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Introduction

D’emblée, nous annonçons clairement au lecteur la couleur de ce qui va suivre. [1] L’angle disciplinaire est spécifique, bien que nourri d’un échange assidu avec plusieurs sciences : on peut le définir comme relevant de la philosophie pratique. Cette approche se développe sur deux millénaires et se transforme sans cesse en cours de route, depuis Aristote, Hobbes et Rousseau, Kant, plus récemment Dewey, Jonas et Habermas (la liste n’est pas complète). Son domaine est la réflexion sur l’agir humain et la tentative de clarifier les requêtes qui s’exercent sur cet agir. Dans le cadre présent, ce sont les actions concernant l’eau et l’adaptation aux changements climatiques qui nous préoccupent (van Gamren et al., 2014). Cela étant dit, nous aborderons tour à tour la gouvernance environnementale, la gestion intégrée de l’eau par bassin versant (GIEBV) (Kahan et al., 2006), l’adaptation aux changements climatiques et quelques défis posés par la question de l’eau à cet égard, tout ceci en ayant en tête le cas du Québec, en particulier.

Quiconque cherche va trouver dans la littérature scientifique de nombreux textes, surtout en anglais, situés dans ces nouveaux chantiers de recherche que sont Environmental governance et Watershed governance (Imperial et Kauneckis, 2003 ; Young, 2013). Dans les faits, si l’on prétendait exercer une gouvernance sur l’élément ou l’ensemble des éléments concernés, il n’y a pas plus de « gouvernance de l’eau » que de « gouvernance de l’environnement ». Autrement dit, nous pouvons développer et installer des tuyaux et nous gouverner sur la manière de le faire. Pour l’eau elle-même, le contrôle n’est pas total; c’est le moins qu’on puisse dire quand on pense à Katrina, à Haiyan, puis à Irma et à Maria (2017). On régularise depuis longue date les niveaux dans les rivières importantes, avec certaines limites, et, heureusement, on arrive parfois à s’améliorer avec les sciences et les techniques.

La tuyauterie de grand débit de plusieurs villes atteint la fin de sa vie utile, le cas de Montréal étant devenu très évident, surtout à partir de 2010 environ. Or, la plomberie, n’est pas seulement une question technique, c’est aussi une histoire de décisions qui ont eu leur part d’angles morts. Si l’on commençait à discuter de « gouvernance des ouragans », ce ne serait pas pour élaborer des systèmes technologiques permettant de « diriger » ces phénomènes météorologiques d’un point de vue physique – en tout cas, on en est loin. Ce qui pourtant a un sens, c’est de s’intéresser à la manière dont on va agir devant la menace ou la réalité d’un ouragan. Comment se coordonner effectivement, récolter et communiquer les informations requises notamment sur les vulnérabilités, prévoir afin de pouvoir interagir et intervenir convenablement aux moments cruciaux, se mettre à même de coordonner les mouvements nécessaires des personnes, avoir les infrastructures et les ressources prêtes sur le territoire, etc. Évidemment, un événement ponctuel comme un ouragan ou une tempête est une chose, alors que des processus longs et multifactoriels, émanant de plusieurs types d’acteurs en même temps en est une autre. Le meilleur exemple en est la pollution diffuse.

La gouvernance concerne nos façons collectives de diriger les actions humaines elles-mêmes par rapport à l’environnement ou à l’eau (Choquette et Létourneau, 2008 ; Evans, 2012 ; Young, 2013). Certes, nous arrivons à agir, à communiquer et à nous coordonner de manière plus ou moins avantageuse dans les actions par rapport à l’eau. Nous pouvons être très efficaces pour atteindre un tel objectif, tout en laissant passer des tas d’autres éléments, comme des conséquences imprévisibles ou des intérêts de long terme. Ces actions concernent aussi bien l’approvisionnement, la réponse aux besoins des personnes, des groupes et des organisations que le traitement des eaux usées, l’usage pour le transport, le tourisme, la nourriture (la pêche ayant un statut mixte) ou l’agriculture. Sans oublier la préservation des écosystèmes et des espèces vivantes qui dépendent de l’eau et dont, à notre tour, nous dépendons d’une manière et de l’autre.

Avant d’entrer dans les discussions plus techniques, nous devons réfléchir un peu à nos attentes spontanées, qui ne sont pas toujours explicites, mais qui n’en jouent pas moins un rôle dans la pensée et l’action. On vient de le voir, si nous ne faisons pas attention, nous pouvons croire que la « gouvernance » signifie que nous avons ou que nous aurons un certain contrôle, disons typique d’un modèle ingénieur, simplement en ouvrant ou en fermant le courant. Les choses sont un peu plus complexes que cela. Le cas de la pollution diffuse (on pourrait l’appeler multisources, ce qui me semble plus précis que la nonpoint source pollution) nous renvoie à des effets souvent indirects et cumulatifs de l’action humaine. Ces effets se produisent le plus souvent sur de multiples générations et ne sont pas pleinement intentionnels (les effets indésirables ne sont pas le but visé). Nous ne sommes absolument pas habitués à traiter ce type de question par « l’éthique » traditionnelle.

En effet, ce genre de situation est problématique pour une morale et une éthique coutumières qui ne pensent les enjeux qu’en termes de responsabilité individuelle et de culpabilité qu’on voudrait pouvoir assigner à quelqu’un. Les morales judéo-chrétiennes vont dans ce sens. Il n’y a qu’à regarder ce qui, dans la tradition occidentale, a fait référence depuis plus de deux millénaires, soit les 10 commandements de la Bible, appelés parfois Décalogue (10 paroles) : ces lois concernaient l’agir des individus humains les uns par rapport aux autres, sans oublier l’honneur dû au divin. Bien que les religions fournissent à leurs adhérents un sens communautaire et identificatoire, il s’agit d’encadrer et de régler l’agir individuel et non l’agir collectif (Barton, 1996) ; et c’est la même chose hors confession religieuse, par exemple dans les morales laïques des Lumières. Même le droit classique ne met pas beaucoup l’accent sur les responsabilités collectives, sauf dans le cas d’une entreprise ou une corporation dûment enregistrée.

