Article body

Introduction

A basic premise is that no significant progress can be made in developing better suburbanization until the present processes are better understood.

Clawson, Land Economics

Cet exergue est issu d’un article qui a désormais plus de 50 ans. Il n’est pas sûr, pourtant, qu’il ait beaucoup perdu de sa pertinence. Pouvons-nous prétendre aujourd’hui mieux connaître les processus qui président à l’émiettement urbain [1] ? Pourquoi la planification de la ville compacte n’est-elle pas parvenue à le juguler ? Devons-nous nous résigner à la ville diffuse et tenter de la rendre durable ? Poser ces questions n’est pas anodin. Depuis une dizaine d’années, nombreux sont les chercheurs qui invitent à porter un regard renouvelé sur la ville diffuse et à préconiser des formes d’hybridation entre la ville et la campagne, entre l’urbain et le rural (Chalas, 2000 ; Sieverts, 2001 ; Dubois-Taine, 2002 ; Fortin et al., 2002, Schubarth et Ruegg, 2004 ; Secchi, 2004) [2]. Cette démarche est certainement nécessaire pour rendre compte des formes urbaines contemporaines. Mais en portant l’attention sur la ville diffuse et en tentant d’en faire une forme urbaine qui serait « politiquement correcte » à l’aune du développement durable, ne prend-on pas le risque de repousser l’urbanisation plus loin et d’amplifier encore le processus d’émiettement urbain (Castel, 2007) ?

Pour discuter cette interrogation, cet article est construit à partir de trois lignes argumentatives. La première prétend que le modèle de la ville compacte rencontre un certain succès, en tout cas dans les lieux marqués par une double croissance économique et démographique. Mais cette réussite a un corollaire : la ville diffuse. La ville compacte n’est pas un remède à la ville diffuse. Ville compacte et ville diffuse sont les deux faces de la même pièce et contribuent, chacune à sa façon, à l’émiettement urbain. La seconde prétend que le modèle de la ville compacte est consubstantiel d’une économie de la rareté qui tend à favoriser les mécanismes de gentrification [3] et à repousser toujours plus loin les personnes dont les ressources socioéconomiques sont moindres. La troisième ligne d’argumentation suggère que l’intérêt manifesté pour la ville diffuse durable et l’agriculture urbaine pourrait bien toujours procéder de la même logique, à savoir la difficulté de comprendre et maîtriser les processus d’urbanisation à l’oeuvre.

Cette posture est largement fondée sur des observations menées dans le contexte général du Plateau suisse, entre Genève à l’ouest du pays et St-Gall au nord-est, et celui, plus particulier, de l’agglomération transfrontalière de Genève.

Le Plateau suisse est caractérisé par un réseau dense et serré de villes petites et moyennes, bien desservi par les infrastructures de transport (rail et route). Il constitue, selon les termes de Bassand (2007), la Métropole suisse. Ce réseau polycentrique est comparable à la Ruhr allemande ou à la Randstad néerlandaise. En termes d’agencement politique, il s’inscrit dans un État fédéral qui pratique la subsidiarité en matière d’aménagement du territoire, en conférant des compétences étendues aux cantons (équivalent des provinces canadiennes). Genève est une ville européenne de moyenne importance, située dans un canton presque entièrement frontalier avec la France. Elle est entourée, depuis les années 1930, d’une ceinture verte dite « agricole ». La région genevoise [4] connaît depuis 20 ans une forte croissance démographique, supérieure à 30 %, et dépasse aujourd’hui les 900 000 habitants [5]. Cette croissance est fortement liée à la politique que la Suisse mène au niveau international. Parallèlement au refus d’intégrer la Communauté européenne, le pays a signé avec celle-ci de nombreux accords bilatéraux qui ont favorisé, ces dernières années en tout cas, l’installation d’entreprises internationales et, avec elles, l’arrivée de nouveaux résidants.

