération des moustiques : manguier, litchi, bananier, papayer, citronnier, mais aussi jacquier, grenadier, tamarinier, jamblon, jujubier, figuier, goyavier et sapotier, ou encore vigne et olivier. Très entretenus et très arrosés par leurs propriétaires, ces jardins sont des lieux humides favorisant la prolifération des moustiques. Dans la plupart de ces jardins, les individus ont été victimes du chikungunya.

Figure 7

Les jardins traditionnels verts et colorés à la Ravine des Cabris

Les jardins traditionnels verts et colorés à la Ravine des Cabris
(Photos D. Soulancé)

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À l’opposé des cases et de leurs jardins traditionnels, on trouve des maisons de construction plus récente, plus grandes et plus modernes (figure 8). Le terrain clos est essentiellement constitué de pelouse plantée d’arbres tropicaux – cocotiers à l’avant, et manguiers, litchis ou coeurs de boeuf à l’arrière. Quelques plantes aromatiques et médicinales (romarin et ayapana) poussent dans un coin du jardin. Les fleurs sont plantées devant la maison, le long de la haie de clôture ou en pots sous la varangue : roses et anthuriums. Chez certains, la pelouse est tondue tous les 15 jours et l’arrosage est relativement rare « afin que l’herbe ne pousse pas trop haut et ne devienne un gîte pour les moustiques » ; ces foyers ont été épargnés par le chikungunya. Chez d’autres, la pelouse est arrosée quotidiennement, le jardin devenant un lieu de détente, d’agrément et de jeux pour les enfants. Dans ces cas là, les familles ont été contaminées. Malgré les recommandations de la lutte antivectorielle, il subsiste encore, dans ce type de jardin où la pelouse a envahi l’espace, quelques massifs de fleurs dans des pneus – qui sont autant de réservoirs de ponte pour les moustiques.

Figure 8

Le jardin pelouse à la Ravine des Cabris

Le jardin pelouse à la Ravine des Cabris
(Photos D. Soulancé)

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Entre ces deux types extrêmes, on trouve plusieurs jardins qui associent l’élément fondamental de la modernité, qu’est la pelouse (petit espace gazonné), avec la dimension traditionnelle du jardin réunionnais (arbres, fleurs et plantes en pots). Pour en faciliter l’entretien, les propriétaires font couper les arbres fruitiers, ne conservant qu’un litchi ou un manguier, et gazonner une partie de la parcelle (figure 9). On retrouve les habitudes créoles dans ces jardins : un coin pour les épices et les plantes médicinales (romarin, gingembre, verveine-citronnelle, bétel marron, safran). Dans le jardin, on remarque une grande diversité de plantes et de fleurs, en pots et en terre (anthuriums, oiseaux de paradis, queues de chat, épines du Christ, ananas marrons, orchidées épiphytes sur manguier, géraniums). Ce qui caractérise ce type de jardin, que nous avons qualifié de « jardin de transition », est le fait « qu’il s’ouvre » par un espace gazonné et qu’il conserve sur une partie de la parcelle une grande variété de fleurs et d’arbres fruitiers. Le type d’arrosage de ces jardins varie. Si certains ont, par commodité, opté pour un arrosage intégré ne nécessitant pas de présence dans le jardin, d’autres utilisent encore le tuyau d’arrosage. Dans ce dernier cas, les habitants ont été plus exposés à la maladie.

Figure 9

Le jardin de transition à la Ravine des Cabris

Le jardin de transition à la Ravine des Cabris
(Photos D. Soulancé)

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Ainsi, l’organisation du jardin (type de massifs, plantes, pelouse) et le système d’arrosage deviennent aussi facteurs de risque dans le cas d’une maladie vectorielle comme le chikungunya. Il en va de même pour l’entretien du jardin, dévolu au chef de ménage aidé de son épouse, plus rarement des enfants. L’épouse s’occupe seule du jardin de devant et l’entretient régulièrement, en général le matin, au moment où les femelles des moustiques piquent. Quelque 30 % des personnes qui ont participé à l’enquête disent s’en occuper quotidiennement et une majorité, plusieurs fois par semaine. Les jardins sont bien entretenus, mais on a pu remarquer que l’arrière de la maison est presque toujours moins bien nettoyé que l’avant. La forte prévalence du chikungunya parmi les femmes au foyer (74 %) et les retraités (74 %) peut s’expliquer par leur activité extérieure dans le jardin.

Conclusion

L’étude réalisée à la Ravine des Cabris a concerné uniquement des ménages vivant en maisons individuelles, la prévalence de la maladie ayant été beaucoup plus élevée (plus du double) dans ce type d’habitat qu’en habitat collectif (Setbon et Raude, 2008). Il ressort de nos observations que c’est au niveau de l’espace domestique que s’est en partie jouée l’épidémie de chikungunya.

Malgré le fait que le chikungunya soit une maladie vectorielle transmise par un moustique, nous avons observé une inégalité entre les individus face à la maladie selon certaines variables sociodémographiques. Ainsi, le risque de contamination augmente avec l’âge. La prévalence est également plus élevée chez les personnes originaires de la Ravine des Cabris, chez les personnes ayant un faible niveau d’instruction et chez celles n’ayant pas d’activité professionnelle (retraités et femmes au foyer). Notons que ces différentes variables sont dépendantes les unes des autres.

L’environnement de proximité exerce également une influence sur la diffusion de la maladie. Un jardin non entretenu (herbes hautes, objets stockés) avec présence d’eau stagnante devient un milieu favorable aux gîtes larvaires, au développement des moustiques et ainsi à la propagation de l’épidémie. En outre, celui qui passe du temps dans son jardin pour l’entretenir a également plus de risque d’être exposé au vecteur de la maladie : il en va ainsi, par exemple, des femmes au foyer et des retraités. Les Réunionnais de la Ravine des Cabris ont dans l’ensemble respecté les conseils de prévention pour éliminer les gîtes larvaires en enlevant les soucoupes sous les pots de fleurs, en nettoyant l’arrière de leur maison et en couvrant leurs réservoirs d’eau pluviale.

Mais ils n’ont pas vraiment pris conscience du danger que cet espace pouvait représenter, en raison d’une mauvaise connaissance de la maladie et de son mode de transmission. Dix-huit mois après la fin de l’épidémie et malgré toutes les campagnes de sensibilisation et la médiatisation du chikungunya, une fraction de la population (20 %) établit encore difficilement le lien entre environnement et santé dans le cadre des maladies transmissibles vectorielles. Elle ne sait toujours pas que la maladie est transmise par un moustique et ne s’en protège pas. Cette connaissance varie selon les caractéristiques sociodémographiques des individus : les plus âgés, les natifs de la localité et les moins instruits connaissent moins bien que les autres le mode de transmission, sont moins favorables à la démoustication et nettoient peu leurs jardins. Ils ont ainsi été les plus touchés.

Il apparaît donc que, dans le cas du chikungunya à la Réunion, les lieux de vie ne sont pas sans influence sur la santé des populations, autant par les relations qu’entretiennent les individus avec ces lieux que par l’organisation propre de ces espaces de proximité. Les Réunionnais ont également trouvé dans leurs jardins les plantes médicinales qu’ils ont utilisées pour se soigner durant l’épidémie.