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Introduction

Il convient de s’interroger sur l’écart entre les principes moraux de solidarité auxquels les individus restent attachés et les conditions réelles d’application de ces principes, lesquelles sont variables d’une société à l’autre

Paugam, 2011b : 25

Travailler, étudier, se sentir accueilli sont des dimensions centrales des processus d’intégration des personnes immigrantes. Dans un contexte de « crise migratoire » au plan mondial, l’intégration des personnes réfugiées apparaît comme un enjeu sensible sur lequel se pencher (Esses et al., 2017 ; Grzymala-Kazlowska et Phillimore, 2018). Au Québec, depuis une vingtaine d’années, le caractère bidirectionnel de l’intégration des personnes immigrantes est soulevé, tant par les milieux scientifiques que gouvernementaux ou communautaires, soulignant l’importance des processus d’inclusion et de réceptivité des sociétés d’accueil (Fortin, 2000 ; TCRI, 2002 ; MIDI, 2015 ; Piché et Renaud, 2018). Les dynamiques d’inclusion-exclusion influencent la place des immigrants dans la société, particulièrement sur le marché du travail (Iredale, 2001 ; Grzymala-Kazlowska et Phillimore, 2018). L’intégration – en particulier ici l’intégration professionnelle – est considérée comme un processus dynamique et relationnel qui dépasse l’individu, ses caractéristiques personnelles, et implique la société dans son ensemble, incluant le fonctionnement des institutions, des appareils d’État et du marché du travail (Sainsaulieu 1997 ; Fournier et Bourassa 2004).

Le Québec est doté d’une politique d’immigration visant notamment à favoriser l’insertion professionnelle des personnes immigrantes et réfugiées et plus largement le vivre-ensemble (MIDI, 2015). Le ministère de l’Immigration, de la Diversité et l’Inclusion (MIDI) ainsi que le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS) appuient un réseau d’organismes communautaires afin d’accompagner les nouveaux arrivants au cours de leur processus d’intégration (Chicha et Charest, 2008 ; Germain et Trinh, 2010 ; Fourot, 2013), dont les organismes membres de la Table de concertation des organismes au service des personnes immigrantes et réfugiées (TCRI).

Cet article se base sur une recherche-action (Dolbec, 2010) portant sur l’employabilité des personnes réfugiées au Québec et réalisée conjointement avec la TCRI. Avec comme prémisse le caractère dynamique et interactif de l’intégration, la recherche visait à documenter de façon exploratoire les expériences des personnes réfugiées au cours de leurs trajectoires d’intégration sur le marché du travail, en particulier l’utilisation de services en employabilité, leurs représentations des éléments facilitants et des défis, et de façon complémentaire, les perspectives des intervenants en employabilité à cet égard. La recherche est ancrée dans les besoins exprimés par les membres de la TCRI, dans un objectif d’amélioration et de transformation des politiques, des services et des pratiques afin de mieux répondre aux besoins des personnes réfugiées. Dans le cadre de cette recherche, nous avons contacté plus de 30 personnes pour des entretiens individuels et de groupe (14 personnes réfugiées et 17 intervenants) (Blain et al., 2018).

Sur le plan conceptuel, la recherche adopte une approche socio-anthropologique combinant les niveaux d’analyse individuels, relationnels et structurels (Desjeux, 2006 ; Massé, 2010). L’emploi n’est pas seulement considéré dans ses dimensions économiques ou utilitaires, mais plus largement comme un espace social dans lequel s’opèrent des dynamiques de reconnaissance sociale et professionnelle. En effet, la participation à tout espace est modulée selon l’accueil de la société locale et requiert un accès et une reconnaissance permettant de faire valoir ses droits, ainsi que d’assurer une participation pleine et entière à la vie sociale, politique, culturelle et économique de la ville (Gotman, 1997, 2001, 2010 et 2011 ; Vatz-Laaroussi, 2009). La ville y est ainsi appréhendée en tant qu’espace social, examinée à partir des dynamiques du marché du travail et des services publics et communautaires. Les dimensions plus subjectives de l’intégration sont également considérées.

Cet article s’appuie sur la conceptualisation proposée par la sociologue urbaine Anne Gotman (1997, 2001, 2010 et 2011), une approche socioculturelle qui conjugue le lien social et la dimension systémique. Son concept d’hospitalité vise notamment à faire dialoguer la recherche et l’action publique, en cernant par exemple les différentes dynamiques d’exclusion, de ségrégation ou de discrimination. Pour Gotman, l’hospitalité s’est transformée au cours de l’histoire et, tandis qu’au sens propre elle relève de l’individu et « de la sphère du don, des obligations librement consenties », au sens figuré, elle fait dorénavant « référence aux politiques publiques » (2010 : 7). Dans la « société technocratique », « l’accueil » devient la forme moderne de l’hospitalité, elle est conditionnée par des structures – sociales, culturelles, politiques, économiques. En ce sens, nous portons un regard spécifique sur les conditions de l’accueil ainsi que l’accès aux différents services.

Cette conceptualisation de l’hospitalité servira de fil directeur aux analyses, à travers deux dimensions interreliées : l’une relevant des plans politiques ou structurels (les droits, les services publics), l’autre relevant du privé, des individus (dimensions relationnelles). Nous prendrons en compte ces dimensions à travers l’analyse des processus d’inclusion : le plan structurel (l’État et les acteurs du marché du travail, les services publics mis en place) ; le plan relationnel, en soulevant les dimensions de l’accueil et les expériences personnelles. Notre objectif est de souligner les dynamiques complexes au cours des processus d’inclusion de personnes réfugiées, et l’interrelation entre les dimensions politiques et structurelles et celles intersubjectives et relationnelles. Sur le plan théorique, par cet éclairage tenant compte des différentes échelles d’analyses (Desjeux, 2006 ; Massé, 2010), nous souhaitons réfléchir à ce phénomène multidimensionnel qu’est l’accueil et l’intégration de personnes réfugiées au Québec. Sur le plan empirique, en continuité avec une posture de recherche engagée, l’objectif est de permettre l’identification de pistes d’action afin de favoriser l’intégration au marché du travail de personnes réfugiées, par rapport aux pratiques, aux services, et aux politiques – et ce tant du point de vue des personnes réfugiées que des intervenants en employabilité.

