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Introduction

Dans les années qui ont suivi l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, les enquêteurs – officiels et amateurs – se sont largement consacrés à un réexamen attentif des films et photographies de la scène. Ces efforts, on le sait, se sont révélés contreproductifs, tant les détails révélés par chaque image ont suscité interrogations, hypothèses et théories les plus contradictoires. Cette impasse était si spectaculaire qu’elle poussa John Updike à se demander, dans une chronique du New Yorker, si :

« comme pour les éléments de la matière, l’investigation [peut passer] le seuil du sens commun pour entrer dans un domaine subatomique où les lois sont narguées, où les individus ont l’espérance de vie de particules bêta et la transparence de neutrinos – et où une bonne dose d’approximation doit se substituer à la vérité absolue. La vérité à propos de ces secondes à Dallas est si particulièrement insaisissable que sa quête semble démontrer à quel point l’empirisme peut se rapprocher dangereusement de la pensée magique. » [1]

Updike, 1967

Un élément particulièrement intriguant était ainsi la présence d’un homme déployant un parapluie noir au passage du cortège présidentiel. Puisque la journée était ensoleillée, ce geste ne pouvait avoir qu’une signification sinistre pour les enquêteurs : un signal pour un deuxième tireur, le support d’une arme cachée… Or, cet « homme au parapluie » s’est fait connaître et a pu exposer ses motivations lors de son audition par la commission Warren en 1978 : il s’agissait en fait d’une protestation visant non pas JFK lui-même mais son père qui, lorsqu’il était ambassadeur en Grande-Bretagne entre 1938 et 1939, avait été un des architectes de la politique d’apaisement auprès de l’Allemagne nazie. La référence visuelle était celle du parapluie qu’arborait couramment Neville Chamberlain, l’inspirateur de cette doctrine. Relatant cette improbable explication dans un documentaire consacré au sujet (Morris, 2011), Josiah Thompson en concluait benoîtement que c’est précisément parce qu’elle était « si loufoque qu’elle devait être vraie ».

Par ce préambule, nous souhaitons rappeler la généricité des tensions entre la matérialité d’un processus et la crédibilité d’un récit (ou d’un modèle) visant à le décrire. Si l’anecdote renvoie ici à un regard rétrospectif, ce décalage est potentiellement tout aussi présent dans un mode de raisonnement orienté vers le futur. Pour reprendre une formule de Peterson (2011), si « les scénarios se doivent d’être plausibles, la réalité est libre de telles contraintes ». [2] L’objet principal de cet article est d’explorer cet espace des compromis entre expertise et créativité que suscite la construction de scénarios prospectifs, engageant par là une analyse réflexive sur des exercices « scientifiques » en cours d’achèvement au sein de notre laboratoire. Nous souhaitons ainsi montrer que, si les outils de la spatialisation et de la modélisation sont désormais plébiscités pour renforcer l’adhésion à une démarche prospective, les attentes ne se reportent pas pour autant sur une illusoire quête de précision ou une totale absence de surprise. Pour saisir la nature des tensions inhérentes à l’exercice, on peut reprendre l’image de l’enquête de notre exemple introductif : ce qui est demandé au regard prospectif est de démontrer sa plus-value par l’apport de pièces nouvelles et pertinentes au dossier, tout en se prévenant du « loufoque » qui résulterait de l’extrapolation infondée de microprocessus marginaux. C’est par l’analyse de la construction des objets géographiques dans le cadre de deux démarches prospectives que nous proposons de mettre à l’épreuve et de discuter ces interactions entre une exploration créative des futurs possibles et les usages plus « experts » qui la rendent possible. Trois dimensions nous semblent particulièrement cruciales dans cette relation à l’objet géographique : la question de la délimitation, le statut du modèle et celui de la carte.

Pourquoi la tension entre expertise et créativité est inhérente à la prospective

La prospective peut être définie comme : « (1) l’élaboration fondée sur des méthodes réfléchies de conjectures sur l’évolution et les états futurs de systèmes dont l’avenir est perçu comme un enjeu et (2) leur mise en discussion structurée » (Mermet, 2005 : 75). Une telle acception insiste de manière explicite sur la nécessité d’une articulation entre les conjectures (et les méthodes utilisées pour les construire : modèles, cartes…) et les débats qu’elles suscitent, à la fois au moment de construire les scénarios dans les groupes de travail et dans les discussions qui naissent une fois les conjectures diffusées dans l’espace public.

