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Alors que l’espace semble être redécouvert par les théories géographiques (les anglophones parlent de spatial turn depuis Edmund Soja) et sociologiques (Thomas Gieryn, Martina Löw), un des pionniers de la sociologie urbaine francophone moderne, le Belge Jean Remy, vient de publier un petit livre fort opportun. Cet opuscule nous rappelle en effet la place centrale qu’occupe l’espace dans la construction progressive de la pensée de cet ancien économiste qui publiait, il y a 50 ans, La ville, phénomène économique (réédité en 2002 chez Economica) avant de devenir sociologue. Une pensée originale à la source d’une sociologie urbaine pragmatique avant l’heure, issue de va-et-vient constants entre études de cas localisées et fabrication de concepts opératoires, mais aussi nourrie d’échanges tant avec des gens de terrain qu’avec de grandes figures de la sociologie comme Manuel Castells.

Ces échanges se sont poursuivis avec de nombreux sociologues (et souvent héritiers) de l’Association internationale des sociologues de langue française. C’est d’ailleurs sur fond d’itinéraire biographique et intellectuel que Remy livre, avec une clarté inhabituelle, cette synthèse théorique indissociable des enseignements et des recherches empiriques qui en sont le fondement. Mais comme le précise bien la préface efficace de Maurice Blanc, « si Jean Remy pousse les sociologues à regarder l’espace comme un médiateur entre la société et la matérialité, il n’a aucune visée impérialiste » (p. 8). Son analyse reste ouverte et n’esquive pas les confrontations disciplinaires.

Le premier chapitre retrace le parcours du chercheur, dont les premiers jalons qui, à l’occasion d’une étude des transformations de la ville de Charleroi dans les années 1960, le conduisent à distinguer industrialisation, formation de la ville et urbanisation, cette dernière correspondant à un mode de spatialisation faisant de la mobilité une condition d’implication dans la vie collective. Si Remy se nourrit très tôt de la pensée de Simmel et de l’École de Chicago, il prend ses distances avec Louis Wirth, qui sous-estimait le rôle des variables spatiales dans les modes d’habiter.

Le chapitre II montre bien comment l’espace agit comme ressource pour les acteurs sociaux et les individus. À cet égard, Remy a d’ailleurs proposé de nombreux outils fort utiles pour la lecture sociologique : espaces interstitiels, espaces de secondarité, zones à faible légitimité sociale, etc.

Le troisième chapitre, consacré à la mobilité et aux modes de spatialisation, insiste sur la dissociation des espaces de vie et sur les multilocalités au coeur de la vie urbaine contemporaine. La ville doit être déclinée à la fois comme espace morphologique (construit), comme espace sociodémographique et comme espace de pouvoir, mais aussi comme espace socioaffectif.

Le chapitre IV revient sur les différentes modulations de l’urbanisation, car les régimes de distance et de proximité sont devenus complexes ; la ville est désormais plurielle et Remy observe le rôle de l’espace dans l’insertion des immigrés, en évitant de partir d’un schéma fusionnel prédéterminé.

Un dernier chapitre évoque les dilemmes traversant la construction d’une nouvelle ville universitaire, une aventure à laquelle Remy a été associé de près comme sociologue. Le livre s’achève sur un post-scriptum bien trop court pour rendre justice aux synergies entre espace et transaction sociale, l’analyse des compromis de coexistence étant particulièrement riche dans l’oeuvre de Jean Remy. Bref, un petit livre précieux dans la boîte à outils du sociologue d’aujourd’hui.