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Introduction

À l’instar de plusieurs autres collectivités à l’échelle occidentale, et même au-delà, le Québec éprouve actuellement une « fièvre » patrimoniale. En effet, le nombre de manifestations culturelles auxquelles la société reconnaît un caractère patrimonial ne cesse d’augmenter, comme en témoignent, par exemple, la pratique du canot à glace, qui a été reconnue au titre de patrimoine immatériel, en 2014, ou encore la poutine (rien de moins !), qu’un mouvement culinaire sans précédent tente d’ériger en symbole du patrimoine alimentaire québécois (Théorêt, 2007). Le dispositif législatif, qui repose sur la Loi sur le patrimoine culturel (P-9.002), revêtant une conception très large du patrimoine, explique en partie ce phénomène, mais pas entièrement. Qu’il soit culturel ou naturel, matériel ou immatériel, le patrimoine jouit actuellement d’une popularité grandissante à l’échelle internationale parce qu’il répond à des préoccupations diversifiées, d’ordre identitaire tout autant que politique (Poulot, 2006), et parce qu’il traduit l’emprise qu’a le temps présent sur la construction des référents culturels (Hartog, 2012).

Depuis plusieurs décennies, la prise de conscience de la place sans cesse plus importante qu’occupe le patrimoine sur les scènes socioculturelle, économique et politique a amené la communauté scientifique à s’intéresser aux processus de valorisation et de mise en valeur du patrimoine et aux discours qui les sous-tendent. L’étude de ces processus dits de patrimonialisation incite les chercheurs à porter attention aux caractéristiques des objets, des ensembles et des héritages immatériels mais, surtout, aux discours au contact desquels ces éléments acquièrent un statut patrimonial (Poulot, 2006 ; Morisset, 2009 ; Berthold et Mercier, 2015).

La recherche a déjà mis en relief le rôle instigateur que sont susceptibles de jouer les pouvoirs publics dans un processus de patrimonialisation (Graham et al., 2000 ; Poulot, 2006 ; Berthold et Mercier, 2015). Elle a également porté sur divers aspects des relations qui unissent la mise en valeur du patrimoine et les habitants, par exemple les rôles multiples que peuvent tenir ceux-ci dans un processus de patrimonialisation (Jacquot, 2015) ou encore les dynamiques culturelles en vertu desquelles des organisations internationales comme l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) ajustent leurs chartes et conventions, depuis peu, pour tenir compte des préoccupations des citoyens (Dormaels, 2012). En matière de patrimonialisation et de participation citoyenne à proprement parler, les chercheurs ont largement porté leur attention sur le point de vue des groupes d’intérêt (Greffe, 2004 ; Drouin, 2005 ; 2012 ; Smith, 2006 ; Groulx, 2011). Dans cette perspective, la participation citoyenne a surtout pu être interprétée comme un phénomène monolithique marquant une opposition à l’action publique déployée en matière de conservation et de mise en valeur du patrimoine.

En nous appuyant sur des perspectives d’étude actuelles, nous explorerons, dans cet article, une autre facette des rapports entre la mise en valeur du patrimoine et la participation citoyenne. Nous posons l’hypothèse qu’en matière d’étude de la patrimonialisation, la participation citoyenne constitue un phénomène complexe et hétérogène qui, du point de vue discursif, peut être analysé autant en termes de rapports d’opposition que de négociation et de partage avec l’action publique et les projets collectifs qu’elle véhicule. À cette fin, nous nous appuierons sur deux « figures » de la participation citoyenne, soit le regroupement associatif et le groupe d’intérêt, dont nous tenterons de dégager les rapports particuliers avec les processus de patrimonialisation.

Nous recourrons au cas du Vieux-Québec pour terrain d’étude. Quartier urbain d’une superficie de 1,5 km2, le Vieux-Québec constitue un site patrimonial au titre de la Loi sur le patrimoine culturel (figure 1). Il s’agit, par ailleurs, de l’élément central au coeur de l’inscription de Québec sur la liste des sites du patrimoine mondial de l’UNESCO, survenue en 1985. Le Vieux-Québec tire son originalité du fait qu’il est associé au « berceau de l’Amérique française » (Berthold, 2013). Présente timidement depuis le début du XXe siècle, cette représentation s’est imposée, surtout à compter de l’après-guerre, dans le contexte du déploiement de l’idéologie moderniste en urbanisme et de l’idéologie néonationaliste marquant l’émergence du Québec « moderne ». C’est ainsi qu’au fil d’un processus discursif complexe, le Vieux-Québec a fait l’objet d’un processus de patrimonialisation par l’entremise duquel il a pris la forme du quartier historique de l’agglomération urbaine de Québec et du « lieu de naissance » du Québec moderne. En fonction de nos objectifs dans cet article, nous nous intéresserons exclusivement à la période allant du début des années 1950 jusqu’au milieu des années 1990, qui permet de mettre en relief les bases de la patrimonialisation du Vieux-Québec (notamment la reconstruction de la place Royale, que nous examinerons) et leur rapport avec la participation citoyenne. [2] Au préalable, un bref survol théorique du patrimoine, de la patrimonialisation et de la participation citoyenne s’impose.

Figure 1

Le site patrimonial du Vieux-Québec

Le site patrimonial du Vieux-Québec
Conception : Département de géographie, Université Laval, 2018

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Du patrimoine à la patrimonialisation

Les recherches scientifiques portant sur le patrimoine, culturel tout autant que naturel, foisonnent (Dorfman, 2002 ; Howard and Papayannis, 2012 ; Harrison, 2013). Un tel phénomène s’explique de plusieurs façons. Il rend compte du cheminement qu’a connu la conception du patrimoine à l’échelle occidentale au cours des dernières décennies. Alimentée par de nombreux facteurs socioéconomiques et culturels – des quêtes d’identités déployées à différentes échelles territoriales jusqu’au mouvement de l’économie touristique (Hobsbawm et Ranger, 1994 ; Morisset, 2009) – la conception du patrimoine s’est élargie, de façon considérable. Elle est désormais susceptible d’englober des manifestations tout aussi diversifiées que le patrimoine bâti, le patrimoine mobilier et le patrimoine culturel immatériel, comme l’illustre la définition servant de fondement à la Loi sur le patrimoine culturel (P-9.002) : « Le patrimoine culturel est constitué de personnages historiques décédés, de lieux et d’événements historiques, de documents, d’immeubles, d’objets et de sites patrimoniaux, de paysages culturels patrimoniaux et de patrimoine immatériel » (Gouvernement du Québec, 2011 : article 1).

