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Introduction

La croissance économique de la Chine attise la curiosité et souvent une angoisse non feinte dans le monde occidental. En témoigne le nombre d’ouvrages parus ces dernières années (Bessière, 2005 ; Vairon, 2006 ; Gipouloux, 2006 ; Arrighi, 2007 ; Puel, 2011 ; Guo Bai, 2012). Certains titres en disent long sur la réhabilitation du « péril jaune » – la peur occidentale d’un monde dominé par des Asiatiques (Decornoy, 1970) : Le vampire du milieu, comment la Chine nous dicte sa loi (Cohen et Richard, 2010), Le siècle de l’Afrique : comment Pékin refait le monde à son image (Cardenal et Araújo, 2013), etc. La couverture de l’ouvrage La Chinafrique, Pékin à l’assaut du continent noir (Beuret et Michel, 2011) montre un entrepreneur chinois en colon, protégé du soleil par un soldat africain qui tient pour lui un parapluie.

Dans la région caraïbe, l’accroissement récent de la présence chinoise n’est pas passé inaperçu. Les commerces de Roseau (Dominique) sont progressivement rachetés par des citoyens chinois tandis que des groupes de compatriotes sont aperçus sur les chantiers de construction des routes et du stade dirigés par des entreprises chinoises. De même en va-t-il du stade d’Antigua, de l’hôpital de Grenade, d’un hôtel gigantesque en République dominicaine, d’un port en eau profonde aux Bahamas... Cependant, aucune étude scientifique n’a été conduite à ce jour pour tenter de saisir les modalités et les enjeux de cette diffusion de la présence économique chinoise dans la région – présence qui s’observe dans la migration temporaire ou permanente de travailleurs, les chantiers entrepris par des entreprises chinoises, des flux financiers (investissements, dons) et des flux de marchandises (importations, exportations) ainsi que dans des déplacements officiels.

La définition précise de l’espace caribéen pose problème (Gatzambide-Geigel, 1996). Que ce soit en anglais, en français ou en espagnol, chaque auteur y va de ses propres délimitations. Pour introduire une rigueur méthodologique, Girvan (2005) a répertorié les définitions de l’espace régional les plus couramment utilisées et les plus pertinentes. Au sein de ces définitions (Grande Caraïbe, CARICOM, Caraïbe insulaire, etc.), la définition de la Caraïbe insulaire rapproche un ensemble ayant en commun l’histoire des plantations sucrières, que l’intellectuel martiniquais Glissant (1997) considérait comme la « matrice » des sociétés caribéennes. C’est le coeur de la Caraïbe créolophone (Cruse, 2014a). L’expression « Caraïbe insulaire » désigne l’ensemble des îles de la région caraïbe (des Bahamas à Trinidad) ainsi que les territoires de la région considérés par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) comme des petits États insulaires en développement (PEID) : Belize, Guyana, Suriname et Guyane. Ces derniers ne sont pas des îles à proprement parler, mais leur contexte spatial génère une insularité (Cruse et Taglioni, 2012). Ladite Caraïbe insulaire regroupe environ 43,4 millions d’habitants et représente un PNB annuel de l’ordre de 275 milliards de dollars [1]. Les 34 territoires qui composent la Caraïbe insulaire forment une région démographiquement et économiquement tout à fait marginale, avec 0,57 % de la population mondiale et 0,33 % de sa production de richesse annuelle totale. Mais leur localisation au coeur des Amériques, à proximité des États-Unis et du canal de Panama notamment, ainsi que le morcellement en un très grand nombre d’États indépendants constituent deux intérêts géopolitiques majeurs de cette région pour les grandes puissances extérieures. Une région qui est située aux antipodes de la Chine : Kashgar, située dans l’ouest de la Chine, affiche un décalage horaire de 12 heures avec les Petites Antilles (figure 1).

