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Les villes ne sont-elles plus capables de faire société? Sont-elles devenues, surtout lorsqu’elles sont métropolitaines, des corps sociaux déchirés par de grandes fractures urbaines à partir desquelles se constituent des mondes sociaux (ghettos, communautés fermées) dans un rapport de négation réciproque? Oui, si l’on en croit les tenants de l’école de Los Angeles ou certains ténors de la revue Esprit de l’autre côté de l’Atlantique. Non, si l’on écoute les sociologues de la famille et des réseaux qui posent un regard plutôt optimiste sur les liens sociaux dans la société contemporaine (mais il est vrai que la ville est souvent absente de leur diagnostic), ou les milieux de l’action publique (et leurs intellectuels organiques) qui se sont mis au diapason des registres du lien social, de la cohésion sociale au capital social, pour repenser les politiques urbaines. Bref, les uns ne voient que les fragmentations, les autres ne cherchent que les liens sociaux. Effets de lecture ou diagnostics contradictoires? La ville va-t-elle si mal ou sommes-nous prisonniers d’un éclairage qui n’en détecte que les fissures? Et d’ailleurs faut-il absolument choisir entre le registre des fragmentations et celui des liens sociaux?

On voudrait dans les lignes qui suivent prendre fait et cause pour l’étude de la ville proche pour combiner ces deux registres. Plutôt que d’opposer une analyse des divisions socio-spatiales ancrée dans une lecture des structures globales héritée du marxisme à une étude des liens sociaux autour des enjeux de la vie quotidienne dans la tradition de l’interactionnisme, parions sur les vertus heuristiques de la ville proche, celle des réalités familières qui interpellent les individus, comme le fit Georg Simmel il y a un siècle avec la dialectique de la proximité et de la distance. Mais la ville proche trouve peut-être aussi une résonance particulière aujourd’hui comme échelon névralgique de la vie urbaine dans les défis du vivre ensemble, dont au premier chef celui de la diversité culturelle. On peut en effet penser que la ville contemporaine est interpellée de manière inédite par ses différences ethno‑culturelles et que celles-ci la défient avant tout dans ses espaces de voisinage (donc au double sens spatial et social du terme). Cet essai, volontiers polémique, prendra à l’occasion Montréal comme terrain de référence mais se veut avant tout une invitation à la discussion plutôt qu’une démonstration.

On reviendra d’abord brièvement sur les thèses de la ville fragmentée, et sur les critiques dont elles font l’objet pour discuter ensuite de l’importance prise par les différences culturelles dans les métropoles contemporaines, l’immigration faisant généralement partie des principaux vecteurs autour desquels se déploie le discours sur la ville fragmentée. On repartira ensuite des concepts fondateurs de Simmel, actualisés par le sociologue belge Jean Remy dans le paradigme de la transaction sociale pour montrer les vertus d’une approche combinant les distances et les proximités dans l’analyse des enjeux de cohabitation en contexte pluriethnique. En guise d’illustration, on reviendra brièvement sur les controverses entourant l’aménagement des lieux de culte, controverses prises comme des situations paroxystiques de cohabitation, pour discuter en terminant de la ville proche à la fois comme mode d’approche et comme échelon névralgique où se construit la ville cosmopolite.

La ville fragmentée: nouvelle question urbaine

D’un côté comme de l’autre de l’Atlantique se joue une querelle des anciens et des modernes. L’école de Los Angeles déploie depuis quelques années une vision hégémonique de la ville contemporaine que l’on pourrait résumer sous la notion de fragmentation urbaine, en réglant ses comptes avec l’école de Chicago qui a donné naissance aux études urbaines au début du XXe siècle. À une vision linéaire de la ville (du centre vers la périphérie) axée sur la compréhension d’une condition urbaine centrée sur l’individu, Michael Dear oppose une analyse où c’est désormais la périphérie qui détermine le sort du centre et où la compréhension des exigences du capitalisme flexible imposent une approche macro (Dear, 2002). À travers le cas de Los Angeles, la ville contemporaine apparaît éclatée en univers extrêmes qui se construisent pour ainsi dire en opposition, les ghettos constituant autant les gated communities (Blakely et Snyder, 1997) que celles-ci les consacrent comme espaces de relégation. Les mouvements de sécession (Boudreau, 2004) viennent témoigner de la dilution des solidarités, et renforcer à leur tour une fragmentation sociale et spatiale. Une vision à peine moins noire imprègne un article-phare de la revue Esprit, sous le titre de «La nouvelle question urbaine» qui aurait pris le relais de la question sociale (Donzelot, 1999). Même spirale de fragmentations liant la violence des banlieues françaises (en fait les grands ensembles) et l’urbanisme affinitaire des périphéries (la France se mettant à l’heure des communautés fermées), débouchant sur une mise en doute de la «capacité de la ville à faire société», pour reprendre le terme de Jacques Donzelot.