En guise de « réponse » à la multiplication des patrimoines, les chercheurs ont mis en avant une approche qui porte, d’abord et avant tout, sur les dynamiques et les processus au fil desquels les objets, les ensembles d’objets et les héritages immatériels acquièrent des significations sociales et un statut patrimonial (Graham et al., 2000 ; Poulot, 2006 ; Morisset, 2009 ; Harrison, 2013). La communauté scientifique désigne l’ensemble de ces dynamiques et de ces processus par le terme patrimonialisation (terme tenu pour synonyme de construction patrimoniale ou de mise en patrimoine). C’est cette approche que nous retenons dans le cadre de notre article.

La patrimonialisation et ses déterminants

Le courant d’étude des patrimonialisations puise une partie de ses racines dans le paradigme poststructuraliste (Chartier, 1998). C’est ainsi que la patrimonialisation est liée, de façon intrinsèque, aux discours que tiennent les acteurs sociaux. Ainsi que l’a montré Foucault, les discours sont constitués d’énoncés qui s’inscrivent dans des contextes socioéconomiques et idéologiques donnés. Ils prennent forme dans une série de pratiques discursives « toujours déterminées dans le temps et dans l’espace qui ont défini, à une époque donnée, et pour une aire sociale, économique, géographique ou linguistique donnée, les conditions d’exercice de la fonction énonciative » (Foucault, 1969 : 162).

La patrimonialisation est un processus discursif éminemment tributaire de déterminants de plusieurs ordres, bien entendu, la culture (Poulot, 2006), mais aussi l’économie touristique (Greffe, 2014), les valeurs foncières (Narwold et al., 2008 ; Berthold, 2012a) et le cadre réglementaire et normatif, par exemple les prescriptions qui émanent du système reposant sur la liste des sites du patrimoine mondial de l’UNESCO (Van Oers et Pereira Roders, 2012). [3]

La patrimonialisation est indissociable d’une dimension politique. La conservation et la mise en valeur du patrimoine répondent à un principe pédagogique qui consiste à conférer aux individus un outil concret permettant de nourrir une conscience historique et collective (Berthold, 2008). Dans l’histoire du patrimoine, à compter de la modernité (soit à compter du XIXe siècle), c’est d’abord l’État qui s’est chargé de pourvoir à la conservation et à la mise en valeur du patrimoine et qui en a déployé la fonction pédagogique (Guillaume, 1980 ; Choay, 1992 ; Poulot, 2006). Le rôle de l’État en matière de patrimonialisation peut notamment s’expliquer par le souhait de cet État d’alimenter les processus de création et de diffusion des identités nationales qui sont inhérents au modèle de l’État-nation (Hobsbawm et Ranger, 1994). Mais la dimension politique du patrimoine ne se limite pas au pouvoir de l’État. Par la relation intime qu’il entretient avec le politique, le patrimoine, en tant que construction discursive, est largement tributaire des idéologies et de la concurrence que celles-ci se livrent. L’idéologie n’est pas exclusive au pouvoir de l’État, elle constitue un récit susceptible d’être partagé et débattu beaucoup plus largement en société. Or, pour saisir la portée de l’idéologie, il faut l’aborder à partir d’un regard cherchant à aller au-delà des distorsions qu’elle suscite : comme l’a montré Ricoeur, l’idéologie n’est pas que déformation ou distorsion de la réalité au profit de classes dominantes ; le récit qu’elle nourrit sous-tend une fonction d’intégration (Ricoeur, 1997). Dans la même perspective, les pratiques idéologiques, souligne Dumont, « sont un dédoublement […] Elles ne sont pas la réplique, encore moins la synthèse de la praxis […] Elles sont donc la résultante d’une exégèse, d’une interprétation de l’infini domaine des activités et des pensées des hommes. Elles constituent une herméneutique, devenue pratique collective, du texte social » (1974 : 152). Dans ce texte, nous abordons la patrimonialisation comme une opération collective de construction de sens qui ne se réduit pas au pouvoir politique, mais qui implique, plus largement, une série de partages discursifs, ou encore de tensions et d’oppositions, entre les acteurs qui prennent part au processus de patrimonialisation.

Patrimonialisation et participation citoyenne

La portée idéologique de la patrimonialisation amène à constater que les discours d’ordre patrimonial ne sont pas exclusifs à un groupe d’acteurs donné. Différents types d’acteurs sont susceptibles de prendre part à un processus de patrimonialisation à travers les discours qu’ils véhiculent. Les recherches scientifiques mettent surtout en relief l’importance qu’ont les discours des pouvoirs publics dans un processus de patrimonialisation (Noppen et Morisset, 2005). Une telle perspective a généralement pour effet de réduire l’action citoyenne à une dynamique de contestation du pouvoir politique (Greffe, 2004 ; Drouin, 2005 ; 2012 ; Smith, 2006 ; Groulx, 2011). Or, une telle association ne permet pas de rendre compte de la complexité des relations qui unissent la patrimonialisation et la participation citoyenne.

Alimentée directement par les principes de la démocratie participative, la participation citoyenne s’inscrit dans un horizon politique qui marque une volonté d’appartenance à la « cité » et d’avancement du bien commun sur un mode « du bas vers le haut » (bottom-up). Elle va au-delà de la participation publique, qui peut être définie comme un acte de participation aux décisions collectives au sein du gouvernement, d’une institution publique ou d’un organisme de la société civile (Thibault et al., 2000), et traduit une action et des pratiques discursives qui peuvent s’inscrire dans le cadre de dispositifs participatifs formels ou en marge d’eux. Comme l’a démontré Nez (2011), la participation citoyenne est indissociable d’une action militante, mais elle prend appui sur une série de « savoirs » d’usage et de savoirs professionnalisants susceptibles de s’inscrire tantôt dans une logique de dialogue et de communication, tantôt dans une logique d’opposition avec les pouvoirs politiques et scientifiques formalisés. C’est ainsi que la participation citoyenne en matière d’aménagement du territoire et de patrimonialisation ne serait soluble entièrement ni dans une logique d’opposition à l’action des pouvoirs publiques, ni dans l’action des groupes d’intérêt. Dans la perspective poststructuraliste, il apparaît plus prudent d’aborder les divers acteurs de la participation (les citoyens eux-mêmes, les regroupements associatifs, les groupes d’intérêt) comme des agents qui prennent part à la construction et à la diffusion des discours sur la base de leur expérience, tout comme de leurs savoirs et de leurs pratiques. Ainsi, les citoyens constitueraient, en quelque sorte, des producteurs à part entière de l’écosystème patrimonial (Morisset, 2009).