Les notions de « ville compacte » et de « ville diffuse » contiennent évidemment un enjeu de définition (Rivière d’Arc, 2001 ; Schubarth, 2007). Sans prétendre à l’exhaustivité, nous les qualifierons dans cet article à l’aide de trois registres complémentaires. Le premier renvoie à la densité (Fouchier, 2000), soit à une valeur qui peut être rendue en termes de population, de volume construit, de nombre de logements, d’usages du sol, de capital ou de nombre de propriétaires, pour ne prendre que quelques exemples, ramenés à une unité de surface. Les deux notions sont également associées au registre de l’urban design (Campi et al., 2001 ; Schumacher et al., 2004). La ville compacte et la ville diffuse sont alors mobilisées pour évoquer des formes urbaines ou la qualité des espaces publics. Le Vancouverism (Punter, 2004) en offre un premier exemple, bien documenté. À la compacité du centre-ville de Vancouver, caractérisé par de nombreuses tours à fonction résidentielle, répondent des phénomènes de débordement et de report. De nombreux usages et des habitants du centre sont repoussés vers les périphéries de la ville de Vancouver et du Metro Vancouver (Hutton, 2004 ; Yan, 2009 ; Harris, 2011). Le New Urbanism (Moore, 2013), dont la charte comprend 27 principes plaidant pour une densification de l’espace construit et une haute qualité des espaces publics, constitue un second exemple. Cette charte établit clairement les liens qui unissent ville compacte et ville diffuse, d’une part, et urban design, d’autre part (CNU, 1996). Troisième registre enfin, plus socio-politique, « ville compacte » et « ville diffuse » sont des notions récentes liées à un contexte historique particulier, celui de ces 20 dernières années, marqué globalement par l’avènement d’un urbanisme néolibéral, voire « postnéolibéral » pour reprendre les termes de Gibbs et al. (2013).

Ceci posé, nous sommes en mesure d’entrer dans le vif du sujet. Cet article est organisé en quatre parties. Les trois premières reprennent les lignes argumentatives énoncées ci-dessus. Quant à la quatrième, elle revient, en conclusion, à la citation initiale de Clawson (1962 : 99). Dernière précaution, enfin, pour comprendre notre point de vue : s’il est indéniable que l’urbanisme et l’aménagement du territoire ont un rôle à jouer pour réguler les formes urbaines contemporaines, il semble également important de se garder de les charger de tâches ou de responsabilités que ces politiques publiques ne sont pas en mesure d’assumer. Or, ce travers est souvent présent, y compris parmi les corps professionnels qui s’en réclament.

Ville compacte et ville diffuse : deux faces de la même pièce

Comment justifier cette idée centrale que ville compacte et ville diffuse sont intrinsèquement liées ? Un premier argument revient à en faire une simple question d’échelle : la densité, supposée opposer ces deux formes, dépend du territoire de conceptualisation considéré (Lacoste, 1985). Si nous prenons l’indicateur sans doute le plus trivial, la densité de population, le cas de Genève se prête bien à la démonstration. À l’échelle de la commune politique (16 km2), Genève est une des villes les plus denses du continent européen avec 12 000 habitants / km2. Elle s’affiche d’ailleurs volontiers comme un modèle de ville compacte (nous revenons sur cet argument en deuxième partie). Mais comme elle est entourée d’une large « ceinture verte agricole », la densité tombe à 1900 habitants / km2 lorsqu’on la mesure à l’échelle du canton (246 km2) et plonge à un médiocre 460 habitants / km2 à l’échelle de l’agglomération franco-valdo-genevoise (2000 km2[6]. En cela, la ville compacte de Genève est bien prise dans une configuration territoriale plus large caractérisée par des effets de débordement producteurs d’émiettement urbain et de ville diffuse [7].

