Article body

Introduction

À la fin des années 1990, les habitants des métropoles canadiennes subissent de plein fouet une forte crise du logement. Celle-ci se traduit par un taux d’inoccupation passant sous la barre de 1 %, une hausse généralisée des prix des loyers, ainsi qu’une augmentation du temps d’attente pour accéder à un logement subventionné, cette situation fragilisant fortement les ménages les plus vulnérables (Hulchanski, 2005 ; Daoud et Hébert, 2008). Malgré une résorption remarquée de la crise du logement et un taux d’inoccupation à la hausse depuis 2004-2005, le manque de logements abordables subsiste et remet en question l’idée d’un droit à la ville pour tous.

Parmi ces grandes villes canadiennes, la région métropolitaine d’Ottawa-Gatineau comptait en 2016 près de 40,6 % de ménages locataires consacrant plus de 30 % de leur revenu au logement. Dans cet espace urbain transfrontalier à cheval entre les provinces du Québec et de l’Ontario, les acteurs communautaires des deux bords de la rivière des Outaouais affirment que l’accès à un logement sécuritaire, adéquat et abordable n’est pas toujours assuré. Comme dans d’autres grandes villes au Canada, les inégalités en matière de logement touchent particulièrement les ménages immigrants avec enfants (Smith et Ley, 2008 ; Murdie et Logan, 2011 ; Simone et Newbold, 2014). En effet, si l’on regarde la structuration de l’offre en logements locatifs dans les deux municipalités, le manque d’unités d’habitation de grande taille et leur prix rendent la recherche et l’accès à un logement abordable très difficiles pour ces familles à Ottawa-Gatineau (Ray et al., 2010). Cet enjeu a été particulièrement mis en évidence au moment de l’arrivée de plusieurs dizaines de familles de réfugiés syriens, à l’automne 2015 (Rose et Charette, 2017). La venue de cette catégorie d’immigrants avec des besoins spécifiques et urgents a relancé le débat sur le manque de logements abordables de grande taille dans la région métropolitaine.

Dans ce contexte particulier, les nouveaux arrivants francophones comptent parmi les ménages immigrants les plus désavantagés sur le marché du logement. En effet, ces immigrants arrivés récemment dans la région de la capitale nationale sont, pour la majorité, des personnes racisées, souvent réfugiées et vivant des conditions économiques précaires (Veronis et Couton, 2017). De surcroît, si la région métropolitaine d’Ottawa-Gatineau est présentée comme bilingue (Foucher, 2017), certaines familles immigrantes francophones sont encore confrontées à des difficultés pour accéder aux services d’établissement ou aux organismes communautaires en français, ce qui complexifie leur intégration et renforce leur vulnérabilité économique et sociale. Cela est vrai en particulier à Ottawa, où la grande majorité des relations dans l’espace public s’établit en anglais (Veronis et Huot, 2017). En apparence relativement homogènes, les expériences résidentielles de ces immigrants récents francophones n’en sont pas moins nuancées. Si la plupart réussissent à trouver un logement, sur le marché public ou privé, et réalisent des trajectoires résidentielles considérées comme ascendantes par rapport à leur situation de logement à l’arrivée, d’autres vivent au contraire de nombreuses discriminations sur le marché du logement et connaissent des conditions de logement précaires (Veronis et Ray, 2014). Comment expliquer ces expériences résidentielles si contrastées au sein d’un même groupe de nouveaux arrivants à Ottawa-Gatineau ? Quelles sont les inégalités sous-jacentes qui interviennent et interfèrent dans le champ du logement des deux côtés de la frontière interprovinciale ?

À travers une approche intersectionnelle inspirée des travaux de géographie féministe, nous cherchons, dans cet article empirique, à renouveler la manière de traiter les inégalités d’accès au logement des familles immigrantes. À partir de l’analyse qualitative des expériences résidentielles vécues ou rapportées de nouveaux arrivants francophones dans la région métropolitaine d’Ottawa-Gatineau, l’objectif premier est d’examiner l’influence des différents marqueurs d’identité et de leurs intersections sur l’accès au logement abordable des familles immigrantes. Notre second objectif est de souligner le rôle de l’espace géographique et des politiques publiques dans la construction de ces expériences résidentielles différenciées. La région métropolitaine d’Ottawa-Gatineau s’avère particulièrement pertinente pour montrer ces variations d’expériences selon les contextes géographiques et les échelons administratifs existant de part et d’autre de la rivière des Outaouais. Enfin, nous abordons de manière plus subjective le rôle du logement dans le processus d’intégration plus global des immigrants, et tentons ainsi de faire le lien entre l’accès au logement et le droit à la ville.

Revue de littérature

Droit à la ville et accès au logement des immigrants

Le droit à la ville est défini à la fois comme le droit d’habiter et de pratiquer la ville, mais aussi comme le droit de participer à sa production et d’y être représenté. S’appuyant sur les travaux d’Henri Lefebvre (1968), des chercheurs en études urbaines de la mouvance radicale, des militants et des acteurs publics se sont, à différentes fins, réapproprié ce concept au début des années 2000 (Morange et Spire, 2017). Si, pour les premiers, le concept est plutôt utilisé de manière critique pour théoriser les injustices et le processus d’exclusion en lien avec la production de l’espace urbain capitaliste (Purcell, 2002 ; Harvey,  2003), pour les militants, il est un slogan mobilisé pour penser un programme de résistance et faire converger les mouvements sociaux autour de la question urbaine. Par ailleurs, certains acteurs publics, dans une perspective plus réformiste, tentent d’institutionnaliser le concept et codifient un certain nombre de droits urbains, parmi lesquels ressort la question de l’accès à un logement adéquat et abordable. D’après Mitchell (2003), le droit d’habiter la ville implique forcément le droit au logement.

