Article body

Tertiairisation économique, féminisation de la main-d’oeuvre et polarisation sociale, telles sont les importantes transformations subies par les agglomérations urbaines canadiennes au cours des dernières décennies et qui sont toujours en cours aujourd’hui (Rose et Villeneuve, 1993). Le croisement entre les changements structurels liés à l’emploi et les changements dans la composition des ménages a contribué à créer de nouvelles formes urbaines en modifiant les comportements de localisation et, par conséquent, la mobilité quotidienne des habitants de ces agglomérations. Simultanément, les rapports sociaux entre les hommes et les femmes se sont modifiés et apparaissent liés aux changements dans le monde du travail et dans la structure des ménages. Ces transformations suggèrent la mise en relation à différentes échelles géographiques de la co-évolution d’une macroforme, la forme urbaine, et des microcomportements, les comportements de localisation et de mobilité. Dans quelle mesure les changements dans les rapports hommes femmes se répercutent-ils dans l’évolution de la forme urbaine ? Est-ce que ces changements contribuent à créer une nouvelle forme de centralité à l’intérieur des villes ou plutôt à créer une ville multinucléaire ou polycentrique ?

Le débat sur la forme urbaine est un thème d’actualité. La remise en cause de la pertinene du modèle monocentrique de la ville découle en partie du constat d’une implantation croissante d’activités tertiaires en périphérie des grandes zones urbaines. Pourtant, plusieurs chercheurs refusent de sonner le glas des centres-villes. Chapain et Polèse (2000) démontrent qu’en Amérique du Nord les choix de localisation des activités du secteur tertiaire supérieur reposent toujours sur le concept de centralité, même s’il existe des pôles secondaires importants. Sur le plan résidentiel cette fois, bien que la déconcentration spatiale semble être la tendance dans les villes canadiennes, certaines agglomérations montrent des signes de reconcentration, alors que la densité de population est demeurée élevée à Montréal et à Québec, en dépit d’une forte baisse de la population. Suite au constat de déclin relatif des emplois au centre-ville de Montréal, Coffey et al. (2000) démontrent la création d’une structure polycentrique d’emploi à Montréal, tandis que dans la région métropolitaine de Québec, la tendance dominante est une dispersion généralisée de l’emploi (Villeneuve et al., 2000).

La tertiairisation économique des grandes villes canadiennes semble donc avoir créé simultanément deux tendances très différentes : d’une part, une nouvelle centralité à l’intérieur des villes, caractérisée par un pourcentage élevé d’emplois dans le secteur tertiaire supérieur permettant de maintenir la vitalité du centre des affaires; d’autre part, l’émergence de centres d’activités périburbains orientés vers le travail de bureau, combinés parfois à des emplois de catégorie moyenne ou inférieure, recréant ainsi de la densité et une nouvelle forme de concentration spatiale.

Féminisation et tertiairisation sont intimement liées. Au point de vue de l’emploi, le processus de féminisation a été favorisé par la croissance et les caractéristiques particulières de l’emploi dans le secteur tertiaire. Au point de vue résidentiel, en dépit de l’augmentation des possibilités d’emplois en banlieue, bon nombre d’emplois au centre sont toujours occupés pas des femmes, et le fait qu’elles choisissent également d’y demeurer dépend d’un certain nombre de facteurs. À Montréal, il existe un profond gouffre social et occupationnel entre différents groupes de femmes qui travaillent et vivent dans les quartiers centraux : d’une part, les cadres et les gestionnaires d’origine canadienne qui vivent dans des secteurs gentrifiés (Villeneuve et Viaud, 1987) et d’autre part, des femmes immigrantes appartenant à des minorités ethniques qui travaillent soit dans le secteur tertiaire inférieur soit dans l’industrie textile (Chicoine et al., 1992). Séguin et Villeneuve (1987) ont observé le même genre de phénomène pour l’agglomération urbaine de Québec, mais avec une perspective axée sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, la féminisation des emplois dans le secteur tertiaire supérieur a permis à un nombre croissant de femmes de choisir leur lieu de résidence lorsqu’elles vivent seules ou d’exercer une plus grande influence sur ce choix lorsqu’elles vivent avec un conjoint.

