Article body

« Le bassin du Mississippi représente l’un des plus importants chantiers d’aménagement au monde, dont les travaux s’expliquent par l’intensification agricole et le peuplement de plus en plus dense de ses rives, de ses bras et de ses deltas » (De Koninck, 2006 : 19). Depuis la fondation française de La Nouvelle-Orléans, en 1718, l’impétuosité du Mississippi a motivé nombre de tentatives pour contrôler le fleuve qui a joué un rôle de premier ordre, non seulement dans le développement économique (Ruggles, 1852), mais aussi dans l’histoire du génie hydraulique aux États-Unis (Reuss, 1985 ; Shallat, 1989) [1].

En 1853, lorsqu’il s’embarque pour la Louisiane, Reclus a 23 ans. Déjà républicain, socialiste et libre-penseur (Giblin, 1976 ; 2005), il vient à peine de se découvrir un projet de géographe. Débarqué du John Howell à La Nouvelle-Orléans, il réside en Louisiane environ deux ans (Alavoine-Muller, 2007). En particulier, il profite d’un congé pour remonter le fleuve jusqu’à Chicago. Le Mississippi fait donc partie des contrées dont Reclus a rendu compte directement. Au terme de « deux années de courses et de recherches scientifiques dans les régions baignées par ce fleuve hier solitaire » (Reclus, 1859a : 258), Reclus est intarissable, ce qui étonne Hurlbut lorsqu’il rend compte du volume de la Géographie Universelle sur les États-Unis : « More than 200 pages in all are devoted to the Mississippi Valley, which seems to be regarded as the distinctively American portion of the country. Mr Reclus is most at home in describing the natural features and the geology of a territory, and he takes an American’s delight in the vastness of his subject » (Hurlbut, 1892 : 387).

Le matériel est abondant : une douzaine de lettres rédigées pour son frère Élie et sa mère depuis La Nouvelle-Orléans de 1854 à 1855, deux articles (1859 et 1878) et le compte rendu d’un rapport (1863) sur le Mississippi, quatre articles généraux sur les fleuves et leurs deltas (1859, 1865, 1866 et 1880), à quoi il convient d’ajouter le tome de la Géographie Universelle consacré aux États-Unis (1892) et le fameux ouvrage intitulé Histoire d’un ruisseau (1869).

Cette portion de l’immense oeuvre géographique de Reclus permet de rendre compte tout à la fois des dimensions spatiale, sociale et culturelle d’un Mississippi qui est en cours d’aménagement alors que les rives des fleuves européens sont déjà largement occupées. En quoi la vision de Reclus sur le Mississippi ne pâtit-elle pas du cloisonnement durable entre naturalistes et ingénieurs qui a ralenti les progrès de la connaissance au XIXe siècle (Broc, 1969) ? Comment intègre-t-il l’idée de protéger la nature sauvage (wilderness) ? Cornuault (2001 : 35) a bien vu que « Reclus invite chacun à se mêler de tout, à surmonter la séparation des phénomènes, dans une culture qui réconcilie l’intelligence, la sensibilité et l’action ». Ces regards complémentaires confèrent à la géographie de Reclus toute son originalité.

Dégager l’ordre du fleuve

Reclus ne se contente pas de synthétiser les travaux des explorateurs, des naturalistes et des ingénieurs hydrauliciens ou forestiers ; il ancre sa pensée dans une observation attentive de la nature, prise comme un tout, pour en dégager l’ordre et l’équilibre : les hommes doivent découvrir et respecter les (seules) lois naturelles.

Le poids du nombre

Reclus a lu les ouvrages de géographie physique et de géologie qui traitent du Mississippi (Lyell, 1845 ; 1849 ; Marcy, 1854 ; Thomassy, 1860 ; Foster, 1869). Il est aussi influencé par sa lecture des ingénieurs français dans les Annales des Ponts et Chaussées et les Annales des Mines. Mais la précision scientifique des rapports états-uniens l’enthousiasme (Reuss, 1999). Par exemple, Forshey (1850) avait déjà étudié la largeur du chenal, la profondeur de l’eau, la vitesse des courants, les variations de débits, le rôle des levées et des cutt-offs, et les remèdes contre les inondations. Or Reclus est sensible à la quantification des variables : certes la « géographie n’est pas la géométrie » (1859a : 259), mais il « ne suffit pas de comparer les hommes au sable des grèves ou aux vagues de l’Océan, il importe de mesurer exactement l’espace qu’ils occupent » (1889 : 122). Aussi n’hésite-t-il pas à appuyer son argumentation sur les cartes, les mesures, les sondages et les calculs continués pendant des années par les ingénieurs hydrauliciens, notamment Ellet (1853), Humphreys et Abbot (1861), et Eads (1876). Il souligne l’intérêt des formules mathématiques, des cartes et des graphiques dont les courbes résument toutes les séries de faits observés sur le fleuve en plusieurs points de son cours et aux différentes époques de l’année (1863 et 1865).

