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Les éditions Economica font paraître un nouveau manuel d’économie spatiale, qui est en fait une réédition d’un ouvrage plus ancien, signé par deux chercheurs québécois dont l’approche se veut aussi « pragmatique » que théorique, où « les termes conceptuels […] servent souvent de points de départ pour aborder l’analyse des réalités actuelles » ; ce qui explique la nécessité d’une réédition.

Le livre se divise en trois parties dont la première, consacrée aux « fondements économiques de la ville » est aussi la plus intéressante. Le premier chapitre explique, chiffres à l’appui, le lien fort entre urbanisation et développement économique. Ainsi les auteurs soulignent-ils l’importance du niveau de productivité agricole aussi bien en ce qui concerne l’origine des villes que leur développement ultérieur – à cause de la baisse de la consommation marginale de produits alimentaires et de la hausse de la demande de produits industriels et tertiaires à mesure que l’économie croît. Ils pointent également le rôle de la différence de revenus entre ville et campagne pour rendre compte de l’exode rural. Le second chapitre aborde de manière assez classique les questions des coûts de transport et des rendements d’échelle, censés expliquer le fait urbain dans le cadre régional. Économies d’agglomération et externalités font l’objet du troisième chapitre et les auteurs insistent sur le fait qu’ils concernent à la fois les ménages et les entreprises, réalité trop souvent négligée. Le quatrième et dernier chapitre n’a malheureusement pas la clarté ni l’intérêt des précédents. À la fois trop disparate et superficiel, il traite de questions aussi diverses que l’impact de l’urbanisation sur le développement rural, le rôle moteur des villes dans le processus de développement en général, le problème de la taille optimale des villes, etc. Curieusement, certaines problématiques (« l’urbanisation est-elle un bien ou un mal ? ») ont plus à voir avec la morale qu’avec l’économie ou la géographie.

La seconde partie, bien qu’en principe consacrée à l’analyse régionale, pose également la question plus générale des causes et des ressorts du développement (chapitres 5 et 6). C’est l’occasion pour les auteurs d’introduire, pour la première fois, le concept d’équilibre, alors que les modèles et les théories présentées précédemment s’y référaient déjà de manière implicite. Les chapitres 7 et 8 traitent des politiques locales et régionales au sujet desquelles Polèse et Shearmur se montrent assez pessimistes, en pointant notamment la contradiction entre décentralisation, volonté de promouvoir l’autonomie locale, et politiques de rééquilibrage régional, qui sont l’apanage de l’État.

La troisième et dernière partie revient sur des théories plus générales concernant la localisation des activités économiques. Ainsi le triangle de Weber est non seulement longuement analysé, mais également adapté aux réalités actuelles en ce qui concerne les coûts de transport et les innovations technologiques. Le concept de concurrence spatiale, introduit un peu plus loin, débouche quant à lui sur l’étude de la théorie des lieux centraux, tandis que le chapitre suivant envisage la localisation des facteurs de production dans l’espace intra-urbain, selon une perspective très néo-classique. Enfin, le dernier chapitre fait le point sur les transformations économiques récentes : tertiairisation et dynamique centrifuge des industries. Le livre s’achève sur le constat de la stabilité des hiérarchies urbaines et des structures de position.

L’utilité d’un tel manuel d’économie spatiale qui permet de réaffirmer certains acquis scientifiques aux non-économistes n’est plus à démontrer. Il n’est pas vain de rappeler que la ville est toujours un phénomène économique puisqu’elle réclame une productivité agricole déjà élevée pour exister. De même le rôle des écarts de revenus dans la dynamique des migrations, que défendent les auteurs, est parfois un peu vite écarté par certains travaux qui critiquent, soit l’hypothèse de rationalité des comportements, soit l’oubli de la prise en compte des revenus réels (au lieu des revenus nominaux) dans ces mécanismes. Or, même si chaque individu n’est sans doute pas un homo economicus, le marché se charge lui-même de sanctionner les comportements et les localisations inadéquats, ce qui implique in fine une rationalité effective au niveau macro, à une exception près : les migrants sont souvent victimes d’une illusion monétaire et se fondent alors plutôt sur les revenus nominaux que sur les revenus réels pour migrer. Mais surtout, la dynamique migratoire du travail est largement conditionnée par les emplois offerts, notamment en ville, autrement dit par la mobilité du capital ; ce qui aboutit finalement à une structure de positions effectivement rationelle, quoique déséquilibrée, car générée par des mobilités asymétriques. Moins convaincante, en revanche, est la démonstration de l’importance de la baisse de la demande marginale des produits agricoles dans le développement urbain, sauf à admettre que la production rurale se limite à l’agriculture, ou que les activités industrielles soient toujours urbaines, ce qui est historiquement faux ; mais c’est là une critique mineure.