Intégration de personnes réfugiées : éléments préliminaires

Au cours des 10 dernières années, le Québec a reçu annuellement une moyenne de 5 500 personnes réfugiées (10,8% du volume de l’immigration en comparaison à 66 % pour l’immigration économique) (Institut de la statistique du Québec, 2017). Parmi les personnes immigrantes, les réfugiés constituent un groupe particulièrement marginalisé sur le marché du travail (Renaud et al., 2003 ; Bélanger et al., 2010 ; Kustec, 2012 ; Garnier, 2016 ; Jedwab et Wilkison, 2016). Par exemple, la durée médiane d’accès à un premier emploi pour une personne réfugiée, au Québec, est de 36,9 mois, en comparaison à 6,6 mois pour les immigrants économiques et 16,2 mois pour ceux en situation de réunification familiale (Bélanger et al., 2010). Le pourcentage de personnes n’ayant pas obtenu d’emploi après 4 ans est de 37,7 % pour les réfugiés, de 10,6 % pour les immigrants sélectionnés et de 25 % pour la réunification familiale (Ibid.). Les échelles de salaire des réfugiés laissent également voir des retards notables par rapport à ceux des autres catégories d’immigrants, particulièrement les premières années, où ils se situent largement sous le seuil de la pauvreté (Kustec, 2012 ; IRCC, 2016). Sans entrer plus dans les détails, ces différents indicateurs pointent vers des difficultés spécifiques.

La région de résidence peut également influencer les conditions d’accueil des réfugiés. En effet, dans le cadre du programme de réinstallation, une proportion importante (45 %) des personnes réfugiées prises en charge par l’État sont orientées à l’extérieur de la métropole montréalaise, dans des capitales régionales – soit des petites et moyennes villes en région comme Sherbrooke, Saint-Jérôme, Québec ou Granby (Vatz-Laaroussi, 2009 ; 2011 ; Vatz-Laaroussi et Bezzi, 2010 ; MIDI, 2016 ; Hanley, 2017) [1]. Le faible bassin de personnes immigrantes en région peut limiter l’offre de services spécifiques et occasionner des enjeux au niveau de l’accessibilité des services, mais pourrait parallèlement résulter en des milieux d’accueil engagés (Vatz-Laaroussi, 2009 et 2011) [2].

Les réfugiés pouvant présenter des profils de vulnérabilité plus prononcés que les autres nouveaux arrivants, un transfert du fédéral vise à leur assurer des services et un soutien au Québec, par l’entremise de l’Accord Canada-Québec [3]. Au Québec, pour répondre aux difficultés d’intégration professionnelle des personnes immigrantes, Emploi-Québec et le MIDI mandatent des organismes communautaires spécialisés pour leur accueil et leur intégration. Ainsi, plus de 140 organismes sont membres de la TCRI, dont une soixantaine en employabilité tant à Montréal que dans les autres régions du Québec.

Méthodologie et population à l’étude

Cette recherche-action est née des besoins de la TCRI et des préoccupations des milieux d’accueil des immigrants et réfugiés. La recherche de nature exploratoire vise à documenter les processus d’intégration professionnelle des personnes réfugiées établies au Québec ainsi que les ressources d’employabilité impliquées afin, ultimement, de dégager des pistes d’action pour l’amélioration des pratiques d’intervention, des services dédiés aux personnes réfugiées et plus largement des recommandations à visée politique. L’objectif de cette recherche-action fait référence à un choix paradigmatique hybride unissant les paradigmes interprétatif et socioconstructiviste qui visent une meilleure compréhension du monde à travers la découverte de sens donnés par les acteurs (ici des personnes réfugiées et des intervenants). Afin d’assurer sa pertinence sociale et scientifique, l’ensemble des étapes de la recherche a bénéficié de l’apport d’un comité de suivi, soit des personnes-ressources impliquées sur le plan professionnel ou citoyen auprès des populations cibles.

Les entrevues individuelles ou de groupe, réalisées entre février 2016 et janvier 2017, visaient l’émergence d’un double point de vue : celui des intervenants et celui des personnes réfugiées [4]. Dix-sept intervenants membres de la TCRI et travaillant en employabilité ont été rencontrés par l’entremise d’entrevues individuelles (douze) ou de groupe (un groupe de discussion de neuf personnes) [5]. Les entrevues semi-dirigées étaient axées sur leur pratique professionnelle et se penchaient sur leur compréhension des défis vécus par les personnes réfugiées, ainsi que les défis et leviers d’intervention des services offerts, tandis que le groupe de discussion visait à discuter des pistes d’interprétation émergentes. Au total, 13 femmes et 4 hommes ont été rencontrés, 10 nés au Canada et 7 d’origine immigrante [6]. Ces intervenants en employabilité travaillent dans 12 organisations différentes, dont 5 à Montréal et Laval, et 7 dans des petites et moyennes villes en région (Granby, Sherbrooke, Trois-Rivières, Drummondville, Québec, Joliette, Saint-Jérôme). Ces régions reçoivent toutes des réfugiés pris en charge par l’État (MIDI, 2016).

Les entrevues auprès des personnes réfugiées étaient axées sur leur récit de vie professionnelle et se penchaient sur l’utilisation de ressources de soutien [7]. Douze entretiens semi-dirigés ont été réalisés auprès de quatorze personnes (dont deux couples), presque autant de femmes (six) que d’hommes (huit). Conformément aux flux migratoires globaux des personnes réfugiées, ils sont de différentes régions du monde, principalement de l’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient, mais aussi d’Amérique latine [8]. Ils étaient au Québec depuis un à cinq ans et tous avaient un statut de réfugié accepté, mais pouvaient appartenir à différentes catégories au départ (réfugiés pris en charge par l’État, parrainés ou réfugiés acceptés sur place) [9]. Dix résidaient dans des villes en région (Sherbrooke, Trois-Rivières, Drummondville, Saint-Jérôme ou Granby) et quatre à Montréal ou Laval. Quant aux niveaux de scolarité, une diversité est aussi observée : niveau universitaire (cinq), technique ou spécialisé (cinq) ou études secondaires non complétées (quatre). Enfin, au moment de l’entrevue, huit étaient en emploi, un est aux études (études à temps partiel, mais vivant de l’aide sociale), un était au chômage, quatre étaient sur l’aide sociale (dont une est activement bénévole).