La géographie de Reclus n’est pas figée, elle « épouse le mouvement » (Alavoine, 2001 : 30). D’ailleurs, il est captivé par la dynamique des processus ; les phénomènes d’érosion le fascinent et il s’attache à donner la mesure des phénomènes décrits (Reclus, 1859a). Il cherche à comprendre quelles sont les forces à l’oeuvre dans les évolutions. Ainsi le great raft de la Red River a-t-il été initié par le refoulement de ses eaux lors d’une crue du Mississippi, et depuis, les arbres charriés n’ont eu de cesse de s’agglomérer (Reclus, 1859b). De plus, citant Ritter (1822-1859), Reclus nomme à son tour « fleuves travailleurs » les cours d’eau qui déposent leurs alluvions au sein d’un delta progressant vers la mer (1866b : 22). Si les deltas du Pô (Cuvier, 1830 ; Lombardini, 1852) ou du Rhône (Fabre, 1797) s’élèvent également, le Mississippi se distingue par la hardiesse et l’étrangeté des formes que prennent ses bouches alluviales. Son lit empiète de 40 kilomètres sur le golfe du Mexique, puis se divise en trois grands bras qui se ramifient eux-mêmes. Reclus compare les évaluations divergentes du temps nécessaire au remplissage de son delta, de 5000 ans (Élie de Beaumont, 1843-1844) à 1000 siècles (Lyell, 1849), avant de trancher : « Il lui [la terre] a fallu au moins 55 000 ans pour remplir le delta mississipien de ses alluvions, mais elle l’a rempli » (Reclus, 1858 : 224).

Les lois de l’eau courante

Reclus se tient informé des découvertes issues des dernières explorations, notamment sur le cours du haut Mississippi : les expéditions de Schoolcraft vers les Grands Lacs en 1820 et à travers la région qui s’étend entre le Lac Supérieur et le Mississippi en 1832 (Schoolcraft, 1821 ; 1834), ou celles de Nicollet à partir de 1836 (Nicollet, 1841). Toutefois, Reclus ne réduit pas la géographie à la mémorisation d’une collection de faits, à la multiplication de monographies ou à la juxtaposition de constats idiographiques. Il invite à classer les faits, à les unir « en un corps de connaissances raisonné et justifié par une préoccupation plus haute que celle des noms et des chiffres » (1894 : 4).

Influencé par la conception que les anarchistes ont de la nature (Giblin, 1976) – les lois naturelles sont les seules contre lesquelles les hommes ne peuvent rien –, Reclus s’emploie à identifier plusieurs lois concernant les eaux courantes, tout en reconnaissant la complexité de cette tâche. Il repère diverses lois d’équilibre ; par exemple, dans les trains de méandres mississippiens, l’écoulement sape alternativement chaque berge et les alluvions sont déposées « sur les pointes des deux anses » (1859c : 26). Reclus explique la formation d’un train de méandres à l’aide de la loi de réciprocité des anses, qu’il calque expressément sur la loi du pendule (1859a : 292 ; 1859c : 25 ; 1863 : 136, 140 ; 1865 : 26-27). Sans une impulsion première, le Mississippi ne serait qu’un « canal en ligne droite ». Mais si un obstacle contraint l’écoulement à une première déviation, une suite de méandres se forme nécessairement.