Figure 1

La Chine aux antipodes de la Caraïbe

La Chine aux antipodes de la Caraïbe

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Du point de vue de la Chine, ces constats soulèvent la question de la rationalité (économique, politique, etc.) d’une présence croissante. Trois types de sources permettent d’appréhender les modalités et les impacts de la présence économique chinoise accrue dans la Caraïbe. Premièrement, le ministère du Commerce de la République populaire de Chine fournit des statistiques sur les investissements directs à l’étranger (IDE) et le gouvernement propose un discours officiel accompagnant la diffusion de la présence économique chinoise à travers le monde. Deuxièmement, les médias caribéens et chinois relatent, dans un certain nombre d’articles, des projets ponctuels signés entre les gouvernements. Enfin, plusieurs universitaires et spécialistes de la finance ont produit, depuis le début des années 2000, une petite documentation sur la question. L’impact géopolitique et diplomatique est le plus difficile à mesurer et à établir, et ce, d’autant plus que les écrits sur la question relèvent généralement plus du journalisme que des sciences humaines – ces dernières n’étant elles-mêmes jamais « neutres » (Dussouy, 2006). Cet impact ne peut se mesurer qu’à travers des changements d’attitude politiques ponctuels de certains états caribéens, notamment dans leurs rapports avec Taïwan et la République populaire de Chine depuis que les investissements en provenance du second ont progressé dans la région. Le caractère bénéfique ou non de la présence chinoise, du point de vue caribéen, ne peut que faire l’objet de spéculations basées sur les précédents historiques (rien ne dit cependant que l’histoire doit inévitablement se répéter), car on manque de recul pour mesurer un véritable impact (en termes économiques ou en termes d’indicateurs sociaux, par exemple). C’est pourquoi cette question, malgré son intérêt, sera reléguée à la conclusion du présent article. Le corps du texte s’articulera autour de trois grandes parties. La première consiste en une description de la diffusion de la présence économique chinoise dans l’ensemble régional caribéen (investissements, commerce bilatéral). La seconde partie se concentre sur deux études de cas pour tenter d’affiner le trait et préciser ce qu’on entend par l’étiquette géographique « la Chine ». La troisième partie poursuit le débat sur la rationalité et les enjeux de la présence chinoise dans la Caraïbe insulaire. Les conséquences théoriques de ces observations seront abordées en conclusion.

La présence chinoise dans la Caraïbe

La présence de la Chine dans la région caribéenne s’est manifestée historiquement par des contacts précoces, comme l’épopée (discutée) de la flotte de l’amiral Zheng He (Menzies, 2004), et par la migration de travailleurs depuis le milieu du XIXe siècle (Chen, 2005). Plus récemment, la présence accrue de la Chine se manifeste par un nouvel accroissement du nombre de travailleurs migrants, par une implantation de plus en plus forte des entreprises chinoises, ainsi que par une augmentation des flux de marchandises et des flux financiers. Nous avons proposé ailleurs une introduction à ce phénomène (Cruse, 2014b).

Investissements directs

La Caraïbe est une région qui attire une quantité importante d’IDE (Kolstad et Villanger, 2008). La croissance de l’économie chinoise et son attrait pour les investisseurs étrangers ont un temps été perçues comme un risque de siphonnage du stock mondial d’IDE (qui a effectivement affecté les pays de l’OCDE, notamment). Dans la région caraïbe, il semble cependant que ce phénomène n’ait pas été ressenti – seuls deux territoires proches, la Colombie et le Mexique ayant été affectés (Garcia et Santabarbara, 2007). À l’inverse, la Chine est devenue pourvoyeuse d’IDE au cours des 10 dernières années, avec une nette concentration de ses investissements vers les territoires à fort PNB par habitant, les territoires recevant beaucoup d’exportations chinoises, les territoires dont le système économique est ouvert et les territoires riches en ressources naturelles (Zhang et Dali, 2011) ; ou, selon une autre étude économétrique plus critique, une forte attraction vers les territoires combinant richesse en ressources naturelles (particulièrement en pétrole) et faiblesse institutionnelle (Kolstad et Wiig, 2012).

Comme le montre le tableau 1, l’investissement chinois total et cumulé (en stocks) dans la Caraïbe a été multiplié par 10 entre 2004 et 2010, pour atteindre un total de plus de 27 milliards de dollars. Cependant, les paradis fiscaux des îles Caïmans et des îles Vierges concentrent 26,7 milliards de ce flux financier, soit 98,5 % du total. En réalité, il ne s’agit pas là d’investissements, mais de mouvements financiers destinés à l’optimisation fiscale. La part véritable des investissements chinois dans la Caraïbe en 2010 doit donc être ramenée à une somme plus modeste de 400 millions de dollars (sur un total de près de 50 milliards d’IDE émis par la Chine).

Tableau 1

Investissements directs chinois dans la Caraïbe (2004 - 2010), en millions $ US et en stock

Investissements directs chinois dans la Caraïbe (2004 - 2010), en millions $ US et en stock