Les dernières décennies ont également été marquées par une transformation des rapports sociaux entre les hommes et les femmes. L’égalité des chances dans le domaine économique génère des rapports sociaux plus symétriques entre hommes et femmes. Cette égalité des chances passe préalablement par un partage plus équitable des responsabilités familiales. Par ailleurs, les transformations qui atteignent le marché du travail ne sont pas sans entraîner des changements dans la demande de transport : la réorganisation du travail domestique, due à la participation accrue des femmes à l’emploi, mène à un transfert d’activités vers l’extérieur plus encore qu’à une participation accrue des hommes.

Parmi les multiples facteurs qui empêchent une restructuration équitable de la division du travail et des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes, l’accessibilité et la mobilité géographique semblent jouer un rôle déterminant, aussi important que la responsabilité des enfants. Un des aspects de la mobilité repose sur la motorisation des ménages et sur l’accès croissant des femmes à l’automobile, qui peut être associé à l’augmentation de leur taux de participation à la main-d’oeuvre (Séguin et Bussière, 1997 ; Villeneuve et Vandersmissen, 2000) ainsi qu’à leur progression à l’intérieur du marché du travail (Vandersmissen et al., 2001a). Par ailleurs, même si les comportements de mobilité des hommes et des femmes tendent à se rapprocher, d’importants écarts subsistent, particulièrement sur le plan des distances parcourues pour se rendre au travail (Vandersmissen et al., 2001b). Ces écarts traduisent-ils une aire d’emploi restreinte pour les femmes comparativement à celle des hommes ?

Objectifs

Nous sommes donc en présence de phénomènes liés entre eux qui co-évoluent à des échelles différentes, macro et micro. C’est pourquoi il apparaît donc nécessaire d’analyser les rapports complexes entre l’évolution de la forme urbaine quant à la localisation des lieux d’emplois et des lieux de résidence et l’évolution des comportements de mobilité quotidienne dans un contexte de changement des rapports sociaux de sexe. Nous voulons également contribuer à une meilleure connaissance des processus de localisation résidentielle. Quels sont les facteurs qui influencent le choix d’un lieu de résidence ? On peut avancer ici l’hypothèse que ces facteurs ont évolué en fonction de l’augmentation de la participation des femmes au marché du travail. Dans quelle mesure certains ménages choisissent-ils d’abord un lieu optimal de résidence, qui déterminera par la suite leur aire de recherche d’emploi ? Enfin, nous souhaitons contribuer à l’explication des écarts de mobilité qui demeurent entre les hommes et les femmes malgré la plus grande participation des femmes au marché du travail et malgré l’amélioration de leur accès à l’automobile. Ces questions se justifient par les incidences de la forme urbaine au plan de l’équité sociale et des effets environnementaux. D’une part, une des conditions nécessaires à la participation à la vie urbaine, incluant le marché du travail, est l’automobile, et son utilisation croissante par les femmes contribue à réduire les inégalités entre les sexes. Sur le plan de l’emploi, l’égalité entre les sexes ne peut être atteinte que par un accès égal aux bassins d’emplois métropolitains, ce qui n’est le cas ni à Montréal (Séguin et Bussière, 1997), ni à Québec (Vandersmissen et al., 2001b), ni même en France (Coutras, 1997). D’autre part, l’augmentation globale du parc automobile s’explique en grande partie par l’augmentation plus rapide du taux de motorisation des femmes par rapport à celui des hommes, même si les femmes demeurent de grandes utilisatrices des transports en commun, moins dommageables pour l’environnement que la voiture (Villeneuve et Vandersmissen, 2000).

Données et méthodologie

Pour examiner ces questions, nous disposons de plusieurs enquêtes réalisées à différentes échelles au Canada. Ces enquêtes sont transversales et longitudinales. Les données issues des enquêtes transversales sont analysées au moyen d’outils quantitatifs classiques telle l’analyse descriptive et multivariée d’indicateurs empiriques. Les données issues des enquêtes longitudinales sont étudiées à l’aide de la méthode d’analyse des transitions, qui combine la régression logistique à l’analyse de survie. L’analyse des transitions permet d’étudier les phénomènes géographiques qui ont la propriété de changer dans le temps (localisation résidentielle) d’une manière dynamique par opposition aux instantanés successifs qu’offrent les enquêtes transversales. Ces dernières demeurent toutefois indispensables, ne serait-ce que pour leur taille et la quantité d’informations qu’elles contiennent. Nous disposons de données transversales pour deux échelles géographiques : l’échelle nationale des régions métropolitaines de recensement (RMR) et l’échelle intraurbaine locale des agglomérations de Montréal, Québec et Toronto. Trois études empiriques portant sur le processus de co-évolution de la forme urbaine et des comportements de localisation et de mobilité sont actuellement en cours.

