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Prospective participative

La participation des acteurs dans les dispositifs de prospective territoriale n’est pas encore une pratique bien établie. Pourtant, il y a un enjeu d’anticipation des dynamiques territoriales et de mobilisation des acteurs dans une perspective de développement territorial (Torre et Vollet, 2016). La participation des chercheurs et des acteurs territoriaux et l’usage de l’information géographique, avec une variété de déclinaisons dans des outils de représentation spatiale (cartes, chorèmes, blocs-diagrammes, visualisation interactive, vidéo, etc., selon la typologie de Maurel [2012 : 83]) sont au coeur des démarches de prospective territoriale menées à l’échelle de la France, en particulier par la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) ou les différents ministères.

Notre démarche s’inscrit dans la lignée des prospectives territoriales de la DATAR (Vanier et Lajarge, 2011) et de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) (Mora, 2008), mais à l’échelle de territoires de projet. L’originalité de notre démarche est que les acteurs n’interagissent pas seulement dans le débat, les controverses, mais construisent ensemble une vision partagée du territoire, par le raisonnement spatial. La médiation par les représentations spatiales favorise la participation des acteurs et leur implication dans l’action collective (Lardon et Roche, 2008) par la coconstruction, qui est un niveau supérieur d’engagement dans la participation, selon la grille de Maurel (2012 : 192). La démarche vise bien à construire des scénarios d’évolution du territoire et des propositions d’actions pour répondre aux enjeux de développement du territoire, mais elle le fait pour et avec les acteurs parties prenantes du territoire, qui sont aussi « experts » de ses dynamiques. Elle s’inscrit bien dans la perspective ouverte par la géoprospective, qui utilise les modèles spatiaux pour simuler les évolutions possibles (Houet et Gourmelon, 2014 ; Houet, 2015), mais elle le fait avec des modèles spatiaux qualitatifs, en utilisant la méthode des chorèmes (Brunet, 1986) comme mode de représentation spatiale des dynamiques du territoire et comme mode de restitution aux acteurs.

Nous nous intéressons ici à la mise en oeuvre d’une telle démarche, à l’échelle du territoire de l’aire urbaine de Pise, portée par les acteurs locaux et dans une perspective de mise en oeuvre d’actions collectives territoriales. Pise est l’un des cinq terrains (Montpellier, Pise, Lisbonne, Meknès et Constantine) étudiés dans le cadre du projet de recherche sur la Durabilité des Agricultures Urbaines en Méditerranée (DAUME) (ANR, 2010). Nous avons analysé les dynamiques territoriales et les projets agriurbains sur ces terrains aux situations contrastées et défini les principaux enjeux de l’agriculture périurbaine : enjeux fonciers, de gestion de l’eau, de production alimentaire, d’intégration dans les politiques publiques et de coordination des acteurs (Soulard et al., 2017). Notre démarche de prospective territoriale participative correspond à une phase d’intégration des connaissances produites dans la recherche, dans une perspective d’aide à l’action. Elle constitue une validation des connaissances produites dans la recherche et une expérimentation de la mise en cohérence des dynamiques du territoire et des perspectives d’évolution à tester par la suite.

Itinéraire méthodologique

L’expérience a été menée avec les acteurs de la zone urbaine de Pise. Il s’agissait de construire avec eux des scénarios d’évolution de leur territoire, possibles ou caricaturaux, souhaités ou refusés, pour débattre des futurs possibles de ce territoire et faire émerger des pistes d’action autour de questions sur la gestion de l’eau et la production alimentaire pour la ville. La démarche est ainsi une prospective-action, [1] mobilisant le jeu de territoire sur la zone urbaine de Pise.

La région urbaine de Pise

Pise avait été choisie comme terrain d’étude pour le project DAUME de l’Agence nationale de la recherche (ANR), d’une part, pour la diversité de son agriculture périurbaine, permettant de documenter la question de la durabilité des systèmes agriurbains et, d’autre part, pour la longue durée de la collaboration entre la recherche et la formation (Scuola Sant‘Anna de Pise) et les acteurs du territoire, facilitant une démarche de prospective.

La région urbaine de Pise se situe sur la côte littorale de la région toscane et est composée de six communes réunies au sein de l’intercommunalité Area Pisana (figure 1). Il s’agit de la deuxième zone métropolitaine de Toscane après celle de Florence, avec une population d’environ 200 000 habitants et une densité de population supérieure à 300 hab / km2. La ville centre est Pise, une ville universitaire et touristique, au croisement de grands réseaux de communication et possédant le plus grand aéroport de Toscane.