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La figure 2 donne un aperçu de la ventilation de ces investissements. Les Guyanes (Guyana, Suriname) reçoivent deux tiers (66 %) des investissements réels chinois dans la région. Les Grandes Antilles en perçoivent 19 % et les Petites Antilles, 15 %. En 2010, le Guyana a reçu 183 millions de dollars d’investissements chinois, soit un peu moins de la moitié du total régional. Dans les Grandes Antilles, c’est l’île de Cuba qui capte la plus grosse somme, avec 69 millions de dollars. Dans les Petites Antilles, le territoire de Saint-Vincent-et-les-Grenadines se distingue en recevant plus de 36 millions de dollars. On constate que les IDE chinois dans la Caraïbe insulaire se concentrent à près de 66 % dans deux des territoires (Guyana et Suriname) qui sont les moins peuplés, mais les plus riches en ressources naturelles, tout en étant dotés d’institutions largement affaiblies, par l’ampleur du trafic de cocaïne notamment. Le président en exercice du Suriname est sous le coup d’un mandat d’arrêt d’Europol et a été condamné pour trafic de cocaïne aux Pays-Bas ; son fils a été condamné à perpétuité aux États-Unis pour trafic de drogues, d’armes et aide au terrorisme. En dehors de ces deux points clefs de la stratégie chinoise d’investissement dans la région, l’autre priorité semble attribuée (sur des critères politiques ?) à Cuba. Si ces trois territoires concentrent près de 80 % des investissements chinois, il n’en demeure pas moins que la Chine diffuse largement ses investissements, plus limités, dans le reste de la région.

Figure 2

Investissements directs chinois réels dans la Caraïbe

Investissements directs chinois réels dans la Caraïbe

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Commerce bilatéral

D’après les statistiques du commerce des Nations Unies (COMTRADE), les membres du CARICOM (La Caraïbe anglophone plus Haïti et le Suriname) ont exporté vers la Chine pour une valeur de près de 89 millions de dollars US, en 2008. Les deux principaux exportateurs vers la Chine dans la région sont Trinidad et le Guyana, qui sont deux pays riches en ressources minières et qui représentent 50 % des exportations caribéennes vers la Chine. Pour le reste, comme en matière d’IDE, les autres pays, s’ils n’affichent pas de chiffres impressionnants, n’en participent pas moins au commerce avec la Chine. L’importance de la Caraïbe pour les besoins en importations de la Chine est quasi nulle (moins de 0,01 % des importations chinoises totales). Dans l’autre sens, la Chine exporte aussi ses produits vers la Caraïbe. Les exportations chinoises vers le CARICOM s’élèvent à environ 2 milliards de dollars US. Le déficit de la balance commerciale de la Caraïbe vis-à-vis de la Chine est donc important, de l’ordre de 1,91 milliard de dollars US. Les principaux importateurs de produits chinois dans la région sont Antigua et Barbuda (529 millions $), les Bahamas (390 millions $), Trinité-et-Tobago (344 millions $), ainsi que la Jamaïque (288 millions $). En termes de débouchés pour ses productions, la Caraïbe est aussi une région très peu importante pour la Chine, avec seulement 1,4 % du total de ses exportations dans le monde.

Une recherche récente d’économistes de l’Economic Commission for Latin America and the Caribbean (ECLAC) permet d’affiner le trait (Rosales et Kuwayama, 2012). On note un démarrage des exportations caribéennes vers la Chine dans la décennie 2000-2010. Le Guyana a ainsi commencé à exporter 1,4 % de ses productions vers la Chine en 2009 (contre 0 en 2000), Haïti près de 1 %, le Suriname 0,8 %, Trinité 0,7 % et la Jamaïque 0,4 % (contre 0 en 2000). Même si l’on constate une augmentation de l’activité, la Chine demeure un partenaire d’exportation extrêmement marginal en comparaison des États-Unis, qui accaparent en moyenne un quart des importations et la moitié des exportations. L’accélération des importations en provenance de Chine, sur la même période, a par contre été plus prononcée. Partant là encore quasiment de 0 en 2000, la Chine représente en 2009 entre 4 % et 10 % des importations totales pour ces pays caribéens : Trinité (4,4 %), Jamaïque (5 %), Belize (5,2 %), Guyane (7,4 %), Haïti (7,8 %), Suriname (8,8 %). Ces chiffres demeurent tout à fait marginaux, du point de vue de la Chine. Mais du point de vue de ces pays de la Caraïbe, la Chine devient progressivement un partenaire commercial dont le poids se rapproche parfois de celui de l’Union européenne (UE) : sur la même période, les importations en provenance de l’UE et à destination de Trinité-et-Tobago ont diminué de moitié pour atteindre 8,8 % ; la tendance est la même au Belize où les importations en provenance de l’UE ne sont plus que de l’ordre de 9,2 % (contre plus de 15 % en 2000), en Haïti (de 11,5 % en 2000 à 7,7 % en 2009) ainsi qu’en Jamaïque où le chiffre pour 2009 est de 6,9 % (contre 11,4 % en 2000). C’est au Guyana que cette tendance est la plus prononcée avec une chute du poids européen de 24 % à 9 % sur la période. L’accroissement du poids de la Chine dans les importations se déroule aussi en parallèle d’une diminution du poids des États-Unis, bien que moins prononcée que celle du poids de l’UE. La part des importations en provenance des États-Unis est passée de 41 % à 29 % de 2000 à 2009 à Trinité-et-Tobago, de 40 % à 28 % au Suriname, de 48 % à 35 % en Jamaïque, de 58 % à 36 % en Haïti et de 58 % à 37 % au Belize. Seulement au Guyana, la part des importations en provenance des États-Unis a connu une diminution plus faible sur cette période (une baisse de 29 % à 25 % tout de même) (Rosales et Kuwayama, 2012).

