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L’aménagement du territoire, tout comme l’urbanisme qui en constitue une technique d’application, n’est jamais dissocié du contexte dans lequel il s’inscrit (Subra, 2009 ; Beaudet, 2011). En Union soviétique, par exemple, les autorités politiques mettaient de l’avant une idéologie de rattrapage économique fondée, en partie, sur la surexploitation de certaines ressources naturelles. Cela eut notamment pour effet, sur le plan aménagiste, de conférer une vocation parfois très spécialisée aux territoires, notamment dans le cas des villes mono-industrielles dont subsistent, encore aujourd’hui, plusieurs dizaines de cas disséminés à travers l’espace ex-soviétique et qui éprouvent de sérieux problèmes de requalification. Dans l’histoire de l’Amérique du Nord, l’aménagement du territoire a aussi revêtu fréquemment un aspect idéologique, comme ce fut le cas, par exemple, dans la période de l’après-guerre où, sous l’impulsion de la rénovation urbaine (urban renewal), de nombreux territoires urbains et suburbains ont été requalifiés de façon à consacrer l’usage proéminent de l’automobile et la ségrégation des fonctions urbaines dans l’espace (Mercier, 2010).

Depuis une trentaine d’années, aux échelles nord-américaine et européenne, et même au-delà à certains égards, les principes de l’aménagement durable paraissent vouloir s’imposer, petit à petit, au coeur des préoccupations de nombreuses communautés (Lacaze, 2012 ; Merlin, 2013). Ces principes s’enracinent, pour plusieurs, dans le contexte de la lutte aux gaz à effet de serre (GES) et aux changements climatiques, mais – fait important à noter – ils ne se limitent pas qu’à des préoccupations et à des pratiques liées à la conservation de l’environnement. Ils impliquent, de façon presque inhérente, des dimensions socioéconomiques et culturelles. Ainsi, l’aménagement du territoire ne constitue plus seulement un choix de localisation optimale : il devient un phénomène aux racines beaucoup plus profondes et complexes (Zaccaï, 2011).

En matière d’aménagement durable du territoire, plusieurs positions de départ peuvent guider la réalisation de projets, et parfois même être imbriquées au sein d’un seul et même projet. Certains projets, par exemple les projets de chauffage à la biomasse forestière (Thiffault, 2016), s’inscrivent dans la perspective de l’atténuation des changements climatiques, c’est-à-dire l’effort pour limiter la hausse des températures au niveau fixé lors de la Conférence de Paris (2015). D’autres projets, dont plusieurs d’écoquartiers (Mercier et al., 2016), s’inscrivent plutôt dans le paradigme de l’adaptation aux changements climatiques : ils témoignent alors d’un aménagement visant ultimement à permettre la poursuite du mode de vie actuel, mais en tenant compte des pressions induites (ou à venir) par les changements climatiques. Sur le plan proprement idéologique, des projets d’aménagement durable peuvent être revendiqués au nom de la doctrine de l’anti-croissance ou de la décroissance (Latouche, 2006), alors qu’une très grande partie s’accorde avec les principes au coeur du rapport Brundtland (1987), qui n’oppose pas le développement économique et la conservation de l’environnement (Zaccaï, 2011).

L’intégration de la participation citoyenne au sein des modes de gouvernance est au coeur des défis auxquels est actuellement confronté l’aménagement du territoire. Les projets d’aménagement contemporains, quelle que soit leur taille, sont ainsi appelés à se nourrir de la « démocratie participative », qui conçoit l’action sociale non plus dans une perspective descendante, mais plutôt ascendante (bottom-up, selon l’expression anglaise consacrée) (Zittel et Fuchs, 2012). Or, les dynamiques de la démocratie participative contribuent à mettre en relief le caractère hautement politique de l’aménagement du territoire. De surcroît, elles ont parfois pour effet de confronter le savoir de l’urbaniste aux savoirs citoyens (Nez, 2011) qui, bien qu’empiriques, jouissent de la légitimité de l’expérience quotidienne (Venne, 2005). De telles confrontations ne se limitent pas à un registre idéologique ; elles touchent directement les grandes orientations de développement des territoires, tout comme les choix de localisation des équipements collectifs qui s’y rattachent.

Les transformations qui caractérisent les pratiques urbanistiques posent pourtant plusieurs questions cruciales auxquelles il faut porter attention, par exemple la nature et la légitimité des expertises qui encadrent et guident les pratiques d’aménagement du territoire, ou encore les limites de la consultation publique, qui est souvent perçue comme un mécanisme d’information plutôt que de participation publique (Crépon, 2007). À l’évidence, la rencontre entre l’aménagement du territoire et la démocratie participative est un défi qui nécessite l’apport de l’analyse savante.