Or, ce qui importe concernant la qualité de l’eau et l’adaptation au climat, ce n’est pas tant l’action de tel ou tel individu que le cumul des actions. Ce cumul vient de nos façons de faire bien installées, socialisées et légitimées depuis longtemps, dans notre culture devenue traditionnelle depuis l’époque industrielle. Une fois qu’une pratique est instituée et bien justifiée dans les moeurs, elle devient la norme, et s’en déprendre exige un immense effort qui ne sera efficace que lorsqu’il sera largement partagé. Les façons de faire agricoles, industrielles, halieutiques, alimentaires, touristiques et de transport, les habitudes de banlieue avec belles pelouses à la clé, tout cela est plus lourd qu’on ne veut bien le considérer. Certes, on peut chercher des coupables et trouver des campagnes de désinformation de certaines entreprises. Mais on manque à voir la grande inertie des sociétés humaines sur la base de leurs pratiques bien établies, qui ont fait leurs preuves de manière si décisive au cours des deux derniers siècles, qu’on a vraiment grand-peine à y renoncer. La côte à remonter est pour ainsi dire immense. Il nous faut tout désapprendre ce qui a été la clé de nos succès incroyables et de notre merveilleuse fécondité depuis quelques générations. Évidemment, on a tout oublié des millénaires qui ont précédé l’écriture et pendant lesquels l’espèce était, d’un point de vue physiologique, foncièrement la même qu’aujourd’hui.

Pour le dire en deux mots, il nous faut devenir collectivement responsables des effets indirects de nos actions humaines, qui ne sont pas seulement notre fait individuel, mais auxquels nous avons contribué et dont nous profitons ou avons bénéficié. À cet effet, nous avons besoin de passer au-delà de tout sentiment de culpabilité qui vient fonctionner comme une interdiction de penser. C’est cette prise en charge des effets indirects de l’action humaine organisée qui serait la véritable tâche d’une gouvernance environnementale méritant ce titre, si possible de manière préventive, sinon de façon curative. Comment arriver à bien la structurer, la consolider ou la transformer est à notre époque la plus importante question à laquelle nous avons à faire face. Cela en raison du fait que l’espèce humaine étant devenue, de nos jours, une force géologique, ses effets constituent un danger non seulement pour nous, mais aussi pour la vie des autres espèces (Kolbert, 2014 ; Brown et Timmerman, 2015).

La gestion intégrée de l’eau

Dans la discussion spécialisée sur la « gouvernance de l’eau », ce à quoi nous pensons la plupart du temps, c’est la GIEBV, qui traduit la Integrated Water Resources Management (IWRM). En deux mots, l’espace de référence d’une telle gestion est le bassin hydrographique comme unité géographique et il s’agit de faire travailler ensemble tous les principaux utilisateurs de l’eau, réunissant l’amont et l’aval, milieux urbains et agricoles, unités politiques concernées, groupes associatifs, etc. Ceci vise à faire mieux qu’une gestion laissée soit au gouvernement, soit aux acteurs privés, soit aux organisations locales et traditionnelles, soit à un mélange plus ou moins spontané et fabriqué en cours de route de ces divers éléments. Des systèmes de gestion similaires, fonctionnant sur une base communautaire et qui ont été développés sans référence à ce type de concept, existent depuis longtemps et sont de plus en plus documentés (Ostrom, 1990 : Andersson et al., 2009); dans certains cas, on peut tirer des leçons de ces expériences multicentenaires (Murota et Takeshita, 2013). Il ne faut pas oublier que, pour avoir tout son sens, le renvoi à « l’intégration », dans l’acronyme GIEBV, est de l’ordre de ce qui est souhaité, recherché et promu. C’est forcément toujours un projet à reconduire, ce qui n’exclut aucunement des périodes stables ni l’apparition régulière de problèmes.

La GIEBV suppose que l’unité du bassin versant semble celle qui est à privilégier puisqu’elle correspond à des cycles de l’eau liés à la géographie physique du bassin. On ne doit pas oublier, encore là, que ce choix conceptuel en faveur de la gestion intégrée est possible, mais non évident, de sorte qu’il doit être réexpliqué de manière continue. La mise en place de tels modèles, tentée un peu partout dans le monde depuis quelques décennies, fait face à d’importants défis, liés à la complexité des milieux et des enjeux que représentent les différents usages de l’eau. Mais il y a plus : les problèmes d’accès inégaux à la ressource, selon qu’on est à l’amont ou à l’aval, et aussi en raison de la distance et de la proximité des sources. Tout cela joue sur la question-clé de l’accès et du pouvoir d’utilisation, en fonction de règles de propriété très variables. Ceci sans oublier les différences de statuts socioéconomiques entre les divers acteurs impliqués, qui n’ont donc pas les mêmes moyens de faire respecter leurs droits et leurs besoins sur une base pérenne. La mise en place de systèmes de GIEBV ne se fait pas à l’extérieur des rapports sociaux existants, mais demande en revanche que l’on considère le bassin versant comme un ensemble dont les éléments sont conçus comme interdépendants. Le sentiment d’interdépendance entre agents humains est tout sauf évident, et il en va de même pour la solidarité, qui est aussi à consolider, construire et reconstruire. Le découpage politique ne correspond pas à celui des bassins, puisqu’il a été construit en municipalités, régions, comtés, etc. Si on voulait compenser cette inadéquation, on pourrait tabler sur le développement du sentiment d’appartenance et d’interdépendance. Mais on ne peut aucunement tenir cela pour acquis ; le développement d’un tel sentiment devrait faire l’objet d’une construction de sens et d’une reconstruction permanente, en incluant les décideurs eux-mêmes.

