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Pour les géographes québécois formés entre les années 1960 et 1975, Pierre George est un géographe connu pour ses précis utilisés dans les cours universitaires, mais plus ou moins appréciés à leur juste valeur. Malgré l’emploi généralisé de ses ouvrages, Pierre George est pourtant un géographe méconnu : il y a donc un problème ou une contradiction qui mérite la présente analyse. Avec le recul du temps et grâce à une étude plus attentive de son oeuvre au cours de l’hiver 2007, nous devons admettre que Pierre George fut à la fois un innovateur dans la discipline tout en étant un continuateur rigoureux des grands maîtres de la géographie française du début du XXe siècle.

Plusieurs interrogations sont à l’origine de notre recherche. À la lumière de ses textes et surtout de son ouvrage Sociologie et géographie (1982), comment conçoit-il la géographie comme science sociale ? Comment envisage-t-il les relations entre les deux disciplines et la nature de la géographie sociale ? À ce point de vue, comment se distingue-t-il de certains de ses contemporains comme Max Sorre (1957), Abel Chatelain (1946), Fernand Braudel (1969) et Renée Rochefort (1963) ? Par ailleurs, plus d’un texte de Pierre George suscite des questions sur le plan épistémologique. Par exemple, sa critique de la quantification en géographie (1972) interroge un lecteur attentif : son jugement n’est-il pas aussi applicable en grande partie à une démarche qualitative ? Enfin, comment en est-il arrivé à proposer une géographie active au lieu d’une géographie appliquée ? Ces questions sur la discipline, souvent dispersées dans ses ouvrages et ses articles ont graduellement trouvé une réponse à mesure que nous avons pris contact avec les réflexions de Pierre George. Bref, ce texte gravite autour de trois questions disciplinaires : qu’est-ce que la géographie pour Pierre George ? Comment la pratique-t-il ? Et, selon lui, à quoi sert-elle ?

Dans une première étape, nous avons essayé de constituer un corpus d’écrits de Pierre George directement sur ces questions, mais cela nous est vite apparu insuffisant. Aussi avons-nous consulté le plus grand nombre possible de ses ouvrages dans nos bibliothèques universitaires pour mieux cerner le contour de sa pensée sur la discipline et tenter de trouver les sources les moins connues. Les tables de matières, les introductions et les conclusions de ses ouvrages ont été mises à contribution afin de connaître l’évolution de sa pensée et l’articulation de ses grandes idées. Les résultats de cette exploration permettent de décrire le virage conceptuel de Pierre George à propos de la nature et de l’approche de la géographie, de la spécificité de la géographie sociale, de la place de la société dans sa démarche géographique et de sa critique des dangers auxquels est confrontée la géographie.

Le virage conceptuel de Pierre George au sujet de la géographie après la Deuxième Guerre mondiale

Comme l’écrit Pierre George lui-même dans son Le métier de géographe (1990 : 227‑236), il a d’abord connu « l’attrait des sciences de la nature » et il a oeuvré à la « monographie régionale » avant « l’appel des sciences de l’homme » après les « mirages de l’après-guerre ». Il y a là une rupture épistémologique et théorique majeure chez Pierre George qu’il est nécessaire d’expliciter davantage. Nous avons trouvé deux textes moins connus qui expriment bien ce changement. Le premier est paru en 1946 et fut écrit en collaboration avec un collègue de lycée, F. Campan. Ce premier texte, publié comme chapitre 2 dans l’ouvrage commun Milieu naturel. Milieu humain (1946), présente le « plan d’étude du programme de géographie en classe de sixième ou première année d’orientation scolaire ». Le second texte, court mais substantiel, fait un compte rendu du livre La géographie humaine de Maurice Le Lannou (1949) dans les Annales de géographie (1950). Pierre George ne mentionne pas son ouvrage ni son article dans son Itinéraire et l’ouvrage ne fut jamais recensé dans la liste des publications au début de ses ouvrages publiés après 1945. Il est possible que cet ouvrage ait perdu de son intérêt aux yeux de Pierre George après son virage majeur dans sa conception de la géographie suite à la Deuxième Guerre mondiale.