Mais tout ramener à une question d’échelle est insuffisant. Plusieurs articles récents laissent penser que les liens sont forts entre les deux villes compacte et diffuse. Rérat relève par exemple que, dans la littérature scientifique, les dynamiques mobilisées pour expliquer l’émiettement urbain sont les mêmes que celles qui permettent de comprendre le retour d’habitants en ville contribuant à l’accroissement de la densité associé au modèle de la ville compacte (2012 : 224). De même, dans un article qui montre comment les principes du New Urbanism ont été adoptés et promus à Toronto dès la moitié des années 1990, Moore affirme qu’une part importante de l’attrait et du succès du New Urbanism tient justement à sa plasticité. Il peut être mobilisé aussi bien pour gérer l’urbanisation de la ville diffuse que pour reprendre et densifier les friches de la ville compacte (2013 : 2377). L’indice de « prolifération urbaine pondérée » proposé par Schwick et al. (2012 : 25) pour mesurer l’émiettement urbain permet de poursuivre l’argument. Cet indice est construit à partir de trois indicateurs : la dispersion, qui mesure le nombre des constructions et les distances qui les séparent sur une surface donnée, l’occupation du territoire, qui est un indice de la densité de population, et la perméation urbaine, qui a trait à la taille de la zone à bâtir reportée à la taille de la région considérée (Petite, 2013 : 2). Apparemment plus mystérieux, ce dernier indicateur présente une bonne corrélation avec la croissance démographique (Ibid.). Ainsi défini, l’indice de prolifération urbaine pondérée donne des résultats étonnants (Schwick et al., 2011 : 5-6). Dans les trois villes suisses de Lugano, Sursee et Coire, les auteurs observent une amélioration de l’occupation du territoire entre 1980 et 2000 (repli de la valeur de l’indicateur) et une croissance nettement ralentie de la dispersion (surtout par rapport aux années 1960-1980). Malgré cela, ils estiment que la prolifération urbaine pondérée s’y est largement poursuivie. L’explication ? Leur indice est très sensible à la perméation urbaine, elle-même liée à la croissance démographique. Mais si l’indice de prolifération urbaine pondérée (l’émiettement) évolue étroitement avec la croissance démographique, alors il est forcément moins performant pour différencier la ville compacte et la ville diffuse. Un biais ne peut évidemment pas être exclu : cet indice de prolifération urbaine pondérée a certainement été construit pour défendre des visées environnementalistes. N’empêche qu’il jouit d’une certaine reconnaissance au niveau européen (EEA Report, 2011). Y recourir est alors problématique. Conçu pour rendre compte de l’émiettement urbain, il ne dit finalement pas grand-chose de la forme urbaine, comme si la ville compacte et la ville diffuse procédaient de processus semblables induits principalement par la croissance démographique, que les auteurs semblent condamner dans tous les cas.

Dans une perspective essentiellement économique, Castel (2007) relève également les liens entre ces deux formes urbaines. Il montre cette fois comment l’habitat diffus reste attrayant tant pour le demandeur que pour le fournisseur de logement, en raison des plus bas coûts de production associés à la faible densité. Son analyse corrobore notre argument : ville compacte et ville diffuse sont indissociables.

La ville (compacte) ne peut s’en sortir qu’en se gentrifiant alors que la périphérie offre une alternative pour les ménages accédant aux revenus modestes. La dédensification et l’individualisation du développement urbain correspondent à une échappatoire devant la croissance des coûts immatériels de la prise en charge des interactions liées à la densité

Castel, 2007 : 94

Cette citation permet la transition avec notre deuxième argument. Dans un contexte néolibéral, la ville compacte est le fruit d’une économie de la rareté propice à la gentrification.

Ville compacte et économie de la rareté

Nées récemment [8], les notions de « ville compacte » et « ville diffuse » sont caractéristiques d’une période marquée par une économie qui crée de la valeur en favorisant la rareté et l’exclusivité, en tout cas pour le foncier et l’immobilier. Pour évoquer cela, nous proposons une première illustration à partir du cas suisse, en général, et genevois, en particulier. Ces cinq à dix dernières années ont été marquées par trois phénomènes qui se sont révélés assez constants : des valeurs particulièrement faibles du taux de vacance des logements dans les principales villes suisses (elles sont comprises entre 0,2 et 0,5 %, là où les spécialistes suisses de l’immobilier s’accordent à dire qu’un marché équilibré [9] devrait au moins comporter 1,5 % de logements disponibles [i-Consulting, 2014 : 7]) ; des chiffres de croissance démographique supérieurs aux prévisions ; et des données indiquant que la production de logements est insuffisante face à la hausse de la demande. Ces trois phénomènes sont évidemment liés, aujourd’hui. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Les années 1960-1970 ont également coïncidé avec une période de forte croissance démographique, mais la construction de nouveaux logements a été intense. Au niveau suisse, signalons en premier lieu que : « Une bonne partie des grands buildings ont été érigés entre 1960 et 1980. 60 % des quelque 7000 tours (de 8 étages et plus) datent de ces deux décennies » (Schuler et al., 2006 : 224).