Réalisation d’infrastructures par des entreprises chinoises

La relative discrétion qui accompagne les investissements chinois dans la région ne rend pas facile la tâche de compilation et d’analyse. Il est par exemple souvent difficile de faire la part entre les dons et les prêts chinois, car cette différence (de taille) n’est pas toujours mise en valeur par les gouvernements caribéens lorsqu’ils annoncent la réalisation de projets. Une compilation d’articles de la presse régionale réalisée par le professeur jamaïcain Norman Girvan (2011) permet de dresser une première esquisse : la Chine a construit et financé (prêts et dons), dans de nombreux pays de la région, des hôpitaux, des infrastructures routières, portuaires et aéroportuaires, des écoles et autres centrales électriques, ainsi que le bureau et la résidence du premier ministre de Trinité, le nouveau siège du gouvernement de la Dominique et les bureaux du ministère des Affaires étrangères du Suriname.

Derrière l’étiquette « la Chine » : une combinaison d’aide publique et d’entreprises publiques et privées

L’observation de cas particuliers permet une analyse plus fine de la présence économique chinoise dans la région, ce qui permet de souligner la variété des formes prises par cette présence (aide pour la construction de routes, construction et financement d’infrastructures aéroportuaires, participation à des entreprises minières, etc.) et la multiplicité des acteurs chinois impliqués (État, entreprises publiques, entreprises privées, particuliers).

Le cas de la plateforme touristique des Bahamas

L’archipel des Bahamas est devenu attrayant pour les investisseurs chinois à partir de 2009, année où une délégation de 150 officiels et hommes d’affaires chinois s’est rendue à Nassau (Erikson, 2009). Cet attrait s’est matérialisé par un package incluant dons du gouvernement chinois et investissements publics et privés. Ainsi, le gouvernement chinois a offert (financement, construction, matériaux, travailleurs) un stade estimé entre 30 et 50 millions de dollars, ce que le premier ministre bahamien a présenté comme « une très généreuse démonstration des bonnes relations qui se sont développées entre nos deux gouvernements » [2].

Dans le même temps, la banque publique chinoise Exim, dont l’objectif est d’« aider les compagnies chinoises possédant des avantages comparatifs dans leurs projets offshore [3] », finance aux trois quarts (à hauteur de trois milliards de dollars) la construction d’un mégahôtel de 4000 chambres (Bernal, 2013). Le gouvernement des Bahamas a obtenu l’embauche de 4000 Bahamiens sur ce chantier en échange d’un accord permettant aux entreprises chinoises (notamment l’entreprise nationale chinoise de construction) de faire venir 8000 de leurs travailleurs (soit un rapport un tiers – deux tiers). Des entreprises étasuniennes font aussi partie de l’accord et elles participeront également aux travaux (Archibold, 2012).

Troisième facette de la présence chinoise aux Bahamas, la firme privée Hutchiston Whampoa Ltd, basée à Hong Kong, investit lourdement dans l’île de Grand Bahama. La Hutchiston y a d’abord pris le contrôle de plusieurs hôtels et d’un golf. La firme possède en outre 50 % des parts dans l’aéroport privé de Grand Bahama (dont la piste est plus longue que celle de l’aéroport de Boston) et d’importantes superficies de terrain autour du port et de l’aéroport. En dehors de ces activités liées au tourisme, la Hutchiston Whampoa a participé aussi à la construction du mégaport en eaux profondes de Freeport, à moins de 100 km des côtes de la Floride (Fieser, 2011). La compagnie chinoise exploite de manière similaire 50 autres ports à conteneurs répartis dans 25 pays et développe actuellement une compagnie de tourisme de croisière [4]. Le directeur de cette firme chinoise, Li-Ka-shing, a été classé huitième fortune mondiale par le magazine Forbes, avec une richesse estimée à plus de 30 milliards de dollars – soit trois fois le PNB annuel de l’ensemble de l’archipel des Bahamas (Leonard, 2014).

Le cas du pays pétrolier de Trinité-et-Tobago

Le 31 mai 2013, le président chinois a choisi de se déplacer à Trinité-et-Tobago pour rencontrer les gouvernements du CARICOM, au cours de son premier déplacement dans la région [5]. Ce choix semble valider les régressions économétriques ayant montré le fort intérêt de la Chine pour les territoires pétroliers gouvernés par des institutions faibles [6] (Kolstad et Wiig, 2012).