Dans cet ouvrage, Pierre George décrit la nature de la géographie :

La géographie est une science de synthèse… Elle a pour objet l’étude complète du milieu humain et des activités des collectivités humaines. Il faut entendre par milieu humain d’abord le milieu physique… Ensuite, l’étude du milieu humain appelle l’observation des effets de siècles et de millénaires d’activité des hommes eux-mêmes, pour façonner consciemment et en partie inconsciemment les conditions de l’existence des groupes et des individus… Tâche difficile que celle du géographe… Il doit être tour à tour géologue, météorologue, botaniste, démographe, historien, économiste, sociologue, pour être apte à composer du pays qu’il étudie un tableau coloré, exact, ou chacune des teintes initiales se fond dans l’ensemble complexe que constitue l’image de la vie quotidienne.

Campan et George, 1946 : 66-67

Cette citation est révisée dans le second texte qui fait un compte rendu de l’ouvrage de Maurice Le Lannou. Selon Pierre George, « la plume brillante de l’auteur… laisse finalement insatisfait et il paraît nécessaire d’en chercher la raison » (1950 : 214). Il trouve que l’auteur ne pousse pas à fond sa discussion sur la notion de genre de vie. Le premier élément de sa critique concerne « la science de l’homme-habitant » :

Pourquoi, alors, ne pas définir nettement l’homme, non pas comme homme habitant, mais à la fois comme homme producteur et comme homme consommateur - étant entendu que, quand on écrit « homme », on pense « groupes humains » Et d’abord, ne faut-il pas considérer que l’objet de la géographie humaine est l’étude des sociétés humaines dans leur activité normale ? Or, dans cette activité, le fait d’habiter n’est qu’un épiphénomène. Le point de départ de la géographie humaine nous paraît donc être l’inventaire des forces productives ou, si l’on préfère, des moyens d’existence des groupes humains. Il est clair, en effet, que les problèmes de mise en valeur des forces productives ne se posent pas de la même manière suivant la finalité des systèmes économiques et sociaux.

1950 : 214-216

Le second aspect de sa critique porte sur la faiblesse de l’analyse de « l’inégalité de développement des milieux géographiques ou des économies » (p. 216). Là où Maurice Le Lannou parle « d’inertie » du milieu, de longévité des survivances et de « routine paysanne », Pierre George rappelle l’importance des « systèmes de production, les différents types de rapports sociaux » (p. 216). Il suggère que la géographie humaine étudie les « conditions de développement des forces productives… et les combinaisons économiques et sociales qui s’établissent en fonction de la mise en oeuvre des grands systèmes économiques et sociaux et subissent l’influence des conditions spatiales : distance, répartition des terres et des mers, climat, relief, etc. ». Ainsi esquissée, la géographie humaine paraît mieux tenir les promesses faites par ses fondateurs français, Vidal de la Blache et Albert Demangeon (p. 217).

Pierre George a constamment mis en valeur cette vision de la géographie, explicitée en 1950, dans ses nombreux ouvrages de géographie régionale publiés dans la collection Que sais-je ? et aux Presses universitaires de France. La majorité de ces ouvrages se divisent en deux parties portant respectivement sur les conditions de développement et les forces productives, et ensuite, sur les systèmes économiques et sociaux. À la lumière des tables des matières de ces ouvrages, on observe que les conditions de production s’appuient sur des données inhérentes au milieu naturel ou acquises par l’action des générations antérieures comme les divers aménagements. Par ailleurs, les principaux critères utilisés pour rendre compte des systèmes économiques et sociaux varient selon l’échelle géographique. À l’échelle mondiale (cf. Panorama du monde actuel, 1978), les grandes zones distinguées sont les pays communistes et socialistes, les pays industrialisés occidentaux et les pays en voie de développement. À l’échelle internationale, ce sont les régions polaires, les Alpes, l’Europe centrale. À l’échelle du pays, Pierre George distingue les sociétés rurales (ou plus traditionnelles) et les sociétés urbaines (ou plus modernes). Même ses ouvrages de géographie générale reprennent souvent les mêmes divisions présentées dans ses travaux de géographie régionale.