Riche de lectures concernant les rivières à fond mobile (Legrom et Chaperon, 1838), Reclus élabore aussi la loi de sériation des îles pour rendre compte des chapelets élaborés à la faveur d’un obstacle hydraulique. « Un banc de sable arrête une branche de saule, cette branche se fixe dans la vase ; puis, chaque inondation apportant de nouvelles alluvions et de nouvelles semences, il arrive que le banc de sable est au bout de quelques années devenu un bois de saules ou de peupliers » (1859a : 279). Lorsqu’un premier îlot s’est formé, il diversifie le champ de vitesse et la direction des écoulements, si bien qu’il sert de tête à une série d’autres îlots et de bancs de sable (1865).

En France, la doctrine sur le rôle écologique des forêts est élaborée dans le premier tiers du XIXe siècle (Fesquet, 1997). Reclus a ainsi conscience que l’érosion des montagnes rend compte de l’aggradation des planchers d’alluvions (Fabre, 1797). Adoptant également une vision globale et dynamique, Reclus pense le Mississippi à l’échelle de son bassin versant, et repère toute une série d’agents régulateurs : le courant régule la hauteur des eaux et la force des crues, du fait des vitesses réduites des eaux latérales et de la formation d’un bombement central (1865 : 46) ; les lacs et les marais servent de réservoirs temporaires pendant la saison des crues, avant de restituer l’eau au fleuve appauvri (1859a : 281 ; 1859c : 7, 23 et 31 ; 1865 : 47-48) ; la végétation riveraine et les terres inondables captent l’eau et freinent l’écoulement (1859c ; 1865).

Aux yeux de Reclus – comme à ceux des ingénieurs hydrauliciens et forestiers (Humphreys et Abbot, 1876) – une fois qu’ils en ont compris le fonctionnement, les hommes peuvent compléter l’oeuvre de régulation des cours d’eau en imitant les travaux de la nature (1865  ; 1869c) [2].

Aménager le Mississippi

Reclus admire l’oeuvre des ingénieurs hydrauliciens qui régularisent le fleuve pour répondre à plusieurs objectifs : assurer le débit régulier des eaux, favoriser l’agriculture, la navigation et l’industrie, et éviter les crues redoutables (Harrison, 1950 ; Pabis, 1998).

La gestion des crues et des inondations

Reclus relate avec enthousiasme les efforts fournis pour contenir le fleuve entre ses rives. Concernant les travaux de défense, Reclus signale plusieurs types d’ouvrages d’art réalisés par les riverains : les monticules artificiels des Indiens dans le bassin du Yazoo (1865 : 40), les pilotis et la digue circulaire aménagée par les colons français autour de La Nouvelle-Orléans et des entrepôts de Cairo (1865 : 52-53), et les levées de terre longitudinales destinées à la protection des rives. Surtout, il décrit les rives du bas Mississippi comme systématiquement occupées par « les digues, les levées et autres remparts hydrauliques » (1865 : 43) et les compare à celles du Huanghe, du Pô et de la Loire, toutes étant victimes de l’érosion ou du travail des rongeurs qui favorisent la formation de redoutables crevasses.

Reclus (1859) tient en grande estime l’ingénieur Ellet (1853) à qui le Congrès attribua la charge de rédiger un plan de défense contre les inondations. Dans son rapport, il expliqua leur recrudescence par le développement du système de levées, l’extension des terres cultivées, les recoupements artificiels de méandres et l’allongement du delta. Il ajouta que le problème empirerait à mesure que les terres riveraines seraient mises en valeur par les populations. S’il reconnaissait l’intérêt de renforcer les levées, il préconisait aussi la création de réservoirs artificiels sur les affluents pour contrôler le débit du fleuve. Son opinion fut controversée et le rapport suivant, dû aux officiers du corps des Topographical Engineers, bénéficia d’un consensus en soutenant que les levées restaient la meilleure solution pour contenir les crues : les coûteux barrages et rectifications de méandres n’étaient pas nécessaires (Humphreys et Abbot, 1861). Bien que la question des inondations restait saillante (Commission of Engineers, 1875) et même si le Congrès autorisa des centaines de projets de réservoirs, les conclusions de ce rapport conservèrent toute leur influence jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (Reuss, 1985).