De la même manière qu’aux Bahamas, les investissements chinois sont assortis de prêts et de dons parfois difficiles à démêler. Ainsi, la résidence du premier ministre trinidadien, Kamla Persad-Bissessar, a été récemment construite par l’entreprise publique Shanghaï Construction Cie (Archibold, 2012). Le gouvernement chinois participe aussi financièrement à la construction d’un hôpital pour enfants à Couva [7] et le premier ministre trinidadien a récemment demandé à l’ambassadeur de Chine une participation de son gouvernement à un projet similaire au mégahôtel des Bahamas sur le territoire trinidadien [8].

Des entreprises chinoises sont déjà présentes dans le secteur énergétique du pays, mais aussi dans la construction. Le président chinois, lors de sa visite récente, a proposé d’étendre cette coopération au domaine de la construction d’infrastructures, à l’agriculture, à la pêche, à la technologie et à la finance [9]. Il a par ailleurs été évoqué qu’une entreprise chinoise souhaiterait installer à Trinité un port de conteneurs en vue de l’agrandissement du canal de Panama, et développer la construction sur place de navires, comme dans le cas du Guyana voisin [10] : le 28 février 2014, le premier navire de transport de bois fabriqué au Guyana par l’entreprise privée Zhonghao a été mis à l’eau, célébrant les premiers résultats de ce secteur que l’entreprise chinoise souhaite aussi développer en Jamaïque et à Trinité [11]. Après trois mois de chantier, un second navire long de 183 m est aussi quasiment terminé [12]. La famille Su, qui a investi quatre millions de dollars dans ces chantiers navals, est aussi impliquée dans l’extraction de bois dans le pays depuis six ans. La moitié des employés sont originaires du Guyana, l’autre moitié, de Chine. Après avoir réalisé les navires dont elle avait elle-même besoin pour développer l’extraction de bois dans le pays, l’entreprise espère désormais recevoir des commandes pour continuer à fabriquer des navires de marchandises au Guyana.

Dans le domaine énergétique clef, la Chine est présente à Trinité à travers diverses coentreprises : la compagnie privée China Investment Corporation (CIC) possède 10 % du site pétrolier Train I ; l’entreprise trinidadienne Chaoyang Petroleum, détenue à 50 % par la compagnie publique Chinese National Offshore Oil Corporation (CNOOC), possède 25 % des intérêts dans les sites d’extraction 3a et 2c, exploités par la BHP Billiton [13].

Raisons et enjeux d’une présence accrue

Les généraux chinois Qiao et Wan (2006) ont produit une analyse fine de la stratégie de domination des États-Unis sur le reste du monde, domination qui s’appuie selon eux sur une « guerre permanente », « asymétrique » et « hors limite » – c’est-à-dire qui ne se limite pas au domaine militaire.

L’hypothèse de la guerre de basse intensité entre États-Unis et Chine via Taïwan

Dans leur stratégie de lutte de basse intensité contre la République populaire de Chine, les États-Unis ont notamment utilisé le levier de Taïwan en raison de sa localisation géostratégique et de son importance géopolitique pour la Chine (« la clef du Pacifique ») (Vairon, 2006). Selon Gregory Noble (2005), professeur de sciences politiques à l’Université de Tokyo, « une confrontation à propos de la souveraineté de Taïwan est aujourd’hui le plus probable déclencheur d’un conflit entre superpuissances en Asie orientale, et peut-être dans le monde entier. […]. Seul Taïwan pousse aujourd’hui à ce point la principale puissance militaire actuelle, les États-Unis, contre son plus probable concurrent, la Chine ». Car, comme le dit le professeur du Centre d’études internationales du MIT, Robert Madsen (2001), « seul le soutien, informel, mais puissant, des États-Unis a permis à Taïwan de maintenir sa position internationale [face à la Chine] ».

Pour rappel historique, en 1949, lorsque les troupes du Parti communiste chinois (PCC) l’emportèrent sur celles du Kuomintang (KMT), ces dernières se réfugièrent avec leur élite politique sur l’île de Taïwan. Il s’ensuivit une partition aux conséquences inédites : la Chine dite continentale (plus de 99 % du territoire) devint la République populaire de Chine (sous contrôle du PCC), tandis que la petite île de Taïwan (23 millions d’habitants) devint officiellement le siège de la République de Chine, sous contrôle du KMT (Cabestan, 1995 et 1999). Une lutte diplomatique s’engagea rapidement à l’échelle mondiale pour déterminer le représentant légitime du pays. Avec l’aide des États-Unis, le KMT réfugié à Taïwan conserva ce privilège jusqu’en 1971, année où la RPC devint le représentant du pays aux Nations Unies. Le gouvernement chinois (République populaire) clame depuis l’illégitimité du gouvernement de la République de Chine, replié sur Taïwan, se référant à lui comme l’« autorité taïwanaise » – autorité dont les équipements militaires de défense sont toujours fournis par les États-Unis (Vairon, 2006).

