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Des métropoles méditerranéennes : de la rente à la violence

L’ouvrage dirigé par Dominique Lorrain est très stimulant. Il s’appuie sur quatre contributions de chercheurs spécialistes d’une grande ville méditerranéenne : Istanbul pour Jean-François Pérouse, Beyrouth pour Éric Verdeil, Alger pour Taoufik Souami et Le Caire pour Pierre-Arnaud Barthel. Si chaque monographie est présentée de manière différente, la problématique commune est clairement perceptible.

Métropoles en Méditerranée est structuré selon deux questionnements. Un premier a trait aux modes de gouvernance, le second au partage des rentes. Les villes sont des lieux de « production » de rentes : la rente foncière ; la sinécure ou rente de situation c’est-à-dire le profit tiré du seul fait qu’on occupe un emploi protégé ou stratégique ; enfin, la rente de monopole, celle dont disposent les exploitants de réseaux qui tirent un profit excessif de l’utilisation de ces réseaux. Une des grandes questions urbaines est donc celle du partage de ces rentes. Qui en bénéficie et selon quels mécanismes ? Dans les villes des rives sud et est de la Méditerranée, l’ensemble de la société semble se structurer en fonction de relations personnalisées d’échanges, de la distribution d’emplois et de passe-droits, de partage de rentes, etc. Un fin réseau d’avantages personnalisés rend acceptable le maintien de ce système, même s’il est injuste. Telle est l’hypothèse centrale de l’ouvrage.

Les pouvoirs politiques se manifestent fortement dans ces villes, notamment à travers de grands projets urbains. À Istanbul, de tels projets se multiplient au cours de la décennie 2010 : troisième pont sur le Bosphore inauguré en 2016, troisième aéroport, plus grande mosquée du monde, canal parallèle au Bosphore sur 50 km de long et 150 m de large, etc. À Beyrouth, l’implication politique saute aux yeux. La première période de reconstruction après la guerre civile, entre 1991 et 2004, porte l’empreinte de la vision de Rafic Hariri. En 1994, une société foncière privée nommée Solidere est créée et participe au réaménagement du centre-ville. Rafic Hariri, alors premier ministre, est le principal actionnaire de cette entreprise.

Mais à côté de l’action publique volontaire, des pans entiers du développement urbain semblent échapper au gouvernement. Au Caire, les quartiers informels représentent 53 % de la surface bâtie et logent 12 millions d’habitants. À Istanbul, la ville s’est principalement constituée hors du cadre légal. Le terme geekondu désigne aujourd’hui toutes les constructions caractérisées par une ou plusieurs formes d’illégalité relatives au permis de construire, au nombre d’étages ou encore à la propriété du sol. Le terme, apparu dans la presse turque en 1947, désignait à l’origine une baraque « posée la nuit », forme la plus élémentaire de l’habitat spontané. L’État n’est pas totalement absent de la production du logement : il tolère et régularise a posteriori.

Dans ces pays, la captation des revenus tirés de la rente foncière, des rentes de matière première ou encore des investissements étrangers dans l’immobilier est la question majeure. Pour Beyrouth, Éric Verdeil explique ainsi clairement que, tant que les capitaux extérieurs en provenance du Golfe ou de la diaspora libanaise infusent une ressource qui fait tenir l’immobilier et la finance, les élites se désintéressent du financement des infrastructures. Au Caire, l’État et l’armée jouent un rôle essentiel dans la mobilisation du foncier et dans le lancement de grands projets. Globalement, l’économie urbaine repose sur trois rentes contrôlées par des agences publiques : la société de gestion du canal de Suez, l’agence des hydrocarbures et l’établissement public en charge de la transformation des terres agricoles en villes nouvelles. En 2007, année faste avant la crise de 2008, les ventes de terrain des villes nouvelles ont représenté 3,1 milliards de dollars, soit 10 % du budget de l’État. Mais l’urbanisation du désert, avec 46 villes nouvelles, a mobilisé des moyens considérables pour ne loger « que » 1,2 million d’habitants dans une métropole qui en compte près de 20 millions. En Algérie également, la question de la rente est centrale. L’État redistribue la rente gazière par de l’aide sociale et du financement des réseaux techniques. Ce « cana » est complété par le maillage fin des petits « tuyaux » de la rente foncière : depuis la fin des années 1980, les plans de zonage finissent par se trouver débordés par des alliances qui se jouent au niveau local entre les élus, les propriétaires fonciers et les constructeurs.

Ce gouvernement de partage des rentes n’explique-t-il pas bien des violences ? « À un certain niveau d’enjeu (situation de guerre, volumes des richesses à partager), les mécanismes de partage ne fonctionnent plus et l’affrontement se fait direct. Les fractions de l’élite, tournées uniquement vers la conquête du pouvoir et des ressources, se détournent un peu plus de la société (classes moyennes et peuple). Le temps long comme l’actualité portent témoignage de ce ces moments de violence : guerre civile libanaise et ses suites, décennies noires en Algérie, répression sanglante au Caire, durcissement du pouvoir à Istanbul » (p. 292).

L’ouvrage dirigé par Dominique Lorrain est particulièrement riche. Il intéressera bien sûr les familiers des questions urbaines, notamment pour les aspects relatifs au gouvernement des villes et aux réseaux techniques. Plus largement, il apporte de nouvelles clés de compréhension des difficultés rencontrées par ces sociétés. À la lecture de l’ouvrage, le lecteur s’interroge sur les perspectives pour ces villes. Qu’est-ce qui peut faire bouger ce système de répartition si violent de la rente ? Les « printemps arabes » semblent avoir été d’un faible secours, du moins en Égypte. D’autres saisons démocratiques ne pourraient-elles pas advenir ? Qu’attendre du développement industriel « non rentier » de la Turquie ? Quelles sont, à long terme, les perspectives de sortie de la dépendance aux ressources du sous-sol, qu’elle soit directe ou indirecte par les investissements des pays du Golfe ?