Les dangers de la navigation

En dépit de son importance pour le développement du pays (Reclus, 1859a, 1865, 1869a), la navigation mississippienne s’avérait complexe à cause de trois dangers principaux (Cramer, 1824) : (a) l’instabilité des berges, (b) les bayous dont le courant fuit le chenal principal lors des hautes eaux et (c) les planters (arbres fermement enracinés et disposés perpendiculairement au flux), les sawyers (arbres dont la disposition varie sous la pression de l’eau) et les wooden islands (accumulation de bois à la dérive). Les obstructions du Mississippi étaient systématiquement dénoncées tant elles affectaient le commerce alors en plein développement (Long et Warren, 1854 ; Mississippi River Improvement Convention, 1877). Le Union merchants’ exchange of St Louis (1865) faisait pression pour obtenir des mesures susceptibles de favoriser la navigation depuis les têtes de bassin jusqu’à l’océan : construction de snagboats pour enlever les épaves, les troncs et les rochers du chenal principal, abattage des arbres instables sur les berges, installation de barrages et d’écluses pour faciliter le passage des rapides, ou encore construction de digues pour concentrer l’écoulement et accroître la profondeur de l’eau.

Reclus soutient donc les projets d’ingénierie civile destinés à favoriser la navigation en régularisant le débit au moyen de barrages (1859a). Influencé par Ellet (1853), il défend le système de barrages et de digues que préconise le commandant Rozet en France (pour améliorer l’alimentation en eau, développer la navigation et lutter contre les inondations) et que l’Algérie et l’Espagne avaient déjà commencé à mettre en oeuvre (Vallès, 1857). Reclus présente également comment le travail des hommes et l’action du courant ont rectifié le fleuve en formant des raccourcis qui évitent aux embarcations des détours de plusieurs dizaines de kilomètres (1859a, 1863 et 1865). Il décrit la gestion du great raft ou « embarras » de la Rivière-Rouge que démantèlent progressivement quatre bateaux extracteurs en 1856 (1859b). Concernant le delta, Reclus rend compte des différentes tentatives destinées à faciliter l’entrée des embarcations, notamment les grandes herses de fer traînées sur le fond du fleuve et les quelques bateaux dragueurs envoyés sur la « barre ». Il s’intéresse aux projets : la proposition d’entretenir l’agitation de l’eau par les navettes incessantes de quatre ou cinq bateaux à vapeur, ou encore le détournement et la canalisation proposés par Ellet. Il est impressionné par le projet d’approfondissement de l’une des passes du Mississippi qui repose sur le système des jetées, abandonné sur le delta du Rhône (1878).

Protéger la nature

Reclus s’exprime abondamment sur la question des conséquences qu’implique le développement des activités humaines sur l’environnement fluvial. Ses écrits procèdent d’une opinion nuancée (Giblin, 1976 ; Dunbar, 1978 ; Schmidt di Friedberg, 2005) dans la mesure où il recherche un compromis entre les positions défendues au sein des deux courants états-uniens – conservation et preservation – qui s’organisent au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.

La foi dans le progrès

Reclus a foi dans le progrès. « Maintenant nous pouvons dire que la terre commence à nous appartenir, car nous lui communiquons notre propre vie, et nous employons toute notre intelligence à humaniser ses forces encore sauvages » (1858 : 221). À la fin des années 1850, alors que le courant hygiéniste se développe en France, Reclus soutient une attitude prométhéenne. Il s’agit d’utiliser au profit de l’homme les forces dangereuses de la terre : « Ces forêts profondes où l’on respire la mort avec l’humide parfum des plantes doivent être assainies, ces marécages d’où s’exhale une fiévreuse atmosphère doivent être comblés, ce fleuve menaçant dont le planteur regarde avec inquiétude le courant rapide doit être muselé » (1859b : 645).

Reclus fait confiance aux hommes, ayant à coeur de nommer les acteurs individuels qui ont pesé sur l’aménagement du fleuve, de décrire les projets et les interventions de groupes privés et de préciser le rôle des politiques publiques. Il dénonce la prépondérance des États atlantiques au Congrès, dont les subventions sont refusées aux « frères du Mississippi » (1859b : 638). Le fleuve devient une véritable production humaine qui renvoie aux riverains le reflet partiel de la société états-unienne. En effet, la régularisation du Mississippi, « les caressantes invitations des capitalistes » et « les plans magnifiques des ingénieurs » (1859a : 269) sont effectués dans le cadre d’une politique qui ne saurait être réduite à une simple action sur le fleuve : Reclus montre à quel point il s’agit d’une stratégie pour agir sur l’économie et la société en aménageant un espace fluvial propice au transport et au commerce.