Figure 1

L’aire urbaine de Pise

L’aire urbaine de Pise
Conception : Rizzo, 2016. Source : Geoscopio – Regione Toscana, 2016

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D’un point de vue géographique, l’Area Pisana se situe dans une plaine côtière bordée au nord par le lac Massaciuccoli (témoignage des anciens marécages qui occupaient l’ensemble de la zone avant l’assèchement), à l’est par la mer, à l’ouest par un système de collines culminant à 900 m, appelé Monte Pisano, et au sud par un cours d’eau artificiel la séparant de la région de Livourne. La plaine a été complètement asséchée dans les années 1950 et il en résulte une structure marquée à la fois par un système hydrologique artificiel constitué par des canaux en lien avec les terrasses des collines (Rizzo et al., 2007) et un système naturel constitué du fleuve Arno et du fleuve Serchio.

Le taux de croissance urbaine annuelle, calculé par Marraccini et al. (2015) dans une analyse de la dynamique d’occupation des sols pour les 30 dernières années, s’élève à 3 % et a touché principalement les secteurs périurbains de la ville de Pise et des communes rurales avoisinantes, ainsi que les principaux axes de communication. Le secteur côtier reste protégé, en lien avec la présence du Parc naturel régional de Massaciuccoli.

Le secteur agricole est orienté vers les cultures céréalières et industrielles en plaine avec une présence, en forte réduction entre 1982 et 2010, de cultures maraîchères (-34 % des surfaces) et de l’élevage (-84 % des exploitations orientées ovins et -73 % bovins), alors qu’il est constitué par une monoculture d’oliviers en colline. Une initiative de valorisation de cette oléiculture a été mise en place dans le cadre d’une route de l’huile (Loudiyi et al., 2014). D’autres initiatives en matière de production alimentaire locale émergent et commencent à se fédérer sous la bannière du piano del cibo (Di Iacovo et al., 2013).

Marraccini et al. (2013) ont montré que, dans cette région urbaine, les principaux enjeux de l’agriculture portent sur la conservation de la qualité de l’eau, la production alimentaire et la protection des surfaces agricoles. Ces enjeux s’articulent entre les zones de plaine et de colline, notamment par l’intersection des réseaux hydrologiques ; la complémentarité des productions alimentaires de plaine (élevage, légumes et céréales) et colline (huile d’olive) ; la protection des zones charnières de piémont fortement touchées par l’urbanisation et la création d’infrastructures. Dans ce cadre, et suivant la naissance de la communauté de communes de l’Area Pisana, des questions se posent quant à l’intégration de ces enjeux dans des projets de territoire et quant à l’implication des acteurs.

Le jeu de territoire

La méthode utilisée est le jeu de territoire (Lardon, 2013) qui est un jeu d’expression visant à construire une vision partagée entre les acteurs pour la conception de leur projet de territoire. Ce jeu facilite la participation des différents acteurs, l’appropriation collective des dynamiques de leur territoire et l’implication dans l’action collective. Il repose sur une démarche de diagnostic prospectif participatif basée sur la construction collective de représentations spatiales (Lardon et Piveteau, 2005) qui donnent à voir les transformations à impulser et contribuent à la transformation des représentations des acteurs.

Il s’agit de croiser « données froides » et « données chaudes », [2] informations réglementaires et « vécu », connaissances expertes et profanes, en coconstruisant une vision partagée du territoire avec les acteurs eux-mêmes. Le raisonnement se fait à l’échelle d’un territoire et sur la base de représentations spatiales, selon des règles du jeu établies. Cela permet de croiser les points de vue d’acteurs diversifiés qui n’ont pas les mêmes espaces d’action ni les mêmes objectifs, mais qui peuvent s’accorder sur un projet commun. Le diagnostic partagé est complété par une prospective sous forme de scénarios d’évolution qui forcent les traits des dynamiques en cours, voulues ou subies et permettent de débattre des pistes d’action à mettre en oeuvre pour les contrer ou les conforter.

Le jeu de territoire se joue en trois étapes : un diagnostic partagé des principales structures et dynamiques du territoire, des scénarios d’évolution relatifs aux enjeux déterminés, des pistes d’action à mettre en oeuvre collectivement. Le jeu de territoire est un outil d’animation et un dispositif de médiation entre les acteurs d’un territoire, pour accompagner les processus de développement territorial (Lardon et al., 2007).