Selon Mermet (2004), l’usage croissant de modèles informatiques, à partir de jeux de données importants, vise à compenser une approche jugée trop qualitative ou stylisée de certaines méthodes de prospective. De nombreuses disciplines scientifiques (climatologie, démographie, écologie, économie, chimie, informatique…) sont « convoquées » pour répondre aux défis des changements globaux, de l’évolution des écosystèmes et, plus largement, des problématiques environnementales. Parce qu’elles combinent des dynamiques et des enjeux s’étendant sur des décennies, et qu’en ce sens gérer l’environnement revient à tenter d’infléchir les dynamiques futures de socioécosystèmes, les problématiques environnementales sont particulièrement concernées par ce processus (Mermet, 2005). Ce mouvement rejoint des impératifs diffus, émanant tant des bailleurs que de la société et des communautés universitaires, vers plus de participation (par la prise en compte de la diversité des acteurs et savoirs impliqués dans le fonctionnement du système territorial étudié) et d’interdisciplinarité (comme moyen de dialogue et de formalisation pour un nombre élevé de partenaires de recherche, partagés entre sciences sociales et biophysiques). Dans ce contexte, les modèles ne sont plus nécessairement présentés sous l’angle de l’antagonisme avec les scénarios prospectifs, dans la mesure où ils peuvent aider à améliorer leur opérationnalité, ainsi que la qualité et la robustesse de leurs conjectures (Kieken, 2005).

Comme le constatent tant les « prospectivistes » que les modélisateurs eux-mêmes (Alcamo et al., 2000), il semble cependant que les méthodes de scénario, loin d’être dépassées par la simulation informatique, gardent une plus-value qui semble non réductible aux modèles. Selon Anderson (2010), l’imagination – clairement représentée par les techniques de scénario – conserverait ainsi une forme d’autonomie par rapport à deux autres formes d’appréhension de futurs qui seraient, selon lui, de plus en plus incertains et indéterminés : la performance, fortement représentée dans des exercices à visée sécuritaire ou militaire ; le calcul, lui-même associé à la prédiction, à la modélisation et à l’analyse massive de données.

Cette posture permet de renouer les liens avec une prospective très tôt défendue comme une attitude et « un art pratique » (De Jouvenel, 1964), accordant autant d’importance à la créativité qu’à la science pour explorer les possibles. Ce point de vue est également présent dans les écrits de Berger, « père de la prospective à la française », qui avait contesté dès les années 1950 la conception linéaire et abstraite du temps humain prévalant dans la science positiviste alors dominante (Berger et al., 2007). Conçue comme une anthropologie fortement teintée d’éthique (Lecourt, 2004), cette posture vigilante s’est traduite concrètement par le souci de chercher à déceler des « ruptures » et des « faits porteurs d’avenir », donc de s’ouvrir à l’imprévu pour en tirer le meilleur. Dès lors, l’attention portée à l’évaluation des scénarios exploratoires – construits en partant de l’état présent du système étudié et en envisageant différentes évolutions possibles [3] – s’est largement déplacée de la prédiction, pour s’orienter vers une réflexion sur leur processus de construction et sur leurs contenus (Labbouz, 2014). Concernant ce dernier aspect, les critères retenus ne relèvent donc plus tant de la vérité que de la plausibilité (« les scénarios reposent-ils sur des hypothèses d’évolution crédibles ? »), de la cohérence (« les hypothèses d’évolution retenues sont-elles compatibles, leur combinaisons cohérentes ? ») et du contraste (« les scénarios construits donnent-ils à voir des images distinctes, permettent-ils de prendre en compte l’éventail des possibles ? »). Dans cette acception, que nous reprenons, la prospective se conçoit davantage comme une attitude et une culture de l’anticipation (Tschakert et Dietrich, 2010) que comme une « boîte à outils » (Rotmans, 1998 ; Godet, 2004), au sens d’un ensemble de méthodes et de procédures prédéfinies et standardisées qu’il suffirait d’appliquer. La prospective consisterait ainsi surtout à se raconter des « histoires sur la manière dont le monde peut évoluer demain, des histoires qui peuvent nous aider à nous adapter à la modification de certains aspects de notre environnement actuel » (Mermet, 2004).

Les différentes « écoles » de la prospective – qu’elles soient notamment anglophones ou traitent de questions environnementales (Rounsevell et Metzger, 2010) – peuvent diverger sur les fondements et les « passages obligés » de la démarche. Mais parce qu’elle vise à se libérer des visions sectorielles et des dépendances au sentier, la prospective implique généralement un décalage du regard de ses participants par rapport à leurs zones de confort. Ce processus peut ainsi être utilement rapproché du concept de cadrage-débordement introduit par Callon (1998) : les « cadrages », inspirés d’Hoffman, désignent les éléments humains et non humains supposés suffire à la définition du sens et du contenu d’un ensemble d’interactions entre acteurs. Mais que l’image dominante qui émerge du cadrage tienne d’une logique de liens ou de limites, les éléments définis pour l’occasion sont également ceux qui peuvent fournir, en tant que tels, une clé de lecture pour penser les occasions de changement que constituent les « débordements ». C’est cette forme d’ambivalence qui amène la plupart des auteurs à reconnaître la problématique de ces potentielles formes de contradiction entre créativité et expertise. Comme l’exprime ainsi Riel Miller (2011 : 25) :

