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La géographie est un humanisme. Telle est la conviction qui semble sous-tendre l’ensemble des titres regroupés dans la collection Géographie, dirigée par le professeur Antoine Bailly, aux éditions Economica. L’ouvrage qu’y publient Jean-Pierre Augustin et Jean Dumas partage cette conception de la discipline géographique. Intitulé La ville kaléidoscopique – 50 ans de géographie urbaine francophone, cet essai vise à retracer les regards, qu’on devine multiples, que portent les géographes francophones sur la ville. Cette diversité des approches serait néanmoins fédérée par une commune spécificité, que les auteurs soumettent comme hypothèse : la géographie urbaine francophone comme version humaniste d’une science de l’action collective spatialisée en construction (p. 16).

La démonstration s’organise en quatre parties, chacune divisée en deux chapitres. La première partie, « Des ouvertures géographiques aux nouveautés urbaines », entreprend de suivre « le déplacement des regards portés sur la ville » (chapitre I) depuis les monographies urbaines de Raoul Blanchard jusqu’aux théories des hiérarchies spatiales et des réseaux, en passant par les analyses sur la ville menées notamment par Pierre George et Paul Claval et les discours plus récents d’Yves Chalas sur l’invention de la ville, sans oublier les nouvelles formes issues de la fragmentation urbaine. Le chapitre II, quant à lui, traite des alliances de la géographie à l’histoire (illustrées par les travaux des deux auteurs), à l’économie spatiale (thèses de Jean Labasse, de Jacqueline Beaujeu-Garnier et de Michel Rochefort), à la sociologie urbaine et à l’urbanisme, ainsi que des réflexions qui en découlent sur la question urbaine.

La seconde partie traite des « approches plurielles de la ville » en s’attardant, dans un premier temps, aux divers paradigmes autour desquels s’est construite la géographie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (chapitre III) : ainsi, la nouvelle géographie, le structuralo-marxisme, la French Theory, la phénoménologie, la sémiologie et la révolution numérique apparaissent comme autant de dispositifs venant s’ajouter à la « caisse à outils » (p. 61) des géographes urbains. Le chapitre IV passe en revue les récits urbanistiques et les métaphores mobilisées pour témoigner de la diversité des images de la ville. Ainsi, la ville-machine de l’urbanisme moderne, la troisième ville suggérée par Olivier Mongin, ancien directeur de la revue Esprit, et la ville durable, qui se dessinent à l’horizon du rapport Brundtland et de la charte d’Aalborg, enrichissent tour à tour le langage métaphorique de la géographie et permettent d’appréhender « les formes et les processus qui modifient l’image des villes » (p. 108).

La troisième partie, posant la question de la gouvernance de la ville, où l’on devine l’influence de l’approche constructiviste mise de l’avant par Jacques Lévy et Michel Lussault (2003), s’avère la moins satisfaisante. L’idée d’une « géographie urbaine dans ses hésitations éclairantes » (p. 115), évoluant dialectiquement de la connaissance à l’action, est stimulante ; mais la démonstration est mal desservie par le recours à des concepts sibyllins (actorialités, lisibilité des politiques, science de la prédictibilité, entre autres), défaut dont souffrent aussi certains ouvrages se réclamant du courant humaniste de la géographie, marqué par l’héritage de la philosophie heideggérienne.

La quatrième et dernière partie évoque les « parcours et engagements » des deux auteurs, géographes urbains « formés par les regards de la géographie classique » (p. 16), dont l’évolution des projets scientifiques illustrent les « mutations de l’objet urbain lui-même » (p. 151) dans ses multiples facettes économiques, politiques, culturelles et sociales. Le huitième chapitre évoque la pluralité de la géographie urbaine francophone, en Suisse, en Belgique et au Québec notamment, en insistant néanmoins sur ce qui peut en constituer la spécificité : sa dimension humaniste, globale et interactive. Une telle géographie, « cherchant à prendre en compte, au-delà des faits spatiaux, le rôle des acteurs et des groupes afin de mettre à jour les processus sociaux qui agissent sur la ville, qu’ils soient d’ordre économique ou symbolique » (p. 221), traduit en effet une « approche des phénomènes humains établissant les faits le plus sérieusement possible, mais en sachant qu’ils relèvent d’une interprétation » (p. 205). Cette géographie traduit aussi une « capacité à se situer à la lisière de la recherche et de l’implication en n’hésitant plus à s’engager dans des expérimentations multiples visant à la construction d’une ville où les formes d’action collective, les équipements et les espaces publics notamment, doivent participer à un mieux-vivre ensemble » (p. 207).

L’ouvrage se veut à la fois un panorama de la recherche urbaine dans le monde francophone et un plaidoyer pour la tradition humaniste de la discipline géographique. Fidèles à la conception de l’essai inaugurée par Montaigne, les deux auteurs procèdent « à sauts et à gambades », visitant les lieux et les temps divers de la réflexion géographique, dressant ainsi, en quelque 225 pages, un portrait vif et stimulant d’un demi-siècle de géographie urbaine. La large place accordée à l’expérience vécue des auteurs permet de suivre cette évolution des regards évoquée d’entrée de jeu et d’exprimer, de l’intérieur des projets scientifiques des auteurs, les transformations de cette branche majeure de la discipline géographique.

L’idée d’une spécificité de la géographie urbaine francophone constitue une hypothèse stimulante qui rejoint d’autres réflexions menées en ce sens, notamment sur l’émergence d’une nouvelle géographie sociale de langue française (Gilbert, 2007) ou de la géographie culturelle québécoise (Bédard, 2007 ; Lazzarotti, 2011). Puisse cette réflexion se poursuivre et dégager de nouvelles perspectives, qui pourront sans doute contribuer à l’amélioration de notre incontournable condition urbaine.