Quand nous discutons de la GIEBV, il faut nous rendre compte d’une certaine charge qui vient avec ce modèle. Celui-ci ne va pas sans une dimension normative, il se formule aisément en termes de ce qu’il faudrait faire, de ce qui serait requis. Il y a là toutefois un programme réalisable, qu’on met en place depuis un certain temps en divers lieux ; il fait jouer une série de composantes complexes (Huntjens et al., 2010). La GIEBV fournit ainsi une sorte de cadre repère de la participation sociale, l’idée d’une prise en charge de la société par ses acteurs, ce qui constitue aussi une forme d’idéal. Il me semble justifié de dire que ce modèle est un prolongement d’une posture démocratique, donc qui ne vient pas remplacer le système de représentation, mais plutôt le compléter. [2] On sait de plus que la GIEBV va de pair avec le biorégionalisme, position selon laquelle les questions environnementales ont plus de chances d’être bien traitées si on les prend à l’échelle de la région (Parson, 2010 ; Patt, 2013). On estime qu’un modèle procédant seulement, ou d’abord, « d’en haut », soit des sphères du pouvoir central, manquerait les spécificités des diverses situations au plan régional. Dans plusieurs cas, cela implique aussi des collaborations internationales, quand les bassins versants sont partagés entre pays.

Au Québec, depuis 2002, c’est dans le cadre des organismes de bassins versants (OBV) qu’on actualise une gestion intégrée. Celle-ci suppose d’assurer une certaine représentation à un nombre donné d’usages typiques. [3] Elle met en jeu une approche d’analyse détaillée et de planification, ce qui impliquera en cours de route une série de priorisations, c’est-à-dire de déterminer les actions les plus importantes à mener. Après discussion du programme d’action au plan politique, l’OBV doit voir à l’établissement de contrats de bassin avec des intervenants sur le terrain. Les différents utilisateurs de l’eau (vue comme ressource) doivent prendre part à la discussion dans la mesure où, faisant partie du problème, ils devraient aussi contribuer aux solutions.

On pourrait parler de radicalisation de la démocratie, en tout cas d’une transformation. On fait appel à la population à titre consultatif, mais on compte plutôt sur la contribution, déjà mieux informée, des divers utilisateurs de l’eau, parmi lesquels se trouvent des représentants des milieux pertinents, par exemple, les acteurs de l’industrie touristique. Le nouveau modèle tente d’intégrer les parties prenantes et fait appel à des expertises pour y parvenir, à partir de ce qui est reconnu comme principaux usages de l’eau. Ces expertises vont souvent relever de ce que j’appelle une expertise de pratique, développée par et dans les usages eux-mêmes, pas seulement ou surtout des expertises dites scientifiques ou universitaires. Et bien sûr, comme dans toute expertise, le regard est spécialisé sur la question de l’eau et ne porte pas en même temps sur autre chose comme la forêt ou les changements climatiques. Il peut intégrer d’autres préoccupations, mais du point de vue de l’eau.

Quand nous étudions les phénomènes concrets de cette gouvernance, nous retrouvons un secteur très multiforme, hautement diversifié selon les régions et pas du tout unifié comme champ de pratique. Localement, tous les postes de l’organisme ne seront pas nécessairement toujours pourvus ; on suppose de l’action bénévole. La participation de certains acteurs au dossier sera différente d’un endroit à l’autre en raison des absences et des disponibilités, selon des composantes infiniment variées. En même temps, la formulation du modèle en quelque sorte idéal de la GIEBV fournit un outil qui permet de prendre en compte ce qui se produit. Le modèle permet de repérer certaines limites à partir même de l’ensemble régionalisé d’expertises qu’on se donne ou qu’on est censé se donner. Encore faut-il qu’un tel modèle ait une composante réalisable pour que cela ait un sens de s’en servir à la fois comme plan de match et comme étalon critique.

Dans le cas du Québec, en particulier, la Politique nationale de l’eau (2002), a mis en place 33 organismes de bassins versants pour regrouper ceux qu’on appelle les acteurs de l’eau. Dans les années qui ont suivi, le nombre d’OBV est passé à 40, ce qui a permis de couvrir tout le Québec méridional (2016). La mission de ces organismes est d’effectuer les analyses pour élaborer le Plan directeur de l’eau, de faire le suivi du Plan et, ensuite, de réitérer le processus, à refaire en continu. Ce rôle a été confirmé et validé par la loi de 2009 sur le caractère collectif des ressources en eau. Une limite majeure est que les instances de GIEBV ne bénéficient pas toujours d’une reconnaissance de pouvoirs. Ainsi, les organismes de bassins versants québécois ont seulement un pouvoir de conseil, alors qu’ailleurs, des organismes similaires ont quelques fois des pouvoirs plus étendus. [4] L’espace de concertation qui est concerné ici n’a pas de poids décisionnel ; ses propositions ne sont pas obligatoires. [5] Les municipalités régionales de comtés (MRC) sont en principe présentes au sein de l’OBV où elles ont pour tâche la planification urbaine. On peut seulement espérer qu’elles auront d’abord fait la représentation requise auprès de l’organisme (alors que toutes n’y sont pas présentes), dont elles prendront ensuite bel et bien en charge les recommandations ou, à tout le moins, dont elles « tiendront compte », comme la loi le demande.

Bien sûr, se pose aussi la question territoriale : des municipalités et MRC sont à la jonction ou à l’intersection de plusieurs OBV ; elles devraient donc être présentes au sein de plusieurs, ce qui peut sembler politiquement excessif et difficile à réaliser concrètement. Et une municipalité peut ainsi avoir à tenir compte de plus d’un bassin versant. Sans oublier que plusieurs juridictions se partagent la gérance de l’eau: fédérale, provinciale, municipale et, parfois, d’autres instances, notamment les Premières Nations (la situation diffère d’une région à l’autre du pays).

Depuis longtemps, les comités zones d’intervention prioritaire (ZIP) font, pour des segments québécois du fleuve, quelque chose qui s’approche de ce que font les OBV sur leurs territoires respectifs, même s’ils ont été développés plus tôt et à l’initiative du fédéral. Dans certains cas, les OBV s’occupent de bassins versants transfrontaliers dont la gestion est partagée : lac Champlain et rivière Richelieu (État de New York), lac Memphrémagog (Vermont) ou fleuve Saint-Laurent (fédéral et provincial), en plus de l’implication de la Commission mixte internationale (CMI) réunissant les deux provinces canadiennes et les huit États américains touchés, de même que des représentants des deux États centraux, Canada et États-Unis) (CMI, 2017). [6] La CMI, elle aussi, fait appel à la participation citoyenne pour divers mandats, dans une approche se réclamant de la gouvernance de l’eau. Avec les OBV, les comités ZIP et les instances gouvernementales, elle fait partie de ce qu’on peut sans doute appeler le régime de gouvernance de l’eau, cette liste n’étant d’ailleurs pas complète puisque plusieurs traités viennent en encadrer divers aspects, notamment la pêche (Conca, 2006). Sans oublier le rôle de certaines entreprises, au moins sur certains projets (Bakker, 2010 ; Schneier-Madanes, 2010). Il est clair que l’intégration visée par une « gestion intégrée » ne concerne pas tout ce monde, mais plutôt les acteurs acceptant d’être mobilisés par des organisations souvent appuyées par les États.