« Le danger est que des sources d’inspiration formelles et prédéfinies, bien que visant à permettre la découverte, soient bien souvent ce qui en sape les fondements. Par l’insistance et l’imposition de motifs, mots et idées du passé sur le présent, le "neuf" et le "non-encore-signifiant" ne peuvent être inventés et soumis à notre sagacité. Les buts de l’exploration ne sont pas les chemins non empruntés – qui ne sont que les possibilités du passé ravivées par le présent. Il s’agit plutôt de futurs non encore imaginés et de ce fait d’un présent qui ne fait pas encore sens ». [4]

Cas particulièrement net pour les problématiques de la recherche environnementale (Mermet et Poux, 2002), il apparaît que les méthodes à base de scénarios sont pour la plupart porteuses d’une forte dimension spatiale. De ce fait, les processus de cadrage-débordement à l’oeuvre dans les démarches prospectives mettent également en question le raisonnement géographique, ce qui permet de saisir que les sources de tension évoquées plus haut (tant la délimitation d’un système prospectif que le rapport à la modélisation) entretiennent des liens avec la construction des objets géographiques. Enfin, dans la mesure où les supports graphiques jouent un rôle éminent dans la problématisation d’une prospective et la discussion de ses résultats, on comprend également que c’est à la carte qu’échoit en particulier ce statut d’objet intermédiaire – à même d’incorporer les perspectives individuelles des participants dans des formes de négociations partielles, tout en promouvant une image globale du processus (Mormont, 2008). Ces considérations sont également développées par le courant francophone de la géoprospective (Voiron-Canicio, 2006 ; Emsellem et al., 2012 ; Houet et Gourmelon, 2014 ; Houet, 2015), pour qui les rendus cartographiques des modèles (spatiaux) contribuent directement à la prospective, notamment en tant qu’illustration, aide au dialogue et à la négociation, voire à la décision (voir aussi Étienne, 2002 et Narcy et al., 2005).

Deux démarches prospectives aux trajectoires contrastées

C’est dans le cadre de projets explorant respectivement les trajectoires potentielles d’un espace forestier et d’un environnement fluvio-estuarien que nous avons pu mettre en oeuvre des démarches prospectives. Ces efforts parallèles partagent la volonté d’une construction de scénarios qui, à la fois, sont basés sur des résultats de recherche et visent à s’inscrire dans un débat prospectif ; les scénarios ayant vocation à être repris et précisés par un public non universitaire (ateliers de restitution, démarches de backcasting, communication sous la forme d’un documentaire Web).

Nos deux exemples se rattachent à des objets géographiques aux caractéristiques assez marquées. Pour les recherches réalisées dans le cadre du projet Integrated Forest Management In Europe: Utopian Policies Versus Competing Practices (INTEGRAL), l’objectif était de définir les possibles trajectoires d’évolution du massif forestier des Landes de Gascogne à l’horizon 2040. Les peuplements de cette forêt cultivée du sud-ouest de la France, essentiellement dominés par la sylviculture intensive du Pin maritime, y ont subi une réduction de moitié de leur volume sur pied entre 1999 et 2009, sous l’effet des tempêtes Martin et Klaus. En dépit des inquiétudes ressenties par les propriétaires forestiers quant à la vulnérabilité de leur modèle productif, les modalités du reboisement suggèrent une grande continuité du comportement des acteurs (Hautdidier et al., 2016). L’objectif de la recherche était, dans ce contexte a priori contraint, d’explorer les inflexions possibles des activités forestières de la région, dans une acception à la fois technique et territoriale. Dans le cas du programme Adaptation aux variations des régimes hydrologiques (crues-étiages) dans l’environnement fluvio-estuarien de la Garonne-Gironde (ADAPT’EAU), il s’agissait d’évaluer – pour un continuum incluant le fleuve Garonne et son estuaire la Gironde, ses espaces riverains et les sociétés qui en dépendent – le déploiement d’options d’adaptation face à l’éventualité d’une augmentation de la sévérité des épisodes de crues et d’étiages à l’horizon 2050.

Si la différence d’objet (notamment dans leur définition et leur relation aux acteurs) est nette entre nos deux cas, ceux-ci partagent néanmoins des similitudes de contexte, dont l’existence préalable de débats prospectifs, commandités et financés par des acteurs publics régionaux, mais également fortement cadrés par des logiques de filières. Tout en étant axé sur les stratégies d’adaptation et d’aménagement du « territoire » des Landes de Gascogne, l’exercice faisant suite à la tempête Klaus a ainsi dû composer avec la prégnance des enjeux liés au maintien du tissu industriel forêt-bois (Mora et al., 2012 ; 2014). C’est par ailleurs la (non)négociabilité du statut de l’agriculture irriguée dans les modalités du partage de la ressource en eau du bassin versant de la Garonne qui a contribué à restreindre les réflexions de Garonne2050, une démarche participative centrée sur la question du stockage de la ressource (Fernandez, 2014 ; Lamblin et al., 2015).

