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Un paradigme absent ?

Bien des phénomènes actuels semblent difficiles à comprendre, sans relation les uns avec les autres ou difficiles à cerner. La complexité du monde peut apparaître pour certains comme un véritable défi à l’entendement. Le terrorisme mondialisé, les prétendus problèmes environnementaux, les conflits territoriaux de tous ordres alimentent des discours alarmistes et sont médiatisés souvent de piteuse manière, sans que l’on saisisse bien les enjeux présents sous la surface des faits et des événements. Dans ces débats du reste, la géographie savante demeure dramatiquement absente alors que son rôle scientifique devrait y être central.

Or c’est à travers un corpus documentaire en rapport avec mes propres recherches que la notion de modernité m’est apparue comme une clef majeure de compréhension de notre actualité. Je ne me suis donc pas intéressé à cette notion par prédilection ou dogmatisme, mais par nécessité, car cette modernité représentait comme une sorte de gigantesque basculement pour tout l’Occident, un changement de civilisation qui apparaissait avec le Quattrocento italien pour se renforcer sans cesse jusqu’à maintenant. Et cette modernité éminemment occidentale se présente comme une sorte de centre absent autour duquel, pour ainsi dire, gravitent des phénomènes autrement incompréhensibles. Absent car la modernité semble une notion morte, supplantée par d’autres, comme celle de postmodernité.

Ambiguïtés et feintes de la postmodernité

Cette postmodernité ne résiste guère à mon goût à une analyse un peu stricte des discours élaborés à son propos, dans le sens où ces discours informent davantage sur le statut de leurs propagateurs que sur la nature réelle de la notion. Comme l’a brillamment démontré Augustin Berque, la modernité reste l’un des principes fondamentaux de nos sociétés, même si la question de la tradition (entendue comme opposée à cette modernité) ne cesse au même moment de se poser avec acuité.

En m’attachant au versant spatial d’une telle notion, j’espère dégager des motifs, ou encore avancer des explications plus pertinentes et plus systématiques des différents problèmes évoqués précédemment. Travailler aux effets de cette modernité, comme à ses excès, m’apparaît comme une nécessité éthique de premier ordre pour tenter de résoudre les défis de l’époque actuelle et aller de l’avant.

Les thèmes de recherche en rapport avec cet engagement politique au sens fort sont de trois ordres : un travail sur les valeurs de cette modernité tardive qui est la nôtre, valeurs incarnées dans des paysages et des pratiques précises ; un travail sur la technologie en tant que vecteur de cette modernité et enfin l’étude des destins individuels en relation avec les espaces du quotidien. On passe ainsi de l’échelle la plus petite, celle de la planète ou de la région, à celle du corps, ultime frontière de l’investigation géographique. L’approche culturelle en géographie a montré en outre combien des choix purement pratiques en apparence trahissaient en fait autant de conceptions du monde qui ne sont guère interchangeables. On en revient ainsi au problème des valeurs, et il semble bien que la prise en compte de ces axiologies différenciées d’une culture à une autre s’avère plus que jamais indispensable dans le travail scientifique.

Le dernier volet et le résultat paradoxal de l’affirmation des valeurs individuelles et de la technologie semblent être une forme de déterritorialisation du monde et une virtualisation des individus, mais il faut se départir des clichés comme des versions sensationnalistes de ces tendances. Finalement l’espace conserve ses droits et aurait même tendance à les renforcer, mais la domination sans partage de l’économie dans le domaine de la prospective et de la prise de décision nous maintient dans l’illusion que l’espace ne compte plus ou pas vraiment.

Pourtant, c’est bien l’espace, compris comme instance de signification, qui porte la marque et les volontés d’une modernité ancienne à présent ! Les valeurs, la technologie et la virtualité forment ainsi trois axes d’investigation que je soumets à discussion. J’ai commencé à en explorer certains mais tout reste à faire.