Cela fait déjà bon nombre d’acteurs, de plusieurs juridictions, ayant leur mot à dire sur des dossiers souvent concomitants. Or, la gouvernance environnementale devrait surtout, à notre avis, s’occuper des effets de l’action notamment humaine sur l’environnement pour en amenuiser les aspects néfastes. Les lignes hiérarchiques sont loin d’être des guides suffisants dans beaucoup de ces situations, sinon dans toutes. C’est particulièrement évident quand plusieurs villes ou entités dites subnationales sont soucieuses de la même situation. De fait, l’approche par la gouvernance est une façon de tenter de répondre à ces difficultés, qui ne peuvent être traitées d’un point de vue simplement hiérarchique. De plus, les instances gouvernementales, du fédéral au municipal, et celles qui agissent en bonne intelligence avec ces dernières, comme les comités ZIP ou les OBV, sont loin d’être les seules organisations concernées. En effet, bon nombre des acteurs ayant des effets sur les plans d’eau sont de type privé, qu’il s’agisse d’individus, de familles ou d’entreprises, ces dernières étant aussi distribuées en plusieurs catégories. Des organisations de toute taille et de toute capacité, parfois localisées en plusieurs endroits, sont concernées. Normalement, les OBV et les comités ZIP donneraient voix aux agents de la sphère privée ainsi qu’aux autres membres de la société civile, comme les organisations non gouvernementales (ONG), dans la mesure où ils sont reconnus comme utilisateurs de l’eau. Mais cela seulement si ces acteurs privés considèrent, de manière concertée, l’eau comme bien public, ressource commune. Dans cette perspective, le citoyen a sa place avec l’expert et le responsable politique, mais comme utilisateur de l’eau, ou comme représentant d’un type d’utilisateurs, et non comme simple citoyen.

Les populations devant la requête d’adaptation

Le changement climatique, appelé aussi réchauffement global, est de plus en plus reconnu comme un fait avéré. Chaque nouveau rapport scientifique sérieux qui se penche sur la question ne fait que le confirmer, par exemple, récemment, le cinquième Rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), avec lequel convergent une pluralité de documents officiels de l’Administration nationale de l’aéronautique et de l’espace (NASA), de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA) et aussi des agences européennes. Depuis déjà assez longtemps, les dirigeants planétaires sont conscients du fait que le changement climatique est non équivoque (GIEC, 1990 ; 1992 ; 1995 ; 2001 ; 2007 ; 2014). Et il est avéré que les causes humaines sont de loin les facteurs principaux de ce phénomène physique documenté depuis Svante Arrhenius (1896). Des incertitudes subsistent, certes, mais elles n’affectent pas le portrait d’ensemble, qui pointe du doigt en particulier la production et l’utilisation d’énergie, notamment de source fossile et non renouvelable, comme première source des gaz à effet de serre (GES). Toutefois, il ne faut oublier ni la déforestation ni la production agricole qui, certes, jouent aussi un rôle dans les émissions de GES (Edenhofer, 2011).

Les efforts qu’on désigne sous le vocable d’atténuation (mitigation en anglais) ont été insuffisants jusqu’à maintenant pour infléchir ou ralentir l’augmentation de la quantité de GES dans l’atmosphère, l’hydrosphère et l’ensemble du système terrestre. [7] Le volontarisme international désigne des cibles ambitieuses : on souhaiterait maintenant ne pas dépasser le 1,5°C à l’horizon 2100. Quant aux mesures annoncées lors de la Conférence annuelle des Parties (COP21), tenue à Paris en novembre 2015, rien n’incite à penser qu’elles suffiraient pour atteindre cet objectif. Même l’objectif antérieur de maintenir, d’ici la fin du XXIe siècle, l’augmentation en deçà de 2°C par rapport au début de l’âge industriel semble peu réaliste. Au rythme où vont les choses (de record brisé en record brisé, mois après mois), on s’attend en fait à dépasser ce seuil, sans doute avant 2050. Les changements dans la bonne direction ne sont ni assez radicaux, ni suffisamment généralisés, ni assez rapides. Le défi de surmonter la dépendance collective au pétrole et autres hydrocarbures n’est pas simplement le lot de décideurs situés en haut d’une pyramide sociale. Les sociétés humaines sont profondément engagées dans la path dependency qu’on traduit quelquefois par « dépendance du chemin » ou « de sentier » : la ressource est simplement trop efficace et trop difficile à remplacer, surtout à court terme : tous nos processus en dépendent. À ceci s’ajoute l’inertie du système climat : même si nous arrêtions aujourd’hui d’envoyer chaque année des centaines de millions de tonnes de GES dans l’atmosphère et dans l’hydrosphère – et notons en passant que plus de 90 % du surplus énergétique venu du réchauffement, avec les GES correspondants, est absorbé par les océans –, les effets de ce qui est déjà présent dans le système terre continueraient de se faire sentir. Dans ces conditions, la question de l’adaptation devient un impératif tout à fait incontournable pour les sociétés, si tant est que nous estimions que la vie humaine représente une valeur méritant d’être préservée (Jonas, 1991). De plus, nous voulons que les générations nouvelles et les suivantes puissent non seulement survivre, mais aussi s’épanouir et se réaliser convenablement, donc posséder une qualité de vie comparable à la nôtre.