De ce point de vue, l’enjeu méthodologique général de notre article consiste en deux éléments : 1) pouvoir déconstruire les processus de patrimonialisation à l’aune des discours qui les structurent et des déterminants qui les sous-tendent (Foucault, 1969). À cette fin, la perspective historienne (diachronique) est particulièrement utile, dans la mesure où elle permet d’ordonner les différentes étapes jalonnant la construction du patrimoine (Berthold, 2012b) ; 2) étudier plus spécifiquement les « rôles » que sont susceptibles de jouer les divers types de savoirs liés à la participation citoyenne dans les processus de patrimonialisation et dans la diffusion des discours qui s’y rattachent.

Notre perspective d’analyse des discours nécessite un traitement d’ordre qualitatif. [4] Elle repose sur de multiples sources, surtout primaires, dont une revue de presse exhaustive concernant le Vieux-Québec. Tirée du journal Le Soleil, cette revue de presse relate tous les événements majeurs survenus dans le secteur à compter de 1960 ; elle permet de retracer, avec une acuité particulière, les rouages des différentes phases de la patrimonialisation du Vieux-Québec. Des documents d’archives de la Ville de Québec provenant du fonds QD1 (Aménagement du territoire) complètent de telles sources factuelles. Par ailleurs, pour documenter les différents aspects de la participation citoyenne, et les discours qui y sont liés, nous disposons des archives du Comité des citoyens de Notre-Dame-des-Victoires et de la Place Royale, de même que du Comité des citoyens du Vieux-Québec (CCVQ), qui sont conservées aux archives de la Ville de Québec (Fonds P87).

La patrimonialisation du Vieux-Québec et l’univers citoyen dans la période de l’après-guerre : une nécessaire interrelation

Nous allons entamer notre étude en expliquant les bases du processus de patrimonialisation dont le Vieux-Québec fait l’objet à compter de l’après-guerre en mettant en relief les discours qui le structurent. Nous examinerons ensuite les rapports qui unissent la participation citoyenne au processus de patrimonialisation naissant, lesquels seront marqués par une forte mobilisation de savoirs d’usage et de savoirs professionnalisants au profit de l’éveil de l’action publique, davantage que par une opposition à elle.

Sur le plan historique, l’intérêt pour la dimension patrimoniale du quartier Champlain, que l’on désigne aujourd’hui « Vieux-Québec », n’apparaît pas de façon spontanée. Il s’appuie d’abord sur un ensemble de commémorations au fil desquelles émerge une conscience historique fondée sur le passé français et, de façon particulière, sur la représentation de Québec comme berceau du Canada. [5] Des célébrations comme celles des « pères fondateurs » (Mgr François de Laval en 1878, Samuel de Champlain en 1898) ou encore, d’une façon plus importante, celle du tricentenaire de Québec, en 1908, participent directement à la construction de la représentation de Québec comme berceau. En fonction des perspectives idéologiques en présence, qui confrontent les nationalismes canadien-anglais et canadien-français, la représentation du berceau est parfois associée à l’ensemble du Canada et, parfois, au seul Canada français (Berthold, 2013). La reconstruction de l’enceinte des fortifications, qui survient à compter du dernier tiers du XIXe siècle à l’instigation de Lord Dufferin, contribue également au développement des représentations qui ont pour effet de valoriser le caractère patrimonial de Québec (Noppen et Morisset, 1999).

Cependant, le processus de patrimonialisation du Vieux-Québec connaît une impulsion sans précédent à compter des années suivant la Deuxième Guerre mondiale. Cette impulsion est redevable du travail d’acteurs individuels et, surtout, de petites organisations qui souhaitent la reconnaissance du caractère patrimonial du Vieux-Québec et l’adoption de mesures de protection adéquates par les pouvoirs publics. Ces organisations ne prennent pas la forme des groupes d’intérêt qui émergeront au cours des années 1970. Il s’agit essentiellement de regroupements associatifs, créés sur une base volontaire et élitique, fonctionnant en marge de la sphère gouvernementale, laquelle, dans le domaine culturel, n’a alors pas le déploiement dont elle disposera après les années 1960 : par exemple, la Société historique de Québec, l’Association des architectes de la région de Québec, la Chambre de commerce de Québec, le Comité pour la conservation des monuments et sites historiques, la Commission d’urbanisme et de conservation de Québec et la Commission des monuments historiques (CMH) (Roy, 1995). [6]

La patrimonialisation du Vieux-Québec est étroitement imbriquée dans le contexte de la rénovation urbaine. À l’instar de nombreuses villes nord-américaines et européennes, dans les années suivant la Deuxième Guerre mondiale, Québec entre dans le courant de la rénovation urbaine (désignée, en anglais, sous l’expression urban renewal), qui implique la modernisation de la trame et du tissu urbains dans la perspective d’un urbanisme du réaménagement. D’importants documents de planification publiés à ce moment contribuent à définir les grands paramètres normatifs des processus de rénovation urbaine du point de vue de l’action publique. Par exemple, en 1956, les architectes et urbanistes Jacques Gréber, Édouard Fiset et Roland Bédard signent un Rapport sur l’aménagement de Québec et de sa région, qui propose d’inscrire la planification de l’aménagement du territoire à l’échelle régionale, en plus d’instiguer le processus qui mènera, quelques années plus tard, au réaménagement du secteur de la « colline Parlementaire », en Haute-Ville. Bien entendu, le courant de modernisation qui s’empare de Québec n’est pas qu’idéologique et normatif : il est également alimenté par des préoccupations d’ordre économique, notamment le souhait de relancer les investissements immobiliers et, par là, d’accroître l’assiette foncière et les revenus de taxation de la Ville de Québec, alors qu’à l’échelle régionale sévit une vive compétition entre les municipalités pour l’attraction des résidents. [7]