Du devenir de la forêt landaise à la gestion intégrée de paysages forestiers

Un objectif explicite de la prospective Massif des Landes de Gascogne à l’horizon 2050 (Mora et al., 2012) était de chercher à « déborder » l’emprise de la filière et sa traduction spatiale, le massif, pour penser l’articulation de la forêt et de ses territoires dans une logique prospective de décloisonnement, d’ouverture des possibles et, enfin, d’appui à une action publique territoriale (Mora et Banos, 2014). Ce décadrage sur la forêt et les territoires supposait ainsi de dépasser un point de vue techniciste limité à la seule reconstitution forestière, en ouvrant la composition du groupe à des acteurs du territoire et en organisant des ateliers-débats dans plusieurs structures intercommunales de la région. Force est de constater, cependant, que cet exercice prospectif a peiné à mobiliser des acteurs sectoriels d’abord préoccupés par le devenir de la filière et de son espace ressource (le massif) (Banos et Mora, 2017).

INTEGRAL, un projet européen de recherche visant à explorer les modalités de l’intégration des enjeux forestiers à des échelles territoriales, a débuté dans la foulée de cet exercice, à la fin de 2012. Les Landes de Gascogne y ont été intégrées comme un cas d’étude parmi les 20 d’un dispositif comparatif à l’échelle continentale. Pour l’équipe française en charge du cas, un enjeu était alors de capitaliser sur cet effort préalable : ses scénarios étaient bien présents dans l’esprit des acteurs locaux, qui attendaient néanmoins une déclinaison de leur composante sylvicole et un approfondissement des dynamiques sectorielles. Or, se trouvait justement au coeur de la problématique d’INTEGRAL une interrogation sur les évolutions du comportement des gestionnaires et propriétaires forestiers. À la suite d’une phase d’enquêtes qualitatives visant à diagnostiquer les facteurs tant individuels que structurels influençant ces acteurs (Hautdidier et al., à paraître), les membres de l’équipe ont construit cinq scénarios socioéconomiques contrastés, décrivant à l’horizon temporel 2040 les évolutions forestières du massif – notamment sur le couvert, la gestion, la ségrégation des usages et du tissu industriel (Banos et al., 2016). Une ambition spécifique de la démarche étant son inscription dans des territoires forestiers précis, les analyses ont été appliquées à une zone pilote, en visant l’articulation spatiale des scénarios avec une modélisation des peuplements forestiers (Orazio et al., 2015). Les rationalités des gestionnaires et propriétaires ont été retranscrites à cette échelle par le biais d’une typologie appliquée, à dire d’experts, à une structure foncière décrite à la maille cadastrale. Le coeur du dialogue entre sciences sociales et modélisation forestière s’est focalisé sur la déclinaison, pour chaque scénario, d’une matrice résumant les surfaces cumulées des grands types de propriétaires et de modalités de gestion – elles-mêmes décrites sous la forme d’une liste d’itinéraires sylvicoles actuels ou potentiels (figure 1).

Des débats sur l’eau à l’adaptation de l’environnement fluvio-estuarien Garonne-Gironde

Contrairement aux attentes de « recadrage » thématique exprimées à l’égard d’INTEGRAL, la démarche ADAPT’EAU visait à élargir le débat lancé par la prospective Garonne2050. La problématique générale de ce projet est la perspective probable d’une augmentation, dans les prochaines décennies, de la variabilité des régimes hydrologiques du fleuve Garonne et de ses affluents. L’effort de recherche a consisté à diagnostiquer, par un important croisement de regards disciplinaires, les formes de vulnérabilité de l’environnement fluvio-estuarien face aux problématiques des crues et des étiages. Ayant également défini de potentielles options d’adaptation innovantes par rapport à ces questions, les chercheurs du collectif ADAPT’EAU se sont donné l’objectif d’explorer les futurs possibles de la Garonne-Gironde.

Figure 1

Principe de traduction spatiale des paramètres d’un scénario développé dans le cadre du projet INTEGRAL

Principe de traduction spatiale des paramètres d’un scénario développé dans le cadre du projet INTEGRAL
Conception : Hautdidier et Banos, 2016

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Un tel questionnement s’inscrivait donc dans un débat sur l’eau qui, dans le sud-ouest de la France, s’est historiquement centré sur la seule question de la gestion quantitative de la ressource (Fernandez et al., 2011). Dans la prospective Garonne2050, la pertinence d’une première proposition de cinq scénarios exploratoires avait été fortement débattue par le comité de pilotage de l’étude. Se rangeant à l’argument de l’importance d’un couplage fin avec les résultats d’un modèle hydrologique, les animateurs avaient fini par ne sélectionner et quantifier que trois scénarios, réorientant de façon draconienne le débat autour des seules quantités d’eau stockées et de l’indicateur des débits objectifs d’étiage. Ce faisant, ils avaient contribué à refermer un débat prospectif que les scénarios participatifs initiaux auraient permis d’ouvrir à d’autres enjeux.