Bien que le concept de droit au logement n’existe toujours pas formellement, au Canada (Porter, 2003) la question de l’accès au logement est régulièrement présentée par les chercheurs et les organisateurs communautaires comme un des enjeux majeurs pour penser le droit à la ville des populations les plus vulnérables (Parazelli et al., 2010), parmi lesquelles se trouvent une grande partie des nouveaux arrivants. En effet, l’accès au logement est considéré comme une des conditions essentielles pour réaliser l’intégration socioéconomique et de l’insertion urbaine des immigrants et des réfugiés au Canada (Murdie et al., 2006). Il permet de s’établir durablement dans un espace et de développer les premiers liens avec la communauté, au sens de quartier (Rose et Ray, 2001). Ainsi, l’accès au logement des nouveaux arrivants est envisagé dans cet article comme une des entrées pour étudier le droit à la ville et la condition urbaine des immigrants au Canada.

Expériences résidentielles des nouveaux arrivants

Depuis une dizaine d’années, de nombreuses études en sciences sociales ont documenté, de manière qualitative et quantitative, les expériences résidentielles des immigrants dans les grandes villes canadiennes (Murdie et Logan,  2011). Dans ces travaux, l’accent est moins mis sur le mouvement et les positions résidentielles successives occupées dans le temps et l’espace par les ménages (Simone et Newbold, 2014) que sur le vécu des familles par rapport à leur situation de logement (Miraftab, 2000, Mensah et Williams, 2013 ; Teixeira et Li, 2015). En effet, cette entrée par les expériences de logement permet de développer une géographie résidentielle plus incarnée et de souligner le rapport subjectif que les ménages immigrants entretiennent avec leur lieu de résidence (Rose et Ray, 2001). Si les chercheurs s’intéressent aussi bien au niveau de satisfaction des immigrants par rapport à leur logement actuel et à leur quartier qu’à leurs possibilités de mobilité et à leurs projets résidentiels, les barrières auxquelles ces immigrants sont confrontés pendant leur recherche de logement constituent un aspect essentiel de leurs expériences (Teixeira, 2008 et 2011).

Les barrières d’accès au logement rencontrées par les immigrants sont particulièrement importantes à leur arrivée au Canada (Hiebert et al., 2006 ; Preston et al., 2007). Elles peuvent être d’ordre structurel (les limites de l’offre en logement) ou institutionnel (les règles d’attribution des logements subventionnés) (Francis, 2009). Elles peuvent également être plus informelles et toucher à l’identité de ces nouveaux arrivants (Teixeira, 2008).

Les chercheurs énumèrent ainsi différents facteurs qui jouent dans le renforcement des inégalités de logement pour les nouveaux arrivants, comme la race et l’ethnicité (Teixeira, 2008), la religion (Mensah et Williams, 2013) ou encore le genre (Rose et Ray, 2001). Les revenus, le statut migratoire (Rose et Charette, 2014), le capital social (D’Addario et al., 2007), la maîtrise des langues officielles et la connaissance des marchés immobiliers et de leurs droits (Mensah et Williams, 2013) sont des barrières qui peuvent, quant à elles, évoluer avec le temps et l’expérience (Dion, 2001). Quand elles sont cumulées, ces différentes barrières peuvent mener à des situations de logement très précaires pour certains nouveaux arrivants, comme le surpeuplement (Haan, 2011) ou l’itinérance (Preston et al., 2009 ; Gaetz, 2010).

Si la plupart des études sont consacrées aux barrières auxquelles se heurtent les nouveaux arrivants dans le secteur privé, il existe encore assez peu de recherches sur les barrières à l’accès au logement subventionné (Francis, 2009 ; Leloup et al., 2009). L’originalité de cet article tient donc dans cette comparaison entre les barrières d’accès au logement public et au logement privé. De plus, la majorité des études s’intéressent aux expériences résidentielles des nouveaux arrivants dans les grandes villes d’accueil canadiennes que sont Toronto (Dion, 2001 ; Teixeira, 2011 ; Mensah et Williams, 2013), Montréal (Rose et Ray, 2001) et Vancouver (Miraftab, 2000 ; Francis, 2009). Si des travaux récents ont été produits sur l’accès au logement des nouveaux arrivants dans les petites villes et les villes de taille moyenne au Canada (Carter et al., 2008 ; Painter et Yu, 2010 ; Teixeira, 2011 ; Brown, 2016), Ottawa-Gatineau, pourtant cinquième région métropolitaine du Canada en 2016 et présentant une forte diversité ethnique et raciale, reste encore assez peu étudiée (Ray et al., 2010).

À travers une approche intersectionnelle

Définie en premier lieu par des intellectuelles afro-américaines marginalisées au sein du mouvement féministe américain (Crenshaw et Bonis, 2005 ; Hill Collins et Bilge, 2016), l’intersectionnalité désigne l’ensemble des réflexions politiques concernant la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination afin d’appréhender la complexité des identités et des inégalités sociales (Bilge, 2009). Connaissant une forte résonnance dans plusieurs disciplines des sciences sociales depuis les années 1990, l’approche intersectionnelle se développe en géographie à travers le travail de plusieurs géographes féministes anglophones, à l’instar de Gill Valentine (2007) et Petra Doan (2010). Elle permet de théoriser les interactions qui existent entre les différents déterminants sociaux, parmi lesquels le sexe, le genre, la classe et la race, et met l’accent sur le rôle de l’espace dans la formation de ces sujets complexes (Valentine, 2007). Les rapports sociaux dépendent alors de l’échelle d’observation et du contexte spatial et temporel (Doan, 2010). En plus de mettre en question l’importance de l’espace dans la construction des rapports sociaux de domination, l’approche intersectionnelle encourage à déconstruire les catégories d’identité, souvent comprises comme des catégories a priori neutres et stables, le but étant de mettre en évidence leur nature fluide et changeante (Saperstein et Penner, 2012).