On ne peut d’ailleurs ici baisser la garde sur la question des droits humains (Apel, 1996-1998). Ces derniers sont une affaire concernant tout humain et non pas une petite élite réfugiée dans quelques lieux miraculeusement préservés, quitte à sacrifier une importante partie de la population mondiale à cette fin. Ceci étant dit, il est évident que la même requête concernant la qualité de vie et l’épanouissement optimal doit être faite aussi pour les autres vivants et pour les écosystèmes considérés dans leur ensemble – sans oublier la préservation des espaces naturels en vue de conserver la capacité de spéciations nouvelles. Si les écologies profondes depuis Arne Naess ont voulu redonner le primat à la protection des vivants non humains, le pragmatisme environnemental nous apprend plutôt à considérer la protection de l’ensemble des vivants (Naess, 2008 / 1989 ; Minteer et Manning, 2003 : 337). C’est toujours du point de vue des humains qu’on finit par examiner les choses. Et que vaudrait une vie humaine sans plantes et sans animaux sur terre ?

Nous n’avons pas à choisir entre la modification de nos manières de produire de l’énergie et de la distribuer, bref l’atténuation, et le souci d’adaptation (Incropera, 2016 : 138). L’alimentation permet à l’espèce humaine de s’approvisionner en énergie (par les protéines et autre renouvellement des matières qui nous constituent intégralement). Elle le fait à partir des mêmes matières organiques que celles ayant généré le pétrole et le gaz naturel. Il s’ensuit que l’agriculture est partie prenante de cette problématique des usages énergétiques à transformer. Il n’est pas question ici de se replier sur l’adaptation après un aveu de défaite. Compte tenu de la quantité excessive de GES déjà emprisonnée dans l’atmosphère, l’hydrosphère et la géosphère, il va y avoir des effets cumulatifs à moyen et long termes sur le climat. Ces effets requièrent aujourd’hui des modifications profondes à nos installations, infrastructures et manières d’habiter concrètement le monde. Il faut donc poursuivre les efforts d’atténuation. [8]

En général, il semble vrai de dire que plus les populations sont socialement vulnérables et dépourvues de moyens, plus l’adaptation risque d’être difficile (OCDE, 2009 : 37). Dans ce cadre, la question de l’approvisionnement et des autres relations à l’eau, comme le traitement des eaux usées, peut s’avérer un peu, moyennement ou très problématique. Ceci va de pair avec les tendances, renforcées depuis 20 ans dans plusieurs pays, à délaisser la gestion publique de l’eau, sans oublier tout ce qui ressemble à une appropriation des ressources en eau par les groupes les plus puissants : quartiers riches des villes, communautés séparées… Nier ce genre de rapports de pouvoirs tels qu’ils se jouent aussi sur la question de l’eau serait manquer de réalisme ou faire l’autruche, quoique, encore là, les cas concrets varient beaucoup les uns par rapport aux autres. [9] Ce qu’on saisit de plus en plus, c’est que les changements climatiques dans toute leur variété sont en fait un facteur aggravant de problèmes déjà présents et, dans certains cas, déjà criants. Les conflits qui vont se référer à l’appartenance, quelquefois religieuse ou ethnique, sont souvent suscités, nourris et amplifiés par ce genre de difficultés basées sur la détérioration physique du territoire. Cela fait des raisons de plus de chercher à se déplacer (voir la problématique des réfugiés). Les conflits comme ceux qui ont cours depuis des années entre la Syrie, l’Irak et le groupe armé État islamique (EI) résultent à la fois et à doses diverses de facteurs économiques, idéologiques et climatiques (Parenti, 2011). Pour au moins un à deux milliards de personnes sur terre, l’eau potable et le traitement sanitaire ne sont nullement accessibles au sens où l’on comprend cette accessibilité dans les pays du Nord. Il faut dès lors saisir que les changements climatiques viennent ajouter au fardeau ou à la pente à remonter. Le bon côté de la situation est peut-être que s’il n’y a rien d’offert et si on veut et peut mettre en place quelque chose, il est possible de le faire en tenant compte immédiatement des besoins de l’adaptation.

Que signifie l’adaptation ? Comment la prendre en charge ?

Parler d’adaptation, selon le GIEC, c’est désigner n’importe quel « ajustement dans les systèmes naturels ou humains en réponse à des effets climatiques actuels ou attendus, qui en modère les atteintes néfastes ou exploite les occasions bénéfiques » (Moser et Boykoff, 2013 : 7). [10] C’est donc dire qu’un ajustement peut être plus ou moins efficace, plus ou moins adéquat, même si bien sûr d’un point de vue citoyen on peut souhaiter qu’il soit efficace et adéquat. La discussion ne peut s’en tenir à ces critères, étant donné qu’on peut être efficace et adéquat à toutes sortes de choses. [11] Il faut donc tenter de préciser le plus possible quels sont nos buts. Ceux-ci ne peuvent pas du tout être fixés en général et dans l’abstrait, comme si toutes les situations étaient équivalentes. Nous sommes plutôt renvoyés, dans chaque lieu, à une série de démarches afin de concrétiser un plan d’adaptation qui soit réalisable et rassembleur, et qui s’inscrive dans un horizon de faisabilité (ONERC, 2009).

Bien sûr, on peut s’adapter de bien des manières différentes, de façon réactive ou proactive, planifiée ou spontanée. Dans certains cas, il peut y avoir mauvaise adaptation, c’est-à-dire que certaines solutions qui pouvaient sembler valables sont en fait nuisibles sur le moyen ou sur le long terme. Il est souhaitable de préparer l’adaptation, en faisant preuve de prévision, surtout d’analyse des milieux en termes de vulnérabilité, et de planification, avec toutes les limites que cela implique puisque les prévisions ont un degré variable d’inexactitude qui peut être assez élevé. Sur la question de la préparation à l’adaptation et des mécanismes à mettre en place, un consensus assez important se dégage à l’effet que cette question doit être prise en charge aux niveaux local et régional. C’est le plan des communautés sociales, qu’on peut considérer comme de véritables systèmes socioécologiques (Ostrom, 1990 ; 2005). Tout le monde semble d’accord sur le fait que plus une communauté est consciente de ses points de vulnérabilité, plus elle pourra être résiliente ; mais n’oublions pas que le passage d’une analyse des faiblesses au renforcement des forces est loin d’aller de soi. Et la « communauté » a pour lieux d’existence ses réseaux, ses acteurs concrets, son territoire et ses moyens d’action et de communication. Pour ce qui est du développement de la résilience des communautés humaines, il requiert de s’appuyer sur certains réseaux d’acteurs déjà présents pour les appuyer et les renforcer (Pelling, 2011 ; Alam, 2012). Une participation sera requise de la part d’acteurs sensibilisés et impliqués de plusieurs façons; l’expertise venue du terrain et au sujet de ce dernier en ses divers aspects ne saurait être négligée. Il faut prévoir de s’adapter d’une manière qui soit elle-même adaptative (Norton, 2015). Des changements se produiront au cours du processus d’adaptation. Il faut en tenir compte.