Dans le même temps, Reclus relève le peu d’attrait des États-uniens pour la beauté de la nature (1859a) et se dit ébloui par l’énergie et l’inventivité des États-Unis (Douzet, 2005). Pourtant, après que les États-Unis eurent acheté la Louisiane à la France (Louisina Purchase en 1803), Thomas Jefferson dépêcha l’expédition de Lewis et Clark (1804-1806) [3] qui suscita l’engouement pour les terres inconnues de l’intérieur et la nature sauvage. En outre, Catlin aurait conçu l’idée d’un parc naturel dès 1832 (Nash, 1982) et Thoreau se retira dans les bois de Concord (1845-1847) pour y rédiger Walden. Tous ont influencé la conception que le public états-unien a de la nature sauvage (Nash, 1982). Surtout, Marsh publie son Man and nature en 1864 et entretient une correspondance avec Reclus qu’il informe des politiques conservationnistes de la nature et pour lequel il rédige une préface à l’édition états-unienne de La Terre (Lowenthal, 1960). De même, Reclus (1865) cite abondamment Marsh (1864) qui montre comment les hommes modifient les systèmes fluviaux. Aussi infléchit-il sa pensée dès les années 1860.

Une nécessaire harmonie avec le fleuve

Reclus soutient les hommes dans leur mise en valeur de la nature, pourvu que l’oeuvre soit respectueuse de son fonctionnement, ce qui en a fait « un proto-environnementaliste » (Schmidt di Friedberg, 2005), « un écologiste avant l’heure et en quelque sorte un précurseur du développement durable » (Giblin, 2005). Il élabore des bilans nuancés des phénomènes naturels et des aménagements humains.

Reclus présente quelques erreurs pour mettre en garde contre de possibles abus à venir. Il se méfie des recoupements de méandres que les hommes favorisent, alors que les Indiens et les premiers colons européens évaluaient les distances par le nombre de méandres que décrit le fleuve (1865). En effet, les interminables détours qu’imposent les méandres à la navigation ont également pour conséquence d’atténuer la pente et la vitesse du courant, ce qui augmente la profondeur des eaux. À ce titre, il compare les tentatives françaises et états-uniennes pour maîtriser les eaux fluviales, et pose un regard critique sur les travaux que les ingénieurs français ont effectués sur la Garonne, la Loire et le Rhône, au moyen de canaux rectilignes et d’épis transversaux (1865 et 1878). En outre, Reclus témoigne des inconvénients de l’endiguement. Si les zones humides captent eau et sédiment, et si la végétation atténue la vivacité de l’écoulement, les levées accélèrent le progrès du delta vers la mer, provoquent l’aggradation du lit et l’accroissement des pics de crue (1859b). De même, il appréhende le drainage des zones humides (1859a et 1859c) et annonce la préparation d’une catastrophe  : si l’épanchement du fleuve était entravé, « campagnes, villes, populations seraient emportées et vomies dans la mer du Mexique » (1859b : 643).

Enfin, Reclus estime que les déboisements et les dégazonnements troublent non seulement l’harmonie de la nature en rendant l’écoulement des eaux plus inégal (1864, 1865), mais aussi celle des paysages (1866a). Au tournant du siècle, deux mouvements se préoccupaient de protéger la nature (Duban, 2000) : la conservation que conçut Pinchot – le premier forestier états-unien de métier – et la préservation sur laquelle s’appuya Muir pour développer le système des parcs naturels. Selon Pinchot, qui a fréquenté l’Ecole nationale des eaux et forêts de Nancy, il importait de gérer les ressources de la nature, et notamment les forêts nationales au sein du Forest Office, au mieux des besoins du peuple états-unien. En revanche, Muir estimait que la présence divine se manifeste dans la nature sauvage et insistait sur son caractère sacré  : elle doit être respectée tel un sanctuaire.

Plutôt que l’action des hommes en général, c’est leur brutalité qui rebute Reclus. Craignant une uniformisation paysagère, il appelle donc de ses voeux la « transformation utile et l’embellissement » (1864 : 768) : là « où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort » (1866a : 379-380).