Son virage conceptuel l’amène à préciser la dimension verticale en géographie, soit les relations homme-nature. Pour lui, le milieu naturel est une donnée potentielle. Tout est virtuel en l’absence de la population. « Le fait humain et social est plus fort que le fait naturel » (1950 [Réflexions…] : 215). Dans son livre sur Les hommes sur la Terre (1989), Pierre George revient encore sur la place de la nature dans l’analyse géographique :

C’est pourquoi, à l’inverse des traditions scolaires et universitaires, une fois encore, priorité ne sera pas donnée dans l’approche géographique à la géographie dite physique, mais à la localisation de la vie, de la population, et à sa dynamique relationnelle et conflictuelle avec le milieu ambiant. Il n’y a de géographie que parce qu’il y a des hommes sur la Terre. Il n’y a d’intérêt pour la géographie que dans la mesure où elle aide à comprendre comment les hommes y vivent et peuvent y survivre à leur démesure et à leurs conflits.

1989 : 13-14

Pierre George rejette donc le déterminisme naturel et considère que le territoire est fondamentalement une construction sociale. Ainsi, le géographe n’a pas besoin d’être « tour à tour géologue, météorologue… » (Campan et George, 1946 : 67).

En résumé, le virage épistémologique de Pierre George se serait produit entre les années 1944 et 1949. Les deux textes précédents semblent appuyer cette affirmation. Selon nous, ce changement serait un résultat des mutations d’après-guerre. Dans Le métier de géographe (1990 : 231-232), il explique que « les modifications profondes du contexte économique, social, politique et psychologique à la fin de la guerre ouvraient de nouvelles perspectives de recherche pour la géographie ». Après la guerre, « la géographie devient une conscience et une prise de conscience des transformations contemporaines » (p. 232) qui l’éloignent des « spéculations sur l’âge des surfaces et l’origine des meulières » (p. 232). Nous pensons que les changements introduits dans les paysages par la reconstruction de l’Europe seraient à l’origine d’un virage dans son itinéraire. Il est pertinent de souligner ici que ses convictions communistes ou socialistes ont peut-être influencé le vocabulaire utilisé, mais probablement moins sa conception de la géographie. Bref, Pierre George assure, grâce à ses nombreux ouvrages, une continuité en géographie régionale dans la foulée des grands maîtres de la géographie française, mais il renouvelle le genre grâce à sa réflexion et en faisant de la géographie une science humaine.

Le statut de la géographie sociale et de la société dans la discipline selon Pierre George

Avec sa nouvelle vision de la géographie, Pierre George recentre la géographie sur les sciences humaines. Comme il l’écrit dans L’action humaine :

La géographie pourrait être définie comme l’étude de la dynamique de l’espace humanisé. Nous restons attaché à la personnalité de la géographie comme science humaine, persuadé que sa signification propre par rapport à celle des sciences de la terre est de considérer en permanence les phénomènes de toutes espèces qu’elle étudie dans leurs rapports avec la présence et l’action des collectivités humaines à la surface du globe.

1968 : 5

Il est assez évident que Pierre George passe d’une « géographie de l’immobilisme » où la notion de genre de vie, la description pure du milieu physique et l’inventaire régional sans diagnostic dominent, à une géographie du mouvement, du changement et de la dynamique territoriale, donc à une géographie active qui ne se limite pas à un état de fait et qui n’oublie pas les changements sociétaux. Mais la géographie telle que conçue par Pierre George soulève quand même un certain nombre de questions : quels sont les liens ou les rapports entre une géographie-science humaine et la sociologie ? Quel est le statut de la géographie sociale par rapport à cette géographie globale considérée comme science humaine ? Quelle est la signification du mot société selon Pierre George pour l’analyse géographique ?