Une analyse de contenu interprétative de type thématique (Paillé et Mucchielli, 2008) a été réalisée à partir des transcriptions intégrales dénominalisées. Les expériences des intervenants et des personnes réfugiées ont été mises en relation les unes avec les autres, ainsi qu’avec le contexte social, tenant compte des différentes dimensions d’analyse (structurel, organisationnel, individuel) (Desjeux, 2006 ; Massé, 2010).

Hospitalité, accès et conditions de l’accueil

Le concept d’hospitalité englobe une question plus vaste : la place réservée à l’Autre. Nous n’abordons pas le concept dans ses dimensions familiales (accueillir l’Autre chez soi), mais plutôt dans un sens plus large, voire politique, où hospitalité et droit social se conjuguent (Gotman, 2001 et 2010 ; Paugam, 2011a). Les analyses en trois parties exposent différentes dimensions des processus d’inclusion : du structurel au relationnel. La première aborde les conditions structurelles de l’accueil et de la reconnaissance, soit le rôle de l’État et des acteurs du marché du travail [10]. En second lieu, l’accès et l’accessibilité aux services et aux ressources seront discutés, à l’interface entre les dimensions structurelles, organisationnelles et relationnelles, en y examinant les aspects relevant tant de l’État, des municipalités, des organismes que des intervenants, chacun y jouant un rôle. Cette deuxième partie permettra d’aborder les critères d’inclusion aux services, qui déterminent les « ayant droit », ainsi que les stratégies des intervenants pour favoriser l’inclusion des personnes réfugiées. Enfin, la troisième partie aborde le niveau relationnel de l’hospitalité.

État et acteurs du marché du travail : conditions structurelles

État-nation : accueillir les personnes réfugiées

Historiquement, le Québec et le Canada ont contribué à la réinstallation de personnes réfugiées. Le Canada est un pays signataire de la Convention relative au statut des réfugiés de 1951, tandis que le Québec s’engage à accueillir une proportion de ces réfugiés, via l’Accord Canada-Québec relatif à l’immigration et à l’admission temporaire des aubains (MIDI, 2013). Pour Gotman (1997 et 2001), l’hospitalité relève également d’un devoir de l’État-nation, concrétisé par son engagement sur le plan international vis-à-vis des personnes réfugiées.

Mais qu’en est-il des conditions de cet accueil, au-delà des droits qui leur sont accordés ? En effet, une des particularités de l’accueil des personnes réfugiées au Canada et au Québec – une fois leur statut de réfugié déterminé – est leur accès à la résidence permanente qui leur permet de bénéficier de l’ensemble des services offerts à la population et d’un accès relativement rapide à la citoyenneté. Cela s’avère une plus-value en comparaison à d’autres contextes nationaux où le statut de réfugié n’offre qu’un support d’urgence en périphérie de la citoyenneté locale (Aranki et Kalis, 2014 ; Caron et Damant, 2014 ; Baban et al., 2017). D’ailleurs, au coeur des propos des personnes réfugiées rencontrées, cet aspect de l’hospitalité de l’État-nation ressort fortement : par un discours de gratitude, un sentiment rapide de bien-être et de sécurité. « Je suis venue à cause – quand on a commencé encore la guerre, c’est là où je me suis dit “Ah ! il faut que je quitte’’ […] Moi, vraiment, j’ai trouvé ce pays, je l’ai trouvé bien. On nous accueille bien » (Joselyne, Burundi, réfugiée, région de Montréal) [11]. « Le premier jour que je suis arrivé, je me suis senti bien ». (Jean, République démocratique du Congo [RDC], réfugié, région). Mais, bien que les réfugiés soient protégés par des droits (Charte des droits et libertés, lois anti-discriminatoires), des enjeux peuvent subsister quant à l’accès à ces droits, à leur portée, ainsi qu’à l’accès aux espaces de la société locale.

Accès à l’emploi et mécanismes de reconnaissance professionnelle

Les conditions d’accès à l’emploi et les mécanismes de reconnaissance professionnelle offrent des repères afin de penser les conditions structurelles de l’accueil. En accordant une valeur aux compétences des individus, la reconnaissance professionnelle permet à ceux-ci l’accès à un espace socioprofessionnel dans la nouvelle société (Taboada-Leonetti, 1994 ; Blain et al., 2014). Nous avons vu que statistiquement, les personnes réfugiées au Québec éprouvent davantage de difficultés que les autres immigrants. Cela peut s’expliquer de différentes manières, dont les conditions prémigratoires (violence organisée, systèmes politiques instables, incapacité de préparer le projet d’immigration, etc.) et les profils sociodémographiques (une plus forte probabilité d’être allophone, d’être moins scolarisé, des profils de vulnérabilité psychosociale potentiellement plus prononcés, incluant le trauma, etc.) [12]. Les personnes rencontrées n’échappent pas à ces tendances. Mais, au-delà de leurs profils et de leurs vécus, les conditions de la société d’accueil jouent également un rôle central dans leur capacité à accéder à un emploi et à être reconnu professionnellement (Iredale, 2001 ; Chicha et Charest, 2008 ; Vatz-Laaroussi, 2009 ; Piché et Renaud, 2018).

Pour ne mentionner qu’un exemple, pour Khadeeja (Irak, réfugiée, depuis 4 ans et demi au Québec), travailler dans son domaine s’avère compliqué. À l’enjeu de la langue s’ajoutent les responsabilités familiales, l’âge, le fait de travailler dans une profession réglementée, l’éloignement de la pratique (en raison de la guerre) et la difficulté d’amasser la documentation nécessaire à sa reconnaissance professionnelle (dont des emplois dans plusieurs pays de transit qui compliquent la capacité à fournir les preuves d’expériences requises par l’ordre professionnel). Elle a réalisé une entrevue d’embauche comme technicienne, mais elle nous rapporte que l’employeur lui a répondu que « je sais que vous avez beaucoup de choses dans votre tête, mais à cause [du] français, je ne peux pas… ». Lorsque nous la relançons pour connaître ses attentes actuelles et sa perception de la situation, elle nous répond : « Je ne sais pas […] maintenant je suis à l’aide sociale… ».