C’est dans cette perspective que s’inscrit le dossier thématique 50 ans de participation citoyenne en aménagement du territoire au Québec. Comportant une note de recherche et trois textes produits par des chercheurs universitaires et des praticiens de l’aménagement du territoire, le dossier offre une tribune aux auteurs de recherches théoriques et empiriques novatrices susceptibles d’éclairer les rapports complexes qui unissent l’aménagement du territoire et la participation citoyenne. L’éventail des thèmes couverts par les textes est large : la participation publique et les dispositifs participatifs dans les domaines de l’environnement, de l’aménagement et de l’urbanisme, la réfection des rues et les opérations de verdissement, la protection et la mise en valeur du patrimoine urbain, etc. Les « terrains » explorés par les auteurs, quant à eux, permettent d’entrevoir la richesse du contexte québécois.

Le dossier s’inscrit en grande partie dans une perspective historique, dans la mesure où il explore des conjonctures majeures qui ont marqué les rapports entre l’aménagement du territoire et l’expression démocratique, au Québec. Il demeure toutefois fondamentalement ancré dans les débats et dans les enjeux contemporains. À ce chapitre, sa particularité consiste à rassembler des textes qui permettent de mettre en question la participation citoyenne, soit du point de vue institutionnel, en mettant en relief les conditions de possibilités ou les obstacles permettant l’intégration de la voix citoyenne aux mécanismes de l’action publique (Bhérer, Gauthier, Simard ; Ollivier, Naud, Grenier), soit du point de vue des dynamiques d’acteurs fondées sur la mobilisation et la diffusion des savoirs d’usage au sein de l’univers de l’administration et des politiques publiques (Bizier, Cloutier ; Berthold).

Dans leur article, Laurence Bhérer, Mario Gauthier et Louis Simard dressent un bilan de la participation publique, au Québec, dans les domaines de l’environnement, de l’aménagement et de l’urbanisme. Les auteurs portent une attention particulière à deux dimensions des dispositifs participatifs déployés par les administrations publiques au fil des années : le degré d’ouverture et la manière dont s’expriment les opinions. Ces dimensions sont opérationnalisées à l’aide de deux axes ayant comme pôles extrêmes ouvert / fermé (assemblées ouvertes ou petits groupes) et antagoniste / consensuel (recherche de l’opposition ou du consensus). L’article établit un portait nuancé des dispositifs participatifs en les étudiant dans une perspective diachronique. Cette démarche permet d’abord de démontrer que les dispositifs participatifs dans les domaines de l’environnement, de l’aménagement et de l’urbanisme se sont multipliés et diversifiés au cours des 40 dernières années et qu’ils ne peuvent plus être étudiés entièrement à l’aune des paramètres que constituent les tensions ouvert / fermé, antagoniste / consensuel. Sur ce point, l’analyse des auteurs fait écho, plus largement, aux perspectives d’étude actuelles en science politique, qui montrent que, depuis quelques décennies, les dispositifs participatifs se sont multipliés et diversifiés dans de nombreux champs d’activité (Hudon et al., 2008 ; Tholen, 2015).

La démarche déployée par Bhérer, Gauthier et Simard conduit également à remarquer la prolifération, à travers le temps, de dispositifs orientés vers une plus grande fermeture et un consensus, comme le notent les auteurs, s’agissant des dispositifs déployés en environnement pendant les années 2000. Finalement, la démarche démontre que les deux modèles, soit ouvert et antagoniste ou fermé et consensuel, ne sont pas nécessairement contradictoires, mais qu’ils peuvent avoir une certaine complémentarité.

Dans leur article, Christian Bizier et Geneviève Cloutier s’intéressent au rôle que peut jouer la participation citoyenne dans la transformation des villes, sur des modes autres que la contestation. Comme le démontrent les auteurs, cette participation est susceptible de prendre différentes formes. Il peut s’agir d’un moyen innovant de s’organiser afin de mieux s’exprimer de manière collective, ou encore d’une intervention distincte dans le milieu visant à améliorer la qualité de vie urbaine. La participation citoyenne dont il est question dans cet article est qualifiée d’expérimentation, c’est-à-dire qu’elle ne résulte pas de programmes gouvernementaux préexistants, qu’elle mobilise de nouvelles solutions aux problématiques urbaines, basées sur les savoirs citoyens, et qu’elle permet des interactions entre divers acteurs municipaux. Les « expérimentateurs » contribuent ainsi à planifier la ville autrement en offrant des solutions inédites et innovantes. Selon les auteurs, en plus de mettre en relief l’imbrication qu’il y a entre l’action citoyenne et l’action municipale, l’expérimentation permet de faire ressortir différentes combinaisons possibles, des « bricolages » entre les diverses pistes de solution.