En 1963, Renée Rochefort avait posé une question similaire dans une de ses communications :

La question que l’on voudrait poser est celle du degré de consistance et d’autonomie d’une géographie sociale par rapport à la géographie d’une part et d’autre part par rapport aux sciences humaines afin de tenter d’en préciser les vocations particulières et les perspectives.

Rochefort, 1963 : 18

La réponse à ces questions par Pierre George et ses contemporains éclaire à notre avis sa contribution à la géographie entre 1945 et 1970 et aussi les limites de son apport à l’évolution de la pensée géographique durant cette période. Déjà, Pierre George précise sa conception de la géographie sociale après avoir assisté à cette communication de Renée Rochefort sur la Géographie sociale et sciences humaines en déclarant que la géographie sociale est « une entrée de la géographie sans pouvoir être un thème en soi ». Cette phrase mérite une explication qu’on peut trouver dans le compte rendu d’Abel Chatelain (1946) de La géographie sociale du monde (1945) publié par Pierre George dans la collection Que sais-je ? Abel Chatelain, alors professeur au Lycée de Jacques-Decour, aurait souhaité que Pierre George donne une définition plus développée de la géographie sociale dans son ouvrage et ajoute qu’il a « trop développé la géographie des genres de vie aux dépens de la vraie géographie sociale - qui demanderait à conserver ses caractères propres » (1946 : 266). Pour Chatelain, la géographie sociale s’intéresse non seulement aux classes et aux catégories sociales, mais aussi aux « caractères mêmes de la vie sociale : part de la vie individuelle et de la vie collective. Ainsi peuvent se dégager une géographie des classes sociales et une géographie de la vie sociale » (1946 : 267). C’est donc un élargissement de la perspective en géographie sociale que Chatelain suggère, car il désire que le géographe s’intéresse aux différents aspects de la vie sociale.

Dans l’édition de 1945 de Géographie sociale du monde, Pierre George écrit, selon la citation de Chatelain, que « nulle part, il n’est possible de séparer le social de l’économique » (p. 267). Cependant, Pierre George aurait modifié son introduction dans la deuxième édition en 1956 en écrivant que « la géographie sociale ne se distingue pas de la géographie humaine tout entière » et « se présente comme une optique de la géographie économique transformant celle-ci en géographie humaine au sens plein. On ne saurait cacher le caractère artificiel d’une géographie sociale extraite de son ambiance économique » (1956 : 5). C’est comme si, chez Pierre George, les « types d’organisation sociale » se confondent avec les structures économiques. La division du monde dans cet ouvrage semble confirmer cette interprétation : « sociétés capitalistes », « sociétés précapitalistes subordonnées à l’expansion du capitalisme », « sociétés socialistes » (pp. 1-9). Contrairement à Pierre George, Abel Chatelain a exploré des champs innovateurs à la fin des années 1940 comme la bourgeoisie (1947), le travail des femmes (1948), les journaux et leur influence (1948 et 1949), l’éducation et la laïcité (1952), l’industrie touristique et l’ouverture de nouveaux chantiers de géographie sociale (1953). Ainsi dès les années 1940, on observe l’émergence de deux visions concernant la géographie sociale qui se perpétuent jusqu’à aujourd’hui (Di Méo et Buléon, 2005). À une conception synthétique du social et de l’économique chez Pierre George, Abel Chatelain oppose une approche plus diversifiée, mais aussi plus éclatée. Ce qui soulève toute la question de la représentation de la société dans l’analyse géographique chez Pierre George.