Dans les études sur les barrières d’accès au logement des nouveaux arrivants, des chercheurs ont déjà souligné comment certains facteurs s’entrecroisent. D’Addario et al. (2007), par exemple, montrent que les demandeurs d’asile sont particulièrement vulnérables à l’itinérance, étant donné qu’ils combinent l’incertitude du statut juridique, de plus grandes difficultés par rapport aux langues officielles et un manque de connaissance de la société canadienne. Cependant, dans ces travaux, l’approche intersectionnelle n’a pas été formellement mise de l’avant pour étudier les expériences résidentielles différenciées des nouveaux arrivants en fonction de différents contextes et segments du marché immobilier. Dans cet article sur les expériences résidentielles des nouveaux arrivants francophones à Ottawa-Gatineau, nous nous intéresserons aux intersections particulières entre la race et l’ethnicité, le sexe, le genre, la classe, la langue ou encore le statut d’immigration, avec une attention particulière sur le rôle du contexte spatial dans l’évolution de ces combinaisons.

Étude de cas

Afin de mettre en valeur l’aspect particulièrement changeant des expériences résidentielles selon le contexte spatial, cette étude empirique a été développée dans la région métropolitaine d’Ottawa-Gatineau, capitale fédérale du Canada, qu’on peut qualifier de « métropole transfrontalière » (Sohn, 2013). En effet, la région de la capitale nationale est le seul espace métropolitain du pays divisé par une frontière interprovinciale – entre le Québec et l’Ontario – et marquant des paysages démographiques, linguistiques, culturels et politiques très disparates de part et d’autre de la rivière des Outaouais.

Une des différences les plus manifestes entre les deux municipalités qui composent cette agglomération concerne l’inégale répartition de la population. En 2016, Ottawa comptait près d’un million d’habitants (991 726) alors que Gatineau, moins peuplée, n’en comptait que 332 057. On retrouve ces inégalités de répartition lorsqu’on s’intéresse à la population immigrante, qui s’installe principalement du côté ontarien de la frontière. En effet, les immigrants sont plus nombreux à Ottawa, où ils représentent 22,6 % de la population totale contre 11 % de la population à Gatineau, d’après les chiffres du recensement de 2016 de Statistique Canada. La plupart des familles de réfugiés syriens arrivées depuis l’automne 2015 préfèrent d’ailleurs s’installer à Ottawa plutôt qu’à Gatineau.

Malgré des distinctions importantes en termes démographiques de part et d’autre de la frontière, c’est autour de la langue que les inégalités spatiales sont les plus marquées (Lefebvre et al., 2014). Tandis qu’à Ottawa, l’essentiel de la vie quotidienne se déroule en anglais (79,8 % de la population y a l’anglais comme première langue officielle parlée en 2016), la langue d’usage est très majoritairement le français à Gatineau (première langue officielle parlée pour 80,2 % de la population en 2016). Deux mondes linguistiques très distincts sont ainsi formés.

Enfin, s’ajoute la complexité de la frontière institutionnelle et des structures de gouvernance. En effet, chacune des deux provinces a son propre modèle de développement, auquel correspondent des politiques publiques et des modes de financement très contrastés dans divers domaines de la vie quotidienne tels que l’éducation, la santé, l’économie sociale et les transports publics. Les politiques sociales d’accès au logement, qui dépendent à la fois de l’échelon provincial et de l’échelon municipal, divergent très fortement de part et d’autre de la rivière. Les politiques d’accueil et d’établissement des immigrants sont aussi très différentes (Veronis, 2013). En effet, les accords signés avec les gouvernements provinciaux et territoriaux, dans les années 1990 pour le Québec [1] et 2000 pour l’Ontario [2], ont donné de nouvelles responsabilités aux provinces dans ce domaine. Tandis que l’Ontario suit la ligne nationale et cherche à attirer les immigrants qualifiés en développant l’offre de service et de formation linguistique, le Québec détermine de manière autonome ses propres critères et niveaux d’immigration, privilégiant principalement l’accueil d’immigrants francophones.

Ces différences démographiques, linguistiques et politiques ont une influence certaine sur les expériences et les pratiques quotidiennes des nouveaux arrivants, qui doivent se faire à cette complexité (Veronis et Ray, 2014). À Ottawa-Gatineau, les immigrants récents connaissent des conditions économiques plus difficiles que le reste de la population. En 2016, près de 40 % d’entre eux étaient des personnes à faible revenu, contre 19,3 % pour les immigrants en général et 12,2 % de la population totale de la capitale. Au sein de ce groupe, les nouveaux arrivants francophones sont parmi ceux qui vivent les situations les plus précaires. En effet, de plus en plus nombreux à s’installer dans la région métropolitaine depuis une quinzaine d’années (Veronis et Couton, 2017), ces immigrants en situation linguistique minoritaire appartiennent, pour beaucoup, à une minorité visible (Madibbo, 2006). D’après les chiffres de l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011 de Statistique Canada, Ottawa est de très loin la ville où la proportion d’immigrants francophones noirs est la plus importante, avec plus de 40 % d’immigrants de langue française se déclarant Noirs. Ces ménages d’immigrants francophones noirs comptent une grande proportion de familles monoparentales (près de 35 % des 15-65 ans en 2011 à Ottawa) et sont fortement touchés par le chômage (10,4 %). Ils viennent, pour beaucoup, de la région des Grands Lacs africains (Rwanda, République démocratique du Congo, Burundi), des Caraïbes (Haïti) et de la Corne d’Afrique (Somalie). Il s’agit souvent de femmes, arrivées seules ou avec leurs enfants, comme réfugiées (Veronis et Couton, 2017).