La mise en oeuvre d’un jeu de territoire demande aux chercheurs une préparation en amont. Il s’agit de préparer les fiches de jeu pour alimenter le diagnostic et de formaliser le partenariat avec les acteurs pour un meilleur portage politique. Au moment des ateliers de jeu, les chercheurs sont animateurs (donner les consignes, donner la parole, mettre en confiance, gérer le temps, etc.), observateurs (garder trace des productions, des arguments et des comportements) ou facilitateurs (en particulier pour aider au dessin et à l’expression des connaissances des acteurs) (Gouttenoire et al., 2014 : 209-210). Les acteurs produisent des représentations spatiales, leur donnent un titre significatif et précisent les légendes. En aval, cela demande aux chercheurs une mise au propre des productions et une restitution aux acteurs commanditaires.

Les chorèmes sont utilisés dans cette analyse pour extraire les principes organisateurs de l’espace (Lardon et Piveteau, 2005) en spécifiant les structures (maillage, quadrillage, hiérarchie et contact) ainsi que dynamiques (attraction, tropisme, dynamiques territoriales) (figure 2). Le tableau chorématique permet de définir les objets spatiaux et les dynamiques territoriales, de spatialiser les enjeux (Cot et al., 2014) et d’interpréter les formes d’organisation produites (Lardon et al., 2008).

Figure 2

Les sept principes organisateurs de l’espace du tableau chorématique

Les sept principes organisateurs de l’espace du tableau chorématique
Source : Lardon et Piveteau, 2005

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Au final, l’itinéraire méthodologique de la démarche de prospective territoriale participative se déroule en trois séquences : préparation, réalisation et analyse du jeu. Le jeu proprement dit est constitué des trois étapes de production du diagnostic, des scénarios d’évolution et des pistes d’action qui sont analysées à l’aune des objets spatiaux par la méthode des chorèmes (figure 3).

Figure 3

Les sept principes organisateurs de l’espace du tableau chorématique

Les sept principes organisateurs de l’espace du tableau chorématique
Conception : Lardon et Rizzo, 2016

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Production de connaissances pour l’action

Nous reprenons ici les principaux résultats des six jeux de territoire réalisés dans la région urbaine de Pise, dans le cadre du projet ANR DAUME. Y sont mis en évidence la participation des acteurs, l’usage des informations géographiques et l’émergence d’objets spatiaux intégrateurs.

Une diversité d’acteurs

Le jeu de territoire a été réalisé en plusieurs fois à Pise, en 2014, dans les locaux de la Scuola Superiore Sant’Anna, dans une diversité d’ateliers participatifs (session de formation, restitution du projet de recherche, mémoire de stage, thèse, etc.), rassemblant à chaque itération un panel d’acteurs, sur deux à trois heures d’ateliers. Il a été ciblé sur deux thématiques : l’eau (Modotti, 2014) et l’alimentation (Filippini, 2015) et réalisé à deux niveaux : institutionnel et local. Une série d’ateliers a été réalisée avec des acteurs locaux gestionnaires de l’espace (agriculteurs, gestionnaires de l’eau, associations locales, etc.) et des acteurs intermédiaires (agents de développement, consulaires, consultants, etc.). L’autre série s’est faite avec des acteurs institutionnels (élus et organismes publics) et des acteurs intermédiaires, de façon à faciliter la prise de parole et à distinguer le niveau opérationnel (gestionnaires de l’espace) et le niveau stratégique (représentants institutionnels). Les chercheurs et formateurs étaient principalement animateurs et observateurs des ateliers participatifs (un binôme par table de quatre ou cinq joueurs), certains étant invités comme experts. Au total, 35 acteurs ont participé aux ateliers participatifs DAUME (tableau 1).

Tableau 1

Les acteurs impliqués dans les ateliers participatifs mis en place dans le cadre du projet ANR DAUME sur la gestion de l’eau (EAU) ou l’alimentation locale (ALIM)

Les acteurs impliqués dans les ateliers participatifs mis en place dans le cadre du projet ANR DAUME sur la gestion de l’eau (EAU) ou l’alimentation locale (ALIM)
Conception : Marracini et Lardon, 2016

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La gestion de l’eau dans la plaine a fait l’objet de deux ateliers de jeu EAU, d’abord avec des acteurs gestionnaires (EAU1) puis avec des acteurs institutionnels (EAU2). Celle de l’alimentation a été investie dans les ateliers de jeu ALIM, dans le cadre d’une formation d’étudiants à la géoagronomie (ALIM1), d’un séminaire de chercheurs internationaux (ALIM2) et de deux autres ateliers avec des acteurs gestionnaires (ALIM3), puis avec des acteurs institutionnels (ALIM4), ainsi que des chercheurs. Une quarantaine d’acteurs étaient présents à la restitution finale du projet, en avril 2015, où les affiches des différents jeux ont été exposées.