D’un point de vue idéologique, le quartier Champlain (dit Vieux-Québec ou Québec historique), c’est-à-dire le secteur intra-muros et une partie du périmètre de la Basse-Ville, occupe une place primordiale dans la dynamique de la planification à l’échelle régionale. Les grands documents de planification de la rénovation urbaine véhiculent l’idée que le secteur doit être requalifié de façon à consacrer un environnement marqué d’abord et avant tout par des fonctions d’ordre patrimonial et touristique complémentaires à la modernisation dont font l’objet les secteurs de la colline parlementaire et du quartier Saint-Roch. [8] L’interprétation est partagée, plus largement, par plusieurs acteurs individuels, organisations et regroupements associatifs, comme l’exprime sans détour un mémoire publié par la CMH, vers 1960, sous la main de son architecte André Robitaille : « Il faut isoler le « Vieux Québec » de la ville moderne, en créant une trame de circulation qui contournera le Vieux Québec, et un réseau d’accès qui alimentera le Vieux Québec […] il ne s’agit pas de faire […] du Vieux Québec une ville morte, il s’agit de changer les fonctions, de trouver de nouvelles fonctions qui, elles, permettront la conservation des édifices et ensembles de valeur ». [9]

L’amorce de patrimonialisation que connaît le Vieux-Québec dans les années de l’après-guerre est fortement teintée du sceau de la participation citoyenne. Cette participation est d’abord et avant tout marquée par l’expression, dans la sphère publique, de préoccupations préservationnistes de la part d’acteurs individuels et, surtout, de regroupements associatifs déployant des savoirs professionnalisants. Ces acteurs et ces regroupements ont la particularité de participer directement et concrètement à la construction du discours patrimonial auquel, en l’absence d’une structure normative de poids comme celle qui caractérisera l’État des années 1960, ils confèrent une notoriété et une portée de taille. Le projet d’agrandissement de l’Hôtel-Dieu, dans la première partie des années 1950, constitue un élément central permettant de prendre la mesure de la place incontournable qu’occupe l’action citoyenne dans les premières phases de la patrimonialisation du Vieux-Québec.

En 1952, les Augustines de la Miséricorde de Jésus annoncent leur intention de requérir, de la Commission d’urbanisme et de conservation de Québec, la permission de procéder à la construction d’un nouveau pavillon pour l’hôpital qu’elles dirigent depuis les années 1640, l’Hôtel-Dieu du Précieux-Sang. Sis au coeur du secteur intra-muros, l’hôpital, qui constitue une institution marquante du paysage local, a déjà fait l’objet de plusieurs phases d’agrandissement (notamment en 1825 et en 1885). Dans le contexte de l’après-guerre, marqué par de nombreuses mutations au sein du paysage urbain et par l’augmentation de la population du quartier Champlain – qui se chiffre à plus de 11 000 habitants en 1951 –, le projet entraîne toutefois d’importantes discussions au sein du milieu local. Nourries par les canaux médiatiques, ces discussions prennent appui sur la crainte de voir disparaître plusieurs propriétés situées dans le secteur au sud de l’hôpital (notamment sur la rue Charlevoix) où prendrait place l’agrandissement projeté. Elles donnent l’occasion à des groupes de faire entendre leurs préoccupations et de propager leurs savoirs professionnalisants. Au premier plan de ces groupes se trouvent La Société de conservation du Vieux-Québec et Les Amis du Vieux-Québec. Fondés pour l’occasion, ces associations comprennent des notables, des artistes et des érudits, notamment l’historien Marcel Trudel et l’historien de l’art Gérard Morisset, dont plusieurs vivent dans le secteur. Elles sont résolues à concourir à la conservation et à la mise en valeur du caractère patrimonial du Vieux-Québec sur la base de la collaboration avec les pouvoirs publics et de la diffusion de leur expertise, comme l’expriment les statuts de fondation de La Société de conservation du Vieux-Québec : « [La Société de conservation du Vieux-Québec souhaite] faire bénéficier les particuliers, les pouvoirs publics et les organismes poursuivant des fins analogues, de l’expérience acquise […] dans la préservation et la restauration de lieux et de sites anciens offrant un intérêt historique ou architectural ou artistique ». [10]

Dans l’immédiat, les préoccupations manifestées par les regroupements associatifs comme La Société de conservation du Vieux-Québec et Les Amis du Vieux-Québec n’empêcheront pas la démolition des bâtiments contenus dans le périmètre du projet d’agrandissement de l’Hôtel-Dieu. Elles n’empêcheront pas, non plus, la construction d’une tour d’une quinzaine d’étages, en 1955, destinée à conférer un caractère « moderne » à l’institution hospitalière. À moyen terme, elles conféreront toutefois une si forte consistance au discours préservationniste qu’elles contribueront directement à propager, au sein de la sphère publique, l’idée associant le Vieux-Québec à un lieu de mémoire national. Sur le plan politique, cette idée connaîtra sa toute première consécration en 1963 lorsque le gouvernement du Québec, alors en pleine période d’affirmation néonationaliste et de développement de sa fonction publique, décrétera l’arrondissement historique du Vieux-Québec (Roy, 1995). Limité, pour l’essentiel, au secteur intra-muros et à celui de la place Royale, l’arrondissement sera agrandi l’année suivante pour englober, au nord-ouest, le district de la paroisse Notre-Dame-de-la-Paix, soit le secteur adjacent à la Gare du Palais.

C’est ainsi que la première phase de la patrimonialisation du Vieux-Québec est nourrie directement par la participation citoyenne, sous-tendue de façon particulière par l’expression de savoirs professionnalisants déployés aux fins de la reconnaissance, de la conservation et de la mise en valeur du caractère historique et patrimonial du secteur.

La patrimonialisation du Vieux-Québec en territoire étatique : pouvoirs publics et participation citoyenne autour du chantier de reconstruction de la place Royale

Au milieu des années 1960, le processus de patrimonialisation du Vieux-Québec est bien en marche. Le décret de l’arrondissement historique lui a conféré un premier jalon législatif d’importance, mais ce jalon n’est pas suffisant. En effet, à l’époque, ce geste se veut une réponse immédiate à la dynamique de la rénovation urbaine et aux préoccupations manifestées par les acteurs, les organisations et regroupements associatifs. Le législateur ne prévoit pas de plan systématique de conservation pour l’arrondissement historique. L’entrée en scène du ministère de la Culture et l’action que mène celui-ci dans le secteur de la place Royale au tournant des années 1960 promet toutefois de modifier l’ordre des choses : en planifiant et en déployant un imposant chantier de reconstruction destiné à « redécouvrir » et à mettre en valeur cette place publique oubliée de la partie basse du quartier historique, l’État pose un geste concret, inscrit dans la matérialité de la ville, en faveur de la reconnaissance de la valeur du Vieux-Québec comme lieu de mémoire national pour les Québécois. Au milieu de cette conjoncture, la participation citoyenne redessine son rapport à la patrimonialisation : elle en partage toujours les idéologies dominantes, mais elle doit se subordonner au rôle d’avant-plan joué par les pouvoirs publics. À cette fin, apparaît une nouvelle « instance », le comité de citoyens, qui s’inscrit d’abord dans une dynamique de collaboration avec l’État.