Dans ces cas de figure particuliers, les petits États jouent un rôle important, car ils peuvent fournir facilement un grand nombre de voix ou, dans ce cas particulier, des reconnaissances. Les économistes Bertram et Watters (1985) ont montré, avec leur modèle Migrant / Remittances and Aid / Bureaucracy (MIRAB), comment ce genre de « services diplomatiques » s’intègre pleinement dans la stratégie de développement de petits États pauvres et privés de ressources.

À l’heure actuelle, seuls 23 États indépendants entretiennent encore officiellement des relations diplomatiques avec Taïwan. Ce sont des petits ou des micro-États pauvres et largement sous dépendance des États-Unis, qui se concentrent en Afrique (Burkina Faso, Swaziland, etc.), dans l’Océanie (les îles Marshall, Nauru, etc.) et à travers les Amériques (Salvador, Paraguay, St-Christophe-et-Nièves, etc.). Près de la moitié d’entre eux (11 / 23) sont situés dans la Grande Caraïbe [14] (figure 3).

Figure 3

Relations diplomatiques entre la Grande Caraïbe et Taïwan

Relations diplomatiques entre la Grande Caraïbe et Taïwan

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Une hypothèse envisageable est que l’un des objectifs de la Chine par sa présence économique accrue dans la Caraïbe insulaire serait de renverser ces alliances en « invitant » (implicitement ou explicitement) les gouvernements entrant dans un partenariat avec elle à reconnaître officiellement Pékin et non Taipei. La Dominique de Roosevelt Skeritt mit ainsi fin à ses relations diplomatiques avec Taïwan juste après la promesse d’une aide de 120 millions de dollars de la Chine (Sanders, 2011). Dans la même veine, on pourrait interpréter l’envoi d’un contingent de « maintien de la paix » chinois en Haïti en 2004, et l’aide économique de la Chine après le séisme de 2010, comme une tentative de renverser l’alliance étroite entre le gouvernement Martelli, les États-Unis et Taïwan [15].

Alors que Grenade a changé d’allégeance récemment (sans rembourser la dette due à Taïwan), ne restent aujourd’hui comme soutiens à Taipei que Saint-Vincent (qui vient d’obtenir un prêt avantageux de la part de Taïwan pour la construction d’un aéroport international), Sainte-Lucie et St-Christophe-et-Nièves (Sanchez et Tu, 2012).

Le discours officiel chinois du gagnant-gagnant et la rationalité économique

Cependant, le Guyana, la Jamaïque, Trinité, le Suriname et la Barbade reconnaissent la Chine populaire depuis les années 1970, Antigua-et-Barbuda et Grenade depuis les années 1980, et les Bahamas depuis 1997. La présence économique accrue de la Chine dans la région ne peut donc pas en tout état de cause uniquement s’appuyer sur l’hypothèse de la lutte entre la Chine et Taïwan. Il faut dès lors considérer la rationalité de cette présence chinoise sous deux ou trois aspects emboîtés : rationalité économique, géopolitique et, pourquoi pas, une certaine bienveillance (c’est en tout cas le discours officiel).

Officiellement, le gouvernement de la RPC déclare ainsi agir dans la Caraïbe au nom du partage « des opportunités de développement », et notamment au nom des relations solidaires « Sud-Sud » et « gagnant-gagnant » avec « le plus grand pays en développement du monde » (Site Web officiel du gouvernement chinois, 2008). Comme l’explique le sinologue Lionel Vairon (2006),

l’enjeu est [...] de décrypter les discours officiels des dirigeants chinois et de les mettre en perspective avec leurs actes et leurs choix stratégiques. Aux États-Unis et en Europe, cette analyse repose le plus souvent sur des critères très idéologiques, qu’il s’agisse de diaboliser la Chine ou de la présenter à travers un prisme embué de marxisme-léninisme et de maoïsme [...], quitte à violenter les opinions politiques des dirigeants chinois très pragmatiques [...], en dépit de la survivance des slogans et des références aux textes fondateurs.

Il existe une rationalité économique évidente à la fois pour le gouvernement chinois, ses entreprises publiques et les entrepreneurs privés à investir partout où des occasions de bénéfices sont à portée de main. Le fait que le gouvernement chinois aide ses entreprises à l’étranger en « ouvrant » des territoires par une politique diplomatique habile (voyages officiels, dons, investissements dans les infrastructures publiques, etc.) n’est absolument pas unique à ce pays. Le président français se déplace lui-même en Chine en compagnie d’une centaine de chefs d’entreprises français pour tenter de leur « ouvrir » ce territoire [16]...