Un riche apport en informations géographiques

La démarche de prospective territoriale menée dans le projet DAUME avait deux objectifs : celui de restituer les résultats de la recherche et celui d’impliquer dans l’action les acteurs partenaires de nos terrains de recherche. Pour ce faire, les jeux de territoire ont été réalisés à la fin du projet (2014) et ont apporté de nombreuses connaissances issues des différents jalons de la recherche, sur les dynamiques territoriales (Soulard et al., 2017) et les projets agriurbains (Loudiyi et al., 2017). Ces connaissances ont été mises à la disposition des acteurs par l’intermédiaire des fiches de jeu, qui sont le support de la première étape de diagnostic partagé. Les fiches élaborées comportent des informations transversales sur les dynamiques territoriales (évolution des systèmes de production, changements d’occupation des sols, répartition des cultures et des modes de commercialisation, etc.), ainsi que des données spécifiques EAU (irrigation, inondation, etc.) et ALIM (transformation, vente, etc.) (tableau 2).

Tableau 2

Fiches jouées pendant la phase de diagnostic des jeux de territoire EAU et ALIM

Fiches jouées pendant la phase de diagnostic des jeux de territoire EAU et ALIM

EA : exploitation agricole, SAU : surface agricole utilisée, PNR : Parc naturel régional, UGB : unités gros bétail.

En gris clair : les fiches spécifiques EAU ; en gris foncé : les fiches spécifiques ALIM ; les autres fiches sont transversales aux deux jeux.

Conception : Marracini et Rizzo, 2016

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Les données géographiques utilisées étaient d’origines hétérogènes. Nous nous sommes appuyés sur la cartographie institutionnelle pour décrire le milieu, notamment pour les fiches concernant l’eau et l’illustration de l’état des eaux de surface, ainsi que les zones récemment inondées ou ayant été asséchées. Ces cartes ont été produites par l’Agence publique d’aménagement du réseau hydraulique de la plaine de Pisa (Consorzio di Bonifica) ou par l’Agence de bassin du fleuve Arno et font partie des connaissances instrumentales dont ces agences se dotent pour remplir leurs missions. De même, nous avons utilisé les données du Parc naturel régional (PNR) pour officialiser son territoire d’action (carte des limites du PNR et des zones protégées). Les fiches de jeu utilisant ces données étaient constituées par un simple commentaire des cartes, afin d’en faciliter la lecture par les participants aux ateliers.

Par ailleurs, l’information géographique qui relève des activités productives, spécialement de l’agriculture, n’avait pas fait auparavant l’objet de représentations cartographiques. Ainsi, nous nous sommes basés sur la cartographie de données du recensement de l’agriculture (pour la taille des exploitations, la caractérisation des systèmes de production et des assolements, etc.) et sur l’élaboration et la comparaison d’images satellitaires pour décrire les changements d’usage des sols (Marraccini et al., 2015). Dans les fiches de jeu, nous avons couplé une base cartographique avec les limites administratives et des diagrammes pour décrire les activités productives et agricoles (figure 4).

Figure 4

Exemple de fiche de jeu mise à disposition des acteurs

Exemple de fiche de jeu mise à disposition des acteurs
Conception : Rizzo, 2016. Source : ANR, 2010 ; ISTAT, 2010 ; Geoscopio – Regione Toscana, 2016

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Des objets spatiaux supports des dynamiques territoriales

Que ce soit pour les jeux liés à la gestion de l’eau ou ceux pour l’alimentation, les principales dynamiques évoquées dans les diagnostics sont, sans surprise, l’expansion urbaine, les dynamiques agricoles et productives et les dynamiques alimentaires et de filières (tableau 3).

Les titres des diagnostics sont assez évocateurs des enjeux déterminés par les acteurs. Pour l’alimentation, ils soulignent la diversité des productions agricoles et donc les nombreuses potentialités de production alimentaire (quatre cas sur cinq). Pour l’eau, ils mettent en avant les risques (deux cas sur deux). Quelle que soit la thématique, ils soulignent un besoin de coordination accrue des acteurs (quatre cas sur sept).