Robert Hérin reproche à Pierre George « la fréquente réduction du social à l’économique » dans l’ouvrage collectif Géographie sociale de Frémont, Chevalier, Hérin et Renard (1984 : 72). Ce jugement nous apparaît sévère, car Pierre George privilégie l’analyse des collectivités humaines et des sociétés dans une optique de combinaison complexe des rapports entre des données hétérogènes comme l’envisagent d’ailleurs plusieurs géographes à l’époque, dont André Cholley dans son article sur la Géographie et sociologie (1948). L’analyse du diptyque sociétés / combinaison de rapports bloquerait une approche plus fine du social où les individus, les groupes et les petites organisations seraient mis en valeur comme le font depuis un certain temps les sociologues. Comment en effet mettre en rapport des individus avec une combinaison d’éléments hétérogènes pour produire une synthèse géographique ? Pierre George ne favorise pas une réduction du social à l’économique, car sa conception de la géographie l’amène plutôt à une approche globale. L’introduction de L’action humaine (1968) apparaît très éclairante à ce point de vue :

L’organisation de l’espace procède de choix et aussi de pressions, de rapports de forces où s’entremêlent forces naturelles et forces « historiques » procédant des formes d’organisation choisies ou subies par divers groupes humains… l’initiative échappe à l’entrepreneur, même si l’entreprise est de plus en plus concentrée, parce que concentration ne se confond pas avec synthèse. La synthèse appartient à la collectivité, à l’État. Et c’est ici que se place le changement de structure. L’organisation, l’aménagement passent à l’échelle de l’État ou de l’organisation internationale…

1968 : 6-7

Ainsi, Pierre George fait référence à la collectivité lorsqu’il met de l’avant le caractère de science humaine pour la géographie. Il est encore loin de la notion d’acteurs, véhiculée actuellement dans les sciences sociales.

Questions de méthode et d’application : les dangers en géographie selon Pierre George

Le virage épistémologique et la conception de la société chez Pierre George influencent sa pensée sur la démarche méthodologique et sur l’utilisation des résultats de la recherche géographique. Certaines de ses critiques furent mal reçues comme par exemple le scientisme et l’illusion quantitative. Pourtant, comme elles proviennent d’un géographe d’une grande envergure intellectuelle, et aussi, d’une grande rigueur, il est donc essentiel de faire une réflexion sur l’origine de ses critiques. Une première liste de dangers auxquels est confrontée la géographie regroupe, selon ses propres mots, la perte de vue de l’objectif (objet), la sectorisation de la géographie et l’atomisation de celle-ci. À cette première liste, il faut en ajouter une seconde : le scientisme, l’apriorisme, le constructivisme, le schématisme, le perfectionnisme, la modélisation et l’illusion quantitative. La plupart de ces critiques sont mentionnées dans son article intitulé « Difficultés et incertitudes de la géographie » dans les Annales de géographie (1976 : 48-63). Elles se situent sur un double plan : l’objet de la géographie et la méthode.

Dès la première ligne de son ouvrage (1990) Le métier de géographe, il mentionne que « l’objet de la géographie n’a pas changé depuis que la géographie est sortie des limites de l’histoire… ce qui a changé et ne cesse de changer, c’est son sujet… la forme et la nature sans cesse remises en question par les conflits politiques, les rivalités économiques, les conquêtes de la technique, des lieux ou des espaces géographiques » (1990 : 9). L’objet demeure toujours la « connaissance du milieu de vie et de la condition des hommes » (1990 : 9). Avec un tel objet disciplinaire, Pierre George ne voit pas d’intérêt à se spécialiser (atomiser) dans un sujet limité et à « sectorialiser » la géographie, car cela risque de perdre l’objectif de la discipline qui est de produire une synthèse sur le « milieu de vie » et la « condition des hommes ».