Analyse transversale – Échelle nationale : forme urbaine, comportements de localisation et mobilité quotidienne ; le cas des agglomérations urbaines canadiennes

La première étude porte sur les données issues des fichiers de microdonnées à grande diffusion des recensements de Statistique Canada (1996 et 2001) sur les ménages. En première analyse, les données relatives à la distance de navettage et au mode de transport des conjoints de ces ménages sont mises en relation d’une part avec les caractéristiques individuelles telles l’âge, le sexe, le revenu, la profession ainsi qu’avec les heures consacrées au travail non rémunéré, et d’autre part avec les caractéristiques relatives à la forme urbaine ainsi qu’à son évolution [1]. Ces relations seront décrites succinctement et analysées dans une perspective de recherche de facteurs explicatifs des différences de mobilité entre les hommes et les femmes et du rôle de la forme urbaine afin de contribuer à l’avancement des connaissances sur la mobilité quotidienne différenciée selon le genre. La modélisation de ces relations repose sur les techniques de régression logistique. De plus, l’analyse multiniveau sera mise à profit pour tenter de distinguer les effets individuels et les effets contextuels dans les comportements de mobilité.

Les indicateurs géographiques des fichiers de microdonnées à grande diffusion (FMGD) étant limités aux RMR, nous menons également des analyses complémentaires de la forme urbaine, des comportements de localisation et de la mobilité quotidienne à l’échelle de la région urbaine de Québec. Ces analyses exploitent intensivement les données issues des enquêtes origine-destination (OD) réalisées à tous les cinq ans par le Réseau de transport de la Capitale et le ministère des Transports du Québec. Une analyse diachronique (1977-1996) a déjà permis d’identifier les facteurs spatiaux et sociaux responsables des changements dans la durée des déplacements des hommes et des femmes. Nos résultats indiquent clairement que, lorsque le mode de transport et les facteurs sociaux clés sont maintenus constants, le changement d’une ville monocentrique à une ville dispersée est responsable de l’augmentation des durées de navettage (Vandersmissen et al., 2003). Ce constat est à l’opposé des résultats obtenus dans de plus grandes zones métropolitaines dans lesquelles la périburbanisation des emplois a maintenu une certaine stabilité dans les durées de déplacement.

La mobilité quotidienne reposant de plus en plus sur l’accès à un véhicule automobile, nous avons également modélisé l’accès réel des personnes à une automobile. Entre autres résultats, l’analyse a démontré que le tiers des déplacements réalisés dans une journée typique de la semaine, en 1996, l’étaient dans des conditions de non-accès effectif à une voiture (Vandersmissen et al., 2004). De plus, l’analyse démontre que l’usage effectif est presque trois fois plus élevé chez les hommes que les femmes.

Par ailleurs, la dernière enquête OD (2001) a permis de constater que les écarts dans les distances de navettage entre les hommes et les femmes avaient diminué entre 1991 et 2001 et même disparu dans les ménages bimotorisés (Vandersmissen et al., 2006). Toutefois, les aires d’activité des hommes couvrent toujours une superficie deux fois plus grande que celles des femmes, et cela peu importe le nombre de véhicules automobiles dans le ménage.

Analyse transversale – Échelle intraurbaine – Insertion professionnelle des femmes : une question d’accès à l’automobile ou au transport en commun ?

La deuxième étude exploite en parallèle les enquêtes OD de trois grandes agglomérations urbaines au Canada : Québec, Montréal et Toronto, ainsi que les données du recensement de Statistique Canada. L’hypothèse que nous voulons tester repose sur les liens entre mobilité géographique et mobilité professionnelle favorisés par les infrastructures de transport en commun (Villeneuve et Rose, 1988) ou par l’accès à l’automobile (Vandersmissen et al., 2001a). Nous voulons mesurer de la sorte le rôle d’une infrastructure de transport en commun sur l’accessibilité aux emplois et sur la mobilité professionnelle. Il s’agit d’analyser la progression dans le marché du travail des hommes et des femmes en relation avec l’usage du transport en commun. Afin de mesurer la mobilité professionnelle de façon empirique, nous utilisons les catégories professionnelles présentes dans les enquêtes OD. Concernant l’offre de transport, nous nous limitons au système de métro de Montréal (1967) et de Toronto (1954), ainsi qu’au système d’autobus de Québec restructuré en 1992 [2].