Tableau 3

Analyse des titres des sept diagnostics des jeux EAU et ALIM

Analyse des titres des sept diagnostics des jeux EAU et ALIM
Conception : Filippini et Lardon, 2016

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Les objets spatiaux supports de la gestion de l’eau sont les linéaires des réseaux de drainage ou les points de stations d’épuration. Ceux mentionnés pour l’alimentation sont les lieux de vente et transformation, ainsi que les objets géographiques tels que lacs et forêts. Pour l’alimentation, les principaux éléments cités sont les zonages d’occupation du sol selon les types de culture, montrant à la fois la prédominance de cette thématique et la relative pauvreté d’objets spatiaux supports de dynamiques (figure 5).

Figure 5

Objets spatiaux cités dans les sept diagnostics des jeux EAU et ALIM

Objets spatiaux cités dans les sept diagnostics des jeux EAU et ALIM
Conception : Marraccini, 2016

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Des objets spatiaux intégrateurs des enjeux territoriaux

C’est à l’étape de l’énoncé de scénarios, forçant le trait des dynamiques en cours, que les objets spatiaux sont mis en avant comme intégrateurs. Les acteurs s’approprient bien une vision prospective du territoire, même si ce n’est pas le réalisme des scénarios qui est recherché, mais la créativité pour ouvrir le champ des possibles. Le fait d’avoir établi collectivement le diagnostic facilite l’acceptation de la mise en carte des scénarios, où les individus reconnaissent les idées proposées par le collectif.

Pour ce qui est de la gestion de l’eau, l’agriculture est au coeur du scénario et les dynamiques agricoles prennent le pas sur les dynamiques urbaines, qui étaient très présentes dans les diagnostics (tableau 4). Par ailleurs, si les acteurs gestionnaires de l’espace (EAU1) sont attentifs à la perte des surfaces agricoles, il est à noter que les acteurs institutionnels (EAU2) ont des visions plus larges, touchant à l’environnement et à la transformation des systèmes de production agricole, vers la diversification (huiles essentielles) ou l’alimentation (filières courtes). Les enjeux sont intégrés dans la mesure où ils combinent plusieurs thématiques.

Tableau 4

Les titres des cinq scénarios produits pendant les deux séances de jeux EAU

Les titres des cinq scénarios produits pendant les deux séances de jeux EAU
Conception : Lardon, 2016

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Pour ce qui est de l’alimentation (tableau 5), on retrouve les mêmes caractéristiques : moindre importance de la dynamique d’urbanisation, comme si elle était intégrée car « contrôlée » par les autres dynamiques, agricoles ou autres activités. Pourtant, les titres des scénarios relatifs à l’alimentation sont moins percutants, plus flous et pas très proactifs (équilibre possible, diversification et intensification, coordination offre-demande) comme si les acteurs avaient du mal à se projeter dans l’avenir. Au contraire, les scénarios imaginés par les étudiants ou les chercheurs sont plus innovants (aliments flottants, centre d’apprentissage, alimenter la ville) ou plus catégoriques (trop de monde !).

Tableau 5

Les titres des sept scénarios produits pendant les quatre séances de jeux ALIM

Les titres des sept scénarios produits pendant les quatre séances de jeux ALIM
Conception : Lardon, 2016

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Les objets spatiaux se sont diversifiés et sont plus cités (figure 6). Ainsi, pour la gestion de l’eau, si le réseau de drainage est toujours représenté, apparaît aussi la ceinture urbaine, mettant en évidence les interactions entre dynamiques de production, prise en compte de l’environnement, changement d’occupation du sol et pression urbaine. Il en est de même pour l’alimentation : réseau de drainage, lieux de collecte-stockage, lieux de vente, circulations, productions énergétiques, etc., comme si l’alimentation intégrait les différents enjeux du territoire, y compris la gestion de l’eau et la transition énergétique.

Figure 6

Objets spatiaux cités dans les scénarios des jeux EAU et ALIM

Objets spatiaux cités dans les scénarios des jeux EAU et ALIM
Conception : Marraccini, 2016

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Il y a prise en compte d’une agriculture à destination urbaine, avec développement de nouvelles productions alimentaires (figures 7 et 8). Ainsi, pour les jeux ALIM, le nombre de citations des productions alimentaires doublent entre les étapes de diagnostic et de scénario : maraîchage, élevage, viticulture et jardins potagers apparaissent dans les scénarios. Ce qui est surprenant, c’est l’apparition du maraîchage, des jardins potagers et des vergers également dans les scénarios des jeux EAU.