La seconde liste des dangers se rapporte à la question de la méthode qui ne doit pas créer, selon Pierre George, un écran entre la réalité et le chercheur. Sans analyser en détail chacun de ces dangers, pas toujours analysés de façon explicite par Pierre George lui-même, on peut retenir celui de l’illusion quantitative (George, 1972). Il trouve dangereux d’effectuer une démarche analytique telle que pratiquée dans les sciences exactes, car la géographie privilégie un processus de recherche visant à produire une synthèse :

L’objet de la recherche géographique est de donner des images synthétiques comportant une description exhaustive faisant entrer en ligne de compte tous les facteurs susceptibles d’intervenir dans la globalité de l’image… Il reste que dans le domaine des sciences humaines, et notamment de la géographie, une situation, c’est-à-dire un complexe de rapports faisant intervenir des ensembles de données de géographie naturelle, de tradition historique, de mentalités, de structures sociales, de comportement psychologique, religieux, politique, de facteurs économiques, associe toujours des données mesurables et des variables incommensurables dont l’influence, sinon décisive, est toujours très importante.

1990 : 115-117

Par ailleurs, Pierre George considère que « la géographie est une science d’observation. Elle se doit de garder son indépendance à l’égard de tout a priorisme » (1990 : 116). Selon lui, la démarche inductive (description, explication et diagnostic) ne se prête pas à une conceptualisation avec problématique, hypothèses et vérification sur le terrain. La géographie actuelle, moins ambitieuse que par le passé, ne s’oppose plus à l’idée de construction de l’objet qui est la « phase essentielle de toute recherche scientifique (Bachelard, Bourdieu) qui consiste à découper un secteur de la réalité et à découvrir derrière les apparences un système de relations propres au secteur étudié » (Grawitz, 1988 : 81). De plus, la synthèse n’est plus envisagée comme autrefois, car elle n’est plus nécessairement à la fin du processus de recherche. En fait, la synthèse est un état d’esprit intégré dans ce processus : la synthèse est moins dans l’ordre de l’objet (sujet) d’étude que dans la façon d’analyser les problèmes. Comme l’écrit Fernand Braudel (1969 : 172), la recherche géographique parcourt avec son point de vue et ses méthodes l’épaisseur entière des questions sociales. La construction de l’objet et la synthèse sont les deux aspects de l’analyse géographique qui distinguent nettement Pierre George de ses successeurs en géographie.

La perspective de Pierre George au sujet de la société et de la méthode en géographie colore aussi sa vision de la géographie active (1964). Si celle-ci n’est pas appliquée, elle est sûrement très utile comme le démontre le tableau 1. Ces quelques bouts de phrases glanées sans les références au cours de nos lectures d’une partie des travaux de Pierre George soulignent l’intérêt de l’analyse géographique pour la société. Et cet intérêt est à notre avis encore d’actualité, car cette géographie active concerne les aspects du changement et des mutations, des crises, des contradictions, des déséquilibres, des tendances et perspectives d’évolution des sociétés. Le tableau 1 révèle par ailleurs l’importance de la conception de la société considérée comme un tout, avec ses parties contradictoires, pour la mise en valeur de la géographie active de Pierre George. Ainsi, le géographe doit analyser les problèmes sociaux et les jeux de force d’une façon dynamique pour que la géographie puisse contribuer pleinement à l’évolution de la société.

Tableau 1

Contour d’une géographie active selon Pierre George

Analyse

Description

Analyse du changement au passé et au présent

- Connaissance de la construction d’un ensemble géographique

- Analyse des grands projets

- Description du mouvement et des mutations

Analyse des contradictions sociales

- Analyse des problèmes sociaux

- Description de la destruction de l’environnement

- Disparités de développement ou déséquilibres croissance/décroissance

- Sous-développement à l’échelle internationale

- Révolutions, crises et jeux de force, équilibre

Analyse diagnostique

- Poser un diagnostic et indiquer des remèdes

- Bilan des désastres, succès et potentiels

- Forces, équilibres et déséquilibres

Visée d’une géographie de l’action

- Dénoncer les processus destructifs et les obstacles à l’évolution pour donner des moyens pour faire évoluer le problème