Dans le canton de Genève, cette période est effectivement marquée par la réalisation des grands ensembles (Le Lignon, Les Avanchets, Cité-Nouvelle). Quant à la production de logements, elle est substantiellement supérieure aux valeurs actuelles :

Au cours des 50 dernières années, le nombre de logements construits (dans le canton) a eu tendance à diminuer. Trois grandes périodes peuvent être mises en évidence : entre 1960 et 1975 – période de construction des grands ensembles –, le nombre de logements neufs construits dépasse systématiquement la barre des 3000 objets par an ; entre 1976 et 2001, il oscille entre 1500 et 3000 objets ; entre 2002 et 2011, la barre des 1500 objets construits n’est franchie qu’à trois reprises, en 2005, 2007 et 2010

OCSTAT, 2013 : 12

Sans pouvoir offrir une comparaison immédiate, faute de données disponibles pour le canton de Genève avant le milieu des années 1980, il est tout de même intéressant de relever que le taux de logements vacants moyen pour l’ensemble du pays est de l’ordre de 2 % en 1975 contre 1 % en 2012 (OFS, 2013 : 4). Bien sûr, les mécanismes à l’oeuvre qui permettraient de mieux appréhender ces différences sont complexes. Mais ces quelques données suggèrent deux enseignements intéressants. D’abord, il n’a pas fallu attendre l’avènement du concept de la ville compacte pour faire la ville dense. Ensuite, et surtout, il n’y a pas de fatalité : la ville dense n’est pas forcément synonyme d’un faible taux de vacance et d’une difficulté de l’industrie de la construction à faire face à la demande de nouveaux logements. En revanche, la ville compacte possède ces propriétés. L’explication est à chercher du côté de ce que nous nommons « l’économie de la rareté ». L’article paru dans le quotidien Le Temps, intitulé « Comme Peter Pan, la Suisse refuse de voir ses villes grandir » (Quincerot, 2011), montre bien toutes les limites associées au mot d’ordre de la ville compacte, qui engendre une crise du logement aiguë en ville et des effets de débordement sur les territoires voisins, moins denses. Le recours à quelques données chiffrées issues à nouveau du cas genevois permet de documenter au moins un aspect de ces limites.

Le plan directeur cantonal Genève 2030 [10] contient deux engagements dont la réalisation sera conflictuelle. Le premier énonce :

[Pour]… réduire la dispersion de l’habitat et le mitage du territoire dans l’agglomération, [le plan directeur cantonal] se propose de densifier et d’étendre la ville existante en valorisant la qualité du cadre de vie pour ses habitants

Canton de Genève, 2013 : 4

Il se traduit par l’objectif cible de construire 50 000 nouveaux logements dans le canton d’ici 2030 (soit 2500 logements par an). Le second a pour objectif la protection du rôle multifonctionnel de l’espace rural. Pour ce faire, le plan directeur prévoit de contenir les extensions urbaines sur moins de 3 % de la zone agricole du canton (Ibid. : 25).

Sur la base des données fournies dans la section Concept de l’aménagement cantonal (Ibid.), ces deux objectifs semblent compatibles. Mais ils reposent sur des hypothèses dont les auteurs du concept eux-mêmes doutent. Ces derniers admettent ainsi que la production actuelle de logements dans le canton est bien éloignée des 2500 unités qu’il faudrait construire chaque année et que la densité escomptée (108 m2 / logement) n’a pas été atteinte ces dernières années (Ibid. : 3). En nous basant à la fois sur les données cantonales genevoises relatives au nombre de personnes par logement (OCSTAT, 2010) et sur la statistique fédérale de la superficie du sol (OFS, 2012), nous constatons en effet que la réalisation, dans le canton, de 50 000 logements supplémentaires d’ici 2030 pourrait empiéter sur plus de 16 % des surfaces vouées aujourd’hui à l’agriculture, bien loin des 3 % annoncés. Ces chiffres sont évidemment à prendre avec précaution [11]. Mais compte tenu de l’importance de la zone agricole dans le canton de Genève et de la volonté politique manifeste de la protéger au maximum, tout porte à penser que la construction de logements continuera d’être freinée à Genève et de déborder sur les territoires français et vaudois situés au-delà de la frontière cantonale, réalisant ainsi à la fois la densification du bâti sur Genève et le renforcement de la ville diffuse. La rareté des surfaces constructibles genevoises, provoquée en l’occurrence par la volonté de protéger la zone rurale, entretient à la fois la pénurie de logements à Genève, avec des effets haussiers considérables sur la valeur du foncier, et des effets de débordement amplifiant les processus d’émiettement urbain.