Or, un élément d’une force particulière affecte une part importante de personnes réfugiées : le long chemin pour la reconnaissance et l’acquisition de « l’expérience canadienne » est exacerbé pour ceux qui sont « sans-papiers professionnels » (notre expression). Être « sans-papiers professionnels » implique de ne pas avoir avec soi ses diplômes, relevés de notes ou toute autre documentation permettant de faire valoir ses expériences et compétences antérieures. Parmi les personnes rencontrées, plus de la moitié n’ont pas leurs papiers en lien avec leur diplôme. Or, au Québec, la reconnaissance est majoritairement basée sur les papiers et conditionne l’accès à l’emploi (dont les emplois syndiqués ou gouvernementaux) et influence l’échelle de rémunération. Ceci amène plusieurs personnes réfugiées vers des culs-de-sac professionnels et la précarité.

Pour Mina (Syrie, réfugiée, région de Montréal), ne pas être en mesure de fournir l’ensemble de la documentation exigée par l’ordre professionnel compromet sa capacité à se faire reconnaître : « Le problème est [tel cours] suivi à l’université d’Alep [...]. Alors, ils disent “donnez-moi des preuves, donnez-moi de preuves’’, mais comment je peux ? Si [j’avais su], j’aurais filmé comment je fais toutes les analyses! (rires)… Je sais pas… si je devrais changer tout le domaine, c’est… » Mina ressent une profonde détresse face à ces entraves. Professionnelle hautement spécialisée, mais membre d’une profession réglementée en santé, la poursuite de sa carrière au Québec est compromise, et ce malgré les besoins du marché du travail local.

Cette situation peut aussi toucher des travailleurs non spécialisés. Jean (RDC, réfugié, région) par exemple soulève l’incohérence de toujours se faire demander « des papiers », surtout pour des postes au gouvernement ou dans les municipalités qui l’ont accueilli. L’école où il avait obtenu son diplôme ayant été détruite, il a été incapable de récupérer l’ensemble de ses papiers d’études et il est au chômage. Il dira :

Il y a [du travail au] gouvernement, faire le ménage, ceux… qui nettoient, qui balaient… les bureaux municipaux d’Emploi-Québec, je ne sais pas moi, à l’Hôtel-de-Ville, ramasser des papiers au bord de la route [...]. Le gouvernement peut aussi aider les immigrants de cette manière. Leur donner ces options de travail, parce que… [c’est du travail] que n’importe qui peut le faire. Ça ne demande pas de niveau [...]. Mais si vous entrez dans l’option [du] travail [au niveau] municipal, mais c’est énumérer tout un tas de liste au niveau de ce que tu fais avec des recommandations, des papiers, des permis de conduire, tout, tout, tout. Et ça ne donne pas l’accès… aux gens d’aller travailler [...] Je vous en prie. Que ce message passe au gouvernement. Qu’il puisse regarder cette option. Il y a des gens [les réfugiés bhoutanais, rwandais, burundais ou congolais qui sont sur l’aide sociale et] qui ont des capacités, de travailler, de faire le travail manuel, sans pour autant avoir ces documents qu’ils nous demandent

Jean, RDC, réfugié, en région depuis 2 ans

Cette reconnaissance basée sur « les papiers » peut aussi affecter le niveau salarial des travailleurs ; les échelles salariales se basant sur la capacité de démontrer son degré de scolarité et son expérience qui dépend elle aussi largement de la documentation écrite. Pour Désiré (Burundi, réfugié, région), cela s’est traduit par une incompréhension, quand un nouvel employé lui a montré son talon de paie : « Je n’avais pas de problème avec eux [l’employeur]. Mais sauf que… le salaire est là – [ils] sont différents [pour] le même travail [...] avec un salaire de 12$ par exemple, et moi je suis à 11,50 $ ». Constatant la différence, il n’ose pas en parler à son employeur, de crainte de paraître défavorablement : « Non je ne peux pas dire ça. Je ne peux pas dire ça. [...] Ça peut donner une mauvaise image ».

Être mieux payé quand on a des papiers, une injustice ? Pour Jean (RDC), ça le « touche droit au coeur », mais, impuissant, il dira : « Non ce n’est pas l’injustice, ce n’est pas l’injustice, c’est normal. C’est les papiers. Faut que vous les cherchiez ». En quelque sorte, c’est la « norme », c’est une situation qui est perçue comme « normale ». Comme le soulignait le sociologue François Dubet : «Une inégalité considérée comme juste ne se voit guère puisqu’elle est d’emblée évidente et “naturelle’’» (Dubet, 2014 : 10). Ce qui nous amène aux enjeux de la discrimination systémique qui inclut l’application de règles ou de façons de faire en apparence neutres ou objectives, et qui porte préjudice à certains groupes en particulier (Chicha, 2012 ; Piché et Renaud, 2018). En effet, dans le cas des personnes réfugiées, les conditions prémigratoires rendent complexe leur capacité à préparer leur projet d’immigration et en l’occurrence à rassembler et amener avec eux tous leurs documents, ce qui limite fortement leur accès au processus de reconnaissance professionnelle en comparaison à d’autres catégories de migrants [13]. La reconnaissance des acquis et des compétences peut parfois se réaliser par des tests et examens, mais cette voie alternative demeure marginale et essentiellement pour des études secondaires ou techniques. Un intervenant témoigne combien cette reconnaissance est complexe pour tout immigrant de niveau universitaire, pour les personnes réfugiées sans preuve de diplôme, « imagine-toi, si tu n’as pas de papiers […] Déjà des gens avec des relevés de notes, des diplômes, tout est déjà (très difficile)… non. Il va refaire ses études. “Mais, je l’ai fait, regardez…’’ Non... Alors, imaginez quand je viens les mains vides » (Elias, intervenant, Montréal).

Cette dimension de la reconnaissance professionnelle, qui dépend des politiques gouvernementales (évaluation des diplômes, reconnaissance des acquis et des compétences) et des acteurs du marché du travail (employeurs, institutions d’enseignement, regroupements professionnels), conduit à un paradoxe dans l’expérience des personnes réfugiées : le pays leur ouvre ses portes, mais à quel espace socioprofessionnel ont-ils accès ?

Pour le démographe et sociologue Victor Piché (2018), les politiques migratoires doivent inclure des dimensions en lien avec les droits des migrants, au-delà des dimensions utilitaristes (où l’immigration vise à combler des besoins de main-d’oeuvre, stimuler l’économie locale, répondre aux enjeux démographiques, etc.). Ces droits des migrants peuvent notamment se traduire par les conditions d’inclusion mises en place par les sociétés d’accueil. Ces conditions peuvent ici s’interpréter à l’aune de la place accordée à ces migrants sur le marché du travail et à leur capacité de faire reconnaître leurs expériences et compétences.