- Tendances et perspectives d’évolution à court terme

- Géographie des actions prospectives et perspectives

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En guise de conclusion

Pierre George est l’un des premiers géographes français à affirmer de façon claire et radicale que la géographie est une science sociale (ou humaine) et qu’elle doit passer d’une vision naturaliste articulée sur les genres de vie à un nouveau paradigme mettant l’accent sur les sociétés ([Réflexions…], 1950). Ses ouvrages illustrent abondamment sa conception en mettant de l’avant l’analyse des différentes sociétés et leurs types de structure économique et sociale ainsi que leur évolution à travers les tensions et les contradictions. Il récuse le déterminisme géographique affirmant l’existence de relations causales et déterminantes du milieu et trouve plus pertinent de parler d’influences et de réactions, et moins d’adaptation pure et simple au milieu selon « un processus » mécaniste et invariable. Sa conception invite donc à une collaboration entre les sciences humaines, et cela, dans les deux sens.

Une majorité de ses travaux portent sur la géographie régionale et sa pratique de la géographie générale recourt abondamment à la dimension régionale. Pierre George a élevé la géographie régionale à un niveau inégalé de raffinement. En ce sens, il se situe dans la continuité de la géographie traditionnelle française, mais en abandonnant la notion problématique de genre de vie pour l’emploi plus juste de celle de système socioéconomique. Mais malheureusement pour Pierre George, la géographie régionale était alors dans une phase de déclin. Entre continuité et rupture, Pierre George est pour nous le grand chef de file de la géographie française entre 1945 et les années 1970.

Même si Pierre George peut être considéré comme un précurseur, il n’aura pas réalisé tout le potentiel du statut de science sociale pour la géographie sur le plan de l’objet et des relations entre les sciences sociales. Ses préoccupations furent axées sur les modèles de société et l’aspect économique pour son importance de dernière instance alors que les géographes commencent à développer à partir des années 1970, après des initiateurs comme Abel Chatelain et Renée Rochefort, une perspective plus humaine en s’appuyant sur des modèles de l’homme qui peuvent prendre en compte les hommes dans leurs comportements, leurs représentations, leur vécu et leurs valeurs. Pierre George était probablement conscient de cette évolution, mais il n’en aurait peut-être pas totalement évalué la portée pour l’analyse géographique et pour laquelle il n’a donc pas pu imprimer sa forte personnalité.

En mettant l’accent davantage sur les collectivités et les sociétés que sur les individus, Pierre George ne pouvait pas attribuer un statut autonome à la géographie sociale comme envisagé par Abel Chatelain et Renée Rochefort. Sa vision appuyait l’idée de synthèse au plan du résultat et de combinaisons l’articulant. La géographie ainsi définie repose sur un objet de synthèse à décrire et à expliquer au lieu d’être une grille de lecture de la société.

Beaucoup de ses contemporains, à l’exception de ses étudiants peut-être, n’ont pas saisi l’importance de sa contribution, car ils n’ont pas compris le type de virage que Pierre George a voulu imprimer à la géographie. Au Québec, il est assez évident que les étudiants en géographie des années 1960 n’étaient pas préparés à bien recevoir son message. En effet, Pierre George n’a pas rédigé dans les moments de grande production, une synthèse articulée de sa pensée géographique. La publication tardive de quelques articles plus épistémologiques et de son ouvrage Le métier de géographe (1990) est venue trop tardivement pour que soient appréciés ses ouvrages de géographie régionale et ses précis. C’est surtout en glanant certains paragraphes ou quelques phrases dans l’ensemble de son oeuvre des années 1945 à 1970 qu’il est possible de reconstituer le contour de sa pensée géographique. Le présent numéro des Cahiers de géographie du Québec souligne à sa façon l’intérêt d’une relecture de certains travaux de Pierre George, géographe mal connu et méconnu.