Sise dans la partie de la Basse-Ville du quartier historique, la place Royale porte une longue histoire qu’il n’entre pas dans nos objectifs de raconter (voir plutôt Noppen et Morisset, 2003). Il convient toutefois de mentionner que cette place, d’une superficie approximative de quatre hectares, est connue, jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, comme la « place du marché », en référence au marché public (marché Champlain) adjacent. Sur le plan immobilier, au tournant des années 1950, la place Royale abrite un parc relativement désuet. Certaines propriétés plongent leurs racines dans l’histoire des XVIIe et XVIIIe siècles, mais la majorité, beaucoup plus récentes, rejoignent l’âge moyen des propriétés du secteur (1866). Sur le plan populationnel (un volet qu’il n’entre pas non plus dans nos objectifs de caractériser en détail [voir plutôt Berthold, 2012b]), la place Royale abrite une population aux statuts socioéconomiques diversifiés. Au milieu des années 1960, on trouve, dans le secteur élargi de la place Royale qu’on appelle la paroisse Notre-Dame-des-Victoires, près de 980 habitants dont certains résident dans le secteur depuis plus d’un demi-siècle (Berthold, 2012b).

À compter de l’après-guerre, la place Royale occupe une place privilégiée dans les discours patrimoniaux qui jalonnent la construction de la représentation de Québec comme berceau de l’Amérique française. L’intérêt qu’elle suscite ne provient pas d’une controverse comme celle qui s’observe dans le sillage du projet d’agrandissement de l’Hôtel-Dieu. Il s’explique plutôt par la conviction qu’ont plusieurs acteurs, organisations et regroupements associatifs que la place Royale, parce qu’elle a abrité l’habitation de Champlain, constitue le lieu d’origine de l’« aventure française en Amérique ». [11] Cette conviction, faut-il dire, est directement renforcée par le contexte de l’après-guerre et l’idéologie moderniste qui la sous-tend, laquelle attribue à la place Royale une valeur historique intrinsèque à l’échelle du Vieux-Québec, comme l’exprime le rapport Le logement à Québec (1962). Ce rapport souligne que le secteur Notre-Dame-des-Victoires constitue « la plus vieille partie de Québec », mais qu’« il existe à Québec peu de zones aussi essentiellement impropres à l’habitation, en particulier à l’habitation familiale » (Commission d’enquête sur le logement dans la cité de Québec, 1962 : 203, 205, dans Berthold, 2012b : 125).

La restauration de la « Maison Chevalier » et la reconstruction de la « Maison Fornel », menées toutes deux à la fin des années 1950 et au début des années 1960 sous l’impulsion de la CMH, de son président, Paul Gouin, de son secrétaire, Gérard Morisset, et de son architecte principal, André Robitaille, marquent un jalon en faveur de la restauration de la place Royale. [12] Celle-ci est amorcée au début des années 1970, dans le contexte du retour au pouvoir du Parti libéral du Québec et de la ratification d’une Entente Québec-Canada portant sur le développement de zones spéciales, assortie d’une importante enveloppe budgétaire. Menée sous l’égide du ministère des Affaires culturelles, qui a vu le jour quelques années auparavant mais qui dispose déjà d’une importante expertise en matière d’études patrimoniales (architecture, histoire de l’art, archéologie), et du ministère des Travaux publics, la restauration de la place Royale prend appui sur un parc immobilier composé de plus de 50 immeubles qui ont été acquis par l’État, petit à petit, à compter de la fin des années 1950. Au fil d’investissements avoisinant les 20 millions de dollars, une vingtaine d’habitations, au total, font l’objet d’interventions majeures de la part des restaurateurs, que ce soit dans une perspective de restauration ou carrément de reconstruction (Noppen et Morisset, 2003). Du haut des années 1970, il appert que la restauration de la place Royale aura sans doute permis de redécouvrir le berceau de l’« aventure française en Amérique », mais au prix d’un chantier de reconstruction ponctué par une gouvernance chaotique empreinte d’une atmosphère de secret (Noppen, 1993 ; Berthold, 2012b).

Les importants travaux menés sur les propriétés du secteur de la place Royale à compter de l’été 1970 ont pour effet de susciter la délocalisation de franges considérables de la population locale. Ce processus débute à la fin de cette année-là. Il se poursuit au fil des grands jalons du chantier de reconstruction. La situation est particulièrement névralgique à la suite des opérations de l’été 1973, qui entraînent le déplacement d’une vingtaine de ménages. [13]

Le déploiement des opérations entourant le chantier et la délocalisation des populations qui s’ensuit suscitent un mouvement immédiat sur le plan de la participation citoyenne. Ce mouvement prend appui sur la création d’un comité de citoyens, en l’occurrence le Comité des citoyens de Notre-Dame-des-Victoires et de Place Royale. Tributaire du travail bénévole de figures bien connues du milieu local, comme Jean-Robert Pouliot, qui en est le président, et Fernand Marquis, curé de la paroisse Notre-Dame-des-Victoires, ce comité fonde sa légitimité sur la fine connaissance qu’il possède du secteur et, tout particulièrement, des familles qui y vivent. La défense et la promotion de l’habitation à caractère familial, faut-il dire, sont au coeur des préoccupations de plusieurs résidents du secteur, du moins ceux qui s’expriment par la voie médiatique (Duchesne, 1970). Le Comité des citoyens de Notre-Dame-des-Victoires et de Place Royale poursuit ainsi des objectifs relativement simples qui consistent, pour l’essentiel, à s’assurer que le « moins grand nombre possible de familles résidant encore à Place Royale [soient] chassées à cause de [la] restauration », mais aussi à donner une « priorité d’accès aux logements rénovés […] [aux] résidents de Notre-Dame-des-Victoires » et, finalement, à obtenir une « réduction appréciable du prix de ces logements à la faveur des résidents de Notre-Dame-des-Victoires » (Marquis et Pouliot, 1978  : 2). Dans l’esprit du comité, il s’agit ainsi de faire en sorte « que Place Royale et Notre-Dame-des-Victoires ne deviennent jamais le lieu privilégié d’un seul groupe, mais bien le chez-nous et le rendez-vous de toutes les classes de la société du Québec » (Ibid.). Une telle position revêt la forme d’un plaidoyer contre la gentrification du secteur, vers laquelle inclinent les grands documents de planification de la rénovation urbaine du Vieux-Québec et, notamment, le Concept général de réaménagement du Vieux-Québec ; ce document, publié en 1970, milite pour la requalification fonctionnelle du parc immobilier du Vieux-Québec à la faveur de petits logements destinés à accueillir de jeunes professionnels célibataires ou en couple. [14]