Figure 7

Productions alimentaires citées dans les diagnostics des jeux EAU et ALIM

Productions alimentaires citées dans les diagnostics des jeux EAU et ALIM
Conception : Marraccini, 2016

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Figure 8

Productions alimentaires citées dans les scénarios des jeux EAU et ALIM

Productions alimentaires citées dans les scénarios des jeux EAU et ALIM
Conception : Marraccini, 2016

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Ainsi, les six jeux ont eu au moins un scénario centré sur la création ou le renforcement de centres de distribution de produits et de coordination des circuits courts (7 scénarios). La gestion durable du territoire a également été beaucoup abordée (5 scénarios), plus spécifiquement pour des actions liées à la définition des zonages productifs selon la spécificité du sol (4 scénarios) ou pour concevoir de nouveaux systèmes de production plus respectueux de l’environnement (4 scénarios).

Dans le scénario ALIM2 (Aliments flottants à Pise) avec les chercheurs internationaux (figure 9), les entités spatiales sont composites (zones intégrant plusieurs productions), interactives (liens avec l’extérieur, liaisons urbain-périurbain…) et mobiles (transport par bateau).

Des objets spatiaux supports de médiation pour la coordination des actions

Sur l’ensemble des jeux, des actions de 20 types ont été proposées, dont certaines sont communes à l’enjeu eau et à l’enjeu alimentation (tableau 6). La problématique de l’alimentation locale est un élément transversal aux différents jeux (explicite dans 10 types d’action, pour 35 actions citées), qu’ils soient directement sur l’alimentation ou indirectement sur l’eau, via la transformation des systèmes de production (cité 4 fois sur 9), la création de circuits locaux (6 fois sur 17) ou pour l’éducation à l’alimentation et à l’environnement (2 fois sur 2), montrant la prégnance des leviers d’action liés à l’alimentation.

Figure 9

Scénario ALIM2 « Aliments flottants à Pise »

Scénario ALIM2 « Aliments flottants à Pise »
Conception : Lardon et Rizzo, 2016

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Tableau 6

Récapitulatif des actions proposées dans les jeux EAU et ALIM

Récapitulatif des actions proposées dans les jeux EAU et ALIM
Conception : Filippini, Gennai-Schoot et Lardon, 2016

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Pour les 20 types d’action, 51 actions ont été citées, portant sur les objets spatiaux intégrateurs définis aux étapes précédentes (réseaux, parcelles, points de vente, etc.). Les actions relatives à l’organisation des circuits de production et des circuits courts ainsi qu’à l’approvisionnement des cantines en produits locaux sont les plus nombreuses (17 actions), la formation des acteurs de la commercialisation étant également mentionnée (1 action). Ensuite, ce sont les actions relatives au zonage agricole et à la transformation des systèmes de production qui prédominent (9 actions), avec des besoins en formation tant à la multifonctionnalité de l’espace qu’à l’éducation alimentaire, et des besoins d’appui aux agriculteurs (4 actions), qu’on peut rapprocher de la nécessité de créer des réseaux avec d’autres acteurs ou d’autres territoires et d’appuyer ces réseaux (4 actions). Les acteurs sont également préoccupés par la gestion des espaces interstitiels entre la ville et l’espace agricole et par le soutien aux agriculteurs qui contribuent à l’aménagement du territoire (10 actions). Certaines actions concernent spécifiquement la gestion de l’eau et des canaux (6 actions). Tous les types d’action portent sur des objets spatiaux sur lesquels les acteurs ont une capacité d’agir, le tiers des types cités concernant les actions d’appui, de financement et de formation par les acteurs publics et institutionnels. Cela montre qu’il existe des leviers d’action pour l’ensemble des acteurs, quelle que soit leur échelle d’action, et que ces objets spatiaux peuvent être fédérateurs, car ils ont du sens pour les différents acteurs concernés. L’horizon de temps pour les actions est généralement de long terme, surtout pour les actions impliquant une coordination. Les actions plus concrètes sont toutefois de moyen terme, parce qu’elles impliquent la transformation des pratiques des acteurs en concertation avec les autres acteurs.