Méthodologie

Ce travail sur les barrières d’accès au logement des nouveaux arrivants francophones à Ottawa-Gatineau repose sur une méthode qualitative basée essentiellement sur des entretiens semi-directifs (Longhurst, 2010) effectués entre avril et juin 2016.

Dans un premier temps, des entretiens semi-directifs ont été menés avec une douzaine de bailleurs sociaux, d’agents d’établissement et de travailleurs communautaires, ces derniers oeuvrant dans différents types d’institutions et d’organisations à Ottawa et à Gatineau. Parmi elles : les services d’habitation municipaux (2), des organismes sans but lucratif (OSBL) d’habitation pour familles (3), un refuge municipal pour familles itinérantes (1), des organismes d’aide au logement (4) et des services d’aide à l’établissement pour les immigrants (2). Ces informateurs-clés ont été contactés, pour la plupart, par courriel ou ont été abordés lors d’activités telles que la Journée découverte des ressources et services pour les immigrants, organisée par les deux municipalités. Le déséquilibre entre le nombre d’entretiens effectués à Ottawa (9) et ceux menés à Gatineau (3) est révélateur de la différence de taille entre les deux municipalités, ainsi que du plus fort développement des ressources communautaires dans les secteurs du logement et de l’immigration à Ottawa. Si, à Gatineau, toutes les entrevues ont été réalisées en français, seules quatre sur neuf ont pu l’être en français à Ottawa. Ces entretiens révèlent distinctement les inégalités de logement produites par les différences structurelles et institutionnelles existant de part et d’autre de la frontière interprovinciale. Les entretiens permettent également d’avoir accès à des expériences résidentielles vécues par les nouveaux arrivants francophones fréquentant ces services et rapportées par les organisateurs communautaires.

Si ces entretiens semi-directifs avec les acteurs institutionnels et associatifs nous informent sur les différentes expériences résidentielles des nouveaux arrivants francophones en fonction du contexte spatial et politique, elles n’offrent qu’un point de vue externe sur les défis auxquels ces familles se trouvent confrontées pendant leur recherche de logement et sur les occasions qui se présentent à elles. C’est pourquoi ces premiers entretiens ont été complétés par des entrevues semi-directives avec des soutiens de ménages immigrants francophones établis à Ottawa (10), quelques-uns ayant auparavant habité à Gatineau (3) [3]. Les 10 participants sont des nouveaux arrivants francophones avec enfants arrivés au Canada à partir de 2006 [4].

Le groupe de familles interviewées présente des caractéristiques variées en termes de composition du ménage : d’un enfant unique à cinq enfants pour la famille la plus nombreuse, des ménages monoparentaux (3) et des familles biparentales (7). Concernant l’origine des participants, la grande majorité vient de l’Afrique de l’Ouest francophone (7), trois familles viennent d’Haïti. La plupart sont des ménages à faible revenu (8 sous le seuil de faible revenu). Quatre familles sur neuf vivent en logement subventionné public (habitation à loyer modéré [HLM]). Les participants ont été recrutés principalement par l’entremise de connaissances immigrantes francophones à l’université d’Ottawa, et quelques entrevues ont été obtenues grâce à de l’observation dans une église de la communauté francophone. Les entretiens ont tous été menés en français dans des lieux publics ou semi-publics comme des bibliothèques ou des cafés et, pour la moitié, en présence des enfants ; la plupart du temps, un seul membre du couple était présent (8).

L’objectif, avec cette seconde phase d’entretiens semi-directifs, était de comprendre à une échelle plus intime l’accès des immigrants au logement. Pour les familles interrogées, un tel entretien s’avère un moyen de donner de la cohérence et du sens à leur propre trajectoire résidentielle à travers l’énoncé d’une expérience personnelle qu’ils réécrivent, réinterprètent et réarrangent (Smith, 2015). Le fait que les ménages interrogés lors de cette deuxième phase résidaient seulement du côté ontarien de la région métropolitaine constitue une limite importante de cette recherche. En effet, à la différence des premiers entretiens, cela nous empêche de montrer l’impact du contexte transfrontalier sur les trajectoires d’insertion résidentielle des familles. Des entretiens complémentaires seraient à prévoir avec des familles de nouveaux arrivants francophones établies à Gatineau afin de comparer au mieux leurs expériences résidentielles.

Les deux types d’entretiens, intégralement enregistrés puis retranscrits, ont été analysés selon la méthode de l’analyse de contenu de l’Écuyer (1990). Un livre de codes a été établi de manière inductive au moment de la relecture des verbatims afin de dégager les différentes barrières d’accès au logement et leurs intersections (Lejeune, 2017) [5]. Pour les familles de nouveaux arrivants, les trajectoires résidentielles ont été retracées depuis leur arrivée au Canada jusqu’au moment de l’entrevue (voir l’annexe).

Ce travail d’entretiens semi-directifs a été complété par une consultation de la littérature grise concernant les politiques publiques en matière de logement et d’immigration, indispensable pour comprendre les différents contextes et les politiques publiques aux différents échelons administratifs.

Analyse et discussions des résultats

Les résultats sont présentés en deux parties. Dans un premier temps, nous étudions les différentes expériences résidentielles vécues par les familles de nouveaux arrivants francophones au moment de la recherche d’un logement dans le secteur privé. Dans un deuxième temps, c’est l’accès différentiel au logement social de ces ménages qui est examiné.