En n’offrant pas les conditions de leur reconnaissance professionnelle, l’État peut involontairement marginaliser les personnes réfugiées sur le marché du travail, créer des citoyens de seconde zone, condamnés à demeurer à la périphérie de ce marché, dans des conditions de travail et de vie qui ne reflètent pas les politiques et les discours gouvernementaux d’inclusion. L’égalité formelle ne suffit pas, il faut assurer l’égalité des chances et l’équité ; autrement dit, l’égalité des résultats (Paugam, 2011a ; Chicha et Charest, 2013 ; Piché et Renaud, 2018). À cet effet, soutenus par un ensemble de politiques visant l’inclusion et l’intégration, dont la Politique québécoise en matière d’immigration, de participation et d’inclusion (MIDI, 2015), divers programmes et services sont offerts aux nouveaux arrivants, par l’entremise des institutions et organismes locaux, afin de favoriser l’inclusion et contrer les conséquences possibles de la discrimination systémique que certains immigrants pourraient expérimenter. Dans la prochaine partie, nous abordons les conditions d’accès aux ressources et services mis en place pour favoriser leur intégration professionnelle.

Services et ressources  : entre accès et accessibilité

La deuxième facette de l’hospitalité concerne les services publics (Gotman, 1997, 2010 et 2011). Afin de favoriser une intégration favorable des personnes réfugiées et immigrantes, les gouvernements et les municipalités offrent l’accès à différentes ressources institutionnelles et communautaires (Chicha et Charest, 2008 ; Germain et Trinh, 2010 ; Fourot, 2013). Cependant, des critères d’inclusion ou d’exclusion déterminent qui peut accéder à ces ressources, et le manque d’accessibilité peut en limiter la portée. Cette dimension permet d’appréhender le rôle de la ville au coeur des processus d’inclusion et d’exclusion, aux plans politiques et structurels (Gotman, 1997 et 2011), mais aussi le rôle des organismes communautaires et de leurs intervenants qui peuvent déployer des stratégies face à des critères de participation pouvant exclure des personnes réfugiées.

L’accessibilité des services aux citoyens témoigne de préoccupations gouvernementales et municipales dans une perspective d’inclusion de l’ensemble de la population, quelles que soient les caractéristiques particulières de chacun ; elle « permet à toute personne, quelles que soient ses capacités, l’utilisation identique ou similaire, autonome et simultanée des services offerts à l’ensemble de la population » (Ville de Montréal, 2015 : 10). Plusieurs villes et villages du Québec souscrivent à ce principe [14]. La Ville de Montréal l’a inclus avec l’adoption, en 2011, de sa Politique municipale d’accessibilité universelle. Or, malgré ces actions au plan politique pour rendre accessible de manière équitable l’ensemble des services et ressources, des enjeux apparaissent pour les personnes réfugiées : l’accessibilité est déterminée par des critères d’accès, qui sont rarement totalement universels, tandis que certains critères prêtent parfois à interprétation (niveau de maîtrise de la langue, « être prêt à l’emploi », capacité à réussir le programme, etc.). Par ailleurs, l’accessibilité s’appréhende également à travers des aspects relationnels et subjectifs, soit un « jugement porté sur la facilité ou la difficulté d’entrer en contact avec une personne ou une institution et d’obtenir des services [...] » (Pineault et Daveluy, 1995). Nous aborderons plus loin ces aspects relationnels en lien avec les stratégies des intervenants afin de rendre accessibles certains programmes, de même que, dans la dernière partie, l’intégration et l’accueil dans leurs dimensions relationnelles. Mais débutons par les critères d’inclusion.

Critères d’inclusion

Pour Gotman (2011), les systèmes d’accueil et de protection sont établis selon des critères variables, « hiérarchisant les ayant droit ». De façon critique, l’auteure souligne que ces systèmes de protection ne sont pas basés sur « les besoins », mais sur des critères « qui sont toujours à reconstruire, leurs dispositifs à desserrer ou à resserrer, leurs frontières à négocier » (Idem : 613). De fait, les caractéristiques des personnes réfugiées peuvent dans certaines circonstances les rendre inadmissibles aux programmes en employabilité (faible maîtrise de la langue, sans documentation relative à leurs études, faible employabilité perçue, etc.). Les intervenants rencontrés, prenant en considération leurs trajectoires complexes, sont fortement interpellés par cette question.

En effet, des intervenants soulignent que la personne réfugiée qu’ils accompagnent n’a pas toujours accès à des mesures d’aide à l’emploi ou de formation. Malgré sa forte motivation, il peut y avoir une exclusion d’emblée. Par exemple, des intervenants nous ont fait part d’expériences où ils souhaitaient recommander la participation d’une personne réfugiée à un programme de formation, mais que sa maîtrise du français était considérée insuffisante par la personne responsable des admissions. Une intervenante déclare qu’elle tente alors d’agir pour briser ces perceptions défavorables : « Puis les formations qui sont avantageuses pour Emploi-Québec, il faut tout le temps convaincre l’agent que la personne parle assez français » (Véronique, intervenante, région). Ces intervenants tentent de développer des stratégies en rapport avec l’application des critères d’admissibilité et d’inclusion qui peuvent s’avérer subjectifs et sujets à interprétation.

Dans des cas extrêmes, en vertu de ses règles, Emploi-Québec pourrait même parfois exclure les personnes réfugiées de ses propres programmes en employabilité particulièrement en lien avec la maîtrise du français ou avec le critère « être prêt à l’emploi » [15]. Une intervenante en région témoigne que, durant plusieurs années, son organisme n’avait pas les ressources nécessaires pour accompagner adéquatement les réfugiés vers le marché du travail, et n’avait donc pu mettre que récemment sur pied un projet pilote afin de mieux répondre à leurs besoins :

Il y a des aspects qui sont systémiques, tu sais, qui se répètent régulièrement [ce] qui fait qu’on ne peut pas aller plus loin. Puis avant, on ne pouvait pas vraiment s’en occuper [des personnes réfugiées], parce que nous, avec les ententes d’Emploi-Québec, on a des objectifs à répondre ; puis ces gens-là, il fallait vraiment… tu sais… répondre avec nos ententes [en termes de reddition de compte et de performance de placement], et ces gens-là, on ne peut pas leur accorder beaucoup de temps. Puis on sait… Dieu sait combien de temps ils ont besoin, il faut leur accorder beaucoup plus de temps que les autres, les tenir par la main pour pouvoir vraiment les intégrer

Monique, intervenante, région

Dans ces cas, il ne s’agit pas tellement de l’évaluation et de l’application de critères d’inclusion, mais plutôt des besoins spécifiques de personnes réfugiées qui occasionnent des parcours d’intégration plus longs et nécessitent davantage d’accompagnement (non-employabilité accrue, maîtrise de la langue, vécu prémigratoire nécessitant un temps d’adaptation plus long, etc.) (OCDE, 2016 ; Blain et al., 2018).