C’est en partie pour éviter une telle configuration que le collectif ADAPT’EAU a effectué deux choix. Le premier était celui d’un débordement par l’objet : passer de l’ensemble du bassin versant Adour-Garonne au seul environnement fluvio-estuarien Garonne-Gironde recréait une forme d’autonomie. Le second choix a été celui des contours de la démarche prospective : ouverte au débat, cette démarche a privilégié la construction préalable de scénarios qualitatifs « en chambre », permettant aux chercheurs de garder leur indépendance dans la sélection des thématiques et le maintien d’une complexité des analyses. Le « système prospectif » a été construit par les chercheurs autour de 4 composantes, impliquant au total 18 disciplines : contexte hydroclimatique, fonctionnement de l’écosystème, dynamiques sociales et territoriales, gouvernance. Au final, quatre scénarios interdisciplinaires et qualitatifs ont été construits, puis mis en discussion dans des ateliers de restitution auprès des acteurs concernés par les enjeux de l’eau dans l’environnement fluvio-estuarien : gestionnaires, représentants de l’État et des collectivités territoriales, acteurs privés, associations (Salles et Labbouz, 2015).

À l’instar de nombreuses démarches prospectives s’accommodant de scénarios préexistants, tels ceux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) (Rickards et al., 2014), la question de la capitalisation (Labbouz, 2014) du débat prospectif a donc été pour nous récurrente – et résolue de diverses manières. Pour INTEGRAL, la compatibilité a été assurée a posteriori avec la prospective préexistante, tout en gardant une autonomie relative par les thématiques et la focale locale. La modélisation a contribué à « recentrer » lexercice préalable et donc à le rendre davantage audible auprès des acteurs de la filière. Pour ADAPT’EAU, c’est au contraire par le refus d’un seul modèle quantitatif centré sur les volumes d’eau que la volonté de décadrer le débat a été assumée dès le départ. Les acteurs du territoire ont pu profiter des ateliers de restitution pour engager une discussion autour des enjeux qu’ils portent et qui sous-tendent les scénarios : dépoldérisation, consommations anthropiques, effets sur l’environnement des pressions anthropiques, modes de gouvernance et de gestion de l’eau, rapports des habitants au fleuve, solidarité amont / aval… Autant de questions qui avaient en grande partie été absentes des débats précédents, largement centrés sur la gestion quantitative de la ressource en eau.

Construire un objet prospectif : en penser le débordement pour ne pas en envisager la disparition ?

Comme cela a déjà été en partie présenté, une tension est restée commune aux deux démarches, quant à la nécessité de définir à la fois un « système » et de pouvoir explorer ses possibles évolutions à long terme. À notre sens, on peut trouver un parallèle entre la notion de système prospectif et le raisonnement sur les objets géographiques tels qu’appréhendés par Debarbieux (2004). On peut ainsi considérer, dans une perspective constructiviste, qu’aucun de ces objets n’existe « en soi », mais que tous deux « permettent de construire, dans un système d’actions et de connaissances données, une représentation du monde tel qu’il apparaît, se reproduit [et] se transforme » (Debarbieux, 2004 : 12). Ces objets ont donc une fonction politique, mais certains – parce qu’ils sont identifiés et peuvent supporter la « convergence d’un système de pratiques et d’actions » (Idem : 29) – se révèlent également chargés d’une forte connotation normative. Qu’on se réfère par exemple à des catégories comme celle de « la montagne » ou plus encore du « territoire national », on comprend qu’il puisse alors exister une forme de « géographisme » à l’oeuvre, conférant une « évidence » et une individualité accrue aux objets considérés, légitimant la permanence d’attributs supposés, tels que des frontières et des valeurs.

Concernant la forêt, la décision de fonder l’analyse sur le « massif forestier » s’est ainsi révélée très engageante, dans la mesure où la définition de l’objet était ce qui rendait son évolution – et a fortiori sa dissolution – bien moins anodine dans le raisonnement prospectif. Si la démarche coordonnée par Mora et al. (2012) avait pu proposer des scénarios dont la configuration remettait fondamentalement en cause la cohérence de l’enveloppe « massif » (avec notamment un développement d’industries alternatives ou une extension vers le nord), c’est un choix que nous n’avons pas fait dans INTEGRAL. Au-delà des considérations techniques, ce sont en effet la portée thématique de l’exercice et la focale sur des changements internes fins qui nous ont convaincus d’évacuer l’éventualité d’un scénario avec une absence – ou du moins une dispersion – du massif. Ce choix était également justifié par le fait qu’une telle configuration aurait joué un rôle de repoussoir dans la mise en débat, reportant les préférences des acteurs pour les scénarios restants, et renforçant in fine les arguments pour la permanence de l’objet « massif » (Hautdidier et al., à paraître).