Recherche d’un logement et pratiques discriminatoires dans le secteur privé

Les pratiques discriminatoires multiples des propriétaires

Pour comprendre les expériences résidentielles des familles sur le marché privé à Ottawa et à Gatineau, il est intéressant d’analyser la combinaison de différents rapports de pouvoir en jeu au moment de la recherche du logement. La question de la discrimination raciale est évoquée en première place par la plupart des familles et des acteurs communautaires interrogés. Elle fait partie de l’expérience résidentielle de beaucoup de nouveaux arrivants francophones racisés, en particulier les immigrés africains noirs, comme l’ont montré plusieurs études antérieures dans d’autres contextes (Miraftab, 2000 ; Teixeira, 2008 ; Francis, 2009).

Il y a une certaine discrimination sur le marché du logement. Je ne sais pas si c’est à cause des rumeurs sur des gens de notre origine qui ne payent pas, mais oui j’ai ressenti ça. […] Pour l’autre condo, le premier que j’ai visité, j’avais un travail. Mais, même si t’as un travail, les gens qui sont là-bas, ils te voient arriver ; tu es Noir. Ils te posent beaucoup plus de questions, ils appellent ton employeur…

Membre de la famille A, 2016 : Entrevue

Si les familles B et C évoquent, elles aussi, la discrimination raciale, elles citent également d’autres formes de discrimination ayant joué au moment de leur recherche de logement sur le marché privé. Pour la famille B, c’est la discrimination des propriétaires envers les familles nombreuses, de trois enfants ou plus, qui est la plus importante. « Ils [les propriétaires] ne veulent pas de familles avec beaucoup d’enfants parce qu’ils ont peur qu’on soit trop bruyant ou qu’ils causent des dégâts dans l’appartement » (Membre de la famille B, 2016 : Entrevue). Cette information est corroborée par plusieurs associations d’aide au logement d’Ottawa et de Gatineau, qui affirment que ce n’est pas seulement la faible offre en logements abordables de grande taille dans la région métropolitaine d’Ottawa-Gatineau qui constitue un obstacle. Ce sont aussi les propriétaires qui vont préférer systématiquement les couples sans enfants aux familles avec enfants dans les logements de grande taille, comme le montre la citation suivante. « Les propriétaires préfèrent prendre un couple sans enfant ou une personne seule que des familles, même dans un 7 1/2 » (Salarié d’une association d’aide au logement à Ottawa, 2015 : Entrevue). Pour la famille C, ce n’est pas tant la taille de la famille que la situation de mère célibataire précaire qui est jugée problématique par les propriétaires. « Je suis toute seule et je reçois l’aide sociale parce que mon travail, il n’est pas fixe. À cause de ça, j’ai l’impression que les propriétaires n’ont jamais confiance en moi » (Membre de la famille C, 2016 : Entrevue). Si les variables de genre et de classe ne sont pas évoquées précisément en ces termes par la mère de la famille C, les représentants des organismes interrogés à Ottawa et à Gatineau confirment la réticence de certains propriétaires à louer leur logement aux personnes qui reçoivent de l’aide sociale, en particulier les mères de famille monoparentale.

Normalement, quand on loue, on n’a pas besoin de numéro d’assurance sociale ou d’un contrat de travail. Mais certains propriétaires vont demander le numéro avant de faire rentrer dans le logement. D’un côté, on a la loi et le règlement, de l’autre, c’est le propriétaire et sa propre loi dans le marché privé

Employé d’un centre d’accueil aux nouveaux arrivants à Gatineau, 2016 : Entrevue

Ainsi, les femmes monoparentales racisées semblent désavantagées sur le marché du logement par rapport aux hommes chefs de famille, ce qui s’explique à la fois par leurs revenus, en moyenne plus faibles que ceux des hommes, mais aussi par la discrimination de certains propriétaires à l’égard des femmes racisées locataires avec enfants (Rose et Ray, 2001). On note ici que les interactions entre les discriminations de genre et de race, les différences de revenu, d’emploi et de classe sociale modifient le degré de la discrimination vécue par ces femmes francophones (Novac et al., 2002 : 29).

Si les femmes monoparentales sont particulièrement discriminées, les femmes seules peuvent néanmoins être préférées aux hommes seuls par les propriétaires, comme le montre la citation suivante. « Certains propriétaires vont nous dire : “Je veux juste des femmes” ou “Je ne veux pas de musulmans comme locataires” » (Salarié d’une association d’aide au logement d’Ottawa, 2016 : Entrevue). La religion n’est pas un élément discriminant mis en évidence par les familles interrogées dans la seconde phase d’entrevues, ces derniers étant en majorité catholiques. Cependant, on peut voir que cet élément est apparu à plusieurs reprises dans les discours des associations d’aide au logement pour parler des expériences résidentielles de certains nouveaux arrivants francophones de confession musulmane.

Enfin, l’exigence de présenter une preuve de statut de résident permanent a aussi été mentionnée par les travailleurs communautaires à Ottawa et à Gatineau. Ces demandes exprimées par les propriétaires montrent que les nouveaux arrivants demandeurs d’asile et réfugiés font l’objet d’une stigmatisation importante sur le marché du logement, laquelle s’explique en partie par l’image d’instabilité qu’ils renvoient (Carter et al., 2008 ; Rose et Charette, 2014). Certains des facteurs évoqués ci-dessus sont étroitement liés à la question de la race. On peut donner comme exemple la taille de la famille, qui n’est parfois qu’un prétexte sur lequel s’appuient les propriétaires pour éviter les accusations de discrimination raciale.