Les jeux ont permis une ouverture sur les problématiques de développement territorial et sur l’intégration des problématiques environnementales et des politiques d’aménagement, lesquelles sont affectées directement par les pratiques des agriculteurs. En général, les jeux sur l’eau ont présenté des actions concrètes et détaillées, focalisées sur les pratiques agricoles. Cela s’explique probablement par le fait que les acteurs impliqués dans les jeux étaient surtout des agriculteurs et des techniciens agricoles ainsi que des acteurs des municipalités avec des fonctions directes de gestion du territoire. Dans les jeux sur l’alimentation, les actions proposées sont moins détaillées et elles ont une perspective plus territoriale sur l’organisation et la coordination des acteurs. L’enjeu alimentaire passe par des politiques de soutien s’appuyant sur la diversité des productions et des initiatives locales présentes sur le territoire. La planification institutionnelle et l’organisation des acteurs ont un rôle plus important que les pratiques et les actions concrètes des différents acteurs. Il y a un manque de traduction des aspirations des acteurs (coordination de la filière, projet avec les cantines ou les supermarchés, etc.) en étapes concrètes d’action. Cela est probablement attribuable au fait que, dans ces jeux, la perspective des agriculteurs est plus faible. Les acteurs impliqués dans les jeux étaient surtout des acteurs des communes qui, normalement, n’ont pas vraiment de pouvoir sur le domaine agricole, des acteurs liés aux supermarchés qui ont une vision plus régionale et qui commencent juste à réfléchir aux filières locales et des acteurs des syndicats agricoles qui ont plutôt la vision de défense des intérêts agricoles. Les pratiques agricoles ne sont presque jamais prises en compte.

Apports et limites de la démarche de prospective participative

La démarche de prospective participative menée par les chercheurs du projet DAUME avec les acteurs de la zone urbaine de Pise met en évidence plusieurs apports. D’abord, elle montre que les raisonnements s’articulent sur des objets spatiaux qui ont du sens pour les acteurs et pour les processus à l’oeuvre. Ensuite, elle donne à voir que les informations géographiques utilisées et les représentations spatiales produites hybrident les connaissances des participants aux jeux et les connaissances scientifiques. Enfin, elle révèle le rôle-clé que certains acteurs intermédiaires peuvent jouer dans les dynamiques de développement territorial. Il n’en reste pas moins que ces résultats sont perfectibles et demandent des approfondissements.

Une intégration par les objets spatiaux intégrateurs

L’expérience montre que l’eau et l’alimentation peuvent être intégrateurs des acteurs, activités et espaces de la zone urbaine de Pise en répondant de façon transversale aux enjeux du territoire et en fournissant aux acteurs des leviers d’action (Lardon et al., 2017). Ainsi, ce sont des objets spatiaux, tant matériels comme les réseaux de drainage en plaine, les terrasses dans la colline ou les zones de production agricole, qu’idéels comme le fleuve, support de mobilité, ou le réseau de fermes, lieu de rencontre entre monde agricole et monde urbain, qui ont du sens pour les acteurs. L’intérêt est que, quel que soit le thème abordé en entrée, ces objets spatiaux lient, relient et interagissent, contribuant ainsi à un ancrage concret dans le territoire, tant dans les pratiques des agriculteurs que dans les stratégies des politiques, mais contribuant aussi à une visée pour le futur, parce que référés aux objets du quotidien et aux enjeux de demain. Il serait nécessaire d’analyser ce processus d’apprentissage collectif par des objets spatiaux ayant du sens pour les dynamiques territoriales, en distinguant les types d’acteurs concernés et les modalités de passage de l’individuel au collectif. Ici, nous pouvons vérifier qu’ils apparaissent dans des configurations différentes d’acteurs (institutionnels ou gestionnaires) et à l’issue de l’ensemble de la démarche (l’étape de scénario étant cruciale), comme le montre également Hertzog (2016 : 88-132) sur les scénarios de gestion de l’eau du système irrigué du fleuve Niger au Mali.

Une hybridation des connaissances

L’ancrage des acteurs sur leur territoire par ces objets spatiaux est facilité par le jeu de territoire qui s’appuie sur la mise à disposition d’informations géographiques et la coconstruction de représentations spatiales. C’est parce que les chercheurs apportent en amont des connaissances aux acteurs, peut-être plus transversales et multiéchelles, par les fiches de jeu et le fond de carte, que les acteurs peuvent valoriser leurs connaissances et les partager avec les autres participants. C’est parce que les propositions d’actions s’appuient sur le diagnostic des dynamiques en cours, mais aussi sur les perspectives, réalistes ou non, apportées par les scénarios, que les acteurs sont à même de dépasser les limites de leur action propre pour se projeter sur des actions collectives, à l’échelle du territoire. L’apprentissage collectif se fait par la médiation des représentations spatiales.