Rêver la dynamique de l’eau

Reclus est particulièrement sensible à « l’eau, cet élément que les poètes disent si changeant et si perfide » (1859a : 268). S’il a recours à la quantification, aux statistiques et aux lois, il évoque également des images poétiques, des rites anciens et des paysages rares pour susciter une émotion raisonnée.

L’écriture de l’eau

Le fleuve constitue un spectacle pour celui qui accepte d’y prêter attention. Chez Reclus, les descriptions saisissantes, volontiers subjectives, matérialisent l’atmosphère et les paysages : « le cours du fleuve est d’une extrême mobilité ; comme un serpent qui déroule ses anneaux, sans cesse il creuse et recreuse son lit, affouillant d’un côté, rapportant de l’autre, semant les îles comme au hasard » (1859a : 282). Comme le Rhin, le Mississippi rappelle le chêne par la majesté de son port et la puissance de ses branches projetées à angle droit (1865 : 262). Quant aux branches du delta, elles s’épanouissent « comme celles d’un éventail » (1859b : 614). L’ensemble évoque « une fleur immense entr’ouvrant sur l’Océan sa corolle dentelée » (1859b : 635) ou « une main gigantesque étalant ses doigts sur l’Océan » (1878 : 145). Il se présente « en une forme de patte d’oie ou plutôt en forme de patte d’oiseau grimpeur, car les doigts ne sont nullement palmés » (1859b : 635).

L’harmonie que Reclus recherche entre la nature et l’homme, « l’harmonie de deux êtres vivants » (1858 : 220), témoigne d’une vision naturaliste, biologisante, voire organiciste. La terre est vivante, ainsi que le témoignent ces changements continuels qui s’opèrent à sa surface et dans ses entrailles ; l’homme vit aussi, et c’est à la fois du choc et de l’union, des contrastes et des harmonies de ces deux êtres vivants que naît une harmonie suprême que nous appelons l’histoire (1858 : 220).

Le Mississippi est « l’artère fluviale » (1859a : 258), la « grande aorte de l’Amérique du Nord » (1859a : 264) ; « comme le sang, il peut aussi recevoir le nom de chair liquide » (1859b : 646). L’« énergie vitale » imprègne le début de l’oeuvre reclusienne, et peut en partie être attribuée à une façon chaleureuse d’écrire la géographie. Sa géographie est-elle trop descriptive ? Pour la transmettre au public le plus large, il use d’un réel talent d’écriture et a volontairement recours à un langage simple, imagé et poétique. Les superlatifs sont nombreux, les métaphores se succèdent, le raisonnement est volontiers analogique, les descriptions sont vivantes et précises. Mais surtout, toute cette émotion est raisonnée, elle est la contrepartie d’une réflexion globale qui a montré sa propension à discerner les processus régulateurs. « Les fleuves sont bien les veines et les artères des continents ; car non-seulement ils entraînent avec eux les alluvions, mais encore ils portent sur leurs eaux, l’histoire et la vie des nations » (1865 : 36). Peu importe si les proportions ne sont pas respectées, pourvu que l’analyse commence… « La comparaison se fait, une vague étude des éléments s’ébauche dans les intelligences humaines, la science de la Terre commence à naître » (1894 : 8). D’ailleurs, Reclus reconnaît lui-même que ces « comparaisons n’ont […] aucune rigueur scientifique, mais elles s’imposent au regard, et le géographe, comme l’artiste, ne peut s’empêcher d’en être frappé » (1865 : 262).

La culture de l’eau

Reclus (1894) propose une géographie comparée qui soit capable de produire une carte des lieux qui furent mystiques et sacrés, et d’exploiter les mythes les plus anciens, la poésie, les chants et les légendes. Ainsi, dans une même leçon d’ouverture, Reclus évoque tout à la fois le lac Averne, porte des enfers, les eaux glacées du Styx, « une hydre aux mille têtes s’élevant des régions mystérieuses où revivent les morts » à Lerne, la Source de la Vache en Inde, le confluent de Korna où s’élevait l’arbre de la connaissance du bien et du mal, les sources du Nil où habitaient les « irréprochables » Éthiopiens, « amis des dieux », ou encore l’eau de Jouvence qui devait guérir de toutes les maladies et assurer une éternelle jeunesse (1894). Reclus raconte l’étonnement religieux suscité par le miracle de la crue et le prodige des inondations. Il rappelle les « eaux dormantes et courantes, transformées par la vénération ou la peur en de véritables personnes, dieux, génies ou monstres » (1894 : 9). Le Mississippi ne constitue pas une exception :

[…] les Indiens, effrayés sans doute des abîmes cachés sous la surface du fleuve, n’ont jamais placé dans son sein de divinités bienfaisantes. Dans leur mythologie barbare, ils en ont fait un royaume infernal, où siégeaient de terribles manitous, environnés de serpents et de monstres plus affreux encore.