Pour les membres du collectif ADAPT’EAU, la délimitation de l’objet de la prospective a d’abord été un enjeu d’ordre disciplinaire. Entre (i) un statisticien à même de naviguer dans sa sélection de données locales entre des emprises variant d’une centaine à quelques milliers de municipalités, (ii) des géochimistes intéressés par le devenir d’éléments métalliques présents dans l’estuaire, mais dont les sources anthropiques sont à rechercher dans des affluents secondaires et (iii) des géographes se focalisant sur les seuls espaces riverains de la Garonne, on comprend que les échanges aient abouti à une conception de l’environnement fluvio-estuarien qui tienne bien plus d’un continuum à « géométrie variable » que d’une emprise unique arbitraire. Une telle décision de ne pas trop fermer le système prospectif a ainsi permis de garder les spécificités de différents questionnements de recherche, tout en compensant les inévitables angles morts de nos investigations empiriques. Ce faisant, nous gardions un postulat fort : la continuité de l’environnement fluvio-estuarien. Or, cette idée a été reçue de manière ambivalente par les acteurs. Sans remettre en cause le principe du continuum, ces acteurs n’ont pas nécessairement abondé dans le sens des préoccupations des chercheurs. Dans les ateliers de restitution organisés respectivement sur l’estuaire et en Garonne moyenne, ce sont des questions spécifiques – et il est vrai assez différentes – à chaque territoire qui ont ainsi été les plus largement discutées, les enjeux de la solidarité amont-aval restant à la portion congrue.

Modéliser, imaginer : par qui et pour qui ?

L’idée selon laquelle les modèles constituent des arguments de cohérence, une preuve que les scénarios « se tiennent », a été assez fortement internalisée par les démarches prospectives. Agrimonde, un exercice traitant des évolutions de l’agriculture mondiale à l’horizon 2050, s’est ainsi vu régulièrement reprocher l’absence d’un modèle économique explicite pour étayer ses scénarios (Labbouz, 2014). Cette critique fut également adressée à la prospective Massif des Landes de Gascogne à l’horizon 2050 (Mora et al., 2012) par les acteurs de la filière forêt-bois qui, d’ailleurs, préférèrent s’investir dans la mise en place d’un inventaire prospectif de la ressource forestière (Thivolle-Cazat, 2013). Ces échanges d’arguments autour de la « véracité » ou de la « scientificité » d’une prospective ne sont pas sans effets : la démarche succédant à Agrimonde a en effet intégré une plateforme quantitative de modélisation (De Lattre Gasquet et al., 2016).

La relation inverse est également présente dans la littérature, à savoir que la prospective peut servir à tester le domaine de validité du modèle et accroître le degré de confiance dans le modèle pour explorer le futur (Houet et Gourmelon, 2014). Ces attentes potentiellement contradictoires dessinent ainsi en creux ce que pourraient être les incompréhensions réciproques autour des buts d’une démarche prospective, qui ne sont effectivement pas tant de prévoir que d’éclairer les choix politiques associés à des futurs possibles.

S’il est donc clair que les modèles spatiaux ne sauraient être considérés comme un blanc-seing pour la prospective (Houet, 2015), une tension générale subsiste néanmoins entre les fondements prospectifs de l’exploration créative des possibles face à des objectifs de « réalisme », d’évaluation ou de localisation. Ceci ne doit pas, à notre sens, mener à considérer que l’usage de modèle phagocyte nécessairement la démarche prospective, comme le montre notamment le cas d’ADAPT’EAU. C’est précisément l’usage de modèles qui a permis « d’embarquer » certains scientifiques – statisticiens ou hydrologues, par exemple – dans l’aventure prospective. Les résultats de simulations numériques leur ont permis de déterminer les tendances lourdes d’évolution.

Les scientifiques ont également pu pointer en creux des « signaux faibles », soit des variables et phénomènes actuellement peu significatifs qui permettent d’envisager la nature des éventuelles inflexions au tendanciel. Les modèles ont alors servi à certains des chercheurs pour explorer – et mettre en mots – des évolutions futures qui, à la fois, soient contrastées et intègrent des ruptures. Ceci a permis de poursuivre le travail de construction des scénarios et d’articulation des résultats disciplinaires sous une forme qualitative et discursive. Au fur et à mesure de l’exercice, l’emprise des modèles s’est effacée, la démarche ayant permis à chacun de s’investir en entrant par son « territoire » de compétence, mais aussi de lâcher prise en se fondant dans un système plus large qui dépasse la somme des parties. On retrouve là les modalités du processus de décadrage, de pas-de-côté, évoqué précédemment. La logique de composition de l’objet par patchworks se base sur un usage intéressant de modèles en entrée, en phase de mise en commun, et non en sortie. De l’extérieur, cette absence de modèle n’a pas été critiquée par les acteurs qui, dans l’ensemble, ont jugé les quatre scénarios crédibles et pertinents au regard des enjeux du territoire. De l’intérieur, la méthode a été reconnue par les chercheurs comme le vecteur d’une interdisciplinarité pragmatique, autour d’un objet et d’un objectif communs.