Les rues à l’étude se situent dans la Basse-Ville de Québec, soit dans les quartiers Saint-Roch et Saint-Sauveur. Les réfections de rues orchestrées par la municipalité donnent l’occasion aux citoyens de proposer des solutions de rechange à la réfection traditionnelle et, du coup, d’améliorer la qualité de vie dans leur quartier, que ce soit, par exemple, en organisant des corvées de nettoyage ou encore des opérations de verdissement. Du même coup, l’expérimentation citoyenne peut stimuler l’action municipale, comme le suggère l’étude de la réfection de la rue Anna, dans le quartier Saint-Sauveur, laquelle a fait l’objet d’un projet-pilote d’aménagement intégré visant la réduction des îlots de chaleur urbains et le rehaussement de la qualité de vie par des opérations de verdissement coordonnées entre les citoyens et l’administration municipale.

Dans son article, Étienne Berthold analyse la participation citoyenne à l’oeuvre dans le processus de patrimonialisation, lequel est défini par la mise en valeur du patrimoine culturel, autant matériel qu’immatériel. L’étude de la patrimonialisation implique de déconstruire son processus de formation en faisant ressortir les discours, les contextes, les idéologies et les acteurs impliqués. S’agissant des acteurs, l’auteur souligne que, lorsqu’il est question de patrimonialisation dans la recherche savante, l’action citoyenne est souvent reléguée à une dynamique de contestation à l’endroit du pouvoir. Cet article propose une démarche visant à souligner l’importance de la participation citoyenne dans les opérations de mise en valeur et de conservation du patrimoine, et en ne la considérant pas uniquement en termes de contestation, mais également en termes de négociations et de partages. Les savoirs d’usage des citoyens ont un effet sur les processus de patrimonialisation, tel que le démontre l’auteur à travers l’étude de la patrimonialisation du Vieux-Québec, considéré comme le « berceau de l’Amérique française ».

Trois moments-clés permettant d’examiner les liens entre la participation citoyenne et le processus de patrimonialisation du Vieux-Québec sont étudiés : l’agrandissement de l’Hôtel-Dieu dans les années 1950, la reconstruction de la place Royale dans les années 1970 et l’inscription de Québec sur la liste des sites du patrimoine mondial de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) dans les années 1980. Le cas de l’Hôtel-Dieu démontre effectivement une dynamique de confrontation entre les pouvoirs publics et les associations citoyennes, tandis que le cas de la place Royale fait ressortir une dynamique plus nuancée : sans s’opposer formellement à la reconstruction de cet espace urbain, les associations citoyennes, usant de savoirs d’usage, en rejettent certains volets jugés trop éloignés du sens qu’elles donnent à leur environnement quotidien. L’étude des années suivant l’inscription de Québec à l’UNESCO démontre une dynamique plus complexe entre les pouvoirs publics et les groupes d’intérêt, allant de la bonne entente à la contestation puis à la concertation.

Finalement, une note de recherche signée par Dominique Ollivier, Élise Naud et Guy Grenier dresse le portrait de la participation citoyenne à travers les pratiques de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM). Chargé de tenir des consultations publiques sur tous projets susceptibles d’avoir un effet sur les orientations urbanistiques de Montréal, l’OCPM agit en tant que tiers neutre entre les citoyens et les élus municipaux. Les consultations publiques qu’il orchestre en vertu de son mandat sont ouvertes à tous les citoyens désirant participer et entraînent la formulation de recommandations acheminées à la Ville de Montréal. Ces consultations peuvent porter sur des équipements collectifs ou institutionnels, sur de grandes infrastructures, sur des bâtiments résidentiels, commerciaux ou industriels et sur des biens culturels. À travers l’analyse de 14 dossiers inscrits dans le cadre de la programmation aménagiste montréalaise, les auteurs constatent l’émergence des préoccupations visant le renforcement de la participation citoyenne et le souci de la représentativité des citoyens participants. Ils cherchent également à dégager des facteurs ayant un effet sur la mobilisation de la population et la participation citoyenne. À ce chapitre, ils identifient notamment la nature des projets d’urbanisme (nombre de citoyens touchés, degré de controverse) et les processus entourant la consultation publique (taille du groupe, souplesse). Les auteurs notent également que le manque de suivi accordé aux recommandations formulées par l’OCPM est susceptible de nuire à la participation citoyenne en conférant un sentiment mitigé aux citoyens.

En somme, les contributions contenues dans ce dossier permettent de jeter des ponts entre l’aménagement du territoire et la participation citoyenne, à l’ère du développement durable. En cela, elles constituent, d’abord et avant tout, une invitation au dialogue et au déploiement de nouvelles thématiques et approches de recherche.