Les réfugiés c’est comme quelqu’un qui vient de naître, il a changé de pays, il a changé de climat… d’autres ils ont des problèmes dans leur tête. Ça arrive. […] Il faut des personnes pour donner des conseils concrets [...]. La majorité de ceux qui viennent comme réfugiés, ils ont des problèmes. Désorientés. Moi ça m’est arrivé. Ça m’est arrivé où j’étais deux jours, trois jours sans dormir. Je pensais comment je vais faire ? M’intégrer ? Avec les problèmes de tout ce que j’ai vécu, j’ai passé, j’ai passé, j’ai passé. [...] Ça me fatiguait la tête ; plein, plein, plein de choix. [...] Et elle [conseillère de l’organisme] m’a donné des conseils, la vie, comment est la vie [...] Quand j’ai des problèmes, je l’appelle, je sais qu’elle peut me guider

Seydou, Côte d’Ivoire, réfugié, région

Ces besoins particuliers ne sont pas systématiquement pris en compte dans les programmes destinés aux personnes immigrantes en général, programmes que nous pourrions qualifier d’« universalistes » (Paugam, 2011a ; Lendaro et Goyette, 2013) au sein de la grande catégorie des programmes pour les personnes immigrantes nouvellement arrivées.

Ce paradoxe est d’autant plus criant qu’il a cours dans un contexte où le Québec reçoit des transferts du Canada, en particulier en regard des réfugiés pris en charge par l’État. Néanmoins, la majorité des organismes en employabilité disposent d’une fourchette de programmes, et il leur est possible de référer quelqu’un à l’interne ou bien à une autre organisation. Il est exceptionnel qu’un organisme communautaire « exclut » la personne réfugiée de ses services, mais il pourrait ne pas la « comptabiliser » dans ses rapports.

Donc, on n’est pas non plus… on ne fonctionne pas non plus comme des robots… “Ah non, non, non, je peux pas te prendre, t’es pas dans mon… [programme]’’ Non! T’es pas dans l’entente oui, mais physiquement je te vois, mais pour Emploi-Québec tu n’existes pas, c’est tout

Amina, intervenante, Montréal

À ce titre, les intervenants peuvent réaliser des tâches invisibles ou non reconnues par les bailleurs de fonds, et conséquemment non rémunérées [16].

Stratégies d’intervenants des milieux communautaires : des approches sensibles aux contraintes systémiques

Afin de favoriser l’intégration des personnes immigrantes au marché du travail, Chicha et Charest (2008) soulignent que des problèmes à caractère systémique requièrent des solutions à caractère systémique. Si nous abondons dans ce sens, au cours de la présente recherche, nous avons également constaté que des intervenants peuvent développer des stratégies d’intervention pour contourner ces obstacles (ROSINI, 2013 ; Blain et al., 2018).

En effet, face à des structures contraignantes pouvant exclure ou déqualifier la personne réfugiée, les intervenants peuvent tout autant expérimenter des situations d’impuissance que faire preuve d’habileté à déjouer les contraintes. Confrontés aux embûches de nature structurelle ou systémique auxquelles les personnes réfugiées doivent faire face (discrimination, exigences particulières leur portant préjudice), des intervenants témoignent de la nécessité de penser le cadre de l’intervention de façon plus large, où la « responsabilité de l’intégration » ne dépend pas que de la personne immigrante, mais aussi des milieux d’accueil : gouvernement, municipalités, entreprises, société civile, etc. En ce sens, les intervenants vont, par exemple, mettre autant d’énergie à sensibiliser les milieux d’accueil (employeurs, institutions gouvernementales ou scolaires) qu’à accompagner l’immigrant. Par un lien social développé avec les milieux d’accueil, par un rôle de médiateurs ou d’intervenants pivots auprès de différentes instances, par une implication dans la mobilisation politique et la concertation dans la ville ou le quartier, certains intervenants et leur organisation peuvent favoriser les processus d’inclusion pour ces nouveaux arrivants. Même si, officiellement, les programmes offerts par les organismes en employabilité financés par Emploi-Québec sont majoritairement voués « à l’accompagnement de l’individu », certains intervenants ne peuvent passer outre le travail sur les dimensions systémiques et structurelles. En effet, ne travailler que pour augmenter « l’employabilité de l’individu » pourrait être vain dans un contexte où son intégration socioprofessionnelle dépend également de la réponse des milieux d’accueil. Les exemples sont nombreux. Une intervenante le met en lumière dans ce cas-ci par le lien qu’elle a développé avec les employeurs :

Et la catégorie des gens, des Syriens d’origine arménienne, ils n’ont même pas terminé leurs études primaires, la plupart du temps. Et les femmes n’ont même jamais travaillé. Alors sans étude, sans expérience de travail, ces gens-là se trouvaient dans une situation vraiment, vraiment particulière. Un peu un état désespéré parce que, comme vous savez, ici les exigences des employeurs sont vraiment importantes ; il faut respecter les prérequis au niveau des diplômes, au niveau des années d’expérience la la la. (Et) la langue et tout ça. Alors tout ça, c’était des obstacles qu’il fallait qu’on surpasse ensemble, avec eux. Voilà. Donc notre rôle dans ce projet-là c’était pas… c’était pas seulement l’accompagnement dans la recherche d’emploi, mais aussi la sensibilisation des entreprises à embaucher ces gens-là, volet qui ne fait pas partie d’ailleurs… du volet d’employabilité qu’on fait en collaboration avec Emploi-Québec. C’était pas la même façon de sensibiliser, de vraiment, d’aller chercher les employeurs qui sont prêts à embaucher cette main-d’oeuvre. [...] Mais on a réussi [...]