Pour INTEGRAL, le processus se révèle plus ambigu. La discussion sur le modèle est restée au coeur de la collaboration entre sciences sociales et modélisateurs, une telle configuration semblant répondre aux attentes de « scientificité » des acteurs forestiers landais, marqués localement par des liens étroits tissés entre recherche et développement et gestion. C’est sur la définition et les évolutions de surfaces boisées, décrites par une matrice croisant des grands types de propriétés et de modalités de gestion, que l’essentiel des échanges s’est déroulé. Si la démarche relevait ainsi d’une simplicité assumée, sa transposition vers les briques de base de la modélisation forestière s’est révélée moins directe. Le processus introduisait en effet une part d’aléatoire (avec un tirage des parcelles) et de complexité (des critères spatialisés de préférences pour certains types de gestion). Cette configuration partage des similarités avec les méthodes stochastiques employées dans Dodane et al. (2014) sur une démarche d’urbanisme. Ces auteurs font le constat que les modèles utilisés doivent faire l’objet d’une vulgarisation préalable auprès du public cible, en l’occurrence des experts impliqués dans un exercice de géoprospective. La difficulté qu’ils ont éprouvée à produire des explications simples pour l’ensemble de leur démarche – notamment sur un module de spatialisation de changements d’occupation basé sur un réseau de neurones – les fait conclure au caractère problématique d’un partage « brut » à destination du grand public. Si, de notre point de vue, cette distinction expert / grand public n’est pas nécessairement opérante, il nous semble néanmoins que ce soit bien le relatif effet « boîte noire » associé à une partie du processus qui puisse jouer contre sa transparence et son appropriation.

Quelles légitimités pour une mise en cartes ?

Le statut de la spatialisation des paramètres des scénarios est un aspect très étroitement lié à celui de la modélisation. La mise en cartes n’est en effet jamais anodine, puisqu’elle tend à proposer une représentation holistique à forte capacité d’enrôlement (Wood et Fels, 2008), tout en favorisant potentiellement des formes de pensée en termes de singularismes et de ségrégation spatiale.

Dans le cas d’INTEGRAL, un support cartographique à haute résolution a joué un rôle central dans la démarche, les briques de base de la simulation étant fondées sur le croisement d’une version numérique du parcellaire cadastral avec une interprétation des peuplements forestiers sur orthophotographies aériennes. Parce qu’il est appliqué à une zone d’étude conséquente (100 000 ha), ce niveau de détail pourrait paraître ainsi transposable à des démarches territoriales d’aménagement, qu’il s’agisse de thématiques d’urbanisme ou de développement forestier. Toutefois, du fait de la méthode utilisée, les cartes ont été moins interprétées par les acteurs comme des outils de localisation que comme des compositions paysagères. Facilité par une présentation en parallèle des scénarios, ce « précis-mais-flou » a ainsi alimenté une logique tenant bien plus de l’impression visuelle que de l’aménagement. On retrouve là un deuxième parallèle avec le cas présenté par Dodane et al. (2014), où les experts auraient également privilégié un regard d’ensemble et une logique comparative dans leur usage des rendus cartographiques. Il reste que, même dans ce cahier des charges a priori partagé avec nos interlocuteurs, c’est la précision de la carte qui a assis l’intérêt heuristique des scénarios créés et, d’une certaine manière, leur autorité !

Ce rôle n’a pas été aussi direct dans le cas d’ADAPT’EAU. Parfaitement centraux dans de nombreuses explorations thématiques et disciplinaires, modèles et représentations spatiales se sont en effet « effacés » au cours de la formalisation des scénarios, laissant place à des spatialisations schématiques mais plus suggestives. Celles-ci ont ainsi permis l’expression d’un caractère multidimensionnel de l’objet « environnement fluvio-estuarien » (en représentant, de façon schématique, les quatre composantes qui structurent cet objet et traduisent au mieux les récits qui sous-tendent les scénarios).

Un enjeu était ainsi de pouvoir représenter les grands traits du fonctionnement de l’environnement, en termes de conditions climatiques, d’hydraulicité, de politiques d’aménagement et de l’état de l’écosystème. C’est une schématisation hybride qui a de la sorte été proposée, incorporant tous ces éléments selon deux logiques de composition (figure 2) : la silhouette générale du continuum Garonne-Gironde traduit les inflexions des régimes hydrologiques et de la nature des aménagements de berges et les niveaux de gris renvoient à la « qualité écologique du cours d’eau » (gris clair et gris foncé représentant respectivement des notes en hausse et en baisse au sens de la directive cadre européenne sur l’eau). Un tel design nous a permis de traduire une construction de l’objet propre à l’exercice conduit, mais également de partager une image finale qui permette de rendre la démarche appropriable, en donnant du lien et en offrant des prises à différents acteurs.

En dépit de ces différences nettes de stratégies de visualisation, il semble que les réceptions par les participants se soient faites sur des modes finalement assez similaires. Qu’il s’agisse d’un format schématique assumé ou de l’interprétation globale d’un support dont l’argument d’autorité découlerait par ailleurs d’une précision supposée, le travail autour de la carte s’apparente dans les deux cas au registre de l’objet intermédiaire, au sens analysé par Mormont (2008). S’intéressant au rôle joué par un document cartographique simplifié dans la négociation de l’aménagement d’un vallon ardennais, il identifie une intégration des stratégies et des connaissances qui relève du cumul et non de la révélation. Le document « dispense les acteurs de tout savoir des autres, et chacun peut le voir et l’examiner en ce qui le concerne » (Mormont, 2008 : 107). Mais si l’objet construit acquiert par là une dimension collective nouvelle, on peut aussi attendre qu’il se manifeste par une autonomie accrue.