Valeurs individuelles et reflux séculaire du sacré

L’axiologie semblerait davantage appartenir au domaine de la philosophie qu’à celui de la géographie. Pourtant, des choix de civilisation ont été faits en Europe voici plus de cinq siècles et nous continuons, bon gré mal gré, de vivre avec eux. Cet intérêt pour les systèmes de valeur ou de représentation m’est venu, en étudiant le thème de la rue. La rue était cet espace de la banalité qui en fait se retrouvait à la confluence de nos souhaits, de nos désirs et aussi de nos faillites en tant que collectivités. Elle m’est apparue comme un révélateur. Mais cette exploration des représentations doit s’accompagner d’un approfondissement historique indispensable pour échapper à toute superficialité. En effet, certains phénomènes ont une amplitude pluriséculaire : il convient alors d’en étudier la genèse avec soin, et c’est le cas de la culture moderne. Le reflux du sacré au profit de sociétés presque entièrement sécularisées se présente comme un autre fait d’une grande banalité alors que ses conséquences actuelles révèlent des fronts surprenants. Le désenchantement du monde avancé par Max Weber n’a jamais eu lieu et n’aura probablement jamais lieu en de nombreux points du globe. Pourtant, cette déclaration, pour ethnocentrique qu’elle soit, a été comme un diapason pour plusieurs générations de chercheurs en sciences sociales, spécialement en France il est vrai. Mais comment peut-on faire à ce point preuve de dogmatisme ? Prenons l’exemple rebattu du terrorisme islamiste. On insiste presque exclusivement sur l’aspect religieux de cet affrontement, dont les acteurs sont mal définis et proviennent souvent de milieux éduqués à l’occidentale. Les affrontements sont souvent sans nuance et engendrent des débats passionnels à vrai dire peu satisfaisants.

En fait, il serait bien plus pertinent de prendre en considération les rapports à la modernité que ces personnes ou communautés entretiennent. La coexistence de cultures qui envisagent de façon radicalement différente le sacré engendre toute une série de réactions dont la plus violente et la plus spectaculaire est sans doute le terrorisme qui, très paradoxalement, au moins en apparence, utilise les outils et les technologies les plus avancés pour arriver à ses fins.

Mais nous sommes loin du choc des civilisations de Samuel Huntington : la géographie a son mot à dire dans cette problématique hélas singulièrement biaisée. Cela permettrait peut être de la redresser. Comme l’avait noté depuis longtemps déjà Xavier de Planhol, le degré d’adaptation du monde musulman à une modernité vécue comme extérieure est un problème et un enjeu majeur pour l’ensemble des sociétés islamisées… et pour les nôtres. Et c’est très certainement parce que la modernité occidentale s’exacerbe et se raidit actuellement que les réactions à cette domination de fait sont si violentes et si contradictoires.

La fustigation de l’individualisme apparaît dans ce cadre comme un autre poncif dont on aurait déjà tout dit. Or le dernier ouvrage d’Augustin Berque met en évidence les rapports subtils entre corps et environnement. On pourrait même affirmer que le rapport à notre intimité finit par informer notre rapport au monde. Voilà le lien entre intériorité et extériorité établi : l’espace se trouve ainsi mobilisé pour signifier et mettre en forme non seulement les rêves, les désirs des êtres humains, mais aussi leurs haines.

Reflux ou adaptation des cultures traditionnelles ?

Le reflux apparemment inexorable des cultures dites traditionnelles révèle la faiblesse chronique de nos sociétés à définir et à comprendre ces traditions autrement que sous le mode de l’affaiblissement, du métissage, de la disparition pure et simple ou de la parodie, ce qui est peut être pire encore. Pourtant, l’Occident actuel repose sur des choix de sociétés plus ou moins anciens : le capitalisme et le libre échange ont environ deux siècles, mais ils ont changé de nature avec l’effondrement du bloc socialiste : le nouveau paradigme historique est loin aussi de la fin de l’histoire d’un Fukuyama.

La société de consommation, qui n’est remise en cause que de façon anecdotique, a environ cinquante ans dans sa version mondiale, ce qui est bien peu même si ses effets sont très impressionnants. L’émergence de l’individu quant à elle remonte au XVe siècle européen dans sa version actuelle. L’amplitude chronologique de ces mouvements, relativement faible en définitive, contraste fortement avec des sociétés qui elles se développent selon des rythmes temporels beaucoup plus lents et beaucoup plus stables, au moins par rapport au point de vue occidental.

L’exemple de la modernisation de la Chine, autre sujet d’actualité, pour être bien compris devrait être pris en considération dans la perspective de la Révolution culturelle, c’est-à-dire des dimensions violentes de la modernité. Dans ce cadre, le reflux du sacré, voire sa disparition – distinct de la problématique religieuse car plus vaste qu’elle – pose alors de redoutables problèmes aux sciences actuelles, étant donné que l’essor de ces dernières procède de ce reflux.

Cette thématique de l’axiologie des différentes cultures humaines pose donc les enjeux relatifs aux migrations intra et internationales, au problème du métissage et du rejet, enfin à l’adaptation spatiale de communautés fermées ou recluses par rapport à la modernité comme les Amish, ou encore les Mennonites et aux phénomènes de violence liés aux inégalités tels que décrits par Paul Claval.

La technologie comme finalité et transcendance de nos sociétés ?