Sara, intervenante, Montréal

Ce travail qui déborde du cadre d’intervention directe auprès de la personne réfugiée n’est pas toujours soutenu financièrement par les bailleurs de fonds. Certaines organisations communautaires adaptent le travail au quotidien des intervenants afin d’inclure ces démarches de nature inter-organisationnelle au sein de leurs tâches. Mais d’autres le font de façon informelle, tandis que certains voient ces tâches invisibles pour les bailleurs de fonds, et de ce fait non valorisées.

Accueil et intégration : relations sociales

Je suis de l’avis que les gens deviennent des réfugiés lorsque l’humanité manque à son devoir, au niveau local ainsi qu’à l’international. [...] Afin de guérir et de poursuivre leurs vies, un environnement aimant doit être offert à ces individus, un lieu où ils peuvent retrouver leur dignité et leur amour-propre

Birjandian, 2016 : 56 – réfugié de l’Iran, aujourd’hui directeur d’un organisme d’aide à l’établissement des personnes immigrantes

Troisième dimension de l’hospitalité, le niveau relationnel joue un rôle central dans l’accueil (Gotman, 1997 ; 2001 et 2011). Les expériences personnelles auprès d’individus à l’interface avec les services publics ou le contact avec des membres de la société d’accueil vont influencer les trajectoires d’intégration des personnes immigrantes (Vatz-Laaroussi, 2009 ; Vatz-Laaroussi et Bezzi, 2010 ; Alboim, 2016 ; Hanley, 2017). Par ailleurs, l’accessibilité des services peut être favorisée par les professionnels d’une part en négociant les conditions d’inclusion par rapport à certains critères qui prêtent à interprétation et, d’autre part, en créant un sentiment de bienvenue, voire un sentiment chez les réfugiés que l’organisation est à même de répondre à leurs besoins (Pineault et Daveluy, 1995).

Du point de vue des personnes réfugiées

Ça été la partie la plus difficile, parce que quand quelqu’un sort de son pays à cause des problèmes, il part sans rien [...] Pour nous, [l’organisme d’aide aux personnes immigrantes] a été tellement important quand on est arrivés [...] Même s’il s’agit de personnes qui ont un salaire et un emploi là-bas [...] nous sommes tellement reconnaissants parce qu’ils nous ont tout donné, tout, tout, tout. On a été super bien accueillis. Et il faut être reconnaissant de la vie

Raul, Colombie, réfugié, région

Malgré les difficultés vécues, une forte majorité des personnes réfugiées ont exprimé l’importance de l’accueil et de l’hospitalité, dans leur dimension humaine et relationnelle. Cette dimension pourrait rejoindre les constats de Jedwab et Wilkison (2016) qui mettent en lumière un fort sentiment d’appartenance à la société locale chez les personnes réfugiées, malgré les difficultés économiques initiales. Pour les réfugiés rencontrés, cet accueil peut se traduire par des petites choses, des petits gestes, qui procurent un sentiment de bienvenue. Cela peut aussi se traduire par le contact établi avec des institutions et organisations d’ici, créant des liens humains concrets et un sentiment d’appartenance. Par exemple, un intervenant ou un bénévole de l’organisme d’accueil les visite dans leur appartement, cela peut aussi être un geste simple d’un voisin ou d’un professeur qui invite au dialogue et à la rencontre. Ce fut le cas de Melik (Turquie) pour qui les débuts d’établissement étaient difficiles et pour qui un geste simple fit une différence : « Au début, on avait une professeure, et… on l’invite chez nous ; elle est venue quelques fois… on a pris un café à l’extérieur avec elle. Elle… c’est pas grand-chose, mais c’est… ça a amélioré notre psychologie. Parce que… avec… juste l’attente… » (Melik, Turquie, réfugié accepté sur place, en région depuis cinq ans).

Pour Nella, l’organisme d’accueil et d’aide à l’emploi en région est « comme une famille », « c’est notre maison – pour nous diriger, pour nous accueillir, pour nous informer » (Nella, réfugiée, RDC, en région depuis bientôt 5 ans). L’accueil des collègues dans le milieu de travail est également un élément phare. Cette hospitalité a permis à Amena (Syrie) de se « sentir à la maison », quelques mois à peine après son arrivée au Québec :

Je peux dire l’environnement, que j’avais des collègues vraiment qui étaient avec moi, je demandais des questions, je les trouvais, ils m’aidaient pendant tous les mois que je travaillais ici. C’est eux qui m’ont supportée, et c’était comme une formation dès le début […] C’était ça, mais c’est eux qui m’ont aidée franchement à… je me sens ici à la maison, je me sens en Syrie franchement

Amena, Syrie, réfugiée, Montréal

Du point de vue des intervenants

« Tout se joue au niveau de l’approche [...] si on veut faire une bonne intervention, un bon plan d’action, ce ne serait pas sans humanité. Ça ne se fait pas comme ça. Alors… la qualité d’accueil, la qualité… des interventions, d’échanges… tout se joue là-dedans » (Paul, intervenant, région). Du point de vue des intervenants, l’accueil s’avère central de différentes manières : il permet une meilleure accessibilité des services, par les différentes façons de faire et de dire, il permet également de nouer un lien significatif et de mieux comprendre et répondre aux besoins des personnes accompagnées.

Au coeur des pratiques d’intervention, l’importance de prendre le temps afin de développer un lien de confiance apparaît comme préalable à tout accompagnement. Une intervenante en région souligne que ce lien est d’autant plus déterminant que certaines personnes réfugiées, compte tenu de leur trajectoire prémigratoire, auraient pu vivre une perte de confiance. Pour elle, le fait que la personne réfugiée se sente accueillie, accompagnée (et non pas « comme un numéro ») rend possible ce lien de confiance.