La gentrification peut être définie d’une manière très simple, comme « the production of urban space for progressively more affluent users » (Hackworth, 2002 ; cité par Harris, 2011 : 695).

Dans cette perspective, les éléments que nous venons d’évoquer invitent à établir une relation. Économie de la rareté, ville compacte, gentrification, effets de débordement et ville diffuse sont des mécanismes associés. Nous n’entendons cependant pas pousser plus loin la réflexion, sauf pour signaler tout de même cet article de Harris qui aiguise notre curiosité. Dans le cas canadien, et en s’appuyant sur l’exemple de Vancouver, ce juriste offre une démonstration très convaincante du lien entre l’avènement du concept de la propriété par étage (PPE) dès les années 1970 et l’émergence de l’immeuble-tour résidentiel, emblème du Vancouverism et de la ville compacte (2011 : 221). La PPE permet en effet de dissocier la taille de la parcelle du nombre de m2 de surface brute de plancher construite, d’une part, et la propriété du sol de la propriété du logement, d’autre part. À chaque logement est alors attribuée une portion fictive et abstraite, exprimée en millième de la surface initiale de la parcelle. Ce « tour de passe-passe » ne pourrait mieux témoigner de cette économie de la rareté. Lorsque le foncier en vient à être exprimé en millième, il devient la part congrue qui constitue le prix d’une des 300 à 500 unités de logement disponibles dans un immeuble-tour du centre-ville de Vancouver. Dans le même temps, il atteint des valeurs phénoménales lorsque celles-ci sont ramenées à la mesure du prix par m2 de terrain de la parcelle initiale. Bien sûr, le cas de Vancouver est très particulier. Le marché immobilier, largement alimenté par des investissements internationaux, ne semble pas connaître la crise. Le nombre de logements produits chaque année est impressionnant. La protection des locataires y est très faible. Et les effets de la gentrification sont évidents et documentés depuis au moins 40 ans (Kluckner, 2011 : 36). Tenter d’utiliser le cas de Vancouver pour comprendre celui de la Suisse nécessiterait des investigations qui dépassent largement le cadre du présent article. Mais il y a quelques parallèles intéressants à tenter, entre autres parce qu’en Suisse

la progression du nombre de logements en propriété s’explique notamment par l’essor de la propriété par étage, qui est passée de 122 000 à 238 000 logements entre 1990 et 2000 et a donc quasiment doublé

Zimmermann et al., 2004 : 29

Or, cette tendance semble également présente à Genève. Ainsi, sur 8150 nouveaux logements vendus en propriété dans le canton, entre 2000 et 2011, 4630 sont des appartements en PPE (OCSTAT, 2013 : 14) [12]. Dans quelle mesure le phénomène de la PPE contribue-t-il à l’émiettement urbain en repoussant plus loin des centralités urbaines celles et ceux qui n’ont plus les moyens de se loger dans la ville suisse gentrifiée ? Voilà une question qui mériterait quelques investigations futures, à l’aune de la parcimonie des mesures d’accompagnement, en faveur du logement social notamment.

L’agriculture urbaine : la fuite en avant ?

S’intéresser à la ville diffuse par dépit, parce que s’imposerait le sentiment d’avoir échoué à faire la ville compacte, pourrait bien se réduire à une fuite en avant. Fondamentalement, il nous paraît indispensable de prendre au sérieux la mise en garde de Castel (2007).