Analyse longitudinale – Échelle intraurbaine : processus de choix résidentiel et mobilité quotidienne dans l’agglomération urbaine de Québec

La troisième étude analyse les processus mis en lumière par les deux études empiriques précédentes. Elle s’appuie sur une banque de données issues d’une enquête rétrospective menée en 1995-1996 sur deux cohortes de travailleurs professionnels (35-38 ans et 45-48 ans) résidant dans la région urbaine de Québec. Cette enquête rétrospective contient des informations sur les trajectoires familiale, professionnelle et résidentielle du répondant (Séguin et al., 2000 ; Thériault et al., 2000). L’originalité de cette enquête repose sur l’information spatiale détaillée concernant les lieux de résidence et de travail des répondants, soit le code postal. Un premier volet s’attache à relier les changements vécus dans les parcours familial, résidentiel et professionnel. Il s’agit d’établir la probabilité qu’un changement dans une des trajectoires entraîne un changement dans une autre trajectoire. De plus, nous comptons analyser les processus de localisation résidentielle et d’emploi en fonction des processus familiaux, particulièrement pour les femmes qui ont tendance à travailler à proximité de leur résidence. Un second volet portera sur la différence selon le genre des déplacements au travail et des modes de transport utilisés par chacun des répondants au cours de sa trajectoire professionnelle en relation avec sa trajectoire familiale. Nous voulons vérifier si les responsabilités domestiques et familiales sont un des facteurs potentiellement explicatifs des plus courts trajets des femmes et de leur accès à un marché de l’emploi restreint. Actuellement, les résultats des recherches sur l’influence des enfants et du statut marital sur les déplacements au travail sont diversifiés et contradictoires.

À l’aide de cette enquête et dans le cadre spécifique des relations entre les changements sociaux dans la sphère de l’emploi et des comportements résidentiels des acteurs individuels, nous avons récemment modélisé la probabilité de déménager suite à un changement d’emploi. Ainsi, près de 65 % des professionnels interrogés ont déménagé après un changement d’emploi. Les principaux facteurs qui influencent cette propension à déménager sont la tenure, le genre et le nombre d’enfants. Par ailleurs, lorsqu’un professionnel déménage après un changement d’emploi, la distance de navettage a tendance à augmenter, démontrant que dans les années 1980 et 1990, la distance entre le lieu d’emploi et le lieu de résidence ne semblait pas être un facteur important dans le choix de localisation résidentielle (Vandersmissen et al., 2005).

Conclusion : enjeux théoriques, méthodologiques et sociaux

Quelques enjeux ressortent de cette mise en relation à différentes échelles géographiques de la co-évolution de la forme urbaine et des comportements de mobilité et de localisation résidentielle des personnes. Sur le plan théorique, le principal enjeu repose sur l’amélioration des connaissances des processus de localisation résidentielle, des comportements de mobilité qui découlent de ces choix et de l’impact des responsabilités familiales et domestiques sur ces comportements. Sur le plan méthodologique, la modélisation des comportements spatiaux des personnes résultant des décisions prises au sein du ménage, en fonction des contraintes familiales ou autres, est un enjeu de taille. Les techniques probabilistes développées ces dernières années nous sont précieuses. Mais jusqu’à quel point peut-on étudier les comportements individuels à l’aide de ces méthodes de modélisation ? La distinction entre les effets individuels et les effets contextuels dans ces processus constituent le deuxième enjeu qui peut être envisagé à l’aide de l’analyse multiniveau. En ce qui concerne les enjeux sociaux, on ne peut passer outre la question de l’accès égal aux bassins d’emplois. Peut-on renverser la vapeur dans nos agglomérations et assurer un accès égal aux bassins d’emploi par l’entremise des transports publics plutôt que par la surutilisation de l’automobile ? L’analyse de la forme urbaine induite entre autres par les comportements de localisation résidentielle et la mobilité qui en découle ne peut se faire sans considérer ses incidences au plan de l’équité sociale et ses effets environnementaux.