Conclusion

Avant d’être un outil de planification, de participation ou d’aide à la décision, la prospective est une démarche d’exploration des futurs possibles qui suppose, dans l’esprit et la méthode, d’être attentif à l’imprévu, aux faits porteurs d’avenir et qui, plus généralement, implique une forme de créativité. Or cette « culture de l’anticipation » est complexe à mettre en oeuvre et à garantir, ce que nous avons souhaité montrer par la comparaison des deux cas présentés ici.

En nous basant tout à la fois sur notre expérience et sur un matériau constitué auprès de collègues et acteurs impliqués dans deux processus parallèles mais contrastés, nous avons eu pour objectif de définir des enseignements génériques sur trois dimensions des interrelations entre raisonnement géographique et démarche prospective : (i) la délimitation des objets géographiques fondant l’analyse, (ii) la relation aux modèles et (iii) l’usage de la spatialisation.

Rappelons donc qu’il n’y a pas nécessairement, à notre sens, d’incompatibilité sur chacun de ces points avec la logique du récit prospectif. Ni convergence, d’ailleurs! L’alchimie varie notamment en fonction des objectifs qu’on fixe à l’exercice – ils peuvent être très divers – mais aussi du chemin emprunté. Si l’on prend l’exemple de la modélisation dans ADAPT’EAU, les scientifiques qui sont entrés dans l’aventure avec leur modèle en sortent sans ce modèle, mais avec un objet qu’ils ont tout de même contribué à façonner. Ce cheminement est toujours incertain et le résultat souvent inattendu. Il dépend certes des personnes et des outils impliqués, mais ne se réduit pas non plus à cette addition.

Figure 2

Les évolutions possibles de la composante « Fonctionnement de l’écosystème » dans les quatre scénarios de la prospective ADAPT’EAU

Les évolutions possibles de la composante « Fonctionnement de l’écosystème » dans les quatre scénarios de la prospective ADAPT’EAU
Conception : Labbouz et Hautdidier, 2016

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Les exercices étudiés ici permettent de mettre en lumière ces interactions ambiguës et difficilement prévisibles entre modélisation et récit prospectif. Cette complexité des effets des objets intermédiaires créés et mobilisés par ces processus nous incite à une certaine modestie pour la suite : si la comparaison structurée d’un plus grand nombre d’expériences devrait avoir sa pertinence, nos résultats suggèrent que les ressorts de l’adhésion à une prospective ne sauraient probablement se résumer à une liste de vérification univoque. Ce constat fait sans doute écho à des débats récents de praticiens de recherche-action (Gouttenoire et al., 2014) pour qui l’absence probable de bonnes recettes ne doit pas empêcher l’intérêt d’une réflexion comparative sur les déterminants de l’adhésion et de la légitimité des approches participatives, et partant, des chercheurs qui la pratiquent.

Une conclusion tentante pourrait être de souligner la pertinence, pour une prospective donnée, de ne travailler que sur un objet bien délimité et identifié, dans la mesure où cette décision devrait faciliter le travail de diagnostic dynamique et le partage d’une culture commune entre les protagonistes. Notre expérience tend au contraire à montrer qu’un objet trop imposant, tel que le massif des Landes de Gascogne, ou trop unidimensionnel, comme la limitation de l’environnement fluvio-estuarien Garonne-Gironde à une quelconque bande-tampon, s’avère un choix tout aussi contraignant. Une telle réification de l’objet contrecarre dans son principe les cadrages-débordements inhérents tant à la construction d’un objet commun qu’au travail d’exploration des futurs possibles. Par les échanges autour de sa délimitation, de son contenu et de ses formes de spatialisation, il nous apparaît donc que la logique prospective est grandement consubstantielle à la construction d’objets géographiques. Cette proposition permet de décaler le regard sur les débats entre expertise et participation. Pour comprendre pourquoi une démarche portée par des acteurs de la société civile n’est pas forcément celle qui s’est révélée la plus « ouverte », on pourrait mettre en avant la porosité grandissante du statut d’expert (entre acteurs scientifiques et industriels). Mais, comme nous avons tenté de le montrer, c’est aussi dans la relation à la construction des objets géographiques qu’on peut lire une grande part de la créativité de la démarche : marge de manoeuvre pour les personnes à l’origine de cette démarche, source de surprises pour les participants. D’où la nécessité de reconnaître l’autonomie de ces objets, dont les émanations cartographiques pourraient, par exemple, se déployer différemment au gré des pratiques individuelles et collectives (Kitchin et al., 2013). Reconnaître ces processus potentiels impliquerait de s’intéresser à leurs effets sur l’éventuel renforcement des propositions géographiques préexistantes… mais aussi, sans doute, d’assumer de contribuer à la construction de ces objets hybrides et inédits, sur des espaces ad hoc propres à chaque exercice.