La technologie dont Freud disait dans Malaise dans la civilisation qu’elle était comme une transposition de notre angoisse, exacte réplique de l’affaiblissement du sacré, semble renforcer sa prééminence de jour en jour. Mais une part énorme des êtres humains sur terre n’a pas et n’aura probablement jamais part à cet essor, alors qu’elle en subit les enjeux et les conflits, ne serait-ce que pour l’accès aux matières premières. L’actualité témoigne, sans qu’il soit besoin d’y insister, du rôle majeur, cardinal pourrait-on dire, du pétrole dans notre civilisation : la voiture et les véhicules motorisés en général, vecteur absolu de la modernité, ont engendré un monde en soi, qui lui est dévoué, dédié et qui ne pourrait survivre sans eux. Imaginer ce que l’on devrait retirer de notre quotidien en éliminant le moteur à explosion donnerait le vertige, car ce serait un véritable effondrement économique et culturel. Il convient donc de s’interroger sur les conséquences de la civilisation issue de l’automobile individuelle non seulement en tant que simple mode de transport, mais aussi en tant que mode de vie et idéologie creuse, c’est-à-dire implicite.

De surcroît, la technologie est littéralement omniprésente, ne serait-ce que par le biais de l’informatique, et notre humanité mise chaque jour un peu plus sur cette technologie pour résoudre ses problèmes les plus fondamentaux. Il s’est produit une sorte de décrochement entre l’outil et la machine qui amène à des interrogations nouvelles. Mais si l’on en revient à l’espace, et en s’en tenant uniquement à l’automobile, l’étude des espaces de la voiture en tant que système de signification et non plus seulement comme simple infrastructure permettrait de beaucoup mieux saisir les aspects profonds de la culture spatiale actuelle. Celle-ci fait la part belle aux espaces de circulation qui ont certes permis des gains de temps considérables, mais ceci a engendré des emprises territoriales énormes.

Une profonde misère paysagère ?

L’impact paysager de ce développement est souvent déploré, mais en fait personne ne le remet sérieusement en cause. C’est par ce genre d’oubli presque volontaire que la puissance de la modernité technique apparaît dans sa dimension réelle. La remise en cause n’est jamais très pertinente. On peut voir bien entendu dans l’émergence de la technologie comme critérium de civilisation une véritable épiphanie. Mais il est à noter que le caractère transcendant qui était autrefois attribué aux découvertes scientifiques et au discours scientifique en général a été comme transféré vers la technologie.

En effet, l’impératif d’utilité et d’efficacité immédiate exigé dorénavant des sciences de la nature, et par contrecoup pourrait-on dire des sciences humaines, affaibli par la crise dans l’idée de progrès, a transformé la technologie en une sorte d’ultime frontière. C’est une transcendance qui s’incarne alors dans des artefacts de plus en plus sophistiqués mais produits à des coûts environnementaux de plus en plus élevés. Autrement dit, cette surenchère technologique couplée à une massification grandissante de leur commercialisation pose des problèmes géographiques absolument redoutables et presque non abordés.

Prenons un exemple. La motorisation de l’agriculture reste, on le sait, l’apanage de quelques pays. Tous les autres, par le biais des semences contrôlées ou des machines, sont dominés. Cette motorisation a permis un accroissement de la population sans précédent connu ; dans la situation actuelle convient-il d’agiter le spectre d’un néo-malthusianisme ? La dynamique des système agraires se trouve pourtant devant un seuil difficile à franchir pour des raisons en partie liées au problème de l’énergie. Comment produire encore plus ? Mais cette approche purement quantitative masque mal des enjeux culturels beaucoup plus profonds qui finissent par remettre en cause notre vision du monde, quoi qu’on en dise. Une fois encore, les enjeux géographiques sont colossaux car la géographie des flux, des transports, des matières premières est directement concernée par ce phénomène. D’autre part, les paysages engendrés par l’expansion économique de ces cinquante dernières années sont d’une incroyable prégnance et si l’on songe à l’étalement urbain, une fois encore les effets sur nos sociétés dénotent des contradictions graves. Les paysages industriels de la nouvelle économie méritent également que l’on s’y intéresse autrement qu’en terme de logique d’implantation. C’est une nouvelle acception du monde qui s’en dégage.

L’individu dématérialisé ?