La densification des nouvelles urbanisations périurbaines est […] portée par la double condition, actuellement réunie, d’une rareté foncière entretenue par les documents d’urbanisme et d’un émiettement des zones constructibles, qui fait que les seules références de prix existantes sont encore calées sur le marché des lots de terrains standards pour maisons individuelles. L’urbanisme y gagne peut-être parfois en qualité, mais au prix d’un malthusianisme foncier

Castel, 2007 : 96

Dans ce contexte, le rôle ambigu de l’agriculture urbaine mérite d’être discuté. Cette expression est polysémique (Grandchamp Florentino, 2012 ; Nahmias et Le Caro, 2012). Mais plutôt que d’en discuter les nombreuses acceptions liées à la diversité des pratiques agricoles dans et autour de la ville, nous nous appuierons sur deux textes rédigés par des chercheurs de l’École nationale supérieure du paysage à Versailles. Dans le premier, Fleury et Donadieu (1997) établissent une distinction entre une agriculture périurbaine, simplement juxtaposée à la ville, et une agriculture urbaine où « l’agriculture entretient avec la ville des liens fonctionnels réciproques » (Ibid. : 1) [13]. Cette dernière est à promouvoir, selon eux, afin de renouer les liens entre producteurs et consommateurs, liens qui se sont largement distendus dès les années 1960, en raison aussi bien de la chute du nombre d’exploitants agricoles que de la mise en place d’une agriculture totalement intégrée dans des réseaux d’échanges internationalisés. Cette idée d’une juxtaposition à dépasser, où deux mondes se côtoient tout en s’ignorant superbement, fait écho au concept de « forclusion » chez Berque (2005). Les citadins valorisent le paysage agricole pour lui-même, mais oublient – au point de ne même plus réaliser ou apprécier – le travail que les paysans fournissent pour le produire, comme si le paysage agricole ouvert et non urbanisé existait « naturellement » (Salomon Cavin et Ruegg, 2011). Cette amnésie est la forclusion. Pour Fleury et Donadieu (1997), le projet de l’agriculture urbaine peut alors être compris comme une tentative menée par les agriculteurs et les citadins pour que ces derniers retrouvent la mémoire. Dans un article plus récent, Vidal et Fleury (2010) reviennent sur cette idée d’agriculture urbaine en prenant manifestement leur distance. Ils sont très critiques à l’égard de la façon dont les milieux de l’architecture et de l’urbanisme se sont approprié l’idée, notamment pour faire de la proximité – exprimée en termes de circuit court – et de l’autosuffisance alimentaire de nouveaux critères pour dimensionner la ville durable (Steel, 2008) [14]. Or, ce faisant, ces milieux oublieraient totalement d’écouter les agriculteurs et les agronomes.

N’en déplaise aux architectes qui rêvent de potagers verticaux, aucune ville au monde n’est en mesure d’assurer son autosuffisance alimentaire en l’état actuel des savoir-faire de notre civilisation

Vidal et Fleury, 2010 : 1

Certes, et comme le rappelle Jarrige (2010), il serait dommageable de jeter la notion d’agriculture urbaine et de sous-estimer toutes les richesses et les innovations qui se développent sous son chapeau, notamment à l’enseigne de l’agriculture contractuelle de proximité (ou AMAP, en France). Les propos de Vidal et Fleury sont néanmoins précieux. En distinguant clairement les territoires des fonctions alimentaires et les territoires des fonctions environnementales ou paysagères, ils donnent un cadre pour mieux situer la portée de l’agriculture urbaine, y compris dans la manière d’y recourir pour rendre durable la ville diffuse.

L’approvisionnement alimentaire, inscrit de longue date dans une logique d’échanges commerciaux, relèverait plutôt d’un espace compris comme un réseau, alors que les fonctions environnementales ou paysagères, non délocalisables par nature, relèveraient davantage de ce que Roger Brunet appelle une aire dans sa typologie des chorèmes