En revanche, on se gardera de reprocher aux auteurs une analyse des causes du développement forcément incomplète dans l’état actuel des connaissances scientifiques. Au contraire, de nombreux passages du livre sont adroits, utiles et présentés de manière relativement exhaustive : théorie de la base économique, triangle de Weber, théorie des lieux centraux – dont les limites sont suggérées de manière pertinente et originale –, description de la gentrification des centres-villes, critique de certaines problématiques peu fécondes telle la taille optimale des villes, etc.

En somme, le principal mérite de cet essai est la démonstration tout à fait convaincante de l’importance des mécanismes de marché dans le phénomène d’urbanisation (d’où, par exemple, le danger des politiques visant à freiner la croissance urbaine qui risquent de freiner, du même coup, la croissance économique). Ex-post, la ville est toujours un phénomène économique et les auteurs se chargent fort justement de le rappeler.

Toutefois, au-delà de ces indéniables qualités, l’essai laisse souvent le lecteur sur sa faim. Bien des questions importantes sont négligées : le rôle de la rente foncière, à la fois dans le processus d’urbanisation et dans la différenciation des espaces urbains ; la question des réseaux urbains échappant aux logiques de centralité (foyers excentrés de Bird, duopole d’Hotelling), alors que l’hypothèse d’hétérogénéité spatiale de la demande, invoquée dans la critique de la théorie des lieux centraux, aurait pu s’avérer féconde ; ou encore le lien fondamental entre conjoncture longue et structures spatiales. D’autres problématiques sont traitées un peu rapidement ou de manière incomplète. Ainsi la dynamique centrifuge, actuellement à l’oeuvre dans les pays développés, à toutes les échelles, n’est qu’effleurée, de même que la question des hiérarchies urbaines. En outre, certaines thèses sont présentées comme acquises bien qu’elles soient loin de faire l’unanimité (théories des avantages comparatifs, modèles néo-classiques intra-urbains, rôle des externalités et des innovations dans les processus d’urbanisation, confusion entre rurbanisation et métropolisation). À l’inverse, le livre s’étend sans doute trop longuement sur des questions moins fondamentales (par exemple, le problème des politiques urbaines et régionales), parti pris en contradiction avec le choix heuristique des auteurs de privilégier les ressorts économiques de l’urbanisation.

Au total, l’approche volontairement empirique de nombreux concepts n’emporte pas toujours l’adhésion. Ainsi expliquer l’essentiel du sous-développement par la transition démographique est un peu court, d’autant que les fondements économiques de cette transition ne sont guère explorés à l’exception du progrès technologique. Or celui-ci ne saurait expliquer seul le gigantisme des métropoles des pays en voie de développement, à moins qu’il s’appuie sur des transferts de capitaux – et donc de technologie – qui déséquilibrent la démographie, l’économie et finalement l’urbanisation des pays receveurs. De même, les inégalités sociales, malgré la fécondité de cette approche pour rendre compte des inégalités spatiales, ne sont que brièvement abordées et encore, seulement comme conséquence et jamais comme cause éventuelle de l’urbanisation. Ainsi, par exemple, dans le modèle de la ville axiale que présentent les auteurs (chapitre 11), jamais le rôle de la faiblesse du pouvoir d’achat et la substitution conséquente des exportations aux ventes locales ne sont invoqués pour expliquer ce type de morphologies. Le lien incontournable entre développement et urbanisation doit pourtant autant, sinon plus, aux déséquilibres économiques qui accompagnent ce développement, qu’à la croissance proprement dite. La corrélation présentée par les auteurs entre PNB/hab. et taux d’urbanisation (r2 = + 0,824) souffre de son aspect partiel – elle n’est calculée que pour un nombre restreint de pays – qui limite la démonstration. Certains États peu développés ont ainsi un taux d’urbanisation très élevé (Brésil, Liban, Uruguay, Chili, etc), quand d’autres très développés ont un taux inférieur (France, États-Unis, Espagne, Canada, Japon). Inversement les pays les moins avancés (PNB/h < 500 $ US) ont, quant à eux, des taux d’urbanisation qui s’échelonnent de 6 à 30 % ; écart finalement non négligeable. Bien que les auteurs aient conscience de ces contradictions, ils ne les expliquent pas de manière convaincante et oublient de surcroît de mentionner la marge d’erreur de l’une et de l’autre variable – biais dans le calcul du PNB (Rebour, 2000) et dans celui des taux d’urbanisation (dont la définition varie selon les pays). Pourquoi en outre avoir choisi le PNB plutôt que le PIB, alors que cet indicateur est devenu caduc du fait des investissements directs étrangers et pourquoi ne pas avoir préféré une base de données homogène pour les taux d’urbanisation (ex. : GEOPOLIS) ?