Pour parvenir à ses fins, le Comité des citoyens de Notre-Dame-des-Victoires et de Place Royale se donne le mandat d’entretenir un dialogue soutenu avec les pouvoirs publics responsables du chantier, avec lesquels il transige essentiellement sur le mode de la « bonne entente ». En l’absence d’un dispositif participatif formel spécifiquement conçu pour encadrer la participation citoyenne en matière d’aménagement du territoire à Québec (Bhérer, 2006), le Comité doit lui-même instiguer la tenue de rencontres de discussion et d’échange avec les autorités gouvernementales. À en croire un mémoire que l’organisation publie en 1978, la stratégie n’est pas dépourvue d’utilité : « Le Comité des citoyens de Notre-Dame-des Victoires a toujours eu accès auprès des organismes gouvernementaux chargés de la restauration et de la rénovation de Place Royale » (cité dans Bisson, 1987 : 93). Sur ce plan, à moyen terme, l’épreuve des faits donnera probablement raison à la stratégie déployée par le Comité : une enquête menée sur le terrain, en 1995, une fois les travaux de restauration de la place Royale pratiquement complétés, révèle que, sur un échantillon de 38 unités d’habitation, 17 sont occupées par des résidents qui avaient été délocalisés par les opérations des années 1970, qui sont revenus vivre dans le secteur et à qui l’État a consenti une réduction moyenne de 30 % sur le prix de leur logement (Ville de Québec, 1995).

Ainsi, la deuxième phase de la patrimonialisation du Vieux-Québec est, elle aussi, bien marquée du sceau de la participation citoyenne, mais à un titre différent : le Comité des citoyens de Notre-Dame-des-Victoires et de Place Royale y investit des savoirs d’usage fondés sur une connaissance fine des habitants et des familles qu’abrite le secteur.

De l’opposition à la concertation : le CCVQ et la dynamique de la participation citoyenne dans ce secteur à compter du milieu des années 1970

Les années 1970 ne font pas que susciter une participation citoyenne conçue sur le mode de l’échange avec les pouvoirs publics. Elles sont également marquées par l’expression d’un autre type de regroupement associatif prenant, d’abord et avant tout, la forme du groupe d’intérêt qui exerce une action militante déployée en fonction d’objectifs politiques. Dans le secteur à l’étude, le principal représentant en est le CCVQ. Au moment où il voit le jour, en 1975, ce comité ressemble aux organisations citoyennes à l’oeuvre dans les secteurs adjacents à l’arrondissement historique du Vieux-Québec, notamment le quartier Saint-Jean-Baptiste où des groupes comme le Comité populaire Saint-Jean-Baptiste manifestent leur opposition, parfois avec véhémence, aux dynamiques de la rénovation urbaine et aux effets qu’elle peut avoir sur la trame et sur les populations urbaines (Robitaille, 1978 ; Bhérer, 2006).

Sur le plan idéologique, le CCVQ n’endosse pas directement la perspective marxiste, alors bien en vogue dans les mouvements de contestation de la rénovation urbaine. Sa principale occupation consiste à dénoncer l’idéologie moderniste héritée de l’urbanisme d’après-guerre. Le Comité s’oppose ouvertement à certains aspects de la spécialisation fonctionnelle que les années 1960 ont assignée au Vieux-Québec au sein de l’agglomération, principalement ceux qui ont trait aux fonctions de divertissement et de récréation attribuées au quartier historique. Comme le mentionne un mémoire daté de 1977, « pas plus que le centre-ville […] on ne doit pas [sic] transformer [l’] arrondissement [historique de Québec] en « red light » et drainer vers ce secteur toute la fonction de divertissement de la région de Québec ». [15] La première décennie d’existence du CCVQ est essentiellement marquée du sceau de la confrontation avec les pouvoirs publics. Mû par l’objectif politique de protéger coûte que coûte la fonction résidentielle, le Comité orchestre notamment une mobilisation locale soutenue contre la prolifération des bars et des bistros dans le Vieux-Québec. Cette mobilisation suscitera de fortes pressions sur les autorités politiques municipales et provinciales, et elle pavera la voie à l’émergence du premier règlement unifié de zonage dans l’arrondissement historique du Vieux-Québec, soit le règlement 2474, adopté en 1977.

La position de confrontation politique qu’épouse le Comité est alimentée indirectement par l’absence d’un dispositif participatif privilégiant la concertation entre les différents acteurs impliqués dans les débats publics. En effet, à compter de 1974, il existe bien un organisme chargé de regrouper les diverses organisations intéressées par la conservation et la mise en valeur du Vieux-Québec (dont le CCVQ). Il s’agit du Comité de rénovation et de mise en valeur du Vieux-Québec. Mais, comme l’expriment ses statuts de fondation, cet organisme revêt essentiellement un caractère consultatif : « Ce comité joue un rôle consultatif auprès du Comité exécutif et du Conseil municipal […] [son mandat consiste à] étudier […] toute question susceptible de contribuer à la mise en valeur, à la rénovation et à l’animation du Vieux-Québec ». [16] De surcroît, le Comité de rénovation et de mise en valeur du Vieux-Québec n’a pas juridiction sur l’ensemble du Vieux-Québec, notamment sur le secteur de la place Royale dont la gouverne revient, comme nous l’avons mentionné précédemment, au gouvernement provincial. Le caractère consultatif et formel du Comité de rénovation explique la position critique que nourrit le CCVQ à son endroit (Garon et Boisvert, 2005 : 33).