Vidal et Fleury, 2010 : 1

Dans le fond, l’évolution récente de la politique agricole suisse s’inscrit bien dans cette logique. En promouvant la multifonctionnalité et en détachant la formation du revenu paysan d’une définition stricte des prix à la production, la Confédération répond aux exigences de ces deux types de territoire (Ruegg, 2008). En matière de fonction alimentaire, le mot d’ordre est à la rationalisation des exploitations. Il s’agit de réduire les coûts de production pour qu’ils se rapprochent des prix de référence de la Politique agricole commune de la Communauté européenne (PAC). Pour les fonctions environnementales et paysagères, en revanche, les paiements directs et la possibilité donnée à l’agriculteur de mener des activités accessoires sur son exploitation rendent possible une agriculture renouvelant la proximité entre consommateurs et producteurs (Ruegg et Salomon Cavin, 2008) et contribuant à ce que Brand et Bonnefoy nomment la reterritorialisation de l’agriculture (2011). Mais l’équilibre reste fragile. Le nombre d’exploitations agricoles ne cesse de diminuer, la pression pour restreindre les prix à la production demeure très forte et la politique agricole suisse implique un soutien financier important toujours susceptible d’être remis en question par le législateur.

La question du rôle de l’agriculture dans la régulation de l’émiettement urbain est donc complexe. D’un côté, et comme nous l’avons suggéré avec l’exemple de la ceinture verte genevoise, l’agriculture reste un moyen efficace – et relativement peu onéreux malgré tout – de s’opposer à l’urbanisation en tache d’huile et de préserver des paysages ouverts. D’un autre côté, elle contribue aussi à l’économie de la rareté et au malthusianisme foncier évoqué par Castel (2007), dont nous avons vu qu’ils sont à la source de l’émiettement urbain. À Genève, la ceinture verte participe au report de l’étalement urbain au-delà de la frontière. Toute stratégie visant à promouvoir une agriculture genevoise dont l’objectif serait d’améliorer l’urbanisation de la ville diffuse doit alors tenter de résoudre ce qui apparaît bien comme la quadrature du cercle. Mais refuser de l’inscrire dans cette contradiction, c’est aussi le plus sûr moyen de poursuivre l’émiettement urbain sans discernement : c’est le danger de la fuite en avant que nous évoquions plus haut.

Pour conclure : vers une ville diffuse durable ?

Lutter contre l’émiettement, cause perdue ? Dans un article intitulé « Divided we sprawl », Katz et Bradley (1999) font l’apologie d’une gouvernance métropolitaine seule capable de dépasser les égoïsmes locaux qui seraient source de l’émiettement urbain aux États-Unis. L’exemple genevois, avec le projet d’agglomération franco-valdo-genevois, suggère que cette condition est nécessaire, mais pas suffisante. A priori, la ville diffuse présente aussi des qualités : elle peut même être un choix de localisation tout à fait rationnel lorsque, dans une structure urbaine polycentrique, il s’agit de négocier au sein d’un ménage l’accès à deux, voire trois, marchés de l’emploi différents [15]. Son avenir et sa qualité future dépendent largement de l’avenir et du futur de la ville compacte. Si cette dernière reste gouvernée par la gentrification et l’exclusion des moins nantis, non seulement perdra-t-elle de sa diversité, et donc de sa qualité urbaine, mais encore induira-t-elle des effets de débordement toujours plus puissants sur la ville diffuse, que celle-ci devra bien gérer d’une manière ou d’une autre. Pour cela, il faut innover. La ville diffuse doit être pensée autrement que la ville compacte a été conçue jusqu’à présent, pour éviter de reproduire ses apories dans les territoires moins denses, et pour éviter de faire du développement durable ou de l’agriculture urbaine des outils pour renforcer l’économie de la rareté (par une politique du rationnement). Il ne s’agit pas ici de plaider pour l’impossible. Un certain nombre d’outils et d’instruments liés notamment à la maîtrise foncière ou à la politique du logement existent, par exemple, pour maintenir la diversité des populations en ville, à l’échelle des quartiers, ou pour organiser la vie dans les couronnes périurbaines qui auraient besoin d’investissements publics aussi conséquents que ceux qui sont engagés dans les centres-villes et qui contribuent surtout à alimenter la hausse des prix fonciers et immobiliers. Et puis, et peut-être surtout, des débats sont à organiser. Les objectifs contradictoires du Plan directeur Genève 2030 ne mériteraient-ils pas d’être mis sur la place publique ? Ce pourrait être un chantier que des urbanistes mèneraient pour aborder les phénomènes complexes qui président à l’émiettement urbain et à sa gestion et, finalement, pour jeter les fondations d’une ville diffuse durable.