1859a : 262

Le sens du mystère a donné leur importance aux sources, la terreur de l’inconnu aux filets d’eau (Jung, 1953 ; Schama, 1999). Les sources des grands fleuves sont autant de paradis. Selon Reclus (1859a : 260), le « Mississipi fut découvert par Hernando de Soto pendant l’expédition aventureuse qu’il avait entreprise pour faire la conquête du royaume d’Eldorado et de la fontaine de Jouvence ». La vaine querelle concernant la véritable origine du Mississippi ne peut-elle pas être également lue dans ce sens ? « Fleuve de montagne par le Missouri, fleuve de plaine par la partie supérieure de son cours, il est essentiellement double » (1859a : 259).

Une telle sensibilité face à la nature rappelle celle d’Emerson – chef de file du mouvement transcendantaliste – dont la réflexion sur les liens entre les hommes et la nature a exercé une influence durable sur la culture états-unienne :

Nature, in the common sense, refers to essences unchanged by man: space, the air, the river, the leaf. Art is applied to the mixture of his will with the same things, as in a house, a canal, a statue, a picture.

Emerson, 1836

En outre, à la même époque que Reclus, Thoreau [4]  – disciple d’Emerson – écrivait dans son Journal (1857)  : « I do not consider the other animals brutes in the common sense ». De fait, il considérait les poissons, les plantes et même les étoiles comme ses compagnons et ses voisins. « What we call wilderness is a civilization other than our own » (Reclus, 1859).

L’eau dans la vie de Reclus

L’eau occupe une place particulière au sein des tout débuts de l’oeuvre reclusienne. C’est en Irlande, au-dessus des rapides du Shannon, que l’idée de raconter La Terre se fait jour (1869c : préface). D’ailleurs, Reclus conseille l’étude directe de la nature et la contemplation de ses phénomènes : « […] c’est en vivant avec le Mississipi lui-même qu’on peut l’étudier, et qu’on apprend même à l’aimer comme s’il avait une existence personnelle » (1859a : 258). Il reconnaît chez certains hommes un amour pour la nature, une volupté à la fréquenter, une fascination à l’observer (1866a : 353). De même, Muir (1867-1869) estimait que l’expérience directe de la nature sauvage pouvait déboucher sur la révélation, ce qui souligne encore l’influence du transcendantalisme. Mais Reclus ne s’éloigne pas trop de l’explication scientifique des lois naturelles. Il critique ainsi la conception biblique d’Élie de Beaumont (1843-1844) qui estimait, selon sa théorie des soulèvements violents, que « l’ère […] des deltas a commencé lors de la création d’Adam, il y a environ six mille ans » (Reclus, 1858 : 225).

Mais seule l’eau pure, vive et tourbillonnante, reçoit les faveurs de Reclus. Il reste mal à l’aise face aux bayous, aux eaux bourbeuses, dormantes et croupissantes. Il s’agit d’eaux en décomposition où « les débris végétaux et les charognes éparses polluent tellement l’atmosphère, que la respiration devient une souffrance » (1859a : 269). Reclus s’étonne du nombre considérable de bras morts (« lacs annulaires » ou « fausses rivières ») sur les deux rives du Mississippi : « on dirait trois fleuves, dont l’un vivant et rapide roule ses eaux sans interruption de sa source à la mer, tandis que les deux autres, l’un à droite et l’autre à gauche, sont de vrais cadavres, dont les vertèbres éparses le long du fleuve vivant indiquent encore la place où se déroulaient leurs anneaux » (1859a : 293). Selon Reclus, au contraire des « flaques d’eau croupissantes et grouillantes de vers » (1859b : 620), le fleuve est « une chair encore coulante » et l’eau doit courir, être mouvement, instabilité et action. « Sur la terre, l’eau symbolise le mouvement par excellence : elle coule et coule toujours, sans répit, sans fatigue » (1865 : 286). S’il remplit ces conditions, l’élément est paradisiaque.