La patrimonialisation du Vieux-Québec prend une nouvelle direction au début des années 1980. Les autorités politiques, la Ville de Québec et Parcs Canada en tête travaillent de façon soutenue pour obtenir l’inscription de Québec sur la Liste des sites du patrimoine mondial de l’UNESCO. L’inscription est accordée en 1985, au titre des critères iv et vi qui, dans l’ensemble, mettent en valeur les éléments patrimoniaux que constituent les fortifications et la place Royale. L’opération de patrimonialisation prend des proportions jamais vues dans le secteur puisqu’elle s’étend désormais à l’univers de la propriété privée qui, jusque-là, avait été laissée pour compte (Berthold et Mercier, 2015). Une entente (toujours en vigueur) est ratifiée entre la Ville de Québec et le ministère de la Culture, laquelle vise à soutenir les propriétaires souhaitant rénover des portions importantes ou structurantes de leur propriété (toits, fenêtres, portes, escaliers, etc.). Un autre programme est créé par la Ville de Québec afin de favoriser la reconstruction des nombreux bâtiments du secteur qui, au fil des années, avaient été incendiés. Les deniers publics considérables investis dans les processus de rénovation ou de reconstruction des propriétés privées ne tardent pas à porter leur fruit : à la fin des années 1990, le parc immobilier privé et public du Vieux-Québec se trouve dans un bien meilleur état de conservation que 30 ans auparavant et cela résulte en grande partie d’importants investissements privés (Berthold et Mercier, 2015).

Entre 1983 et 1986, les activités et prises de position du CCVQ sont considérablement réduites en raison d’un manque d’implication bénévole. Elles reprennent à nouveau, d’une façon soutenue et active, en 1987 sous l’impulsion de membres dynamiques (notamment Louis Germain, Jacques Lamarche, Carole Marsot et Claudette Blais) qui entendent continuer à faire valoir les intérêts du Vieux-Québec mais, à la différence notable de leurs prédécesseurs, dans une perspective visant la concertation avec les pouvoirs publics. L’inscription de Québec sur la liste des sites du patrimoine mondial a suscité un grand engouement au sein du milieu local (Morisset, 2016), et le patrimoine constitue un des points majeurs autour desquels gravitent dorénavant les échanges dans l’arène publique. La nouvelle mouture du CCVQ y est tellement attachée qu’elle a révisé les statuts de fondation de l’organisme pour y enchâsser la conservation et la mise en valeur du patrimoine de l’arrondissement historique : « Le Comité doit protéger et mettre en valeur l’arrondissement historique du Vieux-Québec […] dans une perspective d’un ensemble urbain vivant et habité » (Garon et Boisvert, 2005 : annexes). À cet égard, la particularité de l’approche du CCVQ post-1987 consiste à ériger les savoirs d’usage, acquis sur la base de la fréquentation et de la pratique quotidiennes du secteur, en expertise d’une inestimable valeur, gage de la conservation du caractère vivant et habité du Vieux-Québec, comme l’exprimait directement Jacques Lamarche, président du Comité entre 1990 et 1994, à deux étudiants du département de sociologie de l’Université Laval :

On peut prendre la parole du point de vue des citoyens, qui est un point de vue d’expert en quotidienneté. La vie quotidienne dans le Vieux-Québec et la qualité de la vie et la beauté des lieux, l’animation des lieux, l’authenticité, l’originalité des lieux. C’est tout ça, la qualité de vie. C’est donc un point de vue intégré de développement et de l’animation. À ce titre-là, les fonctionnaires de la ville, du ministère, de la SODEC [Société de développement des entreprises culturelles], sont des spécialistes au mieux, de l’urbanisme, de la gestion. Ils ne vivent pas la quotidienneté. Nous avons cette expertise […] Comme c’est du patrimoine habité, les habitants sont importants et ce sont les gardiens naturels du site patrimonial. C’est les héritiers, parce que les gens qui habitent là, en principe, il y a des résidents, comme des ambassadeurs […]

Garon et Boisvert, 2005 : 38-39

Sur le plan participatif, le contexte de la fin des années 1980 est différent de celui qui prévalait 10 ans auparavant : la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (C. A-19), adoptée en 1979, a renforcé les dispositifs visant la participation publique en instituant notamment les comités consultatifs d’urbanisme, lesquels sont conçus de façon à permettre l’expression de la diversité des parties prenantes au débat démocratique au sein d’un territoire donné. En vertu de ses particularités historiques et géographiques, le Vieux-Québec dispose (jusqu’au début des années 2000) de deux comités consultatifs (Haute-Ville et Basse-Ville) au sein desquels le CCVQ occupe un siège. L’action du CCVQ n’est pas déployée que dans le cadre des comités consultatifs, mais ces derniers offrent un levier de choix aux visées de concertation du Comité des citoyens, qui excluent le recours à la politique de la « chaise vide ». Des gains sont ainsi obtenus dans la foulée de la participation active aux travaux des comités consultatifs, notamment l’encadrement plus strict de la circulation automobile et des autocars touristiques, alors que d’autres sont redevables de positions prises en marge d’eux. C’est le cas du choix de localisation du projet de cinéma IMAX mis de l’avant au début des années 1990, qui devait originellement prendre place dans le secteur du Vieux-Port mais qui, sous l’effet d’une mobilisation collective orchestrée par le CCVQ, a finalement été déplacé en périphérie ouest de l’agglomération, à même le centre commercial Les Galeries de la Capitale.

En somme, cette troisième phase de la patrimonialisation du Vieux-Québec, qui est toujours en cours, est, elle aussi, teintée directement du sceau de la participation citoyenne. Abordée sur la base du cas du CCVQ, qui constitue l’acteur le plus important en la matière dans le secteur, cette participation change de forme radicalement au tournant des années 1980 : elle passe de l’opposition à la quête d’une concertation marquée par le déploiement de savoirs d’usage qui présentent le citoyen comme un expert de son quartier.

Discussion et conclusion

Dans cet article, nous avions l’objectif d’explorer une autre facette, méconnue mais non moins féconde et porteuse sur le plan scientifique, des rapports susceptibles de s’instaurer entre la patrimonialisation et la participation citoyenne. À cette fin, nous avons pris appui sur une approche qui aborde le patrimoine comme un processus de construction sociale alimenté par des pratiques discursives, de même que par divers déterminants. Au départ, nous envisagions des rapports de participation citoyenne en matière patrimoniale susceptibles de prendre tout autant la forme de l’adhésion que de la contestation. Bien entendu, notre position reposait fondamentalement sur le fait que l’étude de la patrimonialisation (du moins, telle que nous la concevons) est indissociable de l’étude des pratiques idéologiques qui la structurent, lesquelles constituent le véhicule par excellence des partages, tout comme des oppositions discursives susceptibles de se former entre les pouvoirs publics aux commandes d’un processus de patrimonialisation et les citoyens.

Nous avons donné une acception relativement classique au concept de citoyenneté en l’interprétant comme un acte politique de participation à l’édification de la « cité » et du bien commun, davantage qu’en abordant le citoyen du point de vue empirique comme un simple riverain témoin d’une opération de patrimonialisation. Bien entendu, l’un n’exclut pas l’autre et, dans les faits, notre traitement suggère que les deux perspectives sont souvent complémentaires.

Nous avons inscrit notre étude des rapports entre la patrimonialisation et la participation citoyenne dans un double registre en postulant que cette dernière est susceptible de prendre appui sur des savoirs d’usage et des savoirs professionnalisants qui peuvent parfois être enchevêtrés. Nous postulions d’emblée que ces savoirs ne sont pas exclusifs à une forme ou à une autre de participation citoyenne, mais qu’ils sont plutôt susceptibles de se retrouver à la fois au sein du regroupement associatif apolitique des années de l’après-guerre et du groupe d’intérêt tel qu’on le connaît de nos jours à des degrés variables en fonction des contextes et des caractéristiques des dispositifs participatifs, notamment.

À cet égard, les résultats de notre recherche semblent appuyer nos intuitions. La première conjoncture de la patrimonialisation que nous avons examinée – celle qui a pris racine dans le contexte de l’après-guerre et à laquelle la controverse de l’agrandissement de l’Hôtel-Dieu a fourni un leitmotiv fondamental – a mis en scène des savoirs citoyens professionnalisants. Émanant de la production d’érudits et de scientifiques reconnus, ces savoirs ont été placés au service des discours visant, au premier chef, la conservation du patrimoine et l’édification de la référence nationale, en l’absence de compétences adéquates du côté des pouvoirs publics.

En ce qui concerne la deuxième conjoncture de la patrimonialisation que nous avons étudiée – celle qui a mis en scène la reconstruction de la place Royale au service de la construction de l’identité nationale – elle a surtout été témoin de la manifestation de savoirs d’usage au sein de la participation citoyenne. Le contexte social, fort différent, était maintenant marqué par la rénovation urbaine ; et les formes de la participation citoyenne le reflétaient. À cet égard, une première constatation doit mériter notre attention : la participation citoyenne ne s’est pas opposée fondamentalement à l’idéologie de la rénovation urbaine ; elle en a cependant rejeté un aspect majeur : la disparition de l’habitation de type familial à la place Royale. C’est d’ailleurs, en grande partie, la crainte de la disparition de l’habitation de type familial à la place Royale et, plus largement, dans le Vieux-Québec qui a amené le Comité des citoyens de Notre-Dame-des-Victoires et de Place Royale à établir sa stratégie, laquelle a consisté en l’établissement d’un dialogue ouvert et d’une négociation bonne-ententiste avec les pouvoirs politiques. Dans son entreprise, ce comité de citoyens a déployé essentiellement des savoirs d’usage relevant de l’expérience quotidienne du lieu.

Finalement, la troisième conjoncture de la patrimonialisation que nous avons étudiée, celle qui a pris place au tournant des années 1980 et qui a été marquée à la fois par l’inscription de Québec sur la liste des sites du patrimoine mondial et par la hausse soutenue des pratiques de restauration privée, s’est également nourrie de la participation citoyenne. Elle a vu les paradigmes de l’action citoyenne muter d’une façon considérable, passant de la bonne entente, à l’opposition, puis à la quête de la concertation. L’étude du cheminement et des positions du CCVQ démontre que la participation citoyenne a continué de se nourrir des savoirs d’usages, mais que, sous l’impact du discours du « résident-expert de son quartier », ces savoirs ont pratiquement été érigés en savoirs professionnalisants.

Notre analyse souligne qu’en matière de patrimonialisation, la participation citoyenne peut germer en l’absence d’instances participatives, comme l’illustrent les démarches préservationnistes observées dans la période d’après-guerre et, surtout, la nature du dialogue que le Comité des citoyens de Notre-Dame-des-Victoires et de Place Royale a développé avec les pouvoirs publics pendant les années 1970. Or, l’étude de la mouture post-1987 du CCVQ rappelle toutefois que la présence d’un dispositif participatif adéquat est susceptible de renforcer considérablement les modalités d’expression de la participation citoyenne, ainsi que les résultats auxquels elle concourt en matière de conservation du patrimoine urbain.

Nos analyses, il faut le souligner, sont tributaires du corpus de données que nous possédons. Or, bien que ce corpus repose sur une revue de presse exhaustive, de même que sur les archives des deux comités de citoyens étudiés et sur diverses archives municipales en matière d’aménagement du territoire, il n’est pas infaillible. Des entrevues semi-dirigées avec les acteurs de l’époque auraient sans doute permis de le bonifier.

Ainsi que nous l’avions entrevu au départ, il est donc possible de nuancer l’approche dominante qui, dans l’historiographie, réduit les rapports entre la patrimonialisation et la participation citoyenne à l’opposition des groupes de pression. L’ensemble de notre étude suggère plutôt que ces rapports sont marqués par des dynamiques de négociation, d’accord et, parfois aussi, d’opposition sur le fond du partage (partiel) des idéologies sous-jacentes à la patrimonialisation.

Du coup, sur le plan théorique, notre étude confirme l’applicabilité des approches discursives forgées au contact du paradigme poststructuraliste à l’analyse des rapports qui unissent la patrimonialisation et la participation citoyenne. Ainsi, le chercheur doit porter une grande attention aux discours qui servent de véhicule privilégié aux idéologies structurant la patrimonialisation. Dans cette perspective, il faut toutefois reconnaître l’importance de l’approche herméneutique de l’idéologie qu’ont développée Paul Ricoeur et Fernand Dumont. En effet, ce sont les idéologies qui, parce qu’elles se présentent comme des récits portant un vouloir de vérité, permettent les négociations identitaires. Une telle posture suggère d’ailleurs qu’il est légitime de poser le « problème » de l’interprétation du point de vue poststructuraliste, tout en soulignant, comme l’a fait Foucault dans un texte publié en 1967, qu’à cet égard, l’interprétation émane davantage de l’interprète lui-même que d’un signifié originel (Foucault, 1967).

Aborder les rapports entre la patrimonialisation et la participation citoyenne comme un mécanisme complexe ponctué de négociation, de partage et d’opposition constitue une voie féconde pour la recherche ultérieure. Cette voie pourrait, par exemple, être transposée dans le champ de l’aménagement du territoire qui, par-delà la localisation optimale des grands équipements collectifs, traduit un ensemble de conceptions du bien commun dont plusieurs débats actuels, au Québec tout comme à l’extérieur, rendent compte avec une acuité particulière.