La planification ne saurait être conçue de manière trop rigide. C’est pourquoi il est souhaitable de parler d’une gouvernance adaptative. Gestion ou gouvernance : c’est là un choix terminologique lourd de conséquence. Le passage « du gouvernement à la gouvernance » indique le déplacement d’un centre parfois lointain et inefficace, à la périphérie. Le passage « de la gestion à la gouvernance » implique de laisser de côté une vision technicienne pour se mettre en construction d’un processus partagé collectivement. La gouvernance suppose, à mon sens, une philosophie de la participation sociale; elle n’est pas seulement une gestion (Létourneau, 2011 ; Young, 2013). Pour la présente discussion, je me limiterais au modèle mis de l’avant dans la GIEBV comme modèle type, généralisable pour d’autres types de ressources comme les forêts et les pâturages, sans doute aussi l’adaptation. [12] C’est important de le noter, ce type de gouvernance suppose une certaine décentralisation. L’existence d’un pouvoir externe susceptible d’exercer un contrôle (comme un État bien constitué) est un facteur favorisant, bien que ce ne soit pas une panacée (Ostrom, 1990). Ce sont des missions politiques qui sont confiées à des organismes locaux, lesquels demeurent financés, en tout cas au Québec, en grande partie par l’État et lui demeurent redevables. Dans d’autres juridictions, le rôle, le financement et le pouvoir peuvent varier, mais il ne s’agit pas d’une « privatisation », quoique certains mécanismes de gouvernance utilisés sont de type marché. Si parler de gouvernance consistait à désigner une situation dans laquelle les pouvoirs et l’information sont largement distribués entre plusieurs acteurs (Paquet, 2011), cela ne revient pas à dire que nous laissons le tout aux initiatives des privés. Certes, les auteurs typiques en gouvernance environnementale reconnaissent les apports d’une nouvelle gestion publique, mais si on les lit correctement, l’État continue de jouer un rôle (Evans, 2012 : 239 ; Young, 2013 : 44-45). Il faut plutôt rallier et faire participer les entreprises intéressées à un processus qui demeure à caractère social, citoyen et politique. Quoi qu’il en soit de cette discussion, on en appelle beaucoup à une gouvernance régionale, à une dévolution des pouvoirs, qu’il s’agisse de petites communautés aux ressources limitées ou de communautés plus larges et diversifiées (comme un centre urbain).

L’une des questions qui se posent très concrètement est celle de savoir à quels groupes locaux il vaut mieux confier la planification de l’adaptation, étant entendu que ceci doit en fin de compte relever de la responsabilité de l’État. Une position pourrait être d’ajouter aux groupes qui font déjà de la GIEBV la tâche de prendre en compte l’adaptation. Pour le moment, cette tâche est assez peu couverte dans les plans directeurs de l’eau, plutôt préoccupés de la qualité de l’eau et de sa disponibilité (COGESAF, 2014 ; OBV Yamaska, 2015).

Une autre position pourrait être de soutenir qu’il faut un groupe spécifique à cette tâche, puisque les carnets de charges des groupes en gestion locale de l’eau sont déjà bien remplis. De plus, les objectifs d’une table sur l’adaptation seraient assez spécifiques et complexes pour demander un mandat particulier. Prenant une approche expérimentale, je pense qu’il vaudrait mieux confier cette tâche à un groupe distinct, lié d’assez près aux instances municipales et régionales, quitte à lui demander d’agir en étroite collaboration avec les acteurs d’une gouvernance de l’eau. Nous n’avons pas ici des utilisateurs de l’eau seulement, mais bien des habitants du territoire dans son ensemble, qui seront affectés par les changements climatiques. De plus, ce que nous avons, ce sont des pratiques complexes qui dépendent, d’une manière ou l’autre, de la stabilité climatique. Donc, les pratiques liées notamment à l’agriculture et à la forêt, à l’occupation urbaine, aux systèmes de production et de distribution de l’énergie, à l’infrastructure touristique, aux espaces industriels et commerciaux, voilà autant d’éléments qui sont présents, mais variables selon les régions. Il y a aussi, bien sûr, les services qui sont en soutien de ces pratiques : entre autres, l’intervention en situation d’urgence ou la sécurité, l’action de planification et d’intervention en santé et services sociaux, même la gestion urbaine. La planification de l’adaptation peut se jouer à la fois au plan très local et au plan plus régional, en fonction de la diversité d’usages et d’effets possibles. Au plan régional, notamment, il semble que les MRC peuvent jouer un rôle-clé en servant d’espace de concertation, dans la mesure où elles sont déjà un lieu crucial de concertation pour les diverses municipalités qu’elles rassemblent et coordonnent. Les plans d’urbanisme des villes et le schéma d’aménagement de la MRC ont tout à voir avec l’adaptation.

Par hypothèse, donc, la tâche de l’adaptation au changement climatique pourrait passer par une prise en charge à l’échelle régionale. Ceci en s’inspirant d’un recours structuré et réfléchi à un certain nombre de pratiques ou de services, déterminés en fonction des caractéristiques du milieu. De plus, comme la MRC est déjà responsable du schéma d’aménagement de l’ensemble de son territoire, elle serait l’instance appropriée pour mettre en place une table de concertation sectorielle ayant pour tâche spécifique l’adaptation aux changements climatiques. Du reste, elle dispose de ressources que les plus petites municipalités de leur territoire ne possèdent pas.