Reclus semble avoir conscience de cette discrimination, et il l’interprète : « l’homme dont la vie est si courte, et, par conséquent, si mobile, a une horreur instinctive de l’immobilité ; il faut, pour qu’il sente la vie de la nature, que le mouvement et le bruit la témoignent à ses sens, […], il lui faut les bonds rapides de l’eau jaillissant de cascade en cascade, […], il lui faut encore le contraste du stable et de l’instable, du mouvement et de l’immobilité » (1859c : 21). Les complexes de Charon, d’Ophélie et de Swinburne – que Bachelard (1942) a définis depuis – imprègnent l’ensemble de l’oeuvre : le delta est déjà une mer « où s’engloutissent tous les cadavres pour rentrer par leurs éléments dans le vaste sein de la nature, et devenir autant de vies nouvelles » (1859c : 21). L’eau de Reclus est maternelle (Jung, 1953) et matricielle (Eliade, 1964).

Le Mississippi semble avoir joué un rôle ambigu dans le quotidien louisianais de Reclus. S’ennuyant et souffrant de la solitude, il se plaint d’une campagne « uniforme et sans horizon comme la mer » (1911 : 74). Pour autant, l’« uniformité d’un paysage ne fait aucun tort à sa beauté, et le Mississipi en est un magnifique exemple » (1859b : 615). En outre, « […] quand j’ai bien lu et écrivassé, je vais me promener le long du Mississipi et je regarde en silence ces eaux tranquilles qui vont se perdre dans le courant du golfe, et, dans leur long voyage à travers l’Atlantique, iront peut-être se briser sur les rochers de Biarritz » (1911 : 84). Propice à la fois au rêve, à la méditation et à la mélancolie, le Mississippi a accompagné Reclus dans sa quête de sérénité.

On éprouve un sentiment de paix et de bonheur, encore augmenté par la vue de ce courant qui entraîne, puissant et terrible, les eaux de tout un continent, sans même faire entendre le murmure d’un ruisseau. […] Il y a quelque chose d’effrayant dans ce silence de la force.

1859b : 615

Profitant des vertus purificatrice et régénératrice de l’eau (Durand, 1992), c’est au bord du « Père des eaux » (Reclus, 1865 : 276) que Reclus abandonne le christianisme, attribuant non sans humour à un climat anti-mystique l’athéisme général, et qu’il se tourne résolument vers la géographie : « […] depuis que j’ai vu les vagues dorées des tropiques, depuis que j’ai vu les oiseaux-mouches voler au milieu des lataniers, j’ai fait un paquet de toutes les hardes du vieil homme et je les ai jetées dans le Mississipi » (1911 : 95-96).

Conclusion

L’oeuvre de Reclus tire son originalité du croisement de diverses influences. S’il lit les récits des explorateurs et les études des naturalistes, il puise également dans la production des ingénieurs hydrauliciens et forestiers, et participe à leur débat en France et aux États-Unis. « Le Mississipi néanmoins sera plus important comme esclave qu’il ne l’aura jamais été comme dieu » (1859b : 646). Ainsi, au bord de ce fleuve, la pensée de Reclus s’affirme, déjà structurée par des idées fortes qu’il a développées plus tardivement.

Let them [men], then, after learning to appreciate the improvements which science teaches, also learn to lay aside small private interests in order to occupy themselves with general interest, and associate in a spirit of honesty for the common work. Let them cease to be each other’s enemies, and in the other strides of progress which they make let them learn how to defend their fields against the invasions of the rivers, how to make the running waters their most active helpers, and how to transform the streams into the chief ornaments of the earth they inhabit.

1880, extrait communiqué par G. Dunbar

Les nombreuses lectures de Reclus complexifient et nuancent le regard qu’il porte sur les conséquences environnementales des activités humaines. Témoigne-t-il déjà d’une gestion durable des cours d’eau effectuée à l’échelle du bassin versant ? D’abord séduit par la conservation dont l’approche est fondamentalement anthropocentrique, il se sensibilise rapidement à la préservation qui respecte davantage la nature pour elle-même. Recourant aux chiffres comme aux métaphores, la géographie de Reclus se veut d’abord utile.