La rationalité économique privée rencontre évidemment la rationalité étatique géopolitique lorsque les entreprises chinoises se positionnent dans le secteur de la bauxite au Guyana ou dans le secteur pétrolier à Trinité, ou bien lorsque l’aide au secteur sucrier périclitant (mais pourvoyeur d’emplois) jamaïcain permet de décrocher des contrats de construction d’autoroutes pour d’autres entreprises chinoises ou, finalement, lorsqu’il s’agit de construire un port en eau profonde idéalement situé entre le canal de Panama et Miami.

Faut-il pour autant voir l’ombre du gouvernement de Pékin derrière chaque investissement de capitaux dans la région ? Certainement pas : l’investissement privé chinois dans la Caraïbe peut tout aussi bien relever des stratégies de puissantes firmes multinationales chinoises comme la Hutchison Whampoa, implantée dans les Bahamas, mais aussi dans une cinquantaine d’autres pays du monde, avec des activités extrêmement variées.

Dans un autre registre, plus souterrain, le criminologue trinidadien Daurius Figueira, de la University of the West Indies, a analysé depuis une vingtaine d’années les stratégies des groupes criminels chinois dans la région caraïbe. Selon ses recherches, un certain nombre d’investissements légaux obéissent aux stratégies de ces groupes du crime organisé. Ainsi, les Triades s’établirent dans la région caribéenne lors de la première vague de migration au XIXe siècle. Ces groupes criminels développèrent très précocement des activités dans le trafic d’êtres humains, l’extorsion et le jeu, à partir de Trinité, de la Jamaïque, du Suriname, de la Guyane et des Antilles néerlandaises notamment. Lorsque la cocaïne commença à transiter par la Caraïbe, dans les années 1970, ces groupes investirent également dans cette activité. La fondation de la RPC, en 1949, remit en question l’équilibre géopolitique des Triades, qui déplacèrent leurs centres opérationnels à Taïwan et Hong Kong, notamment. En Chine, de nouveaux groupes criminels se développèrent et prirent la place laissée vacante par les Triades. La pénétration récente dans la Caraïbe de certaines entreprises rattachées à ces groupes criminels a entraîné une concurrence étroite entre les groupes criminels chinois (et avec les nombreux autres groupes présents dans la région). « Ces nouvelles entreprises illicites originaires de la République populaire se développent sur une échelle et avec une variété d’activités bien plus importante, incluant la fabrication et le trafic de contrefaçons, le trafic d’armes, l’extraction illicite de ressources naturelles, le vol d’identité... » [17].

La meilleure façon de percevoir l’accroissement de la présence économique chinoise dans la Caraïbe est donc de considérer la multiplicité des stratégies, des acteurs et des enjeux impliqués. Il est évident que la rationalité économique rencontre les opportunités géopolitiques lorsque les investissements publics chinois se portent sur le secteur énergétique, de la même façon (mais pas pour les mêmes intérêts géopolitiques) que lorsque la firme privée Hutchison Whampoa se positionne sur un port en eau profonde à quelques dizaines de kilomètres des côtes de la Floride. Si l’on déborde légèrement du cadre de la Caraïbe insulaire, il est certain que les investissements massifs au Venezuela durant le mandat de Hugo Chavez, par exemple, relèvent de plusieurs niveaux complémentaires de lecture : intérêts énergétiques évidents, proximité politique et opportunisme face au développement de nouvelles alliances régionales vastes et beaucoup plus favorables à la Chine qu’aux États-Unis.

Dans ce cadre, le discours de la bienveillance (le « développement Sud-Sud », le « gagnant-gagnant ») doit être analysé exactement de la même façon que le discours du « progrès », en son temps (colonisation européenne), et que celui du « développement », né dans un discours du président américain Harry Truman au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec l’émergence de la domination de l’empire américain (Rist, 1997 ; Cruse, 2011). Reste à savoir si l’histoire plurimillénaire de la Chine aura finalement abouti à un modèle de développement différent de celui des Occidentaux…

Conclusion : implications théoriques et enjeux pour la Caraïbe

Ce bref article permet de constater la présence économique accrue de la Chine dans la région caribéenne, notamment à travers le développement du commerce bilatéral, l’émergence d’une politique diplomatique (visites de chefs d’États, aides pour les infrastructures publiques, renversement d’alliances dans le rapport avec Taïwan) et la croissance des investissements publics et privés chinois.