Ces contradictions sont également vécues à l’échelle individuelle et elles engendrent à leur tour des dysfonctionnements auxquels la géographie devrait s’intéresser. Remarquons que nous sommes ainsi passés de l’échelle la plus globale à la plus intime sans solution de continuité. Cet approfondissement progressif se doit d’être la marque d’une approche géographique qui considère l’espace comme un complexe de signification et non un simple contenant. Cela implique la prise en considération de la vie organique des êtres mais aussi de leur espace intérieur, car ce sont les émotions qui régissent aussi nos décisions. Et comme nos émotions sont support ou vecteur d’information, il nous faut absolument nous pencher sur ce monde de l’intériorité afin de comprendre les choix des sociétés actuelles. Cela s’inscrit en parfaite rupture avec l’idée de l’opposition sujet-objet, et je reprends ici une fois de plus les analyses d’Augustin Berque par rapport au dépassement de cette opposition (ou dualité) au profit d’une vision dite trajective de la réalité. La science n’y perd pas, et même elle y gagne si elle n’abandonne pas la rigueur. Mais en se bornant à ne vouloir comprendre que des objets strictement rationnels, elle s’est volontairement coupée de tout le monde des affects qui pourtant alimente perpétuellement notre quotidien. Cette réinjection du sujet sous la forme de la personne (ce qui est un concept différent) est en accord avec les orientations posées notamment par la physique quantique prise comme paradigme actuel d’une bonne partie de l’édifice scientifique. Elle permet de résoudre une série d’oppositions stériles. Mais elle expose aux dérives politiques dont le dépassement de la modernité, dans les années 1930, annonçait l’avènement de totalitarismes parés des oripeaux de la tradition en réaction contre une modernité dont ces mouvements étaient en fait issus. La géographie doit se prémunir contre cette dérive bien sûr, mais les phénomènes collectifs spatialisés comme les fêtes et les réjouissances présentes dans toutes les sociétés humaines mobilisent l’espace pour lui conférer sens et profondeur. Elles qualifient l’espace.

C’est ce balancement entre sacré et profane, qualitatif et quantitatif, qui semble en réalité structurer une bonne partie des conflits actuels. Les enjeux sont considérables car ils conditionnent notre avenir. Notre discipline ne peut se permettre de rester dans un superbe isolement : les événements récents qui ont secoué la planète, qu’ils soient naturels ou non (que l’on songe bien sûr au tsunami de décembre 2004, à la deuxième guerre du Golfe ou au séisme au Pakistan en 2005), auraient dû fortement solliciter l’intervention des géographes ; au lieu de cela, nous sommes restés remarquablement absents alors que nos confrères d’autres disciplines ne se privaient pas de donner leur avis. Pour la géographie il s’agit plutôt de réaffirmer sa place et son rôle dans le débat actuel sur l’évolution des sociétés humaines, évolution qui soulève bien des inquiétudes, on en conviendra.

Vers un nouveau paradigme ?

Les divers millénarismes se nourrissent de cette carence à se projeter dans l’avenir que manifestent les sociétés occidentales actuellement. Le problème du sacré, de sa place et de son rôle, ou si l’on préfère les enjeux proprement spirituels de notre époque, plus larges encore une fois que les problèmes strictement religieux, exigent que l’on s’intéresse à la question du sens. Autrefois c’était l’économique qui semblait devoir résumer toutes nos aspirations, toutes nos angoisses, toutes nos luttes ; aujourd’hui, à côté de la triade Raison, Histoire et Progrès, apparaissent d’autres interrogations qui semblent renouer avec quelque chose de plus grand et de plus profond aussi. Il est temps de s’y intéresser.

Si l’on sort de l’opposition ô combien caricaturale mais rassurante mythe/réalité, on peut parvenir à des analyses plus pénétrantes. La modernité spatiale a littéralement façonné notre monde, mais de manière souvent brutale. La colonisation européenne a laissé de profondes blessures dont certaines sont encore ouvertes. Cette colonisation pose des questions absolument fondamentales que sont la valeur des cultures et le sens de la guerre. Pour le moment la guerre ne semblait plus occuper que les géopoliticiens, mais en fait le problème va au-delà. Entre les aspirations les plus hautes de l’être humain et les affrontements les plus sanglants, il y a toujours une territorialité, même si celle-ci est partagée entre l’imaginaire et le réel. Cette territorialité est la matrice de nos actions comme elle en est le résultat. Les espaces de déréliction apparaissent alors comme le miroir parfait de nos errements.

Si l’invention du sujet propre à la modernité actuelle nous a rendu comme étrangers au monde, il s’avère sans doute nécessaire à présent d’entreprendre une réconciliation. Elle est à la fois un enjeu scientifique, même si cela semble tabou ou indécent, et un enjeu éthique, politique et culturel. C’est en ce sens que la modernité peut être comprise à la fois comme vertige et ivresse, symptôme et indice. Symptôme de dysfonctionnements, indice de nos choix et de nos désirs, ou de nos fuites et de nos mensonges, et l’espace en est le témoin privilégié. Nous devons faire la critique raisonnée de cette hyper-modernité afin d’être libres d’imaginer une autre époque.