Il faut dire que la vision française est en partie inspirée par la lecture de ce qui se passe aux États-Unis, plusieurs chercheurs français s’étant lancés dans des démarches comparatives qui ont certainement contribué à revigorer les réflexions sur la ville devenues plutôt timides ces dernières années. Si tous soulignent les différences qui séparent les politiques urbaines aux États-Unis et en France, les chercheurs laissent aussi entendre que les villes américaines et françaises partagent un destin commun, celui de la fragmentation. Des visions différentes (ou complémentaires?) se développent cependant depuis quelques années. D’abord, certains remettent les pendules à l’heure en dénonçant les confusions entre les dimensions spatiales et sociales de la fragmentation, les unes n’impliquant pas nécessairement les autres (Navez-Bouchanine, 2002). On peut d’ailleurs penser que Dear fait peut-être une lecture exagérément géographique de l’école de Chicago en ciblant le modèle des zones concentriques de Burgess alors qu’il y est d’abord question non pas d’une forme urbaine proprement dite mais de trajectoires sociales dans la ville, tout comme il réduit les dynamiques sociales à des «choix individuels subjectifs» et semble ignorer les contributions des autres chercheurs, dont Park et Wirth (auteur du livre The Ghetto), au seul profit de Burgess. D’autres ensuite partent de l’idée selon laquelle les formes urbaines comme le ghetto ou les grands ensembles sont d’abord des constructions sociales qu’il faut donc décortiquer pour en saisir les vraies dimensions et passer de ce qui est étiqueté comme problème social aux problèmes sociologiques (Baudin et Genestier, 2002). De plus, sans nier l’importance des divisions socio-spatiales, plusieurs travaux de géographie sociale sur les grandes métropoles permettent de penser que non seulement le tableau n’est pas si noir (ou du moins qu’il n’a pas empiré), mais aussi que les évolutions respectives des métropoles ne les entraînent pas nécessairement dans une direction unique. L’idée même de ville paradigmatique, incarnant à l’extrême les traits de la cité de demain, mériterait d’être remise en question et Los Angeles aurait d’ailleurs déjà été déclassée par Miami (Nijman, 2000).

On ne reviendra pas ici sur les travaux qui discutent de la structure en sablier ou en forme de poire de la hiérarchie sociale dans les grandes villes, sauf pour souligner les démentis apportés par certains d’entre eux aux thèses de la dualisation (Hamnett, 2001): non seulement les classes moyennes n’ont-elles pas disparu, mais les facteurs à la base de la stratification sociale se sont complexifiés, François Ascher (1995) aboutissant par exemple à une structure ternaire en prenant en compte les conditions de stabilité ou de précarité de l’emploi. Par ailleurs, la ségrégation socio-spatiale doit, elle aussi, être remise en contexte et donc relativisée. Ainsi Edmond Préteceille (2004) montre-t-il que près de la moitié de l’agglomération parisienne n’est pas constituée d’espaces de concentration de populations homogènes (de riches ou de pauvres), mais bien d’espaces où se côtoient des catégories sociales relativement différentes. Bref, l’analyse de la ville contemporaine ne peut se contenter de regarder les deux bouts de l’échelle sociale. Elle doit aussi appréhender les modes de vie qui apparaissent de plus en plus comme des vecteurs significatifs et relativement autonomes de différenciation sociale (Masboungi et Bourdin, 2004).

Enfin, des chercheurs en nombre croissant démontrent l’actualité de l’école de Chicago sur plusieurs plans, tant du point de vue des modèles de répartition spatiale (Shearmur et Charron, 2004) que des écrits des fondateurs comme matrices de questions (Joseph, 1993; Chapoulie, 2001; Huet, 2001). Un de ses principaux inspirateurs, le philosophe Georg Simmel, est d’ailleurs régulièrement remis à l’ordre du jour dans la littérature en études urbaines (Remy, 1998). Il en ira de même dans les lignes qui suivent car ses écrits nous rappellent que la métropole ne peut se comprendre qu’en revenant à la tension entre proximité et distance qui sous-tend toute action réciproque. Mais faisons d’abord le point sur la diversité culturelle qui traverse la métropole contemporaine.