Cette présence accrue de la Chine dans la région se manifeste aussi à travers plusieurs acteurs agissant globalement en synergie, mais pas forcément de manière concertée, ni avec les mêmes intérêts : petits commerçants (restaurants, commerces de biens, etc.), entreprises individuelles de taille moyenne (construction de bateaux, etc.), entreprises multinationales basées en Chine, entreprises publiques et, en bout de chaîne, le gouvernement de la RPC (sans oublier la présence de groupes criminels).

Si l’on se place dans l’optique du modèle centre-périphérie élaboré notamment par Sombart (1902), puis placé dans une optique géohistorique par Wallerstein (1984) et dans une optique dynamique par Reynaud (1981), il devient difficile de définir un « centre » chinois, à moins de vouloir à tout prix voir le bras de la RPC derrière chaque entrepreneur chinois. Ce genre d’étude de cas soulève donc le problème de la nécessité d’adapter ce modèle aux réalités de la globalisation contemporaine. Il est par exemple urgent d’inclure, dans la discussion sur la centralité, les recherches des économistes et théoriciens des réseaux Vitali, Glattfleder et Battiston (2011), qui ont établi à l’aide d’un modèle informatique précis l’architecture du réseau international des firmes multinationales et leur contrôle par un « centre » (core) d’institutions financières. « Ce centre peut être vu comme une “super-entité” qui soulève de nombreuses questions aussi bien pour les chercheurs que pour les décideurs politiques. » Il nous semble que ce centre constitué d’un noyau d’institutions financières représente aujourd’hui la meilleure définition de ce que pourrait être le centre du modèle centre-périphérie. Auquel cas, les institutions financières publiques et privées chinoises qui accompagnent les investisseurs de leur pays dans la Caraïbe (et ailleurs) se greffent aujourd’hui à ce centre. Dans le monde de la globalisation financière, le modèle centre-périphérie perd de ses attaches géographiques pour s’ancrer dans l’univers des réseaux. Les grandes places financières comme Wall Street seraient-elles les véritables centres géographiques ? Symboliquement, probablement ; mais dans la pratique, ces institutions ne sont que des enchevêtrements de câbles et de réseaux dématérialisés reliés aux espaces diffus des décideurs…

Quelles sont maintenant les conséquences pratiques de l’accroissement de la présence chinoise, du point de vue de la périphérie caribéenne ? « Le centre [tel que nous venons de le définir] se nourrit [-il] de la périphérie au sens propre comme au sens figuré », comme le formulent les géographes Lévy et Lussaut (2003 : 142)? Après quatre siècles de périphérisation autour des centres européen puis étasunien, la réponse semble positive (Cruse, 2011). Il suffit pour s’en convaincre de jeter un oeil dans les immenses « cités » de Port-au-Prince ou de Cap-Haïtien ou dans les garrisons de Kingston, de Spanish Town ou de Montego Bay.

La question principale qui concerne aujourd’hui les Caribéens est de savoir si une centralité chinoise (unique ou partielle) est différente dans ses effets d’une centralité européenne ou nord-américaine. Il est difficile de répondre à cette question à l’avance. On peut cependant déjà observer, dans l’intérieur forestier du Suriname, que les chantiers entrepris par des entreprises privées chinoises (comme Ji Sheng et Jin Lin Wood) sont au moins aussi dommageables pour l’environnement et les sociétés locales que ceux de leurs prédécesseurs (MacKay, 2002 ; Price, 2011). Mais ces sociétés pionnières sont-elles représentatives de l’entrepreneuriat chinois ? Les infrastructures publiques (hôpitaux, ponts, écoles, routes, etc.) construites par les entreprises chinoises à travers toute la région sont indéniablement bénéfiques pour les activités (mais le sont-elles pour les habitants ?). On constate cependant déjà que les routes construites en Jamaïque s’arrêtent aux limites des régions touristiques : l’autoroute du Nord s’arrête, par exemple, à Port Antonio. La même chose est vraie de la Dominique où les nouvelles infrastructures routières construites par la Chine se cantonnent pour l’instant aux destinations phares du tourisme de croisière – dont nous avons montré ailleurs qu’il n’a que peu de répercussions localement (Cruse et Marques, 2013). Par ailleurs, la Hutchison Whampoa Ltd développe à partir des Bahamas sa propre compagnie de croisière, et on peut évidemment toujours voir un lien entre ce commerce et le développement de ce type d’infrastructures construites en zones touristiques.

Enfin, la multiplication des « mégaprojets » entrepris par les investisseurs chinois dans la région ne va pas sans susciter des inquiétudes légitimes quant à l’impact environnemental sur des petits milieux insulaires déjà particulièrement dégradés et extrêmement vulnérables. Ceux qui, dans la région, souhaitent un retour à des politiques plus indépendantes, à des projets plus petits, mais pilotés par la population locale, et avec des pratiques moins prédatrices, ne peuvent que s’inquiéter de cette nouvelle coopération.