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Résultat d’une longue série d’entrevues semi-dirigées et d’une méthodologie à la croisée des études autochtones et des sciences sociales occidentales, A two-spirit journey raconte, à la première personne, l’histoire de Ma-Nee Chacaby, une aînée ojibwée-crie lesbienne, two-spirit, souffrant d’une déficience visuelle. Survivante non seulement des processus de colonisation, d’acculturation et d’assimilation des communautés autochtones, mais également d’abus sexuels, physiques et psychologiques, la coauteure retrace son voyage spirituel vers une guérison physique et mentale, qui l’a menée à devenir une activiste autochtone two-spirit.

De façon similaire aux ouvrages s’inscrivant dans la production (auto)biographique autochtone, le thème principal qui structure le récit est celui de la connexion : avec les êtres humains et non-humains, le Grand Esprit, la nature et le territoire. L’identité autochtone se construisant en étroite relation avec la communauté et le territoire, le récit particulier de Chacaby participe à l’avancement des connaissances sur les impacts des processus spatiaux de la colonisation, témoignant de l’importance de l’espace pour l’enseignement et le partage de la culture, des traditions et des connaissances autochtones.

L’ouvrage est divisé en 11 chapitres qui retracent de façon chronologique le parcours de Chacaby. Née en 1950, celle-ci grandit à Ombabika, une petite communauté isolée du nord-ouest de l’Ontario, où elle est marquée par l’alcoolisme et la pauvreté. Elle y est élevée par sa grand-mère, qui lui enseigne les traditions culturelles et spirituelles anishinaabe et lui inculque le respect du monde naturel, les principes de l’harmonie, de l’équilibre et de la compassion. Alors qu’elle répugne aux activités attribuées aux fillettes, son beau-père lui enseigne les connaissances et le savoir-faire traditionnels de la chasse, de la pêche et du piégeage, tâches et activités normalement réservées aux garçons.

Sa grand-mère, qui se rappelle et apprécie les traditions de diversité de genre dans la culture anishinaabe, raconte à Ma-Nee, dès son plus jeune âge, qu’elle détient deux esprits, à la fois l’esprit mâle et l’esprit femelle, ce qui la conduit à être attirée par les tâches masculines. Alors que, dans le passé, les niizhinojijaak (deux esprits en ojibwé-cri) étaient respectées et valorisées au sein des communautés autochtones, accomplissant des tâches spirituelles importantes et détenant un statut spécial, sa grand-mère lui dit que les temps ont changé et que Ma-Nee aura donc à surmonter de nombreuses épreuves tout au long de sa vie.

Très tôt, la jeune Ma-Nee subit la violence physique et psychologique de ses proches aux prises avec l’alcoolisme, ainsi que les violences sexuelles de différents hommes de sa communauté. À 12 ans, elle est témoin de l’enlèvement par des hommes blancs de la plupart des enfants d’Ombibaka, dont son jeune frère et sa demi-soeur, amenés vers les pensionnats, ce qui vient briser l’équilibre et l’harmonie de sa communauté (p. 55). À l’adolescence, tentant d’échapper aux traumas et aux souffrances de la vie quotidienne, elle développe une dépendance à l’alcool.

Quelques années après le décès de sa grand-mère et son mariage arrangé, elle fuit un mari violent et abusif et s’installe à Thunder Bay, en 1970. Sombrant plus profondément dans l’alcool, elle perd rapidement la garde de ses enfants et se retrouve en situation d’itinérance. Vivant dans la rue, particulièrement vulnérable et exposée au racisme, elle est régulièrement victime d’agressions physiques et sexuelles, notamment par des agents de police.

La seconde partie du livre raconte l’inspirant et émouvant combat de Ma-Nee contre l’alcoolisme, le racisme et l’homophobie, vers une guérison qui l’amènera à être conseillère en toxicomanie, à travailler au sein de divers organismes communautaires, à accueillir de nombreux enfants comme parent adoptif, en plus d’élever les siens, et à développer et embrasser sa spiritualité et son homosexualité. C’est à travers l’aide mutuelle, l’éthique du care et la connectivité relationnelle et spirituelle qu’elle réussit à vaincre sa dépendance à l’alcool, à surmonter ses traumatismes et à renouer avec son héritage anishinaabe. Au cours des décennies qui suivent, elle pratique de nombreuses cérémonies de purification et de guérison et participe à de nombreuses activités sociales et politiques autour des questions lesbiennes, gaies, bisexuelles, transsexuelles, queer et two-spirit (LGBTQ2). En 2011, elle participe à l’organisation de la première marche de la fierté gaie à Thunder Bay et on lui demande fréquemment aujourd’hui de participer aux rassemblements annuels des two-spirit au Canada et aux États-Unis.

S’inscrivant dans un corpus d’autobiographies autochtones, cet ouvrage est d’une grande pertinence alors qu’il n’existe que peu de recherches portant sur les perspectives de femmes et lesbiennes two-spirit, et que peu d’Anishinaabeg de la génération de Chacaby se déclarent ouvertement gais ou lesbiennes. Au moment où une grande part de la littérature s’intéresse à retrouver le sens porté par l’identité de genre two-spirit avant la colonisation, l’ouvrage offre également l’avantage d’éclairer une rare perspective sur les réalités matérielles concrètes et sur les défis contemporains actuels auxquels les two-spirit sont confrontées.

À cet égard, la postface écrite par la coauteure Mary Louisa Plummer est d’un grand intérêt, explicitant la méthodologie et les préoccupations épistémologiques qui se retrouvent derrière l’autobiographie. Né du désir de Chacaby de partager son vécu et ses expériences et de transmettre ses connaissances et les traditions de sa communauté anishinaabe, l’ouvrage est écrit de la perspective et du positionnement particulier de Chacaby, mais sous la plume de Plummer, dans un langage accessible et clair, s’adressant autant aux membres de la famille de Chacaby et des communautés autochtones qu’à un lectorat universitaire. S’inscrivant dans la tradition d’histoire orale autochtone, l’ouvrage représente ainsi l’héritage intellectuel anishinaabe de Chacaby, qui allie l’enseignement et le partage des connaissances au divertissement à travers l’approche narrative (storytelling) (p. 221).

Dans un souci de subjectivation des personnes marginalisées, les auteures souhaitent ouvrir un espace pour accueillir et rendre visibles les perspectives de femmes autochtones pauvres et peu instruites, leurs voix n’étant que rarement entendues, alors qu’elles sont hautement visibles dans l’espace public et dans les représentations médiatiques, leurs réalités quotidiennes demeurant par contre largement dissimulées (p. 230).

C’est précisément ces soucis épistémologiques qui font de cette autobiographie un ouvrage d’intérêt et une contribution importante à la littérature des études autochtones, mais également aux études féministes, lesbiennes, queer et transsexuelles.