Établir le lien de confiance avec les personnes réfugiées c’est plus délicat… ça prend plus de temps. [...] Quelqu’un qui vient, qui est juste « by the book », qui va… qui va pas sourire, qui va faire son travail administratif, c’est pas adéquat. [...] Il faut que la personne ait envie, sente que t’es là pour l’aider. [...] Mais si tu n’as pas ce lien-là, ça marche pas

Véronique, intervenante, région

Pour d’autres, cette confiance s’actualise dans un contexte où les objectifs et les besoins de la personne réfugiée sont au centre de l’intervention, sans pression. En effet, un élément transversal aux entretiens est que l’intervention requiert humanité et compassion – mais sans victimiser. Il s’agit de considérer les besoins de la personne réfugiée, de façon pragmatique, mais de soutenir parallèlement le rêve et l’espoir, d’y contribuer une étape à la fois [17]. Il s’agit « d’écouter et de ne pas juger », de remettre l’humain, « dans sa beauté » et son intégralité, au centre de l’intervention. Cette approche est aussi considérée comme humaine étant donné que ce sont les services aux individus qui sont au centre des interventions, et non les objectifs des programmes. Cela peut amener comme nous l’avons vu des prises en charge ou des interventions auprès de participants qui ne sont pas reconnues par le bailleur de fonds (Emploi-Québec est un bailleur de fonds central concernant les programmes en employabilité). Un intervenant en témoigne : « donc, lui, on a fait une sorte de suivi un peu plus personnalisé. C’est ça, on sortait un peu du cadre, mais en même temps, c’est ça que lui avait besoin pour éventuellement pouvoir sortir [de l’aide sociale] – puis ça se pouvait parce que quelques mois après, il était engagé, fait que… ça été bien… » (Hector, intervenant, région).

En somme, il est apparu que le travail des intervenants communautaires que nous avons rencontrés a pour objectif de penser à de meilleures conditions d’accessibilité des services et d’être un levier afin de favoriser l’intégration socioprofessionnelle des réfugiés. Néanmoins, plusieurs enjeux dépassent le cadre d’intervention de ces professionnels du milieu communautaire, tandis que certains bénéficient d’une marge de manoeuvre et développent des stratégies afin de favoriser l’accès aux services pour les personnes réfugiées, et, ultimement, l’accès au marché du travail et à la société locale.

Conclusion

Oui, il faut leur donner la possibilité de rêver. Mais il faut aussi leur donner les moyens d’arriver à leurs rêves

Nayla, intervenante, Montréal

L’hospitalité à l’égard des personnes réfugiées est complexe. Sur le plan international, le rôle du gouvernement est fondamental et permet d’accorder le droit de s’établir et de participer à la vie économique et sociale du pays. Mais la responsabilité du gouvernement va plus loin. Par le principe d’égalité et d’équité, il s’agit aussi de permettre l’inclusion, en tentant de réduire la marginalisation de groupes particuliers et en favorisant la participation de tous, notamment « par des milieux accueillants et inclusifs » (MIDI 2015). Or, des tensions persistent entre l’hospitalité, les droits et l’accès aux droits (Gotman, 2001 ; Paugam, 2011a). Sur le plan local, les politiques publiques et les différentes organisations prennent le relais afin de concrétiser « ce droit à la ville », tandis que le « lien social » permet de rendre vivant ce sentiment d’inclusion.

En somme, l’accueil, « cet acte d’humanité » dira Gotman (1997), cette « responsabilité éthique » dira Piché (2018), traduit l’importance de penser les conditions d’établissement des personnes immigrantes, particulièrement les personnes réfugiées. Cette hospitalité, ce « devoir sacré envers l’étranger », permet de déjouer la « fermeture des frontières nationales et sociales » (Idem : 9). Cela nous porte à penser à la responsabilité morale et éthique du gouvernement et des villes, de penser des conditions d’accueil et d’intégration facilitantes pour les personnes réfugiées.

Au plan structurel, intervenants et personnes réfugiées soulignent la nécessité, pour les gouvernements – notamment les municipalités – de penser les conditions d’accueil des personnes réfugiées en tenant compte des règles qui peuvent les exclure d’emblée ou rendre leur parcours compliqué. Pour les réfugiés, d’un côté, un fort élan de reconnaissance vis-à-vis des instances qui les ont accueillis, de l’autre un questionnement : pourquoi ne pas nous donner la chance de travailler si nous en avons la volonté et l’énergie ?

Au coeur des entrevues, l’hospitalité et l’accueil sont apparus comme des dimensions fondamentales, tant du point de vue des réfugiés que des intervenants. L’accueil est une porte d’entrée pour le vivre-ensemble que nous avons exploré à travers l’emploi, mais qui touche plus largement l’intégration socioprofessionnelle et la vie sociale. L’accueil permet de penser les conditions de l’accessibilité des ressources, du moins dans sa dimension subjective et relationnelle.

La façon dont nous abordons l’accessibilité aux services est un révélateur de dynamiques d’inclusion, par le traitement que nous réservons à l’altérité. L’accessibilité se déploie dans un contexte politique et juridique, mais il s’agit aussi d’une question de justice sociale : l’accessibilité vise à lever des barrières, tant physiques que liées aux attitudes, aux représentations et aux présomptions quant aux capacités des personnes. En ce sens, il s’agit de tenir compte non seulement de ce qui est dit, mais aussi de la façon dont cela est dit. Ce que les gens retiennent dans la façon d’offrir les services compte également, et ce tant par rapport à l’accessibilité plus « matérielle » qu’à celle relevant d’aspects subjectifs de l’accueil. Ainsi, au plan structurel, l’accueil est l’une des conditions de l’accessibilité dans ses dimensions subjectives. Les façons dont nous accueillons, comme professionnels et comme membres de la société, peuvent avoir un effet concret sur l’accès aux ressources des personnes immigrantes, et plus largement à l’emploi et à la vie sociale. Le fait que la personne « se sente bienvenue » (ou non) influence son accès et sa trajectoire. Aussi, par leur position d’intermédiaire, des intervenants peuvent « négocier » des conditions d’inclusion pour permettre l’accès de personnes réfugiées à certains services et ainsi chercher à briser la discrimination systémique que ces réfugiés pourraient vivre.

Pour conclure, malgré les difficultés vécues, le sentiment d’être accueilli et de se sentir bienvenu fait toute la différence aux yeux de nombreuses personnes réfugiées. Les relations au quotidien, avec des voisins, des professeurs, des collègues au travail, favorisent le sentiment d’appartenance à la société et le sentiment de bien-être. Néanmoins, cette importance primordiale de bonnes relations sociales n’exclut pas la nécessité de penser des politiques et des programmes adaptés et inclusifs, des responsabilités partagées sur le plan sociétal et une accessibilité réelle aux services et programmes destinés à favoriser l’intégration socioprofessionnelle des personnes réfugiées et immigrantes. La capacité d’agir, comme forme de résilience des personnes réfugiées, ne peut prendre forme et s’actualiser que dans un contexte favorable, dans un territoire permettant la reconnaissance des personnes (Vatz-Laaroussi, 2009).