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La population est un objet si fécond que la géographie l’aborde de trois façons différentes. Il y a tout d’abord la démogéographie, qui étudie les caractéristiques démographiques, les migrations, les composantes sociales, ethniques et culturelles des populations, etc. Il y a ensuite la géographie des populations qui porte sur la répartition spatio-temporelle des diverses populations de la Terre. Moins usuelle, il y a enfin la géographie du peuplement, qui s’intéresse à la façon et aux raisons d’habiter d’une population et donc, par exemple, aux « relations réciproques entre population et environnement, population et ressources ou entre densités et organisation de l’espace » (p. 5). Autant de thèmes classiques dont l’importance semble avoir été gommée parce qu’ils apparaissaient comme des évidences. Ce sont pourtant ces questions entendues qu’approfondit la Géographie du peuplement de Guy Baudelle.

Abordant successivement les possibles facteurs naturels (chapitre 2) et humains (chapitre 3) responsables de la distribution de la population mondiale (brossée à grands traits au chapitre 1), cet ouvrage a pour objectif de décrire et d’expliquer le peuplement de la Terre. Sont ainsi explorés, au chapitre 4, les effets de l’inégale croissance démographique au moyen du modèle de la transition démographique; l’interaction entre démographie et mise en valeur grâce à une approche systémique indiquant s’il y a systémogénèse ou systémolise entre les dynamiques démographique et du peuplement; la pression démographique sur les fronts pionniers avec le modèle multiscalaire de l’évolution de la mobilité des populations; enfin, le peuplement et la façon dont il peut être modulé par les ressources, à l’aide du modèle néo-malthusien de croissance arithmétique et géométrique ou de régulation démographique de Jones pour débattre des surpeuplement, sous-peuplement et peuplement optimal. Le cinquième et dernier chapitre explique comment peut-être abordée la configuration du semis du peuplement, attribuable à la disposition et à l’articulation hiérarchique des lieux habités en réseau, au moyen d’approches qui, malgré leurs différences, en appellent toutes à la théorie des lieux centraux pour rendre intelligibles les principes d’organisation de l’espace.

Cet ouvrage devrait stimuler tous ceux qui s’intéressent à la géographie de la population, d’abord parce qu’il pose des questions importantes, mais aussi parce qu’il tente de saisir les dynamiques du peuplement et d’en dégager les logiques en vertu d’une habile synthèse des concepts et des modèles pouvant être employés à cet effet. Il s’avère encore tout spécialement fécond lorsqu’il montre combien le peuplement d’un lieu est systémique et quand il interroge l’actuelle réadaptation du peuplement aux conditions naturelles.

Cela dit, si ce livre entreprend une véritable systématisation du peuplement des multiples parties et milieux du globe, remplit-il son mandat pour autant? Le principal problème, à notre avis, est qu’il fait trop peu de cas de la démogéographie et de la géographie des populations, même s’il se présente comme complémentaire à ces disciplines. Ainsi, certains facteurs explicatifs du peuplement comme la mécanique statistique démographique, les causes et conséquences des migrations, l’incidence des valeurs et autres instances culturelles, de même que certains constats aux échelles régionales sont trop peu abordés. Une plus large part à la démogéographie et à la géographie des populations aurait sans doute davantage satisfait les attentes du néophyte, car ces disciplines nous apparaissent essentielles à qui veut comprendre comment et pourquoi l’être humain habite les divers lieux et environnements qui s’offrent à lui[1].

L‘ouvrage aurait également gagné à être plus étayé, notamment dans la présentation de la théorie générale du peuplement. En effet, si l’auteur a présenté les principales idées et modélisations nécessaires à toute réflexion sur la géographie du peuplement, la systématisation de ces jalons reste à faire. D’autre part, on peut déplorer un certain flou conceptuel : l’auteur prête en plusieurs occasions à l’espace une « matérialité » propre au seul territoire; par exemple, il semble amalgamer les notions de densité et de population totale ou d’importance de la population, ou renvoie systématiquement le peuplement à l’idée de concentration ou de densité de la population. Par ailleurs, certains exemples auraient dû être actualisés, à tout le moins pour que soit confirmée la permanence des logiques comportementales qu’ils sous-tendent. Nous aurions enfin apprécié que le lien établi entre les modèles de von Thünen, Christaller, Lösch et autres et la géographie du peuplement soit davantage exploré. Pour indéniable que soit l’imprimatur de l’économie sur le peuplement que ces modèles présupposent, un tel rapprochement aurait pu être matière à une réflexion plus approfondie (qu’en serait-il, par exemple, si l’on remplaçait les paramètres de la rente de localisation par les us et coutumes des populations).

À ces quelques réserves fondamentales s’ajoute une critique de forme : pourquoi donc définir à chaque occasion ce qu’on entend, par exemple, par diagonale aride ou sous-continent indien? Faut-il y déceler un quelconque laxisme de la part de l’auteur ou le résultat d’un travail éditorial déficient, seconde hypothèse que semblent confirmer les nombreuses fautes typographiques, illustrations incomplètes (le tableau 12 est sans données pour l’Asie occidentale) ou peu lisibles et citations sans référence complète, et une langue pas toujours très fluide?

On ne peut que déplorer ces manques qui appauvrissent une entreprise somme toute fort pertinente, ce livre illustrant éloquemment que le « thème du peuplement est d’un grand intérêt […] échappant autant à la segmentation habituelle entre branches (géographie rurale, urbaine), […] qu’à la division courante entre géographie physique et géographie humaine » (p. 5). Comme la géographie régionale, la géographie du peuplement demande une vaste connaissance où tous les signifiants éventuels doivent être entendus et mis en relation, un impératif méthodologique et épistémologique qui explique peut-être que la géographie du peuplement soit peu ou mal pratiquée. Cette dernière est pourtant à fréquenter si l’on veut mieux articuler les multiples paramètres géographiques inhérents au peuplement de la Terre.

En définitive, ce livre de Guy Baudelle comble une lacune et s’avère un bon complément aux ouvrages de Noin (2001), de Guillon & Sztokman (2000) et de Dumont (2000), pour ne nommer que ceux-là. Il reste que la géographie francophone attend toujours une publication qui, faisant la jonction entre démogéographie, géographie des populations et géographie du peuplement, nous permettrait d’aborder tous les tenants et aboutissants de la géographie de la population afin de mieux gérer notre habitat.