Vous n’aurez aucun propriétaire qui vous dira ouvertement, je ne donne pas mon logement à des Noirs... Mais bon, on comprend bien, quand le propriétaire voit arriver une famille noire et qu’il dit que le logement vient d’être pris ou qu’il refuse les grandes familles, ça ne sert à rien de visiter…

Employé d’un centre d’accueil aux nouveaux arrivants de Gatineau, 2016 : Entrevue

Il convient de souligner l’importance du réseau ethnique ou familial pour compenser ce genre de barrières dans le marché privé (Teixeira, 2011). En effet, la plupart des familles immigrantes interrogées soulignent le rôle crucial qu’a joué la communauté immigrante au moment de leur arrivée et lors de leur recherche de logement à Ottawa-Gatineau. Cinq familles sur dix ont été hébergées par des parents ou des amis à leur arrivée au Canada. Même si la plupart des familles interrogées ont effectué leur recherche de logement en autonomie, elles ont plus souvent reçu une aide de la part de la famille ou des amis que de la part des associations spécialisées. Ainsi, les facteurs race et origine ethnique semblent compensés par le capital social et culturel des familles au moment de la recherche d’un logement.

Dans le contexte de la région métropolitaine d’Ottawa-Gatineau comme dans d’autres villes canadiennes, la race, la classe, le genre, la taille et la structure familiale ainsi que le statut d’immigration se combinent et influencent les rapports de pouvoir dans le domaine du logement.

Fluidité des catégories selon le côté de la rivière observé : la question de la langue et de l’accent

Néanmoins, la question de la langue est particulièrement intéressante dans le contexte de cette ville transfrontalière et bilingue pour comprendre les variations des rapports de pouvoir en fonction du contexte spatial. En effet, le fait d’être francophone et de ne pas maîtriser l’anglais peut s’avérer une barrière importante au moment de la recherche d’un logement sur le marché privé à Ottawa. Au contraire, le fait d’être francophone est plutôt perçu comme un avantage lors de la recherche d’un logement à Gatineau, un espace essentiellement francophone.

Lorsque la jeune femme […] a appelé pour une offre à Ottawa et qu’elle a parlé en français, la propriétaire lui a dit qu’elle avait déjà loué l’appartement. Elle rappelle le même propriétaire devant moi en anglais et la propriétaire lui dit de venir visiter

Salariée d’une association d’aide au logement à Ottawa, 2016 : Entrevue

Avec cet exemple de la langue, on observe que la position sociale des familles de nouveaux arrivants francophones se transforme selon qu’on se trouve d’un côté ou de l’autre de la rivière, dans un espace où le français est majoritaire ou minoritaire (Lefebvre et al., 2014). Parmi les familles de nouveaux arrivants francophones, celles ne maîtrisant que le français sont particulièrement désavantagées à Ottawa, où elles représentent la minorité linguistique, tandis qu’à Gatineau, les propriétaires privés ne réclament pas la maîtrise de l’anglais parmi les critères requis pour les appartements. Cette discrimination linguistique a notamment été ressentie par la famille C au moment de sa recherche de logement du côté d’Ottawa pour quitter l’hôtel où elle était hébergée temporairement. « C’était très difficile parce que toutes les choses étaient en anglais et je ne parlais pas anglais à l’époque » (Membre de la famille F, 2016 : Entrevue). Cependant, si la langue entre dans la combinaison des rapports de pouvoir à Ottawa-Gatineau, il ne faut pas oublier son intersection avec les formes de discrimination liées à la race ou à l’origine ethnique des nouveaux arrivants francophones (Madibbo, 2006). En effet, certaines personnes interviewées ont révélé que l’accent a été un facteur discriminant, et ce parfois dès la prise de rendez-vous par téléphone pour aller visiter un appartement à Gatineau. « En fait, c’est pas le fait de parler français qui pose problème aux propriétaires, c’est ton accent qui fait dire que tu viens de là-bas » (Membre de la famille G, 2016 : Entrevue). Ces expériences résidentielles montrent que la discrimination prend place, y compris du côté de Gatineau où le français est majoritaire, et qu’elle est finalement basée autant sur la couleur de peau et le pays d’origine que sur l’identité linguistique (Francis, 2009).

Ainsi, la combinaison de différents facteurs comme la race, le sexe ou le genre, la classe, la taille de la famille, la composition du ménage, la situation d’emploi, le réseau social, la langue et l’accent permettent de comprendre l’accès différencié au logement abordable des nouveaux arrivants francophones dans le marché privé, à Ottawa comme à Gatineau. La langue est le seul critère changeant en fonction du contexte spatial.

Critères d’éligibilité, priorités et accès au logement social

Des politiques d’attribution arbitraires des autorités municipales et provinciales

Si les pratiques discriminatoires des propriétaires particuliers constituent des obstacles évidents à l’accès au logement abordable, les critères d’éligibilité au logement social fixés par l’État ou des OSBL peuvent aussi être perçus comme arbitraires et agir de manière discriminatoire sur les nouveaux arrivants francophones à Ottawa-Gatineau. Cependant, certains facteurs d’identité distingués comme discriminants dans la première partie des résultats peuvent au contraire profiter à certaines familles de nouveaux arrivants francophones dans le secteur public du marché du logement. L’expression « logement social » recouvre l’ensemble des logements mis en place par les autorités publiques (HLM) ou des mouvements communautaires (OSBL d’habitation et coopératives d’habitation) pour permettre aux ménages à faible revenu de trouver à se loger partiellement ou totalement hors marché. On s’intéresse ici principalement aux critères d’accès au logement social public (HLM), même si la question de l’accès au logement du « tiers-secteur » est prise en compte, côté ontarien. En effet, à Ottawa, tous les OSBL et les coopératives se trouvent sur la liste d’attente centralisée de la municipalité [6].