Les métropoles à l’épreuve de la diversité

Dans le grand rebrassage des catégories sociales évoqué plus haut, les différences culturelles occupent en effet désormais une place majeure. Elles sont, dit Michel Wieviorka, au coeur de ce qui unit ou divise les sociétés contemporaines (Wieviorka, 1997). Alain Touraine les situe d’ailleurs au centre du «nouveau paradigme» dont nous aurions besoin pour comprendre le monde contemporain (Touraine, 2005). On n’a cependant pas assez souligné à quel point elles interpellent les métropoles, autrement que sous l’angle de la consommation comme le fait Sharon Zukin (1998). Un des facteurs majeurs qui incarne les effets de la mondialisation des échanges est l’immigration. Or celle-ci s’est fortement concentrée dans les métropoles, qui sont donc devenues le principal théâtre des processus de différenciation culturelle. Certes, la manière de penser la ville est depuis longtemps associée à l’analyse des flux migratoires et de leurs effets sur le tissu urbain, de l’école de Chicago à l’école de Los Angeles. Mais la présence de l’étranger prend aujourd’hui une toute autre signification et s’inscrit au coeur des défis du vivre ensemble d’une manière particulière. Car si l’école de Chicago était au fond assez optimiste quant à l’intégration ultime des immigrants, on sait aujourd’hui que ceux-ci ne se sont pas tous dispersés et assimilés dans la banlieue nord-américaine: de nouveaux concepts comme ceux d’ethnoburb ou de post-suburbian communities viennent d’ailleurs attirer l’attention sur les nouvelles formes prises par leur affirmation dans le paysage des périphéries. Pour Straughan et Hondagneu-Sotelo (2002), représentant l’école de Los Angeles sur les questions d’immigration, la persistance de l’ethnicité, sa renégociation perpétuelle et la montée des cultures et communautés transnationales marquent ce passage, «from immigrants in the city to the immigrant city». C’est d’ailleurs sur le terrain de l’immigration que Miami déclasserait Los Angeles au titre de ville paradigmatique. Miami serait dotée d’une majorité absolue d’immigrants récents qui sembleraient de surcroît peu s’identifier à la ville comme lieu d’appartenance et fonctionner plutôt en communautés transnationales (Nijman, 2000).

Mais lorsque les tenants de la ville fragmentée traitent de ces questions, l’approche relève d’une économie politique et l’immigration apparaît vite comme une question spatiale (ségrégation) et sociale (pauvreté, exclusion, inégalités), alors qu’elle peut être aussi (et parfois surtout?) culturelle. L’immigration pose en effet de nouvelles questions concernant l’ethnicité, la religion et les rapports de sexe, et ces dimensions ont acquis ces dernières années une résonance urbaine particulièrement forte. Ainsi les métropoles canadiennes les plus cosmopolites ont-elles vu se multiplier des conflits d’utilisation du sol relativement inédits. Rappelons quelques exemples. À Vancouver, les monster houses construites par les immigrants aisés venus de Hong-Kong ont causé tout un émoi: ces grandes maisons unifamiliales occupent toute la surface des lots dans des banlieues cossues où les jardins privés construisaient traditionnellement le paysage de la banlieue (Ray, Halseth et Johnson, 1997; Ley, 1995). À Toronto, ce sont des centres commerciaux de banlieue destinés aux Sino-canadiens qui sont controversés: les riverains dénoncent le type de design, la prolifération des petits commerces et des restaurants (et des odeurs qui les caractérisent) (Preston et Lo, 2000). À Montréal (ainsi qu’à Toronto et à Ottawa), la multiplication fulgurante des lieux de culte associés aux minorités ethniques crée des remous (Germain et Gagnon, 2003; Isin et Siemiatycki, 2002; Qadeer et Chaudhry, 2000).

Les enjeux sous-jacents à ces trois séries de controverses ne sont certes pas tous et partout de nature culturelle, (nous aurons l’occasion d’y revenir), mais les différences ethnoculturelles en sont d’une manière ou d’une autre partie prenante.