Au-delà de ces critiques d’ordre général qui ne remettent pas en cause l’intérêt du manuel, il en est une autre, bien plus gênante, qui concerne sa cohérence même, à savoir la négligence partielle de la question fondamentale de l’équilibre économique et spatial, auquel les auteurs ne consacrent que peu de pages, alors que les théories qu’ils développent par ailleurs s’y réfèrent de manière évidente.

Il est ainsi tout à fait regrettable que le théorème de Starret (1978) soit totalement ignoré. Rappelons qu’il démontre mathématiquement qu’à l’équilibre économique, l’existence même des villes est exclue. Seul l’appel aux externalités permet apparemment de les réintroduire (Aydalot, 1985). Cependant, le concept d’externalité ne permet d’expliquer le phénomène urbain qu’à condition que les niveaux de productivité soient partout équivalents. En effet, les migrations qu’entraîne l’existence d’une externalité (positive) déterminent la baisse de la productivité du lieu où elle est apparue et élèvent en retour celle des lieux d’où proviennent les migrants, à cause des rendements d’échelle décroissants, condition indispensable à la réalisation de l’équilibre économique (Guerrien, 1989). Ces migrations cessent, en principe, lorsque les niveaux de productivité et de revenus sont identiques partout (on néglige les coûts de transports). Selon cette démonstration, l’homogénéisation des niveaux de productivité et donc de développement se réalise finalement grâce à l’hétérogénéisation des niveaux de densités, c’est-à-dire par la création de villes (sur les lieux des externalités positives) et de campagnes (partout ailleurs).

Or les auteurs constatent au contraire que les productivités métropolitaines sont systématiquement plus élevées que celles des autres lieux, rejoignant ainsi les conclusions de Prud’homme (1996), ce qui ruine du même coup la théorie des externalités. À partir de là, il n’est donc plus nécessaire d’invoquer ces externalités pour expliquer l’existence des villes ; il suffit d’inverser le théorème de Starret : si une économie équilibrée exclut le fait urbain, le monde réel est apparemment bien loin de l’équilibre. Comment, dès lors, Polèse et Shearmur peuvent-ils encore affirmer que les disparités régionales ne sont pas incompatibles avec l’équilibre (2e partie), sauf à prétendre que les villes n’existent pas ?

Par ailleurs, la question des économies d’échelles, sur laquelle les auteurs fondent en grande partie le phénomène urbain à l’échelle régionale est également en contradiction avec l’hypothèse des rendements décroissants. Il est vrai qu’on pourrait adresser la même critique à la théorie des lieux centraux : l’équilibre nécessitant des rendements d’échelle décroissants et le principe d’agglomération réclamant, quant à lui, des rendements d’échelle croissants, il y a là une aporie indiscutable. Quant à l’argument de Polèse et Shearmur selon lequel les entreprises auraient intérêt à rechercher les lieux où les coûts de production sont les plus faibles, il est encore une fois exclu en situation d’équilibre, puisque le coût des facteurs est alors censé être strictement égal à leur productivité marginale. Évidemment, dans l’hypothèse où coexisteraient à la fois de faibles coûts et une productivité élevée, les choses seraient différentes. Mais il s’agirait alors d’une situation de déséquilibre où les rendements d’échelles deviendraient croissants, ce qui exacerberait le contraste ville/campagne, situation sans doute proche de la réalité, mais bien éloignée des modèles néo-classiques sur lesquels s’appuient par ailleurs les auteurs.

Telle est finalement l’aporie majeure qui traverse cet essai : les modèles et les théories présentés tout au long du livre nécessitent la condition de l’équilibre, alors que la réalité spatiale qu’il décrit l’exclut. Il est vrai que le parti pris empirique des auteurs les exposait à un tel risque, risque qu’Aydalot (1985) avait pourtant résolu, dans un manuel déjà ancien, mais toujours inégalé, en préférant le choix heuristique d’une approche à la fois théorique et critique des modèles néo-classiques.