Pour comprendre l’accès différentiel au logement public au sein du groupe des nouveaux arrivants francophones, il faut d’abord examiner les conditions d’éligibilité pour s’inscrire sur la liste d’attente et le système de pondération pour calculer la vulnérabilité des ménages dans chaque municipalité. Ce sont les autorités municipales et provinciales qui fixent ces critères, de chaque côté de la rivière des Outaouais. Au Québec, la majorité des programmes et des règles d’accès au logement public (HLM) sont décidés à l’échelle provinciale et mis en application localement à travers les offices municipaux d’habitation (OMH). C’est l’OMH de Gatineau, sous juridiction provinciale, qui traite les demandes pour les HLM. En Ontario, les municipalités reçoivent le financement de la province et du gouvernement fédéral et s’occupent de redistribuer les fonds aux organisations qui agissent localement. La municipalité d’Ottawa gère également, de manière autonome, la liste d’attente centralisée, appelée le Centre d’enregistrement, pour l’ensemble des logements subventionnés (HLM, OSBL, quelques coopératives) et possède ses propres règles d’attribution [7].

Les trois principales conditions d’éligibilité dans les deux municipalités sont les suivantes : tout d’abord, à Ottawa comme à Gatineau, une preuve du faible revenu est exigée. Il existe également une pondération allant de deux à six points en fonction du niveau de faible revenu des ménages. Certains acteurs du milieu communautaire soulignent la nécessité de présenter une image de personne vulnérable pour entrer dans les catégories de personnes à aider pour les institutions publiques.

Une des stratégies pour avoir un logement social le plus vite possible, c’est de se montrer comme le plus démuni, le plus pauvre. Malheureusement, il faut jouer la victime parfaite pour espérer obtenir un minimum de services. Mais bon, même ça, ça ne marche pas toujours

Salarié d’un groupe communautaire à Ottawa, 2016 : Entrevue

Alors que le recours à l’aide sociale était vu comme un véritable handicap pour les familles de nouveaux arrivants francophones recherchant un logement dans le secteur privé, il devient nécessaire pour accéder à un logement subventionné dans le secteur public. Les deux villes réclament également une preuve de statut juridique pour s’inscrire sur les listes d’attente de logement social. S’il existe la possibilité de demander un logement social à Ottawa lorsqu’on est résident légal au Canada ou simple demandeur d’asile, à Gatineau, seuls les citoyens canadiens ou les résidents permanents peuvent s’inscrire sur la liste. Enfin, la date d’arrivée dans les municipalités compte beaucoup pour l’accès au logement social. D’abord, du côté de Gatineau, les autorités provinciales exigent un an de résidence dans la ville avant la première inscription sur la liste d’attente (12 mois non consécutifs au cours des 24 derniers mois), contrairement à la ville d’Ottawa qui n’exige aucun critère de résidence [8]. De plus, chaque année passée dans une des deux municipalités permet de gagner un point à Ottawa et deux points à Gatineau.

Ottawa attire beaucoup de familles immigrantes d’un peu partout au Canada. Le logement social est très populaire parce qu’il n’existe pas d’obligation de résidence. La plupart du temps, c’est même la raison principale pour venir s’installer ici

Superviseur d’un refuge pour familles à Ottawa, 2016 : Entrevue

Les deux derniers critères évoqués, statut juridique et année de résidence, affectent particulièrement les nouveaux arrivants francophones, dont bon nombre sont des demandeurs d’asile ou des réfugiés établis depuis peu dans la région métropolitaine. Pour les nouveaux arrivants à statut précaire d’immigration comme les demandeurs d’asile, Ottawa offre tout de même une facilité d’accès par rapport à Gatineau. Par ailleurs, si l’on observe le système de pondération de la liste d’attente, on peut noter que le nombre d’enfants est valorisé dans chacune des municipalités, chaque enfant permettant d’obtenir un point de plus dans la grille de calcul. À l’inverse du fonctionnement du logement privé, le fait d’avoir plusieurs enfants peut être un avantage pour obtenir plus rapidement un logement public. Il convient néanmoins de nuancer cette dernière affirmation, car l’offre en logement social de grande taille pour accommoder les familles nombreuses reste limitée.

On a seulement deux appartements de cinq chambres dans notre parc et un tout petit peu plus d’appartements de quatre chambres ; c’est représentatif du marché du logement social à Ottawa. Les gens qui attendent le plus longtemps sur la liste d’attente sont les personnes qui ont besoin d’un logement avec quatre ou cinq chambres

Directeur d’une OSBL d’habitation à Ottawa, 2016 : Entrevue

Ainsi, aussi bien à Ottawa qu’à Gatineau, le niveau de revenu, le statut d’immigration, l’ancienneté sur le territoire et la composition du ménage sont autant de critères permettant de comprendre les expériences résidentielles différenciées d’accès au logement social des familles de nouveaux arrivants francophones étudiées.

Comme barrière plus informelle, on peut également souligner le problème de l’accès à l’information concernant le logement subventionné pour les nouveaux arrivants francophones (D’Addario et al., 2007 ; Francis, 2009). En effet, si certaines familles ont été prises en charge par les services d’établissement et ont bénéficié d’une présentation des différentes formes de logement social disponibles dans chaque municipalité, d’autres ménages n’en ont jamais entendu parler, comme le montre l’extrait d’entretien suivant.

CR : « Tu sais qu’au Centre de ressources communautaires Vanier, il y a une femme qui peut t’aider à demander un logement subventionné ? »

Famille H : « Non, je ne savais pas. J’aimerais bien aller la voir. Tu peux me donner son nom ? Je vais aller la voir. »

Les différences de systèmes d’attribution entre le côté ontarien et le côté québécois renforcent d’autant plus les difficultés pour s’orienter vers le logement social (Ray et al., 2010).

Fluidité des catégories selon le côté de la rivière observé : l’exemple des priorités locales

Une fois passés les obstacles pour s’inscrire sur la liste d’attente d’un logement social, certaines familles peuvent bénéficier de « priorités » pour avancer plus vite au sein de la liste. Ces priorités sont fixées localement par les municipalités. Cette question des priorités est particulièrement intéressante dans une perspective intersectionnelle, car elle permet de montrer les variations d’expériences résidentielles en fonction des priorités accordées par les autorités publiques de chaque côté de la frontière. Certaines familles peuvent ainsi compter sur une priorité fondée sur certains aspects de leur identité sociale en fonction du contexte spatial.