La détermination d’objets spatiaux qui touchent aux actions des différents acteurs du territoire constitue un atout pour de possibles modélisations. À cet effet, d’éventuels modèles d’exploration prospective, par exemple avec des moteurs de simulation (Voiron-Canicio, 2012) ou des plateformes multiagents (Bousquet et al., 2014), pourraient porter directement sur ces objets qui sont significatifs pour les acteurs. Ainsi, on obtiendrait des résultats dont les acteurs du territoire pourraient directement se saisir, comme le propose Jahel (2016) dans sa modélisation des agroécosystèmes de l’ouest du Burkina Faso. Grâce à cette capacité de déterminer des objets spatiaux partagés et réels, un intérêt majeur de la démarche que nous avons présentée pourrait être son application à des thématiques dont la dimension territoriale fait encore débat, telles que les multiples fonctions rendues par l’agriculture ou, plus largement, des services écosystémiques (Moonen et al., 2016). Ce sont là des pistes à poursuivre.

L’émergence d’acteurs intermédiaires

La coordination des actions est un enjeu transversal aux différentes thématiques. Elle passe par des acteurs intermédiaires qui assurent les passerelles entre les différentes préoccupations des acteurs. Ainsi, pour la gestion de l’eau, il s’avère que les agronomes et agents des services techniques font le lien entre les pratiques des agriculteurs et la mise en oeuvre des politiques publiques, par le fait qu’ils tiennent à la fois des deux mondes. Ils étaient présents dans les jeux de territoire EAU, ce qui peut expliquer la relative réussite de la démarche sur l’eau. Il faut dire aussi que les chercheurs de l’école Sant’Anna sont reconnus comme experts sur cette thématique, ce qui n’était pas encore le cas sur celle de l’alimentation, qui est plus récente (Filippini et al., 2016) et dont les résultats restent mitigés. Il semble que l’alimentation soit encore en quête de ces acteurs intermédiaires qui pourraient faire le lien entre producteurs et consommateurs, entre pratiques agricoles et pratiques citadines, entre projets agricoles et projets urbains. Des initiatives sont en cours, comme la route de l’huile (Loudiyi et al., 2014) ou le piano del cibo (Di Iacovo et al., 2013), mais le lien avec la transformation des systèmes de production agricole n’est pas encore abouti (Brunori et al., 2012 ; Rossi et al., 2015). Peut-être que des jeux de territoire, menés avec l’ensemble des acteurs de la chaîne alimentaire, pourraient apporter un lieu de débat et d’émergence de tels acteurs intermédiaires en appui aux initiatives existantes. La recherche et la formation semblent avoir une telle capacité, comme le montre leur implication dans l’expérience menée et dans les autres expériences en cours dans la région urbaine de Pise.

Vers une intégration des enjeux de développement territorial

En ce qui concerne l’action, ce qui frappe dans les résultats obtenus, c’est la convergence des points de vue des acteurs sur ce qui pourrait être un futur souhaitable pour leur territoire et le degré d’intégration des enjeux qu’ils envisagent. En effet, tous mettent en avant le besoin de coordination des actions. Partant de la problématique de la gestion de l’eau, les propositions d’action portent sur la transformation des systèmes de production, en particulier pour développer les circuits courts alimentaires. Partant de la question de l’alimentation pour la ville, c’est la complémentarité plaine-montagne qui est mise en avant, à l’image de la dépendance amont-aval pour la gestion des canaux d’eau. Du point de vue de la recherche, la comparaison des dynamiques territoriales et des projets agriurbains entre les différents terrains du projet DAUME a mis en évidence des processus différenciés selon les terrains et les principaux interlocuteurs, mais la prospective conduit à une meilleure intégration des connaissances, entre savoirs des chercheurs et savoirs des acteurs (Béguin et Cerf, 2009). Cela passe par des objets spatiaux intégrateurs, qui ont du sens pour les acteurs, leur permettent d’exprimer leurs points de vue et intérêts et d’hybrider leurs savoirs avec ceux des chercheurs, comme dans les démarches de modélisation d’accompagnement (Richard-Ferroudja et al., 2016). Ce faisant, de nouveaux objets intégrateurs, tels que l’alimentation, émergent ; ils peuvent constituer un levier de développement pour le territoire (Lardon et al., 2017). L’alimentation ne joue alors pas seulement un rôle direct, en répondant à la demande urbaine, elle agit également comme levier d’intégration des enjeux, parce qu’elle relie des espaces, des activités, des acteurs. Acteurs et chercheurs pourraient ainsi s’emparer de la question de l’alimentation comme d’un objet frontière (au sens de Vinck, 2009), voire d’un objet intégratif (au sens de Schmid et al., 2011), pour un développement territorial intégré.