Le processus et les étapes prévues de l’adaptation devraient résulter d’une coconstruction impliquant les acteurs concernés. Y aller par délégation de sphères d’activités caractéristiques du territoire plutôt que sur une base seulement localisée en fonction des découpages administratifs permet de mieux prendre en compte des types distincts d’usages, de pratiques et de défis. Ceux-ci vont parfois correspondre à certaines sous-régions, mais ils peuvent se retrouver à différents endroits du territoire tout en partageant des problèmes communs. Il se peut qu’il y ait trois territoires agricoles différents sur une même carte régionale, et ils auront en commun d’être tous agricoles, tout en ayant aussi des caractéristiques propres. Cela peut être fait en collaboration étroite avec les instances politiquement responsables du développement du territoire et à partir de leur implication. Il est clair qu’on cherche un va-et-vient et une sorte d’équilibre dans la relation du bas vers le haut, et inversement (Huntjens et al., 2010), entre un certain nombre de tables sectorielles et une table de concertation principale. [13] Le modèle doit pouvoir varier localement, car tous les milieux n’ont pas d’importantes composantes forestières ou agricoles, pour ne donner que ces exemples. Toutes les tables auront un certain milieu politique municipal, des intervenants de la sécurité publique, en commun ou non avec d’autres villes à l’échelle régionale. Les enjeux de santé seront évidemment présents, avec toute leur importance. On aura besoin de spécialistes du milieu bâti et de l’infrastructure urbaine, sans oublier l’approvisionnement et le traitement des eaux. Jusqu’à quel point est-il possible et faisable de mobiliser de telles composantes de manière adéquate sur les différents territoires ? C’est une question qui se pose en considérant les lieux spécifiques. Plusieurs estiment que ceci va de pair avec une délégation des pouvoirs au niveau local et, bien sûr, avec l’affectation de ressources supplémentaires.

Quelques problèmes à considérer

Les groupes qui s’inspirent de la GIEBV et, de même, les utilisateurs de l’eau sont de nos jours confrontés à de nouveaux défis liés aux changements climatiques, qui se produisent la plupart du temps de manière progressive. Dans ce qui suit, sans viser à l’exhaustivité, je veux simplement attirer l’attention sur le rôle du facteur eau en lien avec les changements climatiques. Faute de pouvoir être complet étant donné la grande variabilité des situations, je m’abstiendrai de faire des remarques sur les instances de gouvernance directement concernées par ces phénomènes. Plus le cas est important et couvre de territoire et de population, plus il implique la collaboration de ressources et d’agences nombreuses, de plusieurs niveaux de gouvernements et parfois d’États constitués, sans oublier les types variés d’intervention et d’expertise.

  • Crues et étiages. Le niveau des crues et étiages qui varient à la baisse ou à la hausse, ce qui touche l’habitation, les transports, la culture du sol, la présence d’espèces aquatiques dans les cours d’eau. Bien sûr, l’irrigation peut être affectée quand elle existe. Pour les crues abondantes, évidemment, nous avons les inondations, mais les étiages accentués hors de l’ordinaire posent aussi des problèmes, par exemple en concentrant certaines substances toxiques comme les pesticides ou autres. [14]

  • Infiltrations. Les infiltrations des eaux de mer affectant, d’une part, les sources d’approvisionnement en eau, mais aussi, d’autre part, les systèmes de traitement d’eaux usées, sans compter l’insertion dans les terres agricoles, qui produit une salinisation des terres affectant souvent les récoltes. Ceci se voit au sud mais aussi au nord.

  • Érosion, territoires perdus. L’érosion progressive entraîne des pertes parfois importantes de terrain, année après année. Le territoire habitable s’en trouve sévèrement réduit, ce qui a des effets sur les systèmes de transport urbain, sur les routes, sur l’approvisionnement énergétique et même, éventuellement, sur la fourniture en eau, si tant est que les canalisations soient affectées.

  • Submersion marine. Les épisodes de submersion marine peuvent survenir, pas seulement dans les îles du Pacifique, mais aussi dans d’autres terres basses ou mal protégées contre les crues.

  • Compression côtière. Un élément encore peu étudié au Québec, mais sur lequel on commence à travailler, est ce qu’on appelle le coastal squeeze, thème traité par une équipe de chercheurs, dont font partie Chantal Quintin, de l’UQAR, et Jean-Pierre Savard, d’Ouranos (Bernatchez et al., 2016). Les écosystèmes côtiers « jouent un rôle important dans la résilience des territoires ». En raison de la présence d’installations humaines en bordure de mer – routes et bâtiments –, ils peuvent difficilement migrer vers l’intérieur alors que l’érosion fait diminuer leurs habitats (Chouinard et al., 2011).

  • Pénurie d’eau. Le manque d’eau disponible dans les milieux urbains ou agricoles, par suite du bris des conduites, de leur affaissement, de tout aléa climatique ou autre (comme un bris de pipeline) venant affecter l’approvisionnement. Tous les bris ne sont pas provoqués par les changements du climat, mais les infrastructures faibles font courir de plus grands risques – ici les vecteurs sont multiples et se renforcent (Barnett et al., 2013). Le manque d’eau joue également un rôle dans la lutte contre les incendies, laquelle peut être compliquée par un accès difficile.

  • Inondations. Les inondations peuvent devenir fréquentes ou même régulières, affectant culture du sol et produits de la mer, habitats et habitabilité des territoires, ruinant ou menaçant les routes, le transport d’électricité, d’énergie et d’approvisionnement en eau et en nourriture.

  • Mesures de l’inondable. Il y a une gamme de fluctuation de niveaux d’eau qui a été estimée « normale » à une époque, et qui peut être remise en question par le changement climatique (Diaz et Hurlbert, 2009, dans Knieling et Filho, 2010). On voit fréquemment des expressions usuelles dans la gestion des barrages, telles que 0-20 ans et 20-100 ans, mais on a aussi recours au millénaire, etc. Les référents de ces énoncés probabilistes ont besoin d’être expliqués et non de paraître le privilège des experts. Ils ont et auront besoin d’être réajustés en fonction de ce qu’on doit considérer comme la nouvelle normalité, si tant est que l’expression ne soit pas abusive. [15]

  • Haussement de la mer. Bien entendu, la destruction ou l’altération d’un milieu en raison du haussement du niveau de la mer peuvent aller de pair avec des périodes de sécheresse qui viendront aggraver la disponibilité en eau. L’accessibilité de la ressource halieutique et des autres produits de la mer peut également être affectée. Le débit des rivières sera-t-il augmenté par une hausse de la pluviométrie ? Par le haussement du niveau de la mer ? Bien des questions se posent sur ces différents points. Toutes les régions ayant frontière sur la mer ne connaîtront pas les mêmes hausses, et la façon dont ces hausses affecteront les niveaux des rivières intracontinentales n’est pas encore bien connue. Mais si les précipitations deviennent plus abondantes, l’importance de la résultante en sera augmentée.

  • Capacité de variance. Une question critique est de savoir si nos infrastructures ont la capacité requise pour faire face à une nouvelle gamme de variations possibles, forcément plus étendue qu’au moment de la construction des ouvrages. L’une des notions-clés discutées dans la littérature sur l’adaptation est le coping range. Une traduction possible serait la mesure de la capacité de faire face, ou encore la plage de variance supportable. En tout cas, ce qui est désigné par l’expression, c’est concrètement le fait qu’une digue, par exemple, peut subir une fluctuation du débit à la hausse jusqu’à un certain seuil, pas au-delà. L’exemple de l’ouragan Katrina a clairement montré les limites de capacité du système de digues concerné, qui étaient d’ailleurs bien connues. Toutes les installations ont une portée de résistance ou une capacité définie de faire face aux variations climatiques.

  • Nombre et intensité des événements extrêmes. Avec le réchauffement des eaux océaniques de surface, les ouragans peuvent varier en fréquence, en force et en portée moyenne ; la saison concernée peut également être allongée. Ceci peut avoir pour effet un haussement plus ou moins prononcé du niveau de la mer à proximité des installations humaines. L’ouragan Haiyan, en 2013, a été considéré par plusieurs comme le cyclone tropical le plus violent jamais observé. Or, la saison des tempêtes tropicales de 2017 a battu ce record. Tout cela entraîne des destructions et d’importantes pertes de vie, comme cela s’est vu dans les dernières années, sans oublier les destructions de villes entières ; rappelons les villes haïtiennes de Jérémie et Les Cailles, lors de l’ouragan Andrew (2016). Notons en passant qu’on a beaucoup hésité, dans la communauté scientifique, sur les liens avérés ou non entre la fréquence et l’intensité des ouragans, d’une part, et le changement climatique, d’autre part. Tout indique que les réserves devant ce type de lien sont aujourd’hui très restreintes. [16]

Pour conclure

Une vision de la gouvernance participative en réseau comme nous la proposons n’a pas à demeurer à la remorque d’une conception centrée sur le marché, digne des théoriciens du New Public Management et du Hollow State (Denault, 2013). En revanche, dire ceci ne revient pas à soutenir un modèle d’État paternaliste et centralisateur qui décide de tout. Une gouvernance participative en réseau est possible pour qui pense les régimes de gouvernance de manière ouverte, donnant place aux partenaires de la société civile et de la sphère privée. Se fier uniquement au marché serait illusoire, mais puisque l’entreprise privée produit, fait travailler, puise dans l’environnement et y produit des effets, elle est un partenaire. Les panacées n’existent pas, et la vie sociale concernée est d’une grande complexité qu’il faut apprendre à connaître et dont on doit tenir compte. On peut retrouver, chez Habermas (1997), le polycentrisme d’un point de vue de philosophie normative du droit. L’auteur montre notamment comment un espace public critique et autonome a une place essentielle tout comme, d’ailleurs, les instances juridiques et celles de la société civile, en quelque sorte en supplément à l’instance gouvernementale. Il trouve aussi de bonnes bases dans des travaux d’économistes attentifs au développement social (Ostrom, 2005), montrant que nous pouvons construire les territoires comme des choses communes, quelque chose de partagé – c’est documenté dans l’histoire des ressources communes.

Sur la question des changements climatiques et de la nécessaire adaptation, bien peu de dossiers ont plus d’importance que celui de l’eau. Après plus de 15 ans d’expérimentation avec les OBV, on commence à revenir sur l’expérience (Milot et al., 2015), mais il reste beaucoup à faire pour mieux comprendre les forces et faiblesses du régime québécois de l’eau auquel ces changements contribuent. L’élément hydrique est susceptible d’être absent ou trop abondant, sain et disponible ou non, d’où l’attention particulière qu’il faut lui accorder. Toutefois, si l’on considère cet élément comme un bien qui soit accessible à tous et, en ce sens, qui soit commun (Létourneau, 2015), les instances décisionnelles doivent faire partie du régime de gouvernance qui s’en occupe. D’où l’hypothèse selon laquelle la question des nécessaires adaptations nécessiterait son propre régime, ancré au plan régional et prenant en compte la pluralité d’acteurs mentionnée.

Terminons cette réflexion en revenant sur la difficile question de l’expertise, dont nous avons besoin mais qui, en même temps, présente des problèmes d’écarts de connaissance, notamment entre experts et décideurs. Un OBV mobilise des experts de l’eau (ingénieurs, hydrologues, biologistes, etc.). Mais leur contribution ne doit pas faire oublier ce qu’on peut appeler les expertises de pratique. Un bel exemple est celui de ce pêcheur qui circulait entre Beauharnois et Salaberry dans les années 1970, présenté par Jean Chabot dans son film Histoire de pêche (1975) discutant notamment des barrages et de leur effet sur la pêche. [17] Dans un patois extrêmement marqué et sous les apparences d’une certaine inculture à côté de lettrés et de fonctionnaires, il livrait en fait un savoir précis et très technique sur les lieux de nidification des poissons, sur les insectes pouvant utilement servir à la pêche et les conditions de leur survie, sur l’effet des crues et étiages et leur lien avec les barrages dans l’environnement immédiat. Ce type d’expertise ne peut être laissé de côté si l’on souhaite une gouvernance de l’adaptation aux changements climatiques prenant réellement en charge la question de l’eau.