À Ottawa et à Gatineau, il existe une priorité locale pour les personnes exposées au risque d’itinérance. À Ottawa, on parle de priorité pour les personnes sans abri, tandis qu’à Gatineau, on souligne plutôt les causes du risque d’itinérance. La priorité est ainsi accordée aux personnes dont le logement a subi un sinistre, à celles dont le logement est impropre à l’habitation selon les autorités municipales, ou encore aux ménages ayant subi une expropriation par leur propriétaire. Une autre priorité dans les deux municipalités concerne les personnes victimes de violence de la part de quelqu’un avec qui elles vivent ou ont vécu.

Cependant, certaines priorités ne sont pas partagées par les deux municipalités. En effet, il existe à Ottawa une priorité locale pour les personnes « atteintes d’une maladie grave ou terminale venant aggraver les conditions de vie actuelles dans leur logement ». La famille B, ménage de cinq enfants dont un enfant handicapé, a obtenu cette priorité (voir l’annexe). Elle a pu accéder à un logement social adapté et assez grand pour toute la famille après seulement un an d’attente en refuge à Ottawa, ce qui est relativement peu si l’on regarde le temps d’attente pour les familles nombreuses sur la liste centralisée [9]. « On a eu un accès au logement vraiment facilité avec notre fils handicapé. On avait une priorité sur la liste de logement social à Ottawa, on n’a même pas cherché du côté de Gatineau » (Membre de la famille B, 2016 : Entrevue). La famille C a également pu bénéficier d’un logement subventionné par ce système de priorité locale. Considérée à risque d’itinérance et ayant un problème majeur de santé, elle a obtenu plus facilement un logement subventionné.

J’ai demandé un logement social quand la maison d’accueil pour femmes a fermé et que j’allais me retrouver dehors avec mes enfants. Quand ils ont pris la décision de fermer, ils m’ont donné une lettre à présenter à la liste pour prouver que c’était urgent. J’ai présenté la lettre, et le mélange de la fermeture du refuge avec ma situation médicale, ça m’a permis d’avoir un accès au logement en très peu de temps

Membre de la famille C, 2016 : Entrevue

Ainsi, on remarque que ce ne sont pas exactement les mêmes marqueurs identitaires qui interviennent pour comprendre les différentes expériences résidentielles des familles de nouveaux arrivants francophones dans le secteur public. En effet, l’accès au logement public dans la région métropolitaine varie en fonction de la date d’arrivée, du statut migratoire, de l’accès à l’information sur ce type de logement et des priorités fixées par les municipalités. On peut souligner ici que les politiques publiques d’accès au logement subventionné à Ottawa et à Gatineau, en apparence neutres, peuvent s’avérer discriminantes, car elles établissent des critères de déni d’accès qui lèsent spécifiquement les nouveaux arrivants (Kirszbaum et Simon, 2001).

Conclusion

L’approche intersectionnelle permet d’approfondir et de nuancer les réflexions sur l’accès au logement pour les familles immigrantes francophones à Ottawa-Gatineau. Tout d’abord, elle facilite l’identification d’autres facteurs que la race, la classe et le genre au sein de la matrice intersectionnelle. En effet, le statut d’immigration, la situation familiale, la composition du ménage, le réseau familial et amical, la date d’arrivée dans les municipalités étudiées, la connaissance des marchés immobiliers, ainsi que la langue parlée ont une grande importance pour comprendre les expériences résidentielles différenciées de ces familles. Cependant, si tous ces facteurs interviennent dans la matrice intersectionnelle, certains servent de prétexte aux propriétaires ou aux institutions pour ne pas aborder de front le problème dominant de la discrimination raciale. Par exemple, l’impact de la langue française sur l’insertion résidentielle de ces familles doit être analysé en lien avec la question de l’accent pour comprendre les mécanismes de discrimination raciale qui agissent.

L’approche intersectionnelle nous encourage également à souligner l’importance de l’espace géographique en interaction avec ces différents marqueurs d’identité. Elle permet de mettre en évidence les variations de l’accès au logement selon le segment du marché immobilier observé, public ou privé, et selon le contexte spatiotemporel et institutionnel étudié. Les effets du contexte linguistique, majoritaire ou minoritaire, ainsi que les effets des différences interprovinciales dans les politiques d’attribution de logements subventionnés sur les expériences résidentielles de ces ménages ont particulièrement été mis en évidence dans cet article.

Si l’approche intersectionnelle permet de comprendre les difficultés spécifiques des familles de nouveaux arrivants francophones à Ottawa-Gatineau et de les rendre plus visibles parmi d’autres groupes vivant des problèmes d’accès au logement, comme les peuples autochtones ou les femmes victimes de violence, l’idée n’est pas simplement d’ajouter un groupe vulnérable à la liste. Cet article est d’abord un appel aux institutions municipales, provinciales et fédérales à mieux prendre en compte la diversité au sein des politiques publiques de logement, notamment dans les réglementations d’accès au logement subventionné. C’est aussi une injonction à développer le travail de sensibilisation auprès des propriétaires du secteur privé sur la variété des enjeux de logement auxquels sont confrontés les plus vulnérables au Canada [10]. Les conclusions précédentes sur les apports de l’approche intersectionnelle permettent d’invalider les généralisations sur les immigrants envisagés comme un groupe uniforme et, ainsi, de renouveler notre approche du droit à la ville pour les nouveaux arrivants au Canada. Cet accès au logement étant très différent d’une famille à une autre, il faut revoir notre manière de penser le droit à la ville comme un slogan univoque.