Toutes ces controverses ont aussi en commun d’avoir ébranlé, avec plus ou moins d’intensité, un des outils d’urbanisme les plus importants de la période moderne, à savoir le zonage, dont on a rappelé ailleurs (Germain, à paraître) qu’il était à la fois une matrice de confiance (pour sécuriser l’investissement des propriétaires) et un instrument de défiance (vis-à-vis de ceux qu’on veut garder à distance). À la fin du XIXe siècle, les indésirables étaient les classes laborieuses; Jean-Pierre Collin a bien montré comment, à Montréal, les municipalités cossues de Westmount et d’Outremont ont fait oeuvre de pionnières dans l’émergence de cités sur mesure en utilisant le zonage à des fins ségrégatives (Collin, 1984). Or, près d’un siècle plus tard, les dossiers d’aménagement des lieux de culte des minorités ethniques vont mettre en crise le zonage comme instrument de prévention des conflits. Dans un précédent article des Cahiers de géographie du Québec, nous avions présenté un aperçu des enjeux autour desquels s’affrontent généralement, à des degrés divers, riverains, élus, fonctionnaires municipaux et groupes religieux dans ce type de controverses (Gagnon et Germain, 2002). Rappelons que ces enjeux peuvent être de nature fiscale (du fait de l’exemption de taxes foncières et scolaires dont jouissent tous les lieux de culte), urbanistique (espaces de stationnement requis, normes d’intégration architecturale, respect des règlements de zonage), politique (les affinités avec les élus de même origine, poids politique des résidents), sociale (minorités vues comme envahissantes), etc. À l’occasion, ils sont identitaires (affirmation des communautés par la visibilité des lieux de culte) ou recouvrent l’affrontement de modes de vie (laïcs ou religieux). Devant la multiplication des demandes de permis de construction ou d’agrandissement des lieux de culte, plusieurs municipalités ont changé leurs règlements de zonage, revoyant drastiquement à la baisse le nombre de zones permettant l’établissement de lieux de culte de plein droit. Certaines municipalités ont même décrété un moratoire sur le zonage à des fins cultuelles, condamnant les demandes de permis d’aménagement à un régime d’exception et par le fait même à une dynamique de négociation politique. C’est dire que ce sont les communautés locales qui vont trancher les litiges qui pourtant impliquent des valeurs et des normes sociétales. Ces demandes d’aménagement sont donc vécues comme des questions de proximité, que le lieu de culte soit un équipement régional ou local.

Bien sûr, à Montréal, les particularités de la géographie de l’immigration inscrivent généralement avec acuité l’expérience de l’Autre dans l’espace proche. En effet, l’immigration montréalaise (qui représente encore 88% de l’immigration au Québec) est largement concentrée (et se concentre de plus en plus) sur l’île de Montréal. Et depuis les années 1980, on assiste à la multiplication de quartiers multiethniques, c’est-à-dire de quartiers comprenant plus d’un tiers d’immigrants et de nombreuses origines ethniques, y compris des «Canadiens, français ou anglais», donc des populations «de souche». Si le quartier multiethnique est une figure urbaine largement répandue sur l’île de Montréal, sur ce territoire, on ne trouve par contre à peu près pas de véritables ghettos, de grands ensembles équivalents à ceux des banlieues françaises (la Ville de Montréal ayant très tôt adopté une politique de dispersion du logement social en petites unités) ou de communautés fermées. Une lecture structurelle à la manière de l’école de Los Angeles serait donc de peu d’utilité. Si l’on regarde en outre les lieux de côtoiement majeurs que sont les commerces, les transports en commun et de façon générale le centre-ville, on peut affirmer que pour une grande majorité de Montréalais, l’expérience de la diversité ethnoculturelle se vit au quotidien et qu’il revient à chacun de définir le bon dosage ou régime de proximité/distance sociales par rapport à l’Autre dans l’espace proche. Il est donc utile de revenir un moment à Simmel qui a, le premier, montré qu’on ne pouvait parler de proximité sans parler simultanément de distance.

Les régimes de proximité / distance

Si en France la proximité est devenue depuis plusieurs années une catégorie politique incontournable, associée à des vertus multiples qui n’ont rien à voir avec l’échelle des enjeux politiques (la rhétorique de la démocratie de proximité a connu de beaux jours même à l’occasion d’élections européennes), la réalité est toute autre au Québec où le terme n’évoque pas de légitimité particulière ou de potentiel mobilisateur. Même chose dans le domaine des services sociaux ou de la planification urbaine: la police de proximité tout comme l’urbanisme de proximité, n’ont guère d’attraits ici. Non pas que les catégories du proche n’aient pas de résonances pour nos élus ou nos intervenants sociaux, mais ils leur préfèreront sans doute d’autres termes, par exemple le local ou le quartier, qui ne sont cependant pas moins symptomatiques d’une volonté de renouveler la manière de rejoindre le citoyen ou l’usager (Bourdin et al., à paraître). La proximité serait donc ici un terme moins chargé qu’il ne l’est chez nos cousins français, et de ce fait moins dangereux à utiliser dans le cadre d’une réflexion sur la ville, du moins à première vue. Car pour les sociologues, le terrain n’en est pas moins glissant, d’abord en raison de sa connotation spatiale. Faut-il rappeler que depuis l’article désormais classique de Chamboredon et Lemaire publié en 1970 sur les grands ensembles, on ne peut plus penser qu’une proximité spatiale va de pair avec une proximité sociale, bien au contraire, ces deux chercheurs ayant bien montré comment la cohabitation de catégories sociales contrastées au sein d’un même immeuble HLM contribue à les éloigner socialement plutôt qu’à les rapprocher. Ensuite, en sociologie, la notion de proximité ne fonctionne qu’en partenariat avec la notion de distance. C’est Georg Simmel qui, le premier, a montré que toute interaction sociale comprend une part de distance et une part de proximité ou, si l’on veut, un double mouvement de mise à distance et de rapprochement. C’est l’argument central qu’il développe dans son texte aujourd’hui centenaire sur la forme sociologique de l’étranger, cet Autre qui est dans le groupe mais n’en faisait pas partie à l’origine, et qui lui sert à nous montrer que, dans une relation d’échange, plus quelqu’un nous devient familier, plus nous prenons la mesure de ce qui nous sépare de lui et inversement:

L’unité de la distance et de la proximité, présente dans toute relation humaine, s’organise ici en une constellation dont la formule la plus brève serait celle-ci: la distance à l’intérieur de la relation signifie que le proche est lointain, mais le fait même de l’altérité signifie que le lointain est proche.

Simmel, 1990b: 53-54

Chez Simmel (comme ce le sera plus tard pour l’école de Chicago), la distance n’est pas connotée négativement: elle est une condition de l’échange, particulièrement en contexte métropolitain. La philosophie de Simmel est en effet nourrie en partie par son expérience urbaine, celle de la ville de Berlin qui connaissait alors un essor exceptionnel (elle atteint les 4 millions avant 1914). La densité de la métropole se traduit par une proximité physique qui appelle une distance mentale comme manière de se protéger (la réserve), mais cette distance est aussi une condition de liberté, celle de se créer un mode de vie, expression de l’originalité personnelle (Simmel, 1990a). Par extension, la grande ville ou la métropole devient le siège du cosmopolitisme, dans cette capacité de toujours repousser les frontières, puisque l’individu peut fréquenter des univers différents, peut multiplier ses appartenances. L’expérience métropolitaine suppose une habileté à choisir le bon régime de proximité/distance selon les circonstances pour tirer parti de la diversité culturelle (cette fois au sens le plus large) de la grande ville sans y perdre son âme.

Dans un autre texte, Simmel utilise les images du pont et de la porte, pour donner à voir cette dynamique perpétuelle de mise à distance et de rapprochement qui est au coeur de toute action réciproque: «Dans un sens immédiat aussi bien que symbolique, et corporel aussi bien que spirituel, nous sommes à chaque instant ceux qui séparent le relié ou qui relient le séparé» (Simmel, 1988: 160). Il développe alors une vision particulière du conflit qui est pour lui avant tout une forme d’interaction, car il n’y a en effet pas d’opposition sans adhésion. Le conflit peut ainsi renforcer la cohésion d’un groupe étant donné qu’il en révèle le périmètre en témoignant de l’espace d’action à l’intérieur duquel s’affrontent les opposants.

C’est sur ces bases que sera développé le paradigme de la transaction sociale, dont le conflit constitue en quelque sorte le point de départ. Comment résoudre un conflit engageant des valeurs inconciliables, des intérêts non négociables? Telle pourrait être la question initiale de ce paradigme formulé par Remy après avoir observé le déroulement des affrontements entre syndicats et patrons belges dans les années 1960 à l’occasion de grèves historiques dans les charbonnages, et que Maurice Blanc résumera dans ces termes:

La transaction sociale est ce qui permet de trouver des accommodements sur ce qui n’est pas négociable et d’élaborer des compromis qui, sauf exception, ne débouchent pas sur un accord complet ou un consensus mais qui permettent une coopération conflictuelle.

Blanc, 1998: 224

Ce paradigme a été utilisé à de nombreuses reprises pour étudier les situations conflictuelles les plus diverses et apparaît encore aujourd’hui particulièrement pertinent lorsque l’enjeu d’un conflit engage des valeurs, et à fortiori des valeurs non négociables comme la religion. Il invite à repérer la part de lien, en plus de la part d’affrontement entre des acteurs sociaux, leurs échanges au fil du temps ne se réduisant jamais à une pure négociation entre intérêts opposés car porteurs de significations pour les acteurs en présence. Cette double dimension de la transaction sociale s’avère particulièrement précieuse pour aborder à une micro-échelon les dynamiques de cohabitation en contexte pluritethnique. Une bonne illustration en est fournie dans la thèse de doctorat de Julie Elizabeth Gagnon sur les controverses entourant l’aménagement des lieux de culte minoritaires (en l’occurrence synagogues et mosquées) (Gagnon, 2005). Ces controverses ne représentent probablement pas le modus vivendi général qui prévaut à Montréal en matière de cohabitation interethnique. Mais par leur caractère paroxystique (lorsque l’Autre y fait figure d’étranger absolu), elles permettent certes de voir comment le lien social est éprouvé, mais aussi ce que les acteurs sociaux mettent en oeuvre pour le préserver. Dans ces dossiers complexes, les relations de voisinage sous-tendent souvent une volonté de ne pas exclure l’adversaire et de parvenir à un compromis pratique de coexistence, au-delà de divergences relatives à des valeurs. Ainsi on conviendra d’équiper le lieu de culte d’un système de ventilation permettant de fermer les fenêtres et donc de réduire le volume sonore des cérémonies religieuses face à des riverains attachés à la laïcité de l’espace public. La question de la reconnaissance de l’Autre est en général cruciale dans les processus de transaction sociale, bien qu’elle soit particulièrement épineuse en situation de non proximité culturelle (Bourdin, 1998). Et il arrive à l’occasion que le processus échoue, faute d’une telle reconnaissance ou lorsque l’on refuse à l’Autre toute capacité d’action et donc de négociation.

Le paradigme de la transaction attire donc l’attention sur les dynamiques d’échanges engagées par la coexistence de groupes socialement et culturellement différenciées dans l’espace proche.

Tout se joue-t-il dans l’espace proche?

D’un point de vue heuristique, l’analyse de la ville proche est une posture qui fut déjà défendue par l’école de Chicago à travers l’étude du quartier qualifiée par Burgess «d’initiation à la complexité». Il n’en va sans doute pas autrement aujourd’hui si l’on veut comprendre la complexité des régimes de proximité - distance qui se jouent dans la métropole cosmopolite sur le registre des différences culturelles. Mais si Touraine a raison, et que nous sommes vraiment entrés dans un monde nouveau qui appelle une rénovation de nos schèmes d’analyse, alors il est peut-être opportun de suivre le modèle des chercheurs de l’école de Chicago et de se mettre prudemment à l’écoute de la ville proche pour l’explorer.

Cela invalide-t-il pour autant les approches plus holistiques ou structurelles? Sans doute pas, mais il n’en reste pas moins que plusieurs composantes de la ville contemporaine appellent une perspective davantage centrée sur les expériences individuelles dans l’espace proche. On pense bien sûr aux phénomènes NIMBY (Not In My Backyard) dont on n’a peut-être pas encore fini d’explorer les multiples facettes. Les particularités de la géographie de la défavorisation à Montréal constituent peut-être un autre exemple de question appelant une lecture fine des réalités sociales, les zones de concentration de la pauvreté étant devenues discontinues, partout interrompues par des poches de mixité socioéconomique, ce qui pose d’ailleurs de nouvelles questions en matière de gestion du social car il n’est pas facile de concevoir des programmes sociaux adaptés à une dispersion de la défavorisation (Comité de gestion de la taxe scolaire de l’île de Montréal, 2003). Quant au sort de la ville multiethnique, on a vu précédemment qu’il se joue en partie à l’échelon micro-locale. Du reste, les recherches sur les politiques locales en matière de gestion de la diversité tendent un peu partout à montrer que les orientations normatives à l’échelon nationale relatives à la gestion du pluralisme sont peu opérantes à l’échelon local. Comme le note Cécile Poirier, non seulement ces orientations (qu’il s’agisse de multiculturalisme ou d’interculturalisme) correspondent-elles peu à la réalité complexe des acteurs locaux, mais les municipalités qui sont en mode partenariat avec la société civile dépendent désormais d’une diversité d’acteurs pour implanter leurs politiques et organiser les services municipaux (Poirier, 2005). Dans le cas montréalais, les orientations émanant du palier provincial restent jusqu’à un certain point structurantes pour les actions locales, notamment dans le domaine des sports et loisirs. Mais les gestionnaires locaux fonctionnent avant tout au pragmatisme et à l’adhocratisme et leurs orientations peuvent varier d’un quartier à l’autre: accepter ou non des groupes mono-ethniques dans la pratique de sports comme le soccer, ou des heures de baignade séparée selon le genre dans les piscines municipales, etc. (Billette, 2005).

Mais d’autres arguments militent également en faveur du micro-local comme espace névralgique dans la construction d’une ville inclusive. Ces dernières années, plusieurs chercheurs, dont le géographe britannique Ash Amin qui s’est penché sur les émeutes raciales dans certaines villes anglaises, ciblent les micro-espaces comme premiers lieux d’intervention interculturelle. Dans un article qui cherche à rompre avec le discours sur la cohésion sociale en vogue dans les politiques publiques, Amin invite chercheurs et intervenants à se pencher sur les local multicultures:

[This modest contribution] focus falls on the everyday urban–the daily negociation of ethnic difference–rather than on the national frame or race and ethnicity in Britain. It emphasises the politics of local liveability, that is, the role of local micro-publics of social contact and encounter […] as a prime site for reconciling and overcoming ethnic cultural differences.

Amin, 2002: 960

Amin insiste cependant surtout sur les lieux de fréquentation obligée comme les écoles et moins comme nous l’avons fait dans notre recherche sur les quartiers multiethniques, sur les espaces publics comme lieux non contraints (parcs, places, ruelles, etc.). Nous nous étions inspirée en cela d’une hypothèse formulée par Remy dans son essai sur la coexistence dans la ville cosmopolite, et qualifiée de paradoxe de l’inconséquence: «des lieux peuvent être d’autant plus importants que les rencontres qui s’y déroulent sont sans conséquence sur les grands enjeux de la vie sociale» (Remy, 1998: 182). Le débat est d’actualité. Caroline Andrew, faisant écho à un article de Léonie Sandercock, grande prêtresse du multicultural planning qui, comme Amin, doutait des vertus des lieux mous de la diversité comme les festivals, les restaurants ethniques, etc., pour construire l’interculturel, en interrogeait précisément le potentiel d’ouverture sur les aspects plus centraux de la diversité: 

Nous devons en premier lieu étudier plus avant les relations entre les modes de vie au quotidien et la façon dont prennent forme les attitudes et les gestes posés à l’égard de la diversité […]. Les interactions de la vie quotidienne […] finissent-elles par effacer les stéréotypes ou, au contraire, par les accentuer?.

Andrew, 2004: 10

Depuis les événements du 11 septembre, les lieux de culte ne peuvent pas (ou plus) être rangés dans la catégorie des lieux mous de la diversité… Tout ne se joue donc pas uniquement au niveau local! Et on ne saurait bien sûr ignorer les paramètres macro-sociaux qui viennent façonner les destins des immigrants et de leurs voisins autochtones. Mais l’expérience urbaine locale apparaît néanmoins de plus en plus importante dans les stratégies déployées par les acteurs sociaux face aux différenciations culturelles sans cesse plus prononcées dans la métropole contemporaine. Nous avons tenté dans ces lignes de plaider pour la ville proche et de montrer que la compréhension de cette expérience appelle aussi des modes d’analyse plus fins ne dissociant pas les distances et les proximités, pour compléter en quelque sorte les thèses sur la ville fragmentée, ou du moins les